Entrée de carnet
L’art de vivre: la dystopie naturelle pour réfléchir autrement la crise sensible
Par le truchement du « zoom out », trajectoire allant de l’homme de condo à l’espace ouvert d’une société capitaliste mise à pied, L’art de vivre parvient à déplier le contre-discours de l’utopie naturelle romantique et ainsi suggérer une piste divergente à la résolution — ou du moins à l’amélioration — de la crise sensible, ambassadrice des crises, notamment sociale et environnementale, qui la sous-tendent.
En empruntant le ton d’une étrange familiarité aux accents ludiques, la pièce de Liliane Gougeon Moisan nous renvoie le reflet caricatural d’une société d’individus en crise, assoiffés de lutter contre cet « appauvrissement de tout ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser comme relation au vivant » (Morizot, 2020, p.17). Il s’agit de retrouver un sens à la définition de ce que représente réellement le fait de se « sentir vivant », de sentir que l’on prend part au monde par notre connexion avec celui-ci et ceux qui, tout comme nous, l’habitent. C’est d’ailleurs au nom de cette lutte contre l’insensibilité que June et Jordan défoncent les murs de l’immeuble, qu’Ingrid en inonde les plafonds et que Bianca en teste la résistance. L’effondrement du condominium est donc le résultat d’une aliénation poussée à son paroxysme, d’un désir de liberté et d’air pur qui en vient à étouffer au point de perdre le nord et basculer vers un autre extrême : une dystopie qui se déploie dans la réfutation de l’utopie naturelle romantique.
À cet effet, la troisième partie intitulée « Terrain vague » présente une image riche en réflexions écopoétiques. Alors que l’effondrement de l’immeuble marquait un peu plus tôt l’extinction de l’ère civilisationnelle — celle connue par les personnages de la pièce — l’épisode du feu vient réaffirmer le renversement de paradigme, cette fois en impliquant de part et d’autre les deux extrémités du dualisme civilisation-nature.
June et Jordan reviennent vers le campement.
Ils rapportent des morceaux de leurs condos.
JORDAN. On a ce qu’y faut pour faire un feu !
JUNE. On va pouvoir chanter des chansons,
se raconter des souvenirs d’enfance, peut-être
même faire un petit rituel ! […]
L’art de vivre, p. 66.
Le feu comporte en soi son lot de significations. Au sein de L’art de vivre, le retour à la genèse de la civilisation, avant que le capitalisme et sa valeur marchande n’entachent les consciences libres, semble être une piste plausible à l’interprétation de la mise en présence de la combustion. Mais ici, au-delà de l’utopie sauvage d’un passé qui n’aie jamais vraiment existé, cette « danse de lumière » est alimentée par la combustion de fragments relatifs à un hier rapproché ; la combustion du paradigme capitaliste permet l’émergence de ce qui aspire à l’utopie naturelle romantique, mais s’avère finalement, par son échec, à en représenter son contraire.
En provoquant la rencontre du paradigme capitaliste et de l’utopie naturelle romantique (figure du feu de joie et de partage ancestral) en une même image, L’art de vivre contribue à l’effritement de ce dernier paradigme : le feu n’est non pas alimenté par le bois des ancêtres, ce don que la terre-mère offre à ses descendants, mais par un matériau issu d’une construction humaine, d’un produit issu de la civilisation mercantile, celle-là même qui alienne les personnages de la pièce. Là se trouve justement l’épicentre de la dystopie présentée par Liliane Gougeon Moisan ; les personnages concernés opèrent une conversion radicale de paradigme en omettant l’héritage civilisationnel que leurs corps et leurs esprits portent — et non pas celui d’êtres appartenant à la fantaisie d’un Eden sauvage. C’est ainsi que l’inadaptation de leurs corps et esprits au milieu sauvage mènent June, Jordan, Bianca et Ingrid à l’échec de la réalisation de leur utopie. D’ailleurs, le clash des morceaux de condos et de la quête d’utopie naturelle des personnages, dans l’épisode du feu, peut être interprété comme l’indice même de l’échec à venir. Tout comme le feu d’une nouvelle ère alimenté par les résidus d’un condominium, quelque chose cloche ; ainsi s’installe la dystopie.
Enfin, si le feu dans L’art de vivre met en scène la substitution d’un dualisme au profit d’un autre, il invite également, par la voie de l’échec de l’utopie naturelle romantique, à repenser autrement notre façon d’aborder la crise sensible. Ainsi, il ne serait peut-être pas question de consumer la civilisation jusqu’à sa dernière cendre au profit d’une réclusion dans une nature sauvage à laquelle nous sommes inadaptés, mais plutôt d’adhérer aux propos de June lorsque cette dernière lance : « […]je bougeais les meubles, y’a rien qui marchait […] parce que c’est moi qui avais besoin de bouger » (p. 40) ; en d’autres mots, d’opter pour une perspective à côté de la nôtre, qui « fait la part des choses » au profit d’une symbiosynergie entre l’individu, le collectif et le monde — sans toutefois exiger la réinvention totale de ce monde que l’on habite et qui nous habite en retour.
BIBLIOGRAPHIE
BEAULÉ BULMAN, Simon et al., « Cahier pédagogique », dans PÀP, L’art de vivre, en ligne, <https://theatrepap.com/lart-de-vivre/ >, consulté le 5 décembre 2022.
BOELEN, Virginie, « L’anthropocène et la crise environnementale : du nécessaire changement de paradigme à son opérationnalisation », dans Recherches et éducation, vol. 23, 2021.
GOUGEON MOISAN, Liliane, L’art de vivre, Montréal, Leméac (Théâtre), 2022, 101 p.
MORIZOT, Baptiste, Manières d’être vivant. Enquête sur la vie à travers nous, Paris, Actes Sud (Mondes sauvages), 2020, 336 p.
PARÉ, Solaine et al., « Podcast L’art de vivre », [vidéo], 2022, en ligne, < https://theatrepap.com/lart-de-vivre/>, consulté le 5 décembre 2022.