Carnets de recherche, 2022

Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs

Catherine Cyr
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Ce carnet évolutif rassemble les écrits produits dans le cadre du groupe de recherche «Approches écopoétiques des dramaturgies contemporaines».

Avec les contributions de Sophie Audousset, Cat Alexis Blanchette, Alexandre Côté-Perras, Ariane Faucher, Maxime Fecteau, Antoine Forcione, Marceau Forêt, Nicolas Gendron, Yolie Guérard, Manon Huberland, Jeanne Murray-Tanguay, Andréanne Sylvain et Ketzali Yulmuk-Bray.

Articles de la publication

Yolie Guérard

Quelle valeur donnons-nous à une crevette en comparaison à un ours ou à un caribou? Pourquoi cette juxtaposition semble-t-elle absurde?

Les humains ont cette tendance à échelonner les éléments du cosmos (eux y compris) selon des critères abstraits : intelligence, grandeur, possessions. Cette hiérarchisation est partout. Lucie Fandel a été surprise d’entendre « crevette » dans une liste de plusieurs mammifères. J’aurais sûrement trébuché aussi sur ce mélange hétéroclite si ma vision n’était pas guidée par l’antispécisme, une philosophie qui dresse le besoin de considérer cet « autre » aussi petit soit-il. En français, on réduit la crevette à un « fruit de mer » tandis qu’en anglais « seafood » est plus juste. Il est vrai que les crevettes sont seulement valorisées dans la cuisine.

Source : question portant sur la conférence-discussion en binômes avec Lucie Fandel et Dalie Giroux.

Ketzali Yulmuk-Bray

Comment le végétal peut-il contaminer la création?

«Nous nous servons du champignon comme méthode», déclare Catherine Lavoie-Marcus, venue en compagnie de Zoey Gauld à la journée d’étude «Avec l’autre qu’humain. Penser, agir et écrire les coprésences» pour présenter le projet de danse performative que celles-ci portent depuis deux ans avec Audrée Juteau et Ellen Furey. Mêlant danse, mycologie et technologies numériques, Mystic-Informatic trouve dans l’univers des mycéliums matière à reconcevoir le rôle de la danse à l’ère des tournants technologiques et de l’effondrement du vivant.

Cat Alexis Blanchette

En quoi l’étude du deuil peut-elle contribuer à nourrir une intention de «désanthropologisation» de notre rapport aux végétaux?

Réflexion éthique à partir de l’atelier « Tous du lichen », tenu lors des journées d’études Avec l’autre qu’humain: penser, agir et écrire les coprésences à l’UQAM

Chaque deuil est unique; il peut être écologique, personnel, partagé… Il s’agit de l’empreinte laissée en nous par la perte d’un amour dont la présence est révélée par l’absence. Il est ainsi spectral. Pendant l’atelier «Tous du lichen», Mélanie Binette et Alain Joule partagent les formes de mise en présence de l’autre qu’humain dans leurs pratiques artistiques.

Manon Huberland

Quelles postures créatrices pour se situer auprès d’autres présences animales, végétales, minérales?

Les yeux fermés, les mouvements lents, la peau mielée ; Camille Renarhd chorégraphie une rencontre avec les abeilles de Maubourgue. La trace vidéographique est partagée lors de la première journée d’étude «  Avec l’autre qu’humain. Penser, agir et écrire les coprésences  » — un rassemblement entre la littérature et les arts vivants où plusieurs participant-e-s humain-e-s ont exploré les possibilités de leur décentrement (plus ou moins radical) par l’interprétation d’un devenir (lichen, champignon et même champignon «  jouant  » à l’humain*). C’est celui d’un «  support à abeille  » que formule Camille Renarhd après la présentation de « Sous mes paupières (vers les abeilles)  »; une posture qui, contrairement être «  abeille parmi les abeilles », fait réagir.

Alexandre Côté-Perras

Quelle place peut-on prendre?

L’autrice et artiste en danse Lucy Fandel, invitée aux journées d’études « Avec l’autre-qu’humain : penser, agir et écrire les coprésences »,  dit s’aménager, chez elle au matin, un « espace négatif » d’où elle crée. L’artiste se place au creux de sa journée pour « s’abriter en tant [qu’elle-même] » sans déranger ni être dérangée. C’est dans ce creux que Lucy cultive un sentiment écologique. Elle dit préférer s’intégrer dans le monde naturel d’une manière semblable, c’est-à-dire sans rien bousculer, ou presque.

Nicolas Gendron

Comment conjuguer l’art et le spirituel pour envisager la sortie de crise?

Au plus fort de la première vague pandémique, on s’accrochait aux quelques nouvelles lumineuses qui surgissaient de nos quotidiens sédentaires : Venise voyait ses eaux s’assainir en l’absence des touristes et, de Marseille à Montréal, on s’ébahissait d’apercevoir des cétacés s’aventurer près des métropoles.

Ariane Faucher

Comment faire advenir l’autre qu’humain en situation performative ? Une question d’amour, de solitudes et de larmes d’eaux douces

D’après la lecture-performance d’un extrait de L’Amoure Looks Something Like You d’Éric Noel suivi d’un entretien coanimé par Catherine Cyr et Pierre-Olivier Gaumond (UQAM), tous deux réalisés dans le cadre des journées d’étude « Avec l’autre qu’humain. Penser, agir et écrire les coprésences ».

Jeanne Murray-Tanguay

Qui sont les fantômes plus-qu’humains et comment les écrire au théâtre?

Lister, pour poursuivre les traces :


Falaises écroulées
Plantes desséchées
Animaux morts
Espèces, paysages perdus / oubliés / ignorés
Spectres (vivants et morts)
Truite qui agonise
Tournesol dans un vase
Roche qui s’effrite
Les disparus qui reviennent / qui sont en voie de « survivance » (Altounian, 2000)

Maxime Fecteau

La savante habite-t-elle le même monde que la poète?

L’expression «esprit scientifique» peut rappeler la froideur cartésienne d’un sarrau blanc au beau milieu d’un laboratoire aseptisé. Mais que se passe-t-il lorsque, en pleine forêt, la frontière entre la subjectivité et l’objectivité s’estompe? Quand le corps humain – avec sa part sensorielle et affective – vient reprendre une place dans l’éthos scientifique?

Sophie Audousset

Comment danser avec une baleine?

Lors de la journée d’étude « Avec l’autre qu’humain. Penser, agir et écrire les coprésences », l’artiste Éric Noël a proposé une lecture-performance d’un extrait de sa nouvelle pièce intitulée « L’Amoure Looks Something Like You » (à paraître). Cette pièce met en texte, en scène et en corps l’amour du protagoniste pour une baleine à bosse qui, au printemps 2020, s’est égarée dans le Vieux-Port de Montréal.

Antoine Forcione

Comment se jouer de la beauté?

Au cours de l’atelier « Tous du lichen » présenté lors de la journée d’études« Avec l’autre qu’humain. Penser, agir et écrire les coprésences » la phrase suivante fut prononcée par une participante : « C’est dangereux d’être beau comme ça, on risque d’être déraciné. » Elle faisait référence à un lichen qu’elle avait justement déraciné et conservé dans un bocal chez elle durant trois ans, exprimant désormais une forte ambivalence par rapport à ce geste. Quelques jours plus tard, je tombe sur les mots de Guyotat, affirmant au sujet du beau qu’il « est inséparable du reste, qu’on ne peut l’isoler, le servir comme une divinité quand le monde brûle autour » (Arrière-Fond, 2010, NRF : 36), insistant ainsi sur le caractère radicalement relatif de la beauté : inséparable du reste.

Ketzali Yulmuk-Bray

Le partage de l’animalité

Écrivain phare du tournant animal dans la littérature française contemporaine, Jean-Christophe Bailly signe à ce jour une œuvre riche, diversifiée et profondément inclassable, qui témoigne d’un intérêt marqué pour les animaux1Voir aussi Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, 96 p.. Dans une volonté de remise en cause des classifications hiérarchiques qui habitent le champ littéraire, je me servirai du partage de l’animalité brièvement exposé par Bailly dans son essai poétique Le Versant animal (2007) pour aborder les risques que peuvent poser les gestes d’exclusion qui, nécessairement, accompagnent l’émergence de nouveaux courants en littérature.

Alexandre Côté-Perras

La peur animale

Je marche avec mon chien. Il fait nuit. Nadine et moi empruntons la même ruelle que d’habitude. L’appartement attend tout au bout, comme toujours. Mais cette fois-ci, dans la ruelle, mon chien s’immobilise. Un fantôme? Il n’y a rien. L’appartement nous attend, juste là – derrière un bac à ordures. Une poubelle noire oubliée au centre de la ruelle. J’avance, Nadine ne suit pas. Elle est terrorisée : qu’est-ce que cette silhouette? Sombre, carrée, imposante.

Jeanne Murray-Tanguay

Discours indirect libre

Mon lapin, je risque quand même. J’essaie le discours indirect libre (DIL) pour traduire le point de vue que je te suppose, pour l’entremêler au mien sans le confisquer (idem). À partir de mon langage – je ne sais pas encore comment faire autrement –, je veux me rapprocher de toi, dans le creuset de nos voie/x croisées, tout en reconnaissant ta singularité.

Cat Alexis Blanchette

Partialité

La partialité est l’un des fondements de l’éthique du care. Nous prêtons une plus grande attention aux choses et aux êtres qui comptent pour nous. En tant que lecteur, je suis partial quant à la présence végétale dans la littérature et la dramaturgie. C’est probablement parce qu’en général les plantes se situent en marge de la marge, presque invisibles à la majorité qui regarde, qui lit. Je m’identifie à elles, et je réponds à leur appel à investir un autre rapport à la pensée et au monde auquel nous appartenons.

Marceau Forêt

Grand partage

Dans sa thèse de sociologie, L’horizon des possibles planétaires : dynamiques et glissement de frontières entre science et science-fiction soutenue en 2020, Julien Wacquez postule que la science-fiction est un lieu privilégié d’une rupture avec le grand partage entre fictions et sciences. Par sa poétique et les outils cognitifs qu’elle offre à son lecteur, la science-fiction disposerait d’une capacité heuristique ouvrant la voie au « potentiel épistémologique de la fiction ».

Nicolas Gendron

« Que savent les mains des autres? »

En 2022, peut-on se permettre d’être encore un public passif devant le spectacle de notre déconnexion avec la matière, ou de notre connexion perpétuelle avec le matériel? Qu’en est-il de l’interconnexion? Pourquoi vit-on une crise de l’attention, si ce n’est parce que notre rôle de spectateur·rice ne nous suffit plus?

Manon Huberland

Illisibilité

lire, ne pas lire, ne pas vouloir lire, illisibiliser, ne pas savoir lire, être lu-e, vouloir être lu-e, se livrer, ne pas être lu-e, ne pas vouloir être lu-e, être illisible, s’illisibiliser.

Ariane Faucher

Questions de limaces et de connexions désanthropocentrées

Ce sentiment, comme si quelqu’un ci-haut, ci-bas, vous avait « tiré la plug » et qu’il ne restait désormais plus que vous, ou plutôt vos pensées-tornade, ravageant tout sur leur passage, n’accordant à peine d’espace pour votre respiration.

Yolie Guérard

Nommés extraterrestres, classés familiers 

Je me répète ces mots si simples, mais lourds de sens. Je me répète ces oppositions faisant varier la valeur animale selon le terme utilisé. Les deux derniers, formant l’appellation alien kin, soulignent que nous connaissons les autres animaux bien qu’ils restent profondément un mystère. En suivant le sens de la liste évoquée plus haut, alien peut être synonyme de « animal » et kin de « humain ». Cette désignation évoque elle aussi l’idée d’altérisation, celle-ci concernée par le présent texte.

Maxime Fecteau

Amour (écologique)

Avant que quelque chose ne cloche en moi, je m’imaginais les bactéries ailleurs, vivant quelque part dans cet endroit bien abstrait qu’est l’« environnement ». Mais le jour où j’ai vu celles qui me rendaient malade, j’ai été pris d’un profond malaise. J’observais leurs corps serpenter dans tous les sens. Je n’avais pu les apercevoir que sur le web, avant, en tapant le nom qui les unit en une espèce : borrelia. Mais voilà que je les voyais réellement vivre sous mes yeux, sous l’objectif d’un microscope.

Andréanne Sylvain

Femme-forêt, femme-territoire

Depuis que je suis jeune, j’ai toujours aimé faire de grands câlins aux arbres. Lorsque je prenais des marches dans la forêt familiale avec mes grands-parents et le reste de notre clan, et que nous croisions de gros arbres majestueux, nous nous mettions à plusieurs pour l’encercler et pour le serrer dans nos bras le plus fort que nous pouvions. C’était une manière de lui dire qu’on l’aimait d’une profonde tendresse, qu’il faisait en quelque sorte partie de la famille.

Ketzali Yulmuk-Bray

L’altérité à l’œuvre: performer avec l’octopus 

Du 30 juin au 3 juillet 2021 au Théâtre de Vidy-Lausanne, deux poulpes, ou plutôt deux poulpettes rapatriées d’un marché de pêcheurs, se sont passé le relais de la scène chaque soir de représentation de la pièce Temple du présent : solo pour octopus. Regroupée autour du ShanjuLab, l’équipe artistique de la performance était composée du metteur en scène Stefan Kaegi et des comédiennes Nathalie Kütell et Judith Zagury, dont le désir commun était d’orchestrer « une situation d’observation mutuelle entre les deux espèces » – l’espèce céphalopode et l’espèce humaine – où chaque animal passerait tour à tour « d’objet à sujet de l’observation».

Marceau Forêt

Penser la scénographie de notre nouvelle cosmologie depuis l’intérieur de la zone critique

En 2016, l’historienne des sciences et de la littérature Frédérique Aït-Touati et le sociologue des sciences Bruno Latour mettent en scène pour la première fois « Inside ». En 2022, six années plus tard, la pièce est publiée aux éditions B42 dans un ouvrage intitulé Trilogie terrestre.

Jeanne Murray-Tanguay

Run de lait: la détresse des productrices

Je suis une femme blanche de la classe moyenne, allochtone et issue d’une lignée dont on ne peut plus taire les violences coloniales. J’ai facilement accès à des soins de santé et à de la nourriture saine et diversifiée. Je reconnais que ma posture privilégiée est porteuse d’angles morts.

Maxime Fecteau

Gaïa: le théâtre du vivant et ses personnages

Si la surface de la Terre devait s’avérer la scène d’un astronomique «théâtre du vivant», qui détiendrait le premier rôle? À ne s’intéresser qu’aux événements des cent dernières années – avancées scientifiques et technologiques majeures, mondialisation de l’économie, accroissement fulgurant du tourisme international, augmentation exponentielle de la population, extraction massive des ressources naturelles, etc. –, sans contredit sommes-nous tentés de répondre: l’humanité.

Cat Alexis Blanchette

Entre jardin et désert: du devenir scénique des mauvaises herbes

Le désert avance est une pièce de Marc-Antoine Cyr où il est question de l’ineffabilité de la mort et de l’impossibilité du deuil, thématiques qui sont abordées par l’intermède des figures du jardin et du désert. Il ne s’agit donc pas d’une fiction qui met de l’avant un imaginaire de la désanthropologisation. On y rencontre une famille dont la mère, Mélina, est une jardinière qui combat une maladie sans nom.

Manon Huberland

Être(s) spéculé-e(s)

Une pièce beige, mais noire. Petite, non, plus grande. Des personnes, on ne les voit pas. Existent-elles parce qu’elles sont racontées ?

Ariane Faucher

L’art de vivre: la dystopie naturelle pour réfléchir autrement la crise sensible

Par le truchement du « zoom out », trajectoire allant de l’homme de condo à l’espace ouvert d’une société capitaliste mise à pied, L’art de vivre parvient à déplier le contre-discours de l’utopie naturelle romantique et ainsi suggérer une piste divergente à la résolution — ou du moins à l’amélioration — de la crise sensible, ambassadrice des crises, notamment sociale et environnementale, qui la sous-tendent.

Alexandre Côté-Perras

Un animal (mort): spectralité et jeux de mue

Le cheval gît mort sur le bord du chemin, mais son « souffle brûl[e] encore[1] ». Il donne à cette pièce de Félix-Antoine Boutin son titre : Un animal (mort). L’adjectif « mort » est mis entre parenthèses, car dans l’univers de Boutin, la mort perd son caractère définitif et sans appel : « Vous vous souvenez de comment, pollens, nous avons volé ?

Andréanne Sylvain

Wabana et le serpent à plume: quand le théâtre raconte l’histoire

Le titre de la pièce de théâtre de la dramaturge Véronique Basile Hébert Notcimik: Là d’où vient notre sang évoque le lien qui unit la nation atikamekw Nehirowisiwok (d’où l’autrice est originaire) à leur territoire le Nitaskinan, situé dans la vallée de la rivière Saint-Maurice. Notcimik veut dire «dans la forêt» ou «dans la nature», mais aussi, et surtout «là d’où vient notre sang».

Yolie Guérard

Retrouver l’autre en soi

«Le juif, la Tzigane, l’homosexuel, l’indien, la femme, l’enfant, le Noir» sont tous des termes lourds de sens ; sont des catégories étanches essentialisant, par le regard de l’autre, toute personne y étant associée. La pluralité d’individus est soumise à un singulier. On peut comprendre l’affaiblissement de l’individualité sous l’emprise du système (sur)consumériste. Tout en étant des groupes racialisés, vulnérabilisés, marginalisés, ils sont pour la plupart aussi animalisés.

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