Entrée de carnet
Être(s) spéculé-e(s)
Une pièce beige, mais noire. Petite, non, plus grande. Des personnes, on ne les voit pas. Existent-elles parce qu’elles sont racontées ?
« [the] sound gets louder and louder »[1]
Une voix occupe l’espace. Elle cherche « consistance » (Vella, 2015) et procède par descriptions — longues, sensorielles. La voix est aussi un corps. Ou plutôt, le corps raconte aussi. Avec Speculations (2011), la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen développe une discursive practice performance où le texte émerge du geste.
« and then all of a sudden it cuts and it leaves a kind of silence behind »
Le public est debout. Leurs manteaux, dans les mains. Leurs sacs, déposés au sol. Ces personnes sont visibles. Certaines circulent, d’autres restent immobiles. Elles ne disent rien, se regardent, froncent les sourcils, sourient, écoutent.
« out of this silence appears a landscape »
Une étendue côtière existe, là-bas. Ici ? Les pluies touchent le sol. Presque. Une performance passée se passe encore. Une scène de film se rejoue. Le désastre a eu lieu, les débris en témoignent. Qu’est-ce que cette noirceur ? Elle arrivera plus tard.
« it’s not an entirely natural landscape »
Des paysages sont assemblés par l’imagination — du public, de la performeuse. Sont-ils artificiels?[2]
« it’s a more like a landscape made out of millions of little pieces »
Des paysages de plastique sur les berges, de peintures sur les peaux, d’objets domestiques dans le ciel. Des matières, toujours plus de matières — « naturelles » ou non, entières ou dé/recomposées. Mette Ingvartsen s’inspire de Jane Bennett pour les traduire vibrantes (2010). Je m’inspire de Serpil Oppermann pour les recevoir densely storied (2018) : chargées d’histoires.
« that are now lying glittering in the sun »
La storied matter se compose par alliance avec l’humain (Oppermann, 2018). Autrement dit, les matières émergent de la voix modelée par ces matières. Cela n’implique pas que Mette, en racontant les débris, leur prête une agentivité, mais que ces débris font trace (Cohen 2015) dans l’histoire racontée, dans la manière de la raconter.
« they all have different shapes and sizes and textures »
Tout comme l’effet d’une peinture métallique lorsqu’elle est appliquée sur les corps — « the curves and the shapes of the body stand out much more » (Ingvarsten, 2011) — la sensorialité de l’eau ou l’expressivité de la pénombre offrent au discours de nouvelles textures, de nouveaux reliefs.
« it creates a hill or a mountain that is an abstract shape in this landscape »
C’est sans doute pourquoi Mette dit travailler une expression « non-anthropocentrique » (Ingvarsten, 2016) : sans s’effacer, l’humain se décentre. La performeuse, en s’engageant dans le récit d’autres matières. Le public, en s’y adaptant.
« there is also a cloud that moves really differently from how an usual cloud moves »
« Le spectateur n’est pas actif, mais pas passif », soutient Mette (Ingvartsen, 2016). La position qu’elle leur propose est en déséquilibre, en « situation de vigilance et d’alerte, de vulnérabilité à l’égard de ce qui advient. » (Bigé, 2015) Avec Speculations, ce qui advient nous invite et nous résiste : la trajectoire trouve substance dans ses ruptures et ses superpositions.
« it has a much thicker quality »
L’intrication des lieux, des choses et des actions nécessite une manière de les accueillir. Mette parle depuis « [a] thick, fibrous, and lumpy ‘now’ » (Haraway, 2016), elle chorégraphie des présences-absences : quelques performeur-euse-s demandent notre attention, nous devons les imaginer. Mais l’incrédulité que la voix suspend est toujours renégociée par des « jeux de proximité et de distances » (Bardet, Clavel & Ginot, 2019). Nous avons cru à une grande salle noire, nous avons cru aux performeur-euse-s; Mette rappelle qu’iels n’y sont pas. D’un coup, revoilà la petite pièce beige qui, bien vite, accueille d’autres présences et nous, nous ne sommes plus sûr-e-s d’y être.
« it stops and lingers over a very strange sight »
À l’écoute, je m’emboîte dans ces sauts spatio-temporels, réels-virtuels. Je cherche une entrée en fonction de l’environnement qui se dessine. Je peaufine des protocoles d’attention suffisamment souples pour soutenir des pas de recul. Ce sont par eux que s’aiguise ma réceptivité, ils m’invitent à prêter/faire attention à ce qui est là et à la place que je peux prendre, en déséquilibre.
« there’s a strange displacement going on in this landscape »
Ainsi l’agentivité et le pouvoir sont questionnés : « who is moved by what » (Ingvarsten, 2016) – qui est mû/ému, et par quoi ? Et de quels mouvements cette (é)motion est-elle faite ? Quelque part entre le décentrement (du cadre) et le recentrement (sur l’affect), Speculations incite à observer ce qui se déplace lorsqu’on se laisse toucher.
Références
Vella, Graziella. (2015) « Spéculer avec consistance » dans Gestes spéculatifs, Didier Debaise & Isabelle Stengers (dir.) Dijon : Les presses du réel.
Bennett, Jane. (2010) Vibrant Matter : a political ecology of things. Durham: Duke University Press.
Bigé, Emma (Romain). (2015) « Sentir et se mouvoir ensemble. Micro-politiques du contact improvisation », Recherches en danse, vol. 4.
Clavel, Joanne, Ginot, Isabelle & Bardet, Marie. (2019) « Introduction » dans Écosomatiques : Penser l’écologie depuis le geste, Isabelle Ginot, Joanne Clave & Marie Bardet (dir.) Montpellier: Deuxième Époque.
Cohen , J. J. (2015) Stone: An Ecology of the Inhuman, Minneapolis : University of Minnesota Press.
Haraway, Donna J. (2016) Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham: Duke University Press.
Ingvartsen, Mette. (2016) « Interview with Mette Ingvartsen and Petra Sabisch about Speculations » dans EXPANDED CHOREOGRAPHY: Shifting the agency of movement in The Artificial Nature Project and 69 positions, Lund University.
Oppermann, Serpil. (2018) « Storied Matter » dans Posthuman Glossary Rosi Braidotti & Maria Hlavajova (dir.). London : Bloomsbury.
[1]Les citations et l’image sont extraites de la captation de Speculations (18:30-18:45), repérable à cette adresse : https://vimeo.com/164552586
[2]Sous le nom « Artificial Nature Series » , Mette Ingvarsten regroupe evaporated landscapes (2009), The Extra Sensorial Garden (2010), The Light Forest (2011), Speculations (2011) et The Artificial Nature Project (2012).