Entrée de carnet

Partialité

Cat Alexis Blanchette
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

La partialité est l’un des fondements de l’éthique du care. Nous prêtons une plus grande attention aux choses et aux êtres qui comptent pour nous. En tant que lecteur, je suis partial quant à la présence végétale dans la littérature et la dramaturgie. C’est probablement parce qu’en général les plantes se situent en marge de la marge, presque invisibles à la majorité qui regarde, qui lit. Je m’identifie à elles, et je réponds à leur appel à investir un autre rapport à la pensée et au monde auquel nous appartenons.

En ce sens, ma lecture des propositions de Sandra Laugier dans « Care, environnement et éthique globale 1Laugier, Sandra, « Care, environnement et éthique globale », Cahiers du Genre, vol. 59, no 2, 2015. » a mené à une solidification de mes assises intellectuelles et politiques qui sont décoloniales et déconstructivistes. Elle écrit :

Les relations qui engendrent des responsabilités peuvent naître de la simple coprésence, mais aussi se fonder sur la biologie, l’histoire, la pratique […] ou d’autres ” interactions moins structurées “. Les responsabilités qui en résultent varieront alors, mais ces variations ne dépendront pas d’un principe moral substantiel qui décrirait la valeur de chacune de ces responsabilités. Elles seront plutôt fonction de la profondeur de la relation existante2Ibid., p. 141. L'auteure souligne..

La responsabilité morale ne repose pas sur un impératif motivé par le devoir conséquent à un ordre rationnel comme c’est le cas chez Kant, par exemple. Avec le care, il n’est plus question d’agir de façon purement impartiale ou objective. Je peux reconnaître mes attachements et agir d’une façon qui rend compte de ma propre subjectivité, mais aussi de celle d’autres êtres vivants. Par ses ramifications avec les écoféminismes, le care m’invite aussi à considérer mes privilèges et leurs effets. Je suis blanc et descendant de colons, mes ancêtres (et mes contemporains) ont mis à mal cette Terre que j’aime. Je me donne alors la tâche de réparer les dommages à ma portée qui ont été causés par ces violences. Mais c’est surtout parce que, pour le dire avec Catriona Sandilands, plants matter to me3Sandilands, Catriona, « Plant/s Matter », Women’s Studies, vol. 50, no 8, Routledge, 2021..

Cette dimension éthique maintenant adressée, il me reste à déterminer de quelle façon aborder la question du décentrement en réponse à l’anthropocentrisme dans mon processus de recherche et de pensée créatrice. Laugier rappelle que l’analyse de la responsabilité en termes relationnels met en lumière l’inégalité des rapports de pouvoirs entre sujets ainsi que l’asymétrie des relations d’interdépendance entre eux4Sandra Laugier, op. cit., p. 139., j’y faisais référence plus haut. Un défi se présente ici en raison de mon sujet de prédilection. La figure de l’imaginaire botanique qui m’interpelle le plus est celle du jardin. Comment investir le décentrement tandis que cet espace est forcément le résultat de l’intervention humaine sur la nature?

Je souhaite incarner ce paradoxe fertile comme sa résolution dans ma posture de chercheur. Je vise à rendre compte de l’altérité végétale sans pour autant masquer de ma voix celle des plantes qui tarde à se faire entendre. J’aspire à être leur allié, leur co-conspirateur.

Ce postulat me renvoie directement à une réflexion que d’autres auteur.es ont entamée avant moi, entre autres du côté des études végétales. Dans son livre La pensée végétale. Une philosophie de la vie des plantes5Marder, Michael et al.La pensée végétale. Une philosophie de la vie des plantes, Dijon, Les Presses du réel, 2021. Michael Marder interroge: « comment pouvons-nous aller à la rencontre des végétaux, et comment pouvons-nous, lors de cette rencontre, préserver et nourrir sans fétichisme aucun leur altérité?6Ibid., p. 15. »

Gilles Clément énonce à propos de sa posture qui transparaît dans son projet d’écologie humaniste qu’est le jardin planétaire: « Je suis jardinier au sens littéral du terme quand je mets les mains dans la terre et je le suis à nouveau avec une autre distance quand je cherche à travailler sur des paysages qui sont à grande échelle […]7Clément, Gilles, Toujours la vie invente. Réflexions d'un écologiste humaniste, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, coll. « L’Aube poche essai », 2008, p. 7. ». Comme lui, je suis avant tout jardinier. C’est avec cette attention nécessaire pour cette pratique, ce souci amical et solidaire que je vais à la rencontre du végétal. Cette autre distance est pour moi celle de la représentation ou du symbolique, comme mon terreau principal est la littérature, mais je l’investis concrètement par une praxis de ma pensée végétale.

Je me décentrerai donc par le biais ma méthode. J’aborderai les textes à partir du végétal lui-même. Je souhaite entamer et aller plus loin que l’étude de la représentation littéraire des relations entre humains et autres qu’humains dans les textes. Mon écriture rendra compte de mon interimplication intime avec les végétaux. Je crois que c’est ainsi, avec humilité, que je pourrai leur rendre justice, et ainsi apprendre d’eux, sur eux, avec eux. En végétalisant mon sensorium, je continuerai de cultiver un mode d’attention qui me permet de percevoir ce qui compte pour les plantes et tous leurs complices8Je visite ici des idées développées par Natasha Myers. Voir Myers, Natasha,« How to grow liveable worlds: Ten (Not-so-easy) Steps for Life in the Planthroposcene », ABC Religion and Ethics, 2021. https://www.abc.net.au/religion/natasha-myers-how-to-grow-liveable-worlds:-ten-not-so-easy-step/11906548.

Donc oui, je suis jardinier. Parce que, oui, vraiment, plants matter to me.

  • 1
    Laugier, Sandra, « Care, environnement et éthique globale », Cahiers du Genre, vol. 59, no 2, 2015.
  • 2
    Ibid., p. 141. L'auteure souligne.
  • 3
    Sandilands, Catriona, « Plant/s Matter », Women’s Studies, vol. 50, no 8, Routledge, 2021.
  • 4
    Sandra Laugier, op. cit., p. 139.
  • 5
    Marder, Michael et al.La pensée végétale. Une philosophie de la vie des plantes, Dijon, Les Presses du réel, 2021.
  • 6
    Ibid., p. 15.
  • 7
    Clément, Gilles, Toujours la vie invente. Réflexions d'un écologiste humaniste, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, coll. « L’Aube poche essai », 2008, p. 7.
  • 8
    Je visite ici des idées développées par Natasha Myers. Voir Myers, Natasha,« How to grow liveable worlds: Ten (Not-so-easy) Steps for Life in the Planthroposcene », ABC Religion and Ethics, 2021. https://www.abc.net.au/religion/natasha-myers-how-to-grow-liveable-worlds:-ten-not-so-easy-step/11906548
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