Entrée de carnet

Wabana et le serpent à plume: quand le théâtre raconte l’histoire

Andréanne Sylvain
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Basile Hébert, Véronique. Notcimik : Là d’où vient notre sang. Montréal : manuscrit inédit, 2021.

Le titre de la pièce de théâtre de la dramaturge Véronique Basile Hébert Notcimik : Là d’où vient notre sang évoque le lien qui unit la nation atikamekw Nehirowisiwok (d’où l’autrice est originaire) à leur territoire le Nitaskinan, situé dans la vallée de la rivière Saint-Maurice. Notcimik veut dire « dans la forêt » ou « dans la nature », mais aussi, et surtout « là d’où vient notre sang ». D’un point de vue écopoétique, qui je le rappelle est « une perspective théorique qui se donne pour objectif d’étudier la représentation littéraire des liens entre nature et culture, humain et non-humain[1] », le texte de la pièce de théâtre est riche, car il présente à plusieurs égards le rapport transcendant unissant les humains et les autres qu’humains tel que vécu et pensé par les Premiers Peuples et en particulier par la nation atikamekw.

Dans les actes I « Oka » et II « La Rivière-Serpent », le personnage principal est une femme atikamekw appelée Wabana et est joué par la dramaturge elle-même. Wabana explore ses racines de Mexico à Wemotaci (l’une des trois communautés atikamekws) aux côtés, entre autres, d’un essaim d’abeilles qui porte la voix de ses ancêtres et d’un serpent à plumes mexicain. Puis dans l’acte III intitulé « La Grande Paix de Montréal », plusieurs narrateurs racontent tour à tour des morceaux de l’histoire des Atikamekws.

Les expériences mystiques survenant durant la pièce et incorporant Wabana avec ses ancêtres par le biais des montagnes, des abeilles et du feu, ainsi que les éléments historiques, sociaux et politiques que Véronique Basile Hébert a intégrés dans Notcimik viennent non seulement faire un tour d’horizon percutant sur l’histoire des Atikamekws, mais aussi mettent en lumière le rapport circulaire de coprésence entre les humains et les autres qu’humains, les Autochtones d’Amérique, ainsi que le passé, le présent et l’avenir. Le travail d’écriture de la dramaturge participe à l’élaboration d’une parole autochtone décoloniale. La professeure en études autochtones, en études de genre et en études littéraires Sarah Mackenzie qui a publié un livre sur la place des femmes dans le théâtre autochtone canadien, mentionne dans son essai que: « les dramaturges autochtones utilisent régulièrement une approche décoloniale qui présente la violence comme un rappel manifeste de la colonisation[2] ». En paraphrasant Yvette Nolan, dramaturge anishinaabe, Mackenzie ajoute « qu’il n’y a pas de post-colonisation à ce stade, il est essentiel qu’une grande partie du théâtre autochtone porte sur la colonisation[3]. » À la suite du passage du serpent à plumes à Wemotaci, Wabana qui a tenu en ses mains le couteau des morts et qui connaît maintenant l’histoire de ses ancêtres, peut alors exprimer plus librement les violences qu’ils ont subies. Wabana extirpe du passé colonial les paroles enfouies, celle du territoire et tout ce qui l’habite et celle des ancêtres, en exposant les trop longs silences.  Elle dit : « Tous nos morts sont encore ici, mais ils vont maintenant être entendus. […] Les barrages des rivières ont cédé. Les rivières sont de nouveau libres et le serpent aussi. Tout le territoire est réveillé ». Ce passage qui évoque une libération semble permettre un certain travail de guérison qui s’inscrit dans cette optique décoloniale.  Une guérison qui semble rendue possible grâce à l’actualisation de la mémoire atikamekw qui révèle les liens que son peuple et elle-même entretiennent avec le reste du monde passé, présent et futur, ainsi qu’avec la nature et le territoire, des liens tangibles et réels que met de l’avant Véronique Hébert dans Notcimik.

Yvette Nolan, qui œuvre dans le monde du théâtre canadien autochtone depuis les années 90, a écrit un livre plutôt personnel sur l’histoire du théâtre autochtone canadien intitulé Medicine Shows: Indigenous Performance Culture. Elle écrit que les « Indigenous theatre artists make medicine by reconnecting through the act of remembering. » Cette médecine théâtrale artistique dont elle parle qui se matérialise par le souvenir, le retour au passé, la reconnexion entre le maintenant et l’avant, participe au travail de guérison. Dans le cas de Notcimik, les actions et les paroles de Wabana, l’essaim, le serpent et les montagnes, tous se situent dans un enlacement temporel et spatial qui tend à rétablir un ordre du monde précolonial. La longue scène sur la Grande Paix de Montréal où la narratrice nomme chacune des presque trente nations présentes durant cet été de 1701, est l’un des nombreux passages où l’on effectue un retour en arrière pour se souvenir du passé et l’inscrire à nouveau dans notre imaginaire.

Le texte de la pièce Notcimik : Là d’où vient notre sang de Véronique Hébert, nous transporte dans le temps et dans l’espace pour rendre compte et raconter de tout ce qui se connecte à Wabana et aux Atikamekws. Retisser les liens avec l’ailleurs et le passé, rendre signifiant ce qui a été oublié, recréer le monde en lui rappelant son histoire.

[1] Defraye, Julien et Élise Lepage (Dir.), « Approches écopoétiques des littératures françaises et québécoises de l’extrême contemporain : présentation », Études littéraires, vol. 48, no. 3, 2019, p 7.

[2] Mackenzie, Sarah, Indigenous Women’s Theatre in Canada a Mechanism of Decolonization, Halifax : Fernwood Publishing, 2020, p. 16.  (traduit par moi)

[3] Ibidem.

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