Entrée de carnet
Questions de limaces et de connexions désanthropocentrées
Lorsque les roues de l’autobus ne tournent tournent plus
Ce sentiment, comme si quelqu’un ci-haut, ci-bas, vous avait « tiré la plug » et qu’il ne restait désormais plus que vous, ou plutôt vos pensées-tornade, ravageant tout sur leur passage, n’accordant à peine d’espace pour votre respiration.
Ce sentiment, l’avez-vous déjà vécu ?
Si la réponse est oui, il vous sera aisé de plonger en ma compagnie dans l’épisode suivant, tiré de l’ouvrage Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn. L’anthropologue montréalais y raconte une anecdote vécue en terre amazonienne. Lors d’un déplacement en autobus dans lequel touristes et locaux étaient réunis, ces derniers se sont retrouvés coincés au beau milieu d’un embouteillage occasionné par un phénomène de glissements de terrains. C’est alors que l’auteur de l’ouvrage fut pris de peur, mais surtout réalisa qu’il était le seul à éprouver cette sensation par rapport à la situation en jeu. L’impression qui s’en suit, une impression de décalage, de déconnexion par rapport à soi — à son propre corps —, aux autres ainsi qu’au monde est ici ce qui intéressera mon regard de chercheuse-créatrice.
Une plug de tirée, « dis-connections » de retrouvées
« La contradiction entre ma perception du monde et celle des gens autour de moi me disjoignait du monde et de ceux qui y vivaient. Il ne me restait que mes propres pensées de futurs dangers, vrillant hors de contrôle. […] J’en venais […] à éprouver un sentiment d’existence sans lieu — un sentiment de déracinement qui remettait en question mon être même » (CPF, p.79)
La façon dont Eduardo Kohn approche son épisode de déconnexion emprunte une variété d’avenues, à commencer par celle de la perception. Si je peux affirmer que la couleur rouge correspond bel et bien à l’idée que je me fais du rouge, c’est parce que ma perception se veut en corrélation avec celle des autres, qui en viennent à une sorte de consensus quant au référant associé à la couleur rouge. Il en est de même pour notre vision du monde : si on ne peut compter sur une perception partagée de la façon par laquelle on se le représente — et que nous associons notre disposition au monde au simple fait d’être pourvu d’un corps humain —, alors survient ce fameux sentiment d’« existence sans lieu », que l’on pourrait traduire par une seconde image tronquée : la toile d’une tente non piquée au sol. On se trouve là, seul et à la merci de l’effet tempétueux d’une pensée symbolique déchainée*.
Notamment caractérisée par le « et si » de craintes visant à nous projeter dans un passé ou un futur hypothétique — et si la montagne en venait qu’à s’écrouler sur nos têtes fragiles, par exemple —, la pensée symbolique détient le potentiel de nous arracher au présent, justement en nous projetant au sein de mondes virtuels auxquels nous n’appartenons pas nécessairement. Ainsi ses liens causaux alambiqués peuvent-ils parfois nous faire complètement perdre le cap par la réelle liberté de distanciation dont ils jouissent par rapport à leur référent initial — n’apercevant plus la mine de ce dernier au loin, on peut parfois en omettre sa présence et prendre le symbole pour une fin en soi : voilà un jeu assez périlleux, voire plus qu’un glissement de terrain !
Limace finalement bien accompagnée
À la furie de la pensée symbolique s’ajoute une seconde avenue au sein de l’épisode de déconnexion d’Eduardo Kohn : l’idée de ce que Baptiste Morizot appelle la « solitude de limace mélancolique » (MEV, p. 317)**, qui suppose la solitude de l’homme au sein d’un cosmos voué au mutisme éternel. Une fois la réalisation du décalage perceptif installé entre lui et les individus de son « espèce », l’anthropologue montréalais voit la disposition en laquelle il avait jusqu’alors mis sa foi — soit celle d’être pourvu d’un corps qu’il associait au fait d’être vivant — rendre les armes.
La réponse de substitution à cet effondrement ? Penser le point de rencontre du vivant non pas à l’orée du corps humain, mais plutôt d’« un corps qui interprète et vit sa vie » (MEV, p. 21), de la sémiologie dans le cas de Kohn. Dès lors, le signe et le phénomène d’interprétation qu’il implique élargissent les champs : il est non plus question de l’héritage moderne, supposant la présence de l’homme face à un monde absurde et dépourvu de sens***, mais plutôt de ce qu’Eduardo Kohn nomme les « touts ouverts » (CPF, p. 53). À la différence des poupées russes — où une sorte de rapport hiérarchique empêchant le contact de la première figurine avec d’autres que la seconde et ainsi de suite opère —, ce modèle met de l’avant la logique entrelacée de la conception émergentiste, c’est-à-dire que nos « pensées [seraient] comme le monde parce que nous sommes le monde » (CPF, p. 82). Et c’est précisément d’après ce rapport d’enchevêtrement et de continuité que les « pensées à propos du monde » de l’anthropologue montréalais peuvent, à la vue d’un tangara, « à nouveau faire partie du monde » (idem).
Mille et deux façons d’être vivant, laquelle choisirez-vous ?
Se décentrer dans le but de s’inscrire dans un tout, c’est finalement marcher sur les traces de Morizot lorsque ce dernier écrit : « quand on sort dehors, on élargit qui on est » (Zhong Mengual et Morizot, 2018). En repensant notre rapport au monde en fonction d’une logique désanthropocentrée, nous reconnaissons l’« alien kin » (MEV, p. 67) de l’autre qu’humain et lui accordons notre compréhension par le truchement de la diplomatie interespèces des « égards ajustés » (idem) . Lorsque nous recevons enfin l’idée selon laquelle l’humain ne se serait qu’une façon parmi tant d’autres d’être vivant (MEV), nous promouvons l’« anthropologie au-delà de l’humain » (CPF) à laquelle Eduardo Kohn s’accroche et c’est justement à cette intersection que se rejoignent les pensées de Kohn et de Morizot : il nous faut arrêter de croire que la pensée est un don de l’homme et de lui seulement.
Ce n’est pas parce qu’une échelle autre que la nôtre caractérise les interactions et l’existence des autres vivants qu’elle en est pour autant obsolète. Parfois, changer son regard et ses pas d’échelle pour mieux y grimper nous accorde le plaisir de fouler de nouveaux toits, plus près encore des constellations que ceux connus jusqu’à présent.
ABRÉVIATIONS
CPF : réfère à l’ouvrage Comment pensent les forêts d’Eduardo Kohn.
MEV : réfère à l’ouvrage Manières d’être vivant de Baptiste Morizot.
NOTES CONNEXES
*Dans l’ouvrage Comment pensent les forêts, Eduardo Kohn enrichit sa réflexion en ayant recours aux principes sémiotiques de Charles Sanders Peirce. Ce dernier, par le truchement de la notion du triangle sémiotique, distingue trois composantes : l’indice, l’icône et le symbole. La troisième composante, dû aux lois et règles qui la régissent, est la seule qui se veut réellement indépendante de son référent, c’est-à-dire qui se trouve en mesure de conserver sa stabilité référentielle malgré l’absence du référent qui s’inscrit en son point original : nul besoin du lion pour exprimer le mot « lion ».
** Les réflexions d’Eduardo Kohn et de Baptiste Morizot (Manières d’être vivant) résonnant l’une avec l’autre, je me permets ici de jeter un éclairage sur la pensée du premier en puisant quelques conceptualisations connexes chez le second.
*** À ce sujet, Baptiste Morizot évoque les noms de Sartre et de Camus dans son ouvrage Manières d’être vivant.
RÉFÉRENCES
Kohn, Eduardo. (2017) Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain, Zones sensibles, 320 p.
Miron, Isabelle, (2021) L’état nomade, L’instant même, coll. « Exploratoire », 300 p.
Morizot, Baptiste. (2020) Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 336 p.
Schoëvaërt-Brossault, Damien et Lelièvre, Micheline, « La forme n’existe pas en dehors du vivant », dans Agôn, 19 décembre 2011, En ligne, < http://journals.openedition.org/agon/2003 >, consulté le 1er novembre 2022.
Zhong Mengual, Estelle, et Morizot, Baptiste. (2018) « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, pp. 87-96