Entrée de carnet
Discours indirect libre
Au milieu du foin.
As-tu peur?
Que vois-tu, quand tu me regardes?
Je te pose d’abord des questions, sans deviner tes réponses (Milcent-Lawson, 2018).
Comment t’approcher?
Pas maintenant.
Mon lapin, je risque quand même. J’essaie le discours indirect libre (DIL) pour traduire le point de vue que je te suppose, pour l’entremêler au mien sans le confisquer (idem). À partir de mon langage – je ne sais pas encore comment faire autrement –, je veux me rapprocher de toi, dans le creuset de nos voie/x croisées, tout en reconnaissant ta singularité.
Je m’avance; tu recules.
Non, attends.
Tout est nouveau, ici.
Tu recules, j’en déduis que tu veux que j’attende, je me demande d’attendre et personne ne bouge. Le « flou énonciatif » qu’engage le DIL me permet de jouer avec les nuances de la proximité et d’esquisser les « traces d’une possible hétérogénéité » (idem). C’est nouveau pour moi, pour toi, pour nous. Qui s’exprime, qui pense? Chacun notre tour ou ensemble : l’écriture comme la lecture deviennent ambiguës. Ton point de vue émerge sans se fixer; la traduction n’est pas catégorique.
Je parle depuis toi, avec toi, pour toi. Les multiples potentialités du monologue me semblent fécondes, riches d’avenues pour tenter les premières rencontres au « je », pour transformer ma parole solitaire en discours (in)différencié, le nôtre. À un public imaginaire, j’aimerais donner à entendre nos intériorités qui sont normalement cachées, surtout la tienne. L’inviter à se laisser sillonner par tes secrets qui, moins muets que prévu, demeurent impénétrables. J’entends rapporter indirectement et traduire librement tes pensées pour les mettre en lumière. Accueillir tes « voix traversantes » (Heulot-Petit, 2009, p. 211) possibles pour qu’elles défient le silence verbal, pour qu’elles s’élancent en bondissant du tremplin de mes cordes vocales.
J’aimerais te toucher.
Une autre fois, peut-être.
Tu sursautes.
Tu te caches.
Tu trembles.
Je t’interpelle au « tu » pour t’instaurer en tant que sujet « capable si ce n’est de répondre (sous quelque forme que ce soit), du moins d’écouter » (Milcent-Lawson, 2018). Or je veux aussi décentrer mon point de vue. À moi, maintenant, d’écouter tes langages. Parce que tu es capable de répondre : je l’observe tous les jours. Plus encore, tu m’interroges, tu me relances, tu me contredis sans utiliser mes mots. Puis-je lire les tiens? Essayons les sensations indirectes libres :
Premières caresses, tête baissée.
C’est doux; plus.
Pas trop fort.
Ça étouffe.
Je craque un raddichio.
Le son violacé est alléchant.
Reviens.
Cette crainte, toujours, de manquer d’attention. Suis-je vraiment à l’écoute, si je te traduis mal? Si je dis, par exemple, que tu distingues le mauve alors qu’il est terne pour toi?
À la question « pour représenter l’intériorité animale, la littérature peut-elle imaginer d’autres réalités en s’écartant des savoirs zoologiques? », je réponds spontanément qu’elle ne devrait pas. Parce que c’est insensible, il me semble. C’est projeter, encore, mes pensées et mes perceptions sur les tiennes, sans vraiment chercher à te connaître. C’est plutôt me reconnaître.
Aude Volpilhac me rappelle cependant que la littérature « suggère ce que nous savons ne pas pouvoir savoir – elle s’impose là où la science achoppe » (2020). Je ne serai jamais en mesure de te saisir, de te (com)prendre tout à fait, mais je veux encore explorer. Demain, j’en découvrirai davantage sur toi. Pourquoi ne pourrais-je pas nous écrire aujourd’hui? Les propositions dessinent des chemins envisageables; elles signalent que les tentatives de rencontres sont permises et affirment l’importance de les poursuivre.
Je crois qu’il s’agit, surtout, de ne pas t’utiliser pour me raconter moi-même. Tâter le terrain des mots avec humilité, pister plutôt que sonder, regarder sans me réfléchir. Peut-être que mes essais sont alors plus signifiants que mes erreurs. Peut-être que la synesthésie inexacte est déjà exactement un pas de plus vers toi.
J’accepte le « statut d’hypothèse temporaire » (idem) de mon écriture. J’assume les maladresses, les sachant inévitables. J’espère que certaines auront tout de même une portée affectante – elles en ont assurément une pour moi. Je sais que d’autres personnes pourront palier mes angles morts et multiplier les (re)trouvailles. Pour l’instant, je risque encore, mon lapin.
Non, attends.
Prends ton temps.
Nous nous laissons t’habituer.
Nous nous laissons m’adopter.
Oui, tranquillement.
Je dis « nous » sans assimiler ton « tu ». Mais on se ressemble, toi et moi; le contact est plus facile. J’observe la chorégraphie à la fois symétrique et irrégulière de Mystic-Informatic : les mouvements, les réseaux communicationnels des champignons ne traversent-ils pas les corps humains? J’aimerais aussi accueillir les présences autres qu’animales dans la danse de nos phrases, poreuses mais distinctes.
Avec toi.
Au milieu du foin.
Ne me piétine pas.
Nourrissons-nous.
Oui, doucement.
Bibliographie
Heulot-Petit, Françoise (2009), « Présences de l’autre : éléments de dramaturgie du monologue et de la pièce monologuée contemporaine », dans Françoise Dubor et Christophe Triau (dir.), Monologuer. Pratiques du discours solitaire au théâtre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne », p. 197-219.
Milcent-Lawson, Sophie (2018), « Du chien confident à l’animal sujet de conscience – Alice Ferney, Dans la guerre », Fabula / Les colloques, Actes de la journée d’étude « La parole aux animaux. Conditions d’extension de l’énonciation » de Paris du 27 janvier 2017, en ligne, <https://www.fabula.org/colloques/document5380.php#ftn23>, consulté le 30 septembre 2022.
Volpilhac, Aude (2020), « Introduction. “Du temps que les bêtes parlaient” : pour une histoire littéraire de la poétique animale », Carnet Animots, en ligne, <https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-03299736/>, consulté le 18 octobre 2022.