Entrée de carnet
Femme-forêt, femme-territoire
« Sometimes I wish I could photosynthesize so that just by being, just by shimmering at the meadow’s edge, or floating lazily on a pond, I could be doing the work of the world while standing silent in the sun. »
Robin Wall Kimmerer, Braiding Sweetgrass
Depuis que je suis jeune, j’ai toujours aimé faire de grands câlins aux arbres. Lorsque je prenais des marches dans la forêt familiale avec mes grands-parents et le reste de notre clan, et que nous croisions de gros arbres majestueux, nous nous mettions à plusieurs pour l’encercler et pour le serrer dans nos bras le plus fort que nous pouvions. C’était une manière de lui dire qu’on l’aimait d’une profonde tendresse, qu’il faisait en quelque sorte partie de la famille. Ma mamie connaissait chaque essence d’arbre et elle aimait m’apprendre à identifier et différencier leurs feuilles, c’était un jeu pour nous. Mon père et moi avons nos arbres préférés que nous présentons à chaque personne de l’extérieur qui vient nous visiter. Ils sont immenses comme des seigneurs et vers la fin du printemps, lorsque le vent du Saint-Laurent fait danser leurs feuilles, ils sentent le raisin sucré.
Du côté de mon père je suis une Sylvestre, ce qui veut dire selon le Larousse « relatif aux forêts », et du côté de ma mère une Sylvain, inspiré de « silva » qui veut dire forêt en latin. Mon nom, mon identité, mes ancêtres et mon être sont intrinsèquement liés aux bois et j’ai toujours eu un sentiment de « chez soi » lorsque je m’y trouve. Une femme-forêt, je me définis ainsi parfois (oui, je le sais, le lien avec Anaïs Barbeau-Lavalette saute aux yeux, mais bon, ça sera pour une autre fois peut-être). L’interconnexion que j’ai avec l’écorce, la sève, et tout l’univers végétal est indéniable pour moi.
Se sentir ainsi connecté.e aux autres (suggestion : êtres non humains) qu’humains est une habileté innée que nous associons souvent aux nations autochtones qui ont toujours su vivre en harmonie avec la Terre. Leurs spiritualités et leurs croyances, leurs façons d’habiter et d’exploiter leurs territoires, ainsi que leurs récits reflètent cette pensée circulaire qui place les humains d’égal à égal avec tout ce qui compose l’environnement, au contraire des traditions occidentales qui élèvent l’Homme tout au-dessus de la pyramide écologique.
Dans son article « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone » (2016) paru dans la revue Quebec Studies, Joëlle Papillon nous présente la conception poétique de la « femme-territoire » de Natasha Kanapé-Fontaine qui expose les principaux caractères de cette connexion entre les humains et la nature, dont un lien entre les traumatismes engendrés par la colonisation et la crise écologique, ainsi que le travail de guérison qui s’ensuit, vécus à la fois par le territoire et par les Innus (les humains). Comme le note Papillon, Kanapé Fontaine se joint au territoire pour se poser en « alliés devant la menace coloniale et environnementale[1] » comme on le remarque dans cette citation tirée de son recueil Bleuets et abricots : « Une femme se lèvera / vêtue de ses habits de lichen / vêtue de ses traditions / vêtue de son tambour intérieur // Elle sera debout / devant les machines / mystère territorial[2] ». La femme-territoire porte en elle et sur elle le territoire pour résister aux « machines » du capitalisme et de la colonisation, un symbole de la connexion qui unit les Premiers Peuples à la nature, l’un ne peut aller sans l’autre, dans la l’espoir comme dans la souffrance.
Cette idée peut nous sembler poétique à nous les Blancs, les Allochtones, les citoyens urbains et déconnectés du monde naturel, mais j’ai l’impression que si nous y croyions vraiment à l’existence de cette « femme-territoire », que si nous nous sentions interreliés à tout le reste au lieu de nous imaginer comme étant des espèces autres, supérieures, capables de tout contrôler, de tout détruire, la fin de ce monde que nous connaissons ne serait pas aussi imminente qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Dans Braiding Sweetgrass, Robin Wall Kimmerer affirme que les histoires de la nature que les sociétés se racontent sont les fondements des pensées écologiques. Elle écrit : Children hearing the Skywoman story from birth know in their bones the responsibility that flows between humans and the earth[3][4]. ». Elle compare les histoires de Skywoman et d’Ève, deux femmes mythiques qui ont participé à l’origine du monde, pour démontrer la portée de ces récits cosmogoniques sur nos conceptions écologiques. Elle illustre cette idée habilement en imaginant la rencontre de ces deux femmes qui se serait produite lors des premiers contacts entre colons et Autochtones: And then they met—the offspring of Skywoman and the children of Eve—and the land around us bears the scars of that meeting, the echoes of our stories[5].». C’est à se demander comment serait notre monde aujourd’hui si Ève et Adam n’avaient pas été bannis du Jardin d’Éden pour avoir croqué une pomme, si notre histoire originelle raconterait l’humain, les animaux, les végétaux, les minéraux, les champignons et cie tous ensemble, interreliés, comme Skywoman, la tortue, la loutre, les oiseaux et tous les autres qui participèrent à la création de l’Île de la Tortue.
[1] Papillon, Joëlle, « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone », Quebec Studies, no. 63, 2016, pp.68.
[2] Kanapé Fontaine, Natacha, Bleuets et abricots dans Papillon, Joëlle, « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone », Quebec Studies, no. 63, 2016, pp.69.
[3] Wall Kimmerer, Robin, Braiding Sweetgrass, Minneapolis : Milkweed Editions, p. 18.
[4] Souligné par moi.
[5] Ibid., p.20.