Colloque, 11 au 13 avril 2018
L’animal et l’humain. Représenter et interroger les rapports interespèces
De Portland à Tel-Aviv en passant par Montréal, le mouvement végane croît ces dernières années, porté par une conjoncture favorable. L’évènement, qui cherche à envisager le phénomène à partir d’une posture critique, se propose d’étudier les rapports interespèces humain-animal dans les productions esthétiques (littérature, théâtre, jeux vidéo, arts visuels, etc.) et l’imaginaire socioculturel occidental depuis le milieu du 20e siècle.
Le végétarisme n’est pas une idée nouvelle, ainsi que le démontre Renan Larue dans son ouvrage Le végétarisme et ses ennemis: 25 siècles de débats (2015). L’anthropocentrisme occidental et, dans son sillage, la pensée humaniste ont toutefois positionné les humains comme une espèce supérieure, chargée de régler l’ordre du monde. Ainsi, l’humanité s’est longtemps définie, par contraste et de façon binaire, par rapport à l’animalité (Agamben, 2002). Or les mouvements environnementaliste et écoféministe ont contribué ces dernières décennies à ébranler cette certitude.
Le colloque L’animal et l’humain cherche à mettre en lumière la contribution des chercheuses et chercheurs issus du domaine des arts et des lettres aux études animales – discipline en émergence depuis une cinquantaine d’années –, notamment en reconstituant un arrière-plan interprétatif. Dans les récits de mots ou d’images, les humains (ou les humanoïdes) peuvent interagir avec d’autres espèces animalières (réalistes ou fantaisistes) et engager avec elles différents types de relations, fondés sur la coopération, l’affrontement ou l’oppression. Certaines productions paraissent parfois exposer, déconstruire ou reconfigurer sur un mode métaphorique les complexes rapports de force que les hommes peuvent entretenir avec les autres animaux. Par le biais de notre évènement, nous souhaitons créer un espace de réflexion multidisciplinaire autour d’un enjeu d’actualité: les relations humain-animal à l’ère de l’anthropocène.
Communications de l’événement
Les rapports entre les humain-e-s et les autres animaux: sommes-nous à la croisée des chemins?
Élise Desaulniers est directrice de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux de Montréal (SPCA Montréal). Dans le cadre de cette conférence d’ouverture, elle dresse un portrait social, politique et éthique des rapports entre les humain.e.s et les autres animaux.
L’animal, entre propriété et personnalité juridique
«Les animaux ne sont pas des biens.» Depuis le 4 décembre 2015, cette phrase est maintenant inscrite au Code civil du Québec. La loi reconnaît alors, à l’article 898.1, que les animaux sont «des êtres doués de sensibilités». Ainsi, on tente de sortir les animaux du domaine de la propriété, de la chose matérielle qui n’est qu’accessoire à autrui, à l’humain. L’amendement au Code civil s’accompagne par ailleurs d’une nouvelle Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal. Or, l’article 898.1 semble se trahir lui-même en expliquant que, malgré ce nouveau statut des animaux, toute «loi relative aux biens leur sont néanmoins applicables». Comment lire cette action législative? Est-ce une avancée pour le droit des animaux? Est-ce un pas vers la reconnaissance de la personnalité juridique des animaux, maintenant que ceux-ci sont distanciés de la notion de propriété pour se rapprocher de la notion de personne?
Dans cette présentation, je soumettrai que la reconnaissance du fait que les animaux ne sont pas des biens ne signifie pas nécessairement qu’ils se rapprochent de l’acquisition de la personnalité juridique. En premier lieu, j’expliquerai que reconnaître juridiquement que les animaux ne sont pas des biens signifie que l’assemblée législative rejette une vision binaire propriété/personne. Il s’agit donc d’une avancée témoignant de l’existence d’un spectre entre les pôles de la propriété et de la personne. En second lieu, je me tournerai vers les théories de la personnalité juridique pour expliquer que cette reconnaissance n’implique pas une atténuation à la notion de personnalité juridique. S’il est reconnu que les animaux sont sensibles –un des critères pour accéder à la personnalité juridique– il n’empêche que d’autres critères demeurent, comme ceux de la rationalité, de la conscience ou de la possession d’une âme. Reconnaître la sensibilité n’est pas reconnaître la rationalité, par exemple. Je conclurai avec quelques pistes de réflexion sur les autres actions législatives possibles pour une plus grande reconnaissance des droits des animaux. [Texte de Michaël Lessard]
«Traité-e comme du bétail»: animalisation et dignité humaine
«On n’est pas du bétail»; «On n’est pas des animaux»; «On est tou-te-s humain-e-s»; «On n’est pas de la viande»… La métaphore populaire la plus puissante pour exprimer un état de sujétion est celle qui évoque le fait d’être traité-e comme un animal soumis aux rapports sociaux d’élevage. Bien que la plupart des mouvements humanistes prennent acte du fait que l’animalisation est utilisée comme une stratégie politique pour rabaisser les individus et groupes marginalisés, elles ne remettent pas en question cette domination dans son intégralité. La situation d’élevage est ainsi évoquée avec indignation, mais uniquement quand il s’agit d’êtres humains. L’enjeu consisterait à donner la preuve de sa non-appartenance à la catégorie des individus qu’il est, par ailleurs, légitime d’asservir… La féministe matérialiste Christine Delphy relevait en 1991 ce type de rhétorique, mais appliquée aux femmes: «L’un des héros du film Exodus, forcé de révéler la pire indignité que les nazis lui ont fait subir, s’écroule en sanglotant: ils m’ont traité comme une femme»!
Dans un contexte où l’animalisation a historiquement servi et sert toujours pour rabaisser et exploiter des populations humaines, ce réflexe de distanciation est compréhensible. J’argumenterai néanmoins que tant que perdurera ce discours opposant humanité/animalité pour incarner et actualiser la dichotomie de la domination, les autres rapports de pouvoir trouveront des ressources (à la fois matérielles et idéelles) pour perdurer et rester opérants socialement. En d’autres mots, tant que le spécisme ne sera pas inquiété, la menace que des individus puissent être traités «comme des animaux» restera bien réelle. J’évoquerai ainsi les avantages politiques d’une interrogation critique sur la dichotomie humanité/animalité, démarche propre à désamorcer les logiques de pouvoir qui la produisent et la rendent utile pour rabaisser des individus, toutes espèces confondues. [Texte d’Axelle Playoust-Braure]
Qu’en est-il de la santé mentale des personnes travaillant dans le domaine de la santé animale?
Cette communication portera sur les résultats de diverses études issues de divers pays s’intéressant au sujet de la santé mentale des individus travaillant dans le domaine de la santé animale, qui présentent un niveau de détresse psychologique élevé et un risque suicidaire très élevé, comparativement aux autres professions (Kahn & Nutter, 2005). Au Royaume-Uni, les vétérinaires présentent un taux de suicide 4 fois plus élevé que la population générale et 2 fois plus élevé que les professionnels de la santé (Bartram & Baldwin, 2010). Aux États-Unis, selon Nett (Nett, et al., 2015), 9 % des 11 627 vétérinaires sondés vivaient de la détresse psychologique sévère, 17 % avaient eu des idéations suicidaires et 1 % avaient fait une tentative de suicide.
Au Canada, une étude initiale indique que 19 % des vétérinaires auraient sérieusement songé au suicide et que 9 % auraient fait une tentative (Stoewen, 2015). Divers facteurs de risque identifiés à ce jour par les études sur le sujet seront abordés, notamment les caractéristiques individuelles des personnes choisissant ce métier, l’effet néfaste de la formation académique, le stress professionnel, le manque de soutien, l’accès aux moyens létaux et l’utilisation de drogues (Skipper & Williams, 2012), ainsi que la familiarité avec l’euthanasie, l’absence de peur de la mort associée à la pratique de l’euthanasie, le stress traumatique et l’exposition au décès des animaux (Platt, Hawton, Simkin, & Mellanby, 2012). Des facteurs de protection tels que le soutien social et l’efficacité des équipes de travail (Moore, Coe, Adams, & Sargeant, 2014) seront abordés. En somme, cette présentation dressera un portrait global de la question de la détresse psychologique chez les travailleu-r-se-s du domaine de la santé animale, en plus de soulever des questions posant un regard critique sur la situation. [Texte d’Anne-Sophie Cardinal]
L’âne d’Apulée, la poularde de Voltaire. Que nous disent aujourd’hui les animaux des littératures antique et moderne?
Dans cette présentation, Renan Larue s’attarde à deux figures animalières présentes dans deux œuvres assez différentes à plusieurs égards, mais qui ont aussi quelques points en commun tant du point de vue des thèmes littéraires que de la réception critique: L’Âne d’or d’Apulée et le Dialogue du chapon et de la poularde de Voltaire.
«Ce que je propose, c’est une réflexion sur la manière avec laquelle les textes antiques et modernes mettant en scène des animaux ont été longtemps mal compris et/ou passé sous silence parce qu’on ne pouvait pas croire que des auteurs sérieux puissent s’intéresser à des sujets aussi triviaux que les animaux et leurs souffrances. Les perspectives ont récemment changé, me semble-t-il. J’essaierai de voir pourquoi.»
La saisie et l’échappée: enjeux de la représentation animale dans l’œuvre poétique d’Henri Michaux
La poésie de Michaux se distingue par la place qu’elle accorde aux bêtes de toutes espèces et de toutes origines. Fasciné depuis l’enfance par les insectes, le poète commence à écrire dans une Europe en crise et perçoit dans chaque être non-humain la possibilité de se dégager du moi et d’échapper à la paralysie de la civilisation. Des premiers récits de voyage aux publications plus expérimentales des années 1970, une faune protéiforme traverse ainsi ses textes, allant de la bête rencontrée à l’être imaginaire hybride, qui se déploie de manière inédite dans les «signes» des recueils où dialoguent dessins à l’encre et prose poétique.
Cette évolution de la figuration animale suit le cheminement d’un auteur qui ne cesse d’écrire pour sonder son identité vacillante et qui anticipe la pensée deleuzienne du rhizome. Sa fascination pour les différentes formes de vie, suscitée par un intérêt presque thérapeutique pour le mouvement et pour la puissance figurale des bêtes, conduit progressivement à leur revalorisation littéraire: le temps d’une apparition, elles quittent l’arrière-plan du décor et de la métaphore pour occuper tout l’espace de la page et accéder à la faculté de signifier. En suivant les théories d’A. Portmann sur l’expressivité animale et les propositions de la phénoménologie reprises par M. Macé dans la notion de «style d’être», on verra comment la création poétique devient le lieu d’une redéfinition de l’individualité humaine et non-humaine, chaque écrit pouvant alors être considéré comme la manifestation d’un devenir ponctuel, la reconnaissance des saillies créatrices du vivant en soi.
On se propose ainsi de traverser l’oeuvre du poète afin de comprendre comment le renouvellement de la représentation animale est employé pour bousculer l’identité humaine et subvertir la norme sémantique et linguistique (dans les aphorismes de Face aux verrous ou les «idiogrammes» de Saisir, par exemple). [Texte de Marie Vigy]
Mort animale et inhumanité des hommes: les animaux comme arrière-plan moral dans «Disgrace» et «Waiting for the Barbarians» de J. M. Coetzee
«Ma proposition portera sur la manière dont les rapports humains-animaux, s’ils ne sont pas le sujet principal et explicite de l’oeuvre J. M Coetzee, peuvent toutefois apparaître comme une toile de fond à portée éthique aux drames qui secouent les protagonistes. Je m’intéresserai aux romans Waiting for the Barbarians (1980) et Disgrace (1999) qui mettent en exergue les problématiques coloniales et postcoloniales relatives à l’oppression, à la résistance à l’arbitraire et à la possibilité d’un pardon. Les protagonistes situés du côté des dominants évoluent à mesure de leur prise de conscience dans leur rapport au monde et à ceux qui en étaient préalablement exclus –femmes, barbares, animaux. La place des chiens dans Disgrace et le parallèle induit avec le comportement des hommes (entre eux et envers les femmes) interroge profondément les limites entre humanité et inhumanité.
Si le destin des hommes et des animaux est lié par la souffrance et la mort, comment une réconciliation est-elle possible? Cette question sous-jacente fait écho à celle, centrale, sur la réconciliation entre colons et colonisés, entre bourreaux et victimes, entre violeurs et violées. Dans Waiting for the Barbarians, un parallèle se met en place dès le début, entre une description d’une chasse faisant des milliers de victimes animales et l’extermination effective des barbares à la fin du roman. Par ailleurs, les corps des animaux marqués par la violence, que ce soit par la chasse, l’euthanasie, l’incinération ou l’abattage à des fins de vengeance ou de consommation, entrent en résonnance avec la souffrance qui s’imprime sur les corps féminins, violés et torturés.» [Texte de Clélia Pulido]
Le bienfait des chiens d’assistance sur la psychologie des utilisateurs en situation de handicap et leur intégration
Les chiens d’assistance sont maintenant nombreux en Amériques et en Europe. Le chien est l’animal dont on se sert le plus souvent comme assistance à l’humain. Ils sont éduqués aujourd’hui pour pallier à de nombreux handicaps, troubles neurologiques et troubles de la santé mentale tels que la mobilité réduite, la malvoyance, l’autisme, les troubles anxieux, dépressifs et chocs post-traumatiques, etc. Plus que des aides techniques, ces chiens créent une véritable relation avec l’humain et changent les rapports qu’a ce dernier avec les gens qui l’entourent et son environnement. Non seulement ils remplissent une fonction purement utilitaire, mais ils font beaucoup plus que cela pour les personnes qui en bénéficient et leur entourage.
Il est pertinent, en ce sens de s’intéresser aux impacts de cette relation entre un chien d’assistance et son bénéficiaire, d’une part, sur le plan psychologique, mais aussi d’autre part, sur ce que le chien peut apporter de plus, c’est-à-dire un contact différent avec les gens du quotidien et l’environnement et un changement dans la perception des gens envers le bénéficiaire, et finalement, une ouverture des possibilités pour ce dernier. L’impact se fait également sentir dans l’autoreprésentation de soi dans la société qui sera souvent modifiée par l’arrivée d’un chien, conséquence de la relation de confiance apportée par le chien et du regard plus positif des gens de l’extérieur. Ceci sera vu au travers des témoignages personnels de personnes ayant l’aide d’un chien d’assistance dans leur quotidien. [Texte d’Elisanne Pellerin]
Chiennes de vies: sociologie des relations anthropozoologiques en situation d’itinérance
Ville, campagne, jeu, travail ou soin, l’animal et l’humain partagent de multiples temps et espaces communs. Comment la sociologie peut-elle appréhender ces univers et les enjeux qu’ils concentrent? Dans l’esprit d’une sociologie des relations anthropo-zoologiques, nous proposons d’envisager les sociétés actuelles comme des objets hybrides, où l’interaction peut être pensée au-delà de la frontière de l’espèce et où l’animal non-humain prend part dans sa constitution et son évolution. Le phénomène contemporain de l’animal de compagnie a pris une ampleur particulière dans les sociétés occidentales, où le chien se présente comme l’un des partenaires privilégiés du quotidien humain. Mais ces privilèges ont un prix: l’intégration du chien à nos villes, nos foyers, nos familles, entraine avec elle une nécessaire transformation des codes du vivre-ensemble, qui impactent aussi bien l’humain que l’animal.
Que signifie aujourd’hui être et vivre-avec un chien dans les sociétés occidentales? Cette question résonne d’autant plus dans le contexte de l’itinérance, où la présence animale peut avoir une importance cruciale. La relation de compagnonnage prend, dans la rue, des dimensions spécifiques qui se développent en écho aux problématiques de l’errance: isolement, précarité, discrimination, vulnérabilité. Dans le cadre de notre projet de mémoire, nous avons ainsi choisi de nous intéresser à la relation de compagnonnage entre l’humain et l’animal, dans le contexte de l’itinérance. Comment l’humain et le chien s’adaptent-ils ensemble à ces enjeux? Quel rôle le chien peut-il avoir sur les modes d’occupation de l’espace public, les stratégies de vie et de survie, les rapports au monde social et à la marginalisation? Eggy, Princesse, Bâtard… Autant de «chiens de la rue», compagnons rencontrés aux détours de notre enquête aux accents enthnographiques, qui illustreront les réflexions en cours sur la présence animale dans les sociétés urbaines contemporaines en Occident. [Texte de Chloé Couvy]
Le chien, sa vie, notre œuvre
«Cette communication voudrait s’appuyer dans un premier temps sur The Companion Species Manifesto. Dogs, People, and Other Significant Otherness de Donna Haraway qui voit dans l’espèce de compagnie une figure « bricolée » à l’image de celle du cyborg sur laquelle elle a, comme on le sait, beaucoup travaillée. Elle envisage notre rapport aux espèces animales (et au chien en particulier dans ce livre) dans une perspective « biosociale » qui tient compte d’une cohabitation relevant d’une socialité interspécifique, interespèce. Utiliser le terme « biosocial » rappelle presque naturellement le concept de «biopolitique» qu’a développé Foucault et arrime à la fois les dimensions sociale, ontologique et politique. La coévolution nécessite en ce sens d’envisager un regard singulier sur l’animal devant lequel je me trouve qui représente une altérité radicale. Il apparaît alors fallacieux de parler de l’animal de manière générique, comme si l’Homme se différenciait (et s’opposait) à l’Animal (je renvoie ici aux propos de Derrida sur la question dans L’animal que donc je suis).
À partir de cet arrière-plan, je voudrais m’appuyer sur deux ouvrages que je choisis volontairement pour leur grande différence, mais qui tous deux traitent d’un rapport très singulier au chien: la fiction de l’auteur de science-fiction Clifford D. Simak, Demain les chiens et le récit de Romain Gary, Chien blanc.» [Texte de Jean-François Chassay]
Être bête, dans l’art actuel
«Certains artistes d’art actuel tels que David Altmejd, Shary Boyle, Kate MacDowell ou Kiki Smith choisissent de questionner la notion d’ensauvagement animal à la lumière de l’hominisation et de l’accès au symbolique. Ainsi, au début du 21ème siècle, aboutissons-nous à la proposition de Je est un animal à l’aide d’une diction humanimale qui tient compte des avancées conciliatrices de l’éco-critique et de l’éco-poétique plus que de la pessimiste humanimalité fondée sur le catastrophisme (Michel Surya). Nos artistes privilégient le loup, le singe ou encore le renard. Grâce à eux, ils interrogent les implications de la pensée darwinienne (l’individu représentant son espèce), l’accès au langage comme preuve d’humanité, l’identification à un genre (masculinité, féminité) ou encore la figure de l’artiste lui-même. À chaque fois, la question du médium –que ce soit la sculpture, le pastel ou encore la porcelaine– est essentielle. Elle entre dans un processus affirmé d’euphémisation de la feritas, pour reprendre un concept de Jean-François Mattéi, et du merveilleux qu’apporte la réalisation de toute zoofolie (Claire Caland).
L’esthétique zoofoliesque est fondée sur l’équilibre –cette fameuse notion du « beau » qui revient sur le devant de la scène avec des expositions telles que La beauté animale (Grand Palais, Paris, 2012). Que nous apprennent donc Altmejd, MacDowell et les autres sur l’esthétisation de l’ensauvagement au sein de l’art actuel? Que le couple antinomique dégoût/répulsion qui fonde l’imaginaire de l’ensauvagement ne paraît plus très opérant. Et que nous apprend-elle, cette esthétisation, au sujet de notre époque où les enjeux identitaires s’avèrent cruciaux, où la relation inter-espèces et intra-espèce se redéfinit? Que le rééquilibrage actuel semble en faveur d’une nouvelle relation entre l’homme et l’animal. Peut-être est-ce, aussi, une manière de requalifier l’homme dans un vaste réenchantement de notre monde, dans lequel l’animal n’est séparé de lui par aucun degré.» [Texte de Claire Caland]
Les animaux naturalisés, une patrimoine polysémique: l’exemple des trophées au musée de la Chasse et de la Nature
Depuis les dernières décennies, le concept de patrimoine est sujet à une extension et à une ramification croissante. Revendiqué collectivement pour désigner des éléments toujours plus nombreux et variés, le patrimoine intéresse les chercheurs en sciences sociales car il entraîne des usages, des représentations et des interactions qui révéleraient certains traits culturels des sociétés contemporaines. Cette communication vise à montrer qu’il peut aussi éclairer les relations changeantes des hommes avec les animaux, notamment sous la forme d’un patrimoine «taxidermique» dont on postule ici l’existence. Les animaux naturalisés ont en effet une valeur patrimoniale puisant à plusieurs sources, eux qui participent simultanément de la matérialité et de l’immatérialité, de la nature et de la culture, de l’art et de l’histoire, de la vie et de la mort…
Dans les lieux où ils sont exposés depuis le XVIIe siècle, ils reflètent l’évolution des mentalités quant à l’utilisation du corps des bêtes: après les cabinets de curiosités et les muséums d’histoire naturelle, les musées de la chasse répandus en Europe doivent aujourd’hui choisir quel traitement réserver aux trophées qu’ils conservent dans leurs collections. Car en cette époque de conscientisation à la condition animale, les trophées de chasse forment un patrimoine taxidermique hautement labile du fait de son écartèlement entre un registre de valeurs éthique et des registres de valeurs esthétique et épistémique. Au musée de la Chasse et de la Nature à Paris, une analyse de la salle des Trophées et de la récente exposition Safaris montre comment le musée cherche à désamorcer cette tension grâce à une muséographie et à un discours qui neutralisent la charge négative associée aux étalages de peaux, de cornes, de bois et de têtes d’animaux. [Texte de Benoit Vaillancourt]
Le selfie qui tue. La «cuteness» à l’encontre du bien-être animal
À n’en point douter, la pratique du «selfie», ou égoportait, correspond à l’un des usages le plus répandus de la culture visuelle contemporaine. Indissociable des usages conversationnels de l’image numérique (Gunthert, 2015), cette autophotographie participative est devenue l’emblème d’une culture du LOL et du LIKE. Or le selfie, symbole de la «me me me generation», ainsi que le titrait en 2013 le magazine Time, n’est pas qu’une forme de communication sociale ou l’expression d’une pulsion narcissique. Il constitue également un acte délétère pour certaines espèces animales. En octobre 2017, un rapport publié par l’ONG World Animal Protection s’alarmait de l’augmentation de selfies pris avec des animaux sauvages et publiés sur Instagram. Des agences touristiques, entre autres brésiliennes, étaient pointées du doigt pour offrir à leurs clients la possibilité de «toucher des animaux et de prendre des photos avec eux», une activité contraire au bien-être animal, bien-être devenu vertu cardinale de la recherche en éthique. Les images en question montrent des animaux assujettis aux côtés d’humains tout sourire, visiblement inconscients des incidences néfastes de leur geste.
Captivité forcée, docilité imposée, stress subi, alimentation inappropriée, maltraitances diverses, les conséquences de cette appétence touristique pour la cuteness exotique (Dale, 2016) sont nombreuses. De toute évidence, les représentations en cause, dont cette communication analysera une sélection représentative, sont traversées de lignes de force contradictoires. La souffrance, pierre de touche des études animales adossées à la philosophie éthique (Jeangène-Vilmer, 2015), est ainsi ignorée sinon occultée au profit de la constitution d’une iconographie de la bienfaisance et de la complicité inter-espèces. Il y a, dans ces selfies, une dénégation de la peine animale, un fantasme communicationnel, une promotion de soi et aussi une bonne intention préservationiste (Borges de Lima et Green, 2017). C’est au décryptage de ces ambigüités inhérentes aux images du tourisme de faune que cette communication est consacrée. [Texte de Vincent Lavoie]
Anima(L): corporéités animales et hybrides et incarnation du référent absent dans les arts de la marionnette contemporains
De l’âne héros malgré lui de «La bataille de Stalingrad» (Rezo Gabriadze,Tbilisi) au chevaux de «War Horse» (Handspring Puppet Company, Cape Town), en passant par les animatroniques bricolées de «Savanna» d’Amit Drori(Jérusalem), la figure –plus ou moins anthropomorphisée– de l’animal est omniprésente dans le théâtre de marionnettes, qu’il soit traditionnel ou contemporain. La marionnette permet également, comme la bande dessinée, le dessin animé ou le cinéma à effets spéciaux, de donner vie à des créatures hybrides et protéiformes, qui peuvent se transformer au cours de la représentation. Pour autant, ces représentations ont-elles réellement quelque chose à dire de notre rapport aux animaux? Ne réaffirment-elles pas une dichotomie qui invisibilise le caractère animal de l’humain? La vulnérabilité des animaux en est-elle le sujet ou sert-elle uniquement de métaphore pour parler de notre propre fragilité, sans égard pour les conditions réelles d’exploitation dont nous sommes responsables à leur égard? Il est d’ailleurs notable que l’usage de produits d’origine animale (cuir, laine, colle de peau, animaux empaillés, etc.) est la norme plus que l’exception et n’est généralement pas problématisé.
Les réponses à ces questions sont évidemment multiples et diffèrent selon les artistes, mais au-delà de la seule mise en scène de notre fascination pour l’animal comme surface de projection de nos propres affects, la marionnette se révèle aussiun formidable outil pour créer de l’empathie pour le vivant. Au travers de quelques exemples –parmi lesquels la puissante performance de Banksy Sirens of the Lambs– nous étudierons comment la marionnette et l’objet marionnettisé peuvent être mis au service d’une pensée de l’émancipation animale grâce à la charge émotive dont ils sont porteurs, et parce qu’ils permettent de donner vie et présence à ce que Carol J. Adams nomme le «référent absent». [Texte de Dinaïg Stall]
De la bête au monstre: l’animal dans les jeux vidéo d’horreur
«L’idée de transformer, dans un jeu vidéo, l’animal en points d’expérience nous amène à ce que Melanie Joy définit comme étant de la distorsion. Il y a une déformation de nos perceptions à travers un trio – objectivisation, désindividualisation et dichotomisation – qui nous empêchent de nous identifier aux animaux.»
Du point de vue animal
Depuis quelques années, des artistes plasticiens, d’Art Orienté Objet à Carlee Fernandez, ont cherché à s’approprier des propriétés animales (des équidés et ursidés dans ces deux cas) et à célébrer par des pratiques performatives, une prétendue communion interspécifique. Mais ces expériences sont loin d’avoir inversé l’emprise humaine sur ces animaux, confortant même un certain anthropocentrisme. À l’instar des théories du point de vue (standpoint theory), celui des minorités et des minorisés, que les épistémologies situées (situated knowledge) défendent depuis de nombreuses années, des historiens comme Eric Baratay (2012, 2017) et Pierre Serna (2017) s’emploient à rédiger une histoire décentrée de la civilisation adoptant, cette fois-ci, le point de vue animal. C’est en projetant le rôle des animaux ordinaires, ceux des fermes et du prolétariat qu’ils proposent une histoire sociale «par le bas».
Un tel point de vue animal nécessite ainsi d’être construit à partir de contributions multiples (éthologiques, zootechniques, vétérinaires ou encore psychologiques) et implique de bâtir une histoire hypothétique, ambivalente, indicielle, fortement subjective supposant l’interprétation de ces sources multiples et fragmentaires. Cette connaissance, fondée non sur des faits et des personnalités exceptionnels, mais bien depuis le récit modeste de ces Autres, influence-t-elle le champ des arts visuels? Adopter littéralement le point de vue animal en équipant de caméras divers spécimens (Sam Easterson, Animal, 2001) constitue la proposition la plus conventionnelle. Mais en 2017, Abraham Poincheval crée une rupture en entreprenant de couver pendant 21 jours des œufs de poule, une performance publique d’ascèse et d’empathie animale déroutante pour le public confronté au seul corps de l’artiste, concentré sur sa mission. L’anthropocentrisme qu’elle établit relativise paradoxalement la nature humaine pour construire un partage du sensible animal et engager une communion interespèce anticonformiste, qui plus est avec une espèce rarement impliquée dans les codes médiatiques de la cuteness.
Analysée à partir de la méthode historique de Baratay et Serna, Œuf pourrait constituer la matrice d’une autre approche de l’animalité dans les arts, moins superficielle et caricaturale, celle du vécu des bêtes, de leur sociabilité et leur culture. Apprendre des animaux constitue ainsi la trame d’expériences menées actuellement en Colombie-Britannique par Julie Andreyev (adoptée par une famille de corbeaux) et Paul Walde (façonnant des instruments de musique pour les oiseaux). Des pratiques qui ne consolident pas l’illusion d’un «univers sans l’homme» (Schlesser, 2016), mais entretiennent le désir de construction d’une autre humanité, par l’animalité: une humanité vécue du point de vue animal, en somme. Cette proposition à deux voix entend exposer les méthodologies de ces historiens et analyser dans leur perspective, ces pratiques artistiques les plus récentes. [Texte de Bénédicte Ramade et Magali Uhl]
L’animal comme médium? Controverse autour de l’exposition «Art and China after 1989: Theater of the World»
La récente polémique suscitée par l’exposition Art and China after 1989: Theater of the World, tenue au musée Solomon R. Guggenheim de New York à l’automne 2017, illustre parfaitement les enjeux relatifs à l’utilisation d’animaux vivants dans un contexte artistique. La controverse éclate peu après la mise en ligne d’une pétition deux semaines avant l’ouverture de l’événement. Y sont ciblées trois oeuvres impliquant des espèces variées: deux vidéos documentant des performances préexistantes, dont Dogs That Cannot Touch Each Other de Sun Yuan et Peng Yu (2003), de même que la célèbre installation de Huang Yong Ping, Theater of the World (1993), où insectes, amphibiens et reptiles sont voués à s’entredévorer. La campagne de contestation démarrée à la fin septembre acquiert rapidement un caractère viral, recueillant l’appui de plus de 600 000 internautes en moins d’une semaine. Devant un tel mouvement de contestation, la direction du Guggenheim se voit ensuite contrainte de retirer deux oeuvres de l’exposition et de présenter l’installation de Huang exempte de spécimens vivants. Le musée esquive ainsi la question de la souffrance animale, se contentant de déplorer ce qu’il considère comme une dangereuse attaque envers la liberté d’expression.
Cette affaire soulève de nombreuses questions: est-il acceptable de faire souffrir ou encore de provoquer la mort d’un animal à des fins artistiques? La censure est-elle l’approche à privilégier lors de pareilles situations? Nous appuyant sur la sociologie axiologique développée par Nathalie Heinich (2014; 2012), nous montrerons comment les acteurs impliqués dans cette controverse mobilisent des registres de valeurs incompatibles, limitant ainsi la possibilité d’un dialogue véritable en ce qui a trait aux responsabilités imparties aux institutions muséales en matière d’éthique. Mais au-delà de cette apparente impasse, nous verrons comment le spécisme de la scène artistique est peut-être sur le point de vaciller. [Texte de Julia Roberge Van Der Donckt]
Faire la couleuvre est-il un travail de retour aux sources
« »La force de la couleuvre brune » titrait Le Devoir le 12 décembre 2013, référant au pouvoir de cet animal à ralentir les chantiers de construction montréalais (Turcot, pont Champlain). Inspirée par cette histoire puissante à l’image de David contre Goliath (couleuvres brunes vs ministère des Transports), en septembre 2017 j’ai débuté un travail interdisciplinaire, alliant art action et herpétologie. À partir de mon expérience d’artiste de la performance, j’aimerais contribuer au colloque en présentant le processus de réalisation du projet couleuvre, où l’éthique de représentation de l’animal fut posée comme problématique et tenté d’être résolue par l’expérience directe avec l’animal sauvage en milieu urbain, la rencontre avec ses « spécialistes » (les herpétologues des organismes Amphibia-Nature et Zoo-Ecomuseum) et une approche critique de la construction culturelle de la perception des serpents dans la société occidentale actuelle qui fait d’eux une espèce plus encline à être menacée (selon les travaux de l’herpétologue Marty Crump et l’anthrozoologue James Serpell). À cet égard, quel est le rôle de l’artiste et plus largement de la culture populaire quant à la protection de la diversité animale? À force de montrer les mêmes espèces comme étant les « méchantes » et les « indésirables », les condamnons-nous à une indifférence face à leur destruction? Changer nos perceptions implique-t-il d’observer nos peurs afin de raconter de nouvelles histoires?» [Texte d’arkadi lavoie lachapelle]
Quoi penser quand une femme porte la queue d’un cheval?
Avec Horse’s Tales (1999), de sa série Porous Bodies, l’artiste australienne Julie Rrap utilise une photographie de son postérieur, coiffé d’une queue de cheval, pour nous entraîner dans un univers représentationnel interespèces de tous les possibles. Dans cette communication, c’est à travers les prismes de la déconstruction et des études des genres et sexualités que sera analysée la perméabilité des frontières corporelles de l’animal humain féminin et de l’animal non humain équin dans l’œuvre de Rrap. Sous une telle perspective, la question est posée: où commence le corps d’une espèce et où s’arrête le corps de l’autre? Ainsi, les marges, les glissements, les tendances, les raisons et les souhaits d’une iconographie qui se veut inclusive des corps féminin et équin, seront étudiés pour mettre en valeur le concept d’indécidabilité. Par l’œuvre, l’artiste affirme son animalité. Elle l’endosse, l’enfourche, la chevauche même. Et puisqu’il n’existe pas, comme nous le rappelle Jacques Derrida (1997), une seule démarcation entre l’humain et l’animal, mais bien d’innombrables différences, que pouvons-nous apprendre de cette posture adoptée par Rrap en tant que femme? En tant qu’humain? À l’ère de l’anthropocène, la seule possibilité de survivance à long terme se joue sous la tutelle d’une relation à l’autre redéfinie, qui ramène à soi. Et si, par cette indécidabilité visuelle proposée par l’artiste, notre imaginaire arrivait à forcer le logos à s’éloigner des habitudes anthropocentriques contraignantes régissant nos rapports interespèces, pour engager une discussion éthique au sujet de l’appartenance humaine et équine à la même grande famille des vivants? Et si, au cœur de cette rencontre intime entre des espèces qui, traditionnellement, s’organisent selon un rapport dominant/dominé, se nichaient des pistes à explorer propices à la venue d’une paix souhaitable pour tous? Et si, panser femme et cheval par l’art était possible? [Texte de Valérie Bienvenue]
Expérimentations et transgressions interespèces dans «K_9 Topology» de Maja Smrekar
Dans le cadre de K_9 Topology, l’artiste slovène Maja Smrekar propose une réflexion sur la relation de l’être humain à l’animal, sur la notion de co-évolution et celle d’hybridation inter-espèces. À travers une analyse détaillée des quatre œuvres qui forment ce projet (Ecce Canis, 2014; I Hunt Nature, Culture Hunts Me, 2014; Hybrid Family, 2015-16; et ARTE_mis, 2016-17), cette communication propose de s’intéresser aux liens complexes entre les enjeux esthétiques et éthiques de l’utilisation animale dans le travail de Smrekar. En effet, dans ces œuvres installatives et performatives, loups et chiens sont impliqués dans diverses actions et interactions avec l’artiste. De même, des substances biologiques prélevées sur ces animaux -sérotonine provenant du sang, cellules issues de la salive- sont l’objet de diverses expérimentations en laboratoire et participent également de cette volonté interactionnelle puisqu’elles sont mises en relation avec des éléments biologiques de l’artiste. Poussée à son paroxysme, cette exploration ira jusqu’à la fusion in vitro du matériel génétique de Smrekar avec celui du chien domestique (ARTE_mis). Ainsi, ce projet ne cherche pas à éviter la controverse liée à l’utilisation animale en art contemporain: au contraire, il l’alimente par son détournement provocateur des biotechnologies et par la proximité physique dérangeante qu’il instaure entre le corps de l’animal et celui de l’artiste. En effet, Smrekar transpose également des rapports humain/humain -comme par exemple l’allaitement (Hybrid Family)- à une relation humain/animal, volonté affirmée de dépassement des normes et d’en proposer des alternatives. Pour Smrekar, K_9 Topology est à la fois un retour sur l’histoire de la domestication et des relations humain-animal, et invite à redéfinir les communications interespèces selon une perspective anti-anthropocentriste. Cette volonté de l’artiste est-elle atteinte par ce projet ou ne l’amène-t-elle pas à réaffirmer la domination de l’humain sur les formes de vie non-humaines? Ces expériences artistiques, animées d’un désir empathique, sont-elles finalement des dérives des intentions éthiques et philosophiques de l’artiste vers d’autres formes d’instrumentalisation du vivant? [Texte de Marianne Cloutier]
Hybridité et rapports interespèces: les expositions «écosystèmes» de Pierre Huyghe
«Lors de ses expositions à la Documenta 13 (2012), au Centre Pompidou (2013) et plus récemment à Skuptur Projekte Münster (2017), Pierre Huyghe présentait des animaux humains et non-humains in vivo dans les espaces d’exposition. L’étude comparative de ces trois expositions que je propose pour ce colloque révèle que le glissement de la représentation à la présentation du vivant laisse apparaître certains changements profonds quant aux rapports interespèces et à la définition même de l’exposition. Dans les expositions «écosystèmes» (Fraser, 2015: 13) de Pierre Huyghe, anthropomorphisation, zoomorphisation et hybridation s’entrecroisent dans des situations au sein desquelles le vivant est omniprésent et participe à une conception globale du monde allant à l’encontre d’une idéologie spéciste. Qu’il s’agisse de Human, une chienne à la patte droite rose fluo, d’un bernard-l’ermite évoluant au sein d’un aquarium avec en guise de coquille une réplique miniature de La Muse endormie (1910) de Brancusi, d’un humain portant un masque de livre lumineux déambulant dans l’espace d’exposition ou encore de la place octroyée au public; tout dans cette exposition participe à l’élaboration d’un écosystème hybride aux limites floues et mouvantes où humains et non-humains sont envisagés de façon à reconfigurer les rapports interespèces à l’ère de l’anthropocène (Latour, 2015). Certaines œuvres sont d’ailleurs accrochées à différentes hauteurs permettant ainsi leur juste appréciation par diverses espèces et allant ainsi à l’encontre de l’un des truismes les plus ancrés affirmant que l’art est une activité uniquement humaine. Dans ses expositions, Pierre Hyughe induit une conception plurielle du vivant. En le plaçant physiquement au sein des expositions et en le laissant évoluer, il confronte le spectateur au défi de la subversion normative et le mène à l’envisager au prisme de l’altérité plutôt qu’à celui de la hiérarchisation.» [Texte d’Anne-Sophie Miclo]
Du triangle culinaire au cercle de vie. Repenser les termes de la gastronomie dans l’imaginaire contemporain
«L’alimentation est l’un des domaines où se pose de façon aiguë et quotidienne la question des rapports de l’humain avec le vivant, et particulièrement avec l’animal. Or, il y eu dans les dernières décennies des changements dans la façon dont nous considérons les animaux qui se traduisent par des représentations et des problématisations nouvelles de la consommation carnée. Il y a quelques décennies, la viande était un aliment signe de vie, d’énergie et pour être réputée consommable il suffisait qu’elle soit économique, ou pas trop grasse. Aujourd’hui, pour bien des mangeurs, il faut des justifications additionnelles à cette consommation et, cela sans compter ceux pour qui la viande est désormais du côté de l’inmangeable.»
Le mouvement inuit des #sealfies: l’humain et le phoque en métamorphose dans l’écran digital
À l’hiver 2014, le phénomène des #sealfies sur les plateformes Twitter et Facebook a retenu l’attention des médias canadiens. L’élément déclencheur du mouvement fut un égoportrait réalisé par la présentatrice américaine Ellen Degeneres avec des vedettes hollywoodiennes lors des Oscars. Degeneres aurait ensuite décidé de verser publiquement son cachet à la Humane Society of the United States, un organisme se positionnant historiquement contre la chasse aux phoques dans le Grand Nord canadien. Pour répondre à ce geste, plusieurs Inuit commencèrent à diffuser sur les réseaux sociaux des égoportraits dans leurs plus beaux habits faits de peaux de phoque, d’où le jeu de mot «sealfie», pour mettre de l’avant que leur mode de vie traditionnel préconise un type de chasse responsable. Cette présentation visera d’abord à expliquer les différentes dynamiques propres à ce mouvement en abordant l’épineuse relation entre les Inuit et les organismes s’opposant à la chasse aux phoques. Par ailleurs, le terme #sealfie mérite d’être approfondi puisqu’à travers la conjonction des mots anglais self et seal, l’identité inuit s’unit à celle de l’animal dans l’espace d’une photographie. Plus qu’un simple jeu de mots, ce terme illustre la croyance chamanique présente dans plusieurs récits mythologiques inuit (ex: Sedna) relatant que les animaux possèderaient une âme ou se métamorphoseraient en humain et vice versa. Le court-métrage Tungijuq (Félix Lajeunesse, 2009) ou les oeuvres de l’artiste originaire du Nunavik Ulaayu Pilurtuut sont d’autres exemples contemporains qui illustrent cette vision holistique de l’environnement où les identités des êtres vivants sont interchangeables. Ces différents cas seront analysés comme des pistes de compréhension qui traduisent certes de l’importance de la chasse chez les Inuit, mais aussi de leur respect de la vie animale et plus largement du cercle de la vie. [Texte d’Alexia Pinto Ferretti]
«Rose Goret», un livre pur porc
Livre d’artiste réalisé par l’imprimeur typographe François Da Ros à partir d’un texte de Gérard Farasse, illustré de gravures sur cuivre de Martine Rassineux, Rose Goret a vu le jour aux éditions Anakatabase en 2005. Il s’agira de présenter cet «ouvrage» exceptionnel, tant par sa rareté (tirage à 15 exemplaires) que par la place marquante qu’il occupe dans les productions contemporaines du livre d’artiste. Tout, dans ce livre, depuis son titre, le texte qui l’a inspiré (lui-même faisant référence à deux œuvres «cochonnes» de Félicien Rops, La tentation de Saint-Antoine et Pornocratès), son impression à même «la peau de la bête», la série des gorets gravés, ainsi que le coffret qui le contient et s’ouvre au moyen de deux poignées en forme d’oreilles de porc, est dédié à l’animal à la fois fangeux et céleste. Il s’agit, pour mieux dire, d’un livre fait goret ou d’un goret fait livre: un livre-animal –ou «animot» (Derrida, L’Animal que donc je suis, 2006)–, en somme, qui ne se contente pas de dire ou de figurer le cochon, mais de le (re)constituer dans toute son épaisseur à la fois physique et sémantique. Pour désigner le porc, la langue française dispose en effet d’un luxe de vocables aux étymologies labyrinthiques –qui prédispose cet animal à la polymorphie en même temps qu’à une sorte, éminemment poétique, d’hyper-signifiance (Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, 1948), comme en témoignent les variations symboliques qu’il connaît dans l’histoire religieuse et culturelle (Michel Pastoureau, Le Cochon. Histoire d’un cousin mal aimé, 2009). Signe toujours en crise, qui n’admet guère le repos ni l’univocité de la signification, le cochon semble, ainsi que le démontre le dispositif mis en œuvre dans Rose Goret, l’animal pertinent par excellence pour exprimer la «crise», que ce soit celle «du langage» caractéristique, selon George Steiner (Réelles présences. Les arts du sens, 1991) de la modernité du premier XXe siècle (le texte de Gérard Farasse se termine sur une citation d’Artaud, «Toute l’écriture est de la cochonnerie»), des valeurs artistiques et plus largement de la relation que l’art entretient avec la réalité. Nous montrerons comment cette œuvre concourt à faire du goret le double animal et la figure consubstantielle de l’artiste moderne, dont il incarne, entre gravité et légèreté, grotesque et sublime, la condition tragi-bouffonne. [Texte de Myriam Boucharenc]
L’animal et le steak house: penser le référent absent dans la publicité carniste
«Dans une communication d’une durée de 20 minutes, je soutiendrai que l’absence du référent animal dans les publicités de certains steak house participe à reconduire l’idéologie carniste (Melanie Joy) en banalisant la violence à l’endroit des animaux non humains. C’est à Carol J. Adams que j’emprunte la notion du référent absent, dont je me servirai comme tremplin afin d’analyser deux productions publicitaires précises, dont la ville de Montréal a été tapissée en 2016-2017. Si le concept de référent absent est mon point de départ, c’est plus largement à la sémiologie (Roland Barthes, Martine Joly) que j’aurai recours pour analyser les images et leur interrelation avec les textes présentés dans les publicités de Méchant Boeuf et de La belle et la boeuf. Je suggérerai qu’en brouillant la frontière entre les besoins et les désirs ou en forçant la moquerie par rapport à la compassion envers les animaux, ces deux productions proposent une rhétorique selon laquelle la consommation de chair animale est tout à fait normale. La violence cautionnée par ces publicités n’est pas uniquement celle de l’évacuation du référent, de la non-représentation de l’animal, qu’on voit régulièrement coupé, cuit, apprêté. Il m’apparait que le référent y est doublement absent, puisque même la viande n’y est pas représentée, alors que c’est pourtant ce qu’on tente d’y vendre. Je suggère que cette négation radicale de l’existence de l’animal bien réel est nécessaire pour faire accepter au futur client le message étonnamment violent chapeautant ces images. Déboulonner ces mécanismes est, me semble-t-il, un moyen de prévenir la mystification que ces images peuvent engendrer.» [Texte de Marilyn Lauzon]
L’afro-véganisme
«Des traditions séculaires véganes existent au sein des populations noires depuis des décennies. Cependant, ces pratiques sont peu présentes au sein du discours dominant. En réponse à cette invisibilité, l’afro-véganisme s’organise notamment aux États-Unis. On assiste à l’apparition de diverses initiatives individuelles et collectives qui sont le signe de la vitalité du mouvement. Au-delà d’un choix alimentaire ou d’une prise de position antispéciste, l’afro-véganisme propose de repenser l’antagonisme existant entre l’animal et l’être humain, et plus singulièrement, une partie de la population qui est discriminée. Dans cette communication, je me pencherai sur les enjeux de l’afro-véganisme en m’appuyant notamment sur les travaux de A. Breeze Harper (2009), de Bryant Terry (2014) et de Syl Ko (2017). Il apparaîtra qu’une quête de justice sociale et alimentaire sous-tend ce régime alimentaire.» [Texte d’Emeline Pierre]
Le genre et l’espèce dans la littérature et les arts contemporains au Québec
Cette table ronde a rassemblé Julie Demers, auteure de Barbe, son premier roman paru chez Héliotrope en 2015; Dominique Paul, artiste visuelle représentée par la Miyako Yoshinaga Gallery (Chelsea, New York) depuis 2013; Karine Payette, artiste multidisciplinaire dont le travail se déploie à travers l’installation, la photographie et la vidéo; et Karine Turcot, artiste visuelle polyvalente qui crée par le biais de diverses disciplines telles que la sérigraphie, l’installation, la sculpture, la photographie, l’animation, le livre, le dessin, la céramique, la scénographie, et la performance.
La discussion, orientée autour des représentations du genre et de l’espèce dans les pratiques littéraires et artistiques des créatrices, était animée par Claire Caland, essayiste et critique d’art.
Repenser la communauté: la relation interespèces dans trois pièces chorales contemporaines
Les spectateurs du théâtre grec antique étaient fréquemment confrontés à des chœurs constitués de figures animales ou hybrides dans les comédies (Les Guêpes, Les Oiseaux ou Les Grenouilles d’Aristophane) comme dans les drames satyriques. Dans les créations contemporaines, de telles confrontations sont plus rares: le chœur apparaît le plus souvent comme l’image d’une communauté humaine et, malgré les nombreux bouleversements esthétiques du «théâtre postdramatique» (H. T. Lehmann), la représentation demeure largement anthropocentrée.
Il existe pourtant des exceptions notables et des tentatives pour explorer théâtralement la relation entre les espèces. C’est le cas dans trois pièces récentes, crées au Québec et en France: e de Daniel Danis (2005), Agricoles de Catherine Zambon (2014) et Habiter les terres de Marcelle Dubois (2016). Les trois pièces ne font pas apparaître un chœur stable et unifié, constitué soit d’animaux, soit d’humains, mais elles tirent parti, selon très modalités très diverses (fiction teintée de réalisme magique chez Danis et Dubois, théâtre documentaire chez Zambon), d’une construction chorale souple pour mettre en scène les relations entre les êtres humains et les espèces animales qui peuplent le même milieu, voire pour contester la distinction entre les espèces.
Comment les espèces animales s’intègrent-elles dans la distribution des trois œuvres et dans leur fable? Comment sont-elles représentées sur le plateau? À travers une analyse dramaturgique de ces pièces et de leurs mises en scène, j’aimerais confronter les choix des trois artistes aux évolutions récentes de l’éthique environnementale, mises en évidence notamment par Émilie Hache dans Écologie politique (Cosmos, Communautés, milieux), à travers les critiques de la «l’écologie profonde» et de sa définition de la nature comme un objet extérieur à l’homme. Je me demanderai comment le théâtre contemporain aide à penser des communautés qui associent humains et non-humains. [Texte de Philippe Manevy]
«La ballade de C’Mell»: le sous-peuple chez Cordwainer Smith
Les animaux non-humains occupent une place non négligeable dans la littérature de science-fiction, de L’île du docteur Moreau (Wells 1896) à La planète des singes (Boule 1963). Cette place est cependant peu étudiée: on leur préfère celle du mutant, du robot, de l’extraterrestre. On constate néanmoins rapidement que leur statut dans ces fictions dépasse celui de miroir pédagogique des comportements humains qui leur est dévolu dans la fable animale classique. Ce statut devient en effet ambigu: si l’altérité animale est soulignée, ou si l’animalité de l’humain, affirmée, la relation normative binaire animal/humain est retravaillée mais rarement dépassée. Nous nous intéresserons ici à une œuvre de science-fiction très riche de ce point de vue, celle du «sous-peuple» (Underpeople) chez Cordwainer Smith (1913-1966). Ce sont des animaux anthropomorphisés par les «seigneurs de l’instrumentalité» (une autocratie bienveillante d’un lointain futur), des créatures sans droits et à qui incombent les tâches serviles, à l’instar de la «chatte» C’Mell. Les nouvelles et le roman de Smith (La ballade de C’Mell 1961, La planète Shayol 1962, La dame défunte de la cité des gueux 1963, Le sous-peuple 1968) dépeignent leurs souffrances, leurs revendications et leur triomphe dans une «Révolution de l’amour» contribuant à rendre les humains (biologiques) à nouveau humains (moraux), ce que Smith nomme la «Redécouverte de l’Homme». Dans ces récits au style intemporel des contes archaïques, les animaux du sous-peuple deviennent non seulement sujets de leur destin, mais aussi de celui des humains: reconnaissance et rédemption. Nous interpréterons cette œuvre à la lumière de la remise en cause contemporaine de la relation humain /animal, dans le domaine du langage, des affects ou de l’écologie: la saga du sous-peuple permet alors de transposer les questions urgentes qui nous taraudent à des espèces autres que la nôtre, leur donner voix et les écouter. [Texte d’André Duhamel]
L’ours dans les contes
Dans un premier temps, nous observerons les représentations de l’ours, animal bien de chez nous, dans les contes québécois et amérindiens, tant de tradition orale que littéraire. À travers une sélection de textes, nous présenterons cet animal avec lequel l’humain entretien un rapport amour/haine. Bête sauvage à la morphologie impressionnante, l’ours effraie et fascine à la fois. Dans les contes, l’ours peut devenir un héros réaliste, sacré, merveilleux, mythique, anthropomorphisé à divers degrés… selon les cultures et les époques. Nous verrons comment les Amérindiens voient l’ours avec leurs yeux de nomades, animal sacré qui se distingue nettement du héros maléfique inspirant le danger dans les contes occidentaux. Dans le corpus de contes pour les jeunes, si l’ours est parfois réaliste, il est surtout un petit humain très tendre, un ami qui ne demande qu’à être câliné. Cet anthropomorphisme typique à la littérature jeunesse humanise la bête, entrainant un phénomène d’identification chez l’enfant. D’ailleurs, l’ourson n’est-il pas la première peluche offerte au bébé dans son berceau? Parce qu’il est très semblable à l’homme, nous croyons qu’étudier les rapports entre l’homme et l’animal passe avant tout par une étude approfondie de l’ours, cet animal qui a fait l’objet de tant de contes québécois et amérindiens depuis le début du XXe siècle à aujourd’hui. [Texte d’Anne-Marie Aubin et Alain Charpentier]