Entrée de carnet
Un animal (mort): spectralité et jeux de mue
Le cheval gît mort sur le bord du chemin, mais son « souffle brûl[e] encore[1] ». Il donne à cette pièce de Félix-Antoine Boutin son titre : Un animal (mort). L’adjectif « mort » est mis entre parenthèses, car dans l’univers de Boutin, la mort perd son caractère définitif et sans appel : « Vous vous souvenez de comment, pollens, nous avons volé ? De comment tout s’est multiplié ? Et de ce qui nous a mangés [2]? » Bien que le temps avance ici selon son propre rythme, sans s’arrêter, les formes paradoxales des personnages seront toujours directement liées et enrichies par celles qui les ont précédées. Comme l’accumulation, à travers le temps de strates de significations sur une chose — une persistance spectrale qui se meut en « spectropoétique[3] ». L’histoire de ces « impersonnages[4] » « se transmet sans exister, […] se construit sans naître. C’est une histoire à l’existence poreuse qui englobe tout[5] ». Et nous, en la recevant, commencerons peut-être à penser que nous sommes tout autant modelés par ces choses qui meurent en nous — nos morts entre parenthèses — et par ce qui en nous naît et renaît.
Marie dit « je ». Cela l’aide sans doute à mieux se confier. Pour nous, elle fait la liste de ce qu’elle contient (de ce qui la peuple) et de ce qui la contient (de son peuple). Elle dit : « Je contiens une petite colline, qui contient de grandes montagnes, qui contiennent une étendue molle et rose, cette étendue contient une truite bien solitaire, cette truite contient un grand loup noir mais seul aussi ; lui, il contient des herbes hautes, qui contiennent des milliers de serpents, qui contiennent chacun quelque chose qui leur est propre[6]. » C’est qu’une présence apparente est toujours soutenue par une non-présence, par d’autres formes et d’autres lieux. Comme une transmigration, où ce qui vit passe d’une forme à une autre, au travers des règnes, et dans ce cas-ci, où ce qui meurt reste contenu dans ce qui survit, dans ce qui paraît. Marie semble au croisement de la vie et de la mort, elle dit « habiter l’histoire d’être le prédateur[7] » ; c’est-à-dire l’histoire d’un être qui vit de la mort, d’une mort qui vit à travers l’être. Son décor, un champ d’herbes grasses dans lequel cinq ou six personnages meurent et renaissent sans cesse. Leurs caractéristiques sont flottantes ; ils peuvent être muets mais parlants, morts mais vivants, vaporeux mais solides, ici mais ailleurs. Les paradoxes s’accumulent, rien ne s’annule.
Julien est le premier à s’adresser à nous. Au moment où ses mots commencent à défiler en surtitre, il n’est pas encore visible sur scène. L’entrée dans la pièce devra donc se faire par le biais d’une écoute attentive, l’écoute de cette voix qui dit déjà nous habiter, nous hanter. Mais d’abord, nous la lisons : « Ma voix est en toi en ce moment parce que tu lis ces mots. […] C’est que je suis un peu toi, parce que c’est toi qui me fais exister[8]. » Doucement, Julien prend corps, son visage apparaît. Et encore un peu, nous lisons : « Ta voix porte mon visage maintenant parce que tu te tiens silencieux et que tu me lis[9] ». Nous lisons jusqu’à ce que Julien se mette petit à petit à prendre voix. À sa suite, tous les personnages de la pièce sont invoqués par « l’empathie infinie de celui qui écoute ce qui semble se taire : les animaux, les plantes, et ceux que les autres n’entendent pas[10]. »
François dit qu’il faut « rencontrer l’autre parce c’est ce dont sont faites les histoires[11]. » Il a peut-être raison. Car nous inventons les choses du monde autant que nous les percevons, nous donnons voix et formes aux choses selon la manière dont elles nous habitent, comme nous pouvons prêter diverses voix aux formes de vies plus-qu’humaines — ces voix sont-elles assez justes ? Leurs voix nous hantent par la prolifération des crises écologiques et nous ne savons pas toujours ce qu’elles nous demandent, ou si elles nous demandent quoi que ce soit. Nous cherchons tout de même à les relayer grâce aux outils que nous avons. Ces voix que nous avons mis à distance, nous pouvons les inviter à hanter notre quotidien, pour qu’elles habitent de nouveau nos considérations, motivent des égards ajustés[12], et ainsi retrouver « le sentiment de la belle vie tout autour qui apaise la mort en nous[13] ».
Références
ANGEL-PEREZ, É. (2006). « Spectropoétique de la scène ». Sillages critiques, 8, document 10. [En ligne : https://doi.org/10.4000/sillagescritiques.558].
BOUTIN, F.-A. (2018). Un animal (mort) dans Koalas, Un animal (mort) et Petit guide pour disparaître doucement. Éditions Triptyque.
MORIZOT, B. (2020). Manières d’être vivant. Paris.
SARRAZAC, J.-P. (2012). Poétique du drame moderne. Seuil.
[1] BOUTIN, F.-A. (2018). Un animal (mort) dans Koalas, Un animal (mort) et Petit guide pour disparaître doucement. Éditions Triptyque, p. 72.
[2] Ibid., p. 125.
[3] ANGEL-PEREZ, É. (2006). « Spectropoétique de la scène ». Sillages critiques, 8, document 10.
[4] Voir SARRAZAC, J.-P. (2012). Poétique du drame moderne. Seuil.
[5] Boutin, op. cit., p. 116.
[6] Ibid., p. 99.
[7] Ibid., p. 114.
[8] Ibid., p. 74.
[9] Idem.
[10] Ibid., p. 76.
[11] Ibid., p. 84.
[12] Voir MORIZOT, B. (2020). Manières d’être vivant. Paris.
[13] Boutin, op. cit., p. 127.