Entrée de carnet
Illisibilité
un ventre chaud contre un dos brûlant / se coller / se réveiller / se faire réveiller / un nez plus froid que l’autre / ne pas bouger : être attentive / ne pas bouger : avoir mal / descendre les marches / porter l’autre / résister à la médication : le répéter aux docteurs et-ou l’enrober de beurre d’arachide / manger, vomir, ne plus manger / de nouvelles médications : hésiter à les prendre, puis oublier de les prendre / cacher l’antibiotique dans les croquettes / manger / trouver l’antibiotique recraché un peu plus loin / trouver des petites dents par terre / du sang sur les jouets / boire de l’eau, beaucoup / ne pas boire, toute une journée / monter les marches / se pencher / se dresser / avoir le hoquet / être réveillée par le hoquet / passer un glaçon sur les gencives et-ou sur le poignet / ne pas savoir se faire à manger / ne pas se faire à manger / pleurer sur le petit oreiller / jouer / tomber dans le parc à chien : courir plus vite / tomber dans le parc à chien : rester au sol / marcher un peu trop loin / encore un peu trop loin
J’habite avec une petite chienne qui a mal aussi. Je voudrais qu’elle n’ait plus mal. Je voudrais ne plus avoir mal et m’occuper d’elle et m’occuper de moi. Des signes nous relient, nous éloignent, « nous nous exerçons l’une l’autre à des actes de communication que nous comprenons à peine » (Haraway, 2003) et négocions seules/ensemble la « multiplicité feuilletée » (Morizot, 2020) de l’illisibilité, dans laquelle la douleur se dépose.
Nos limites se rencontrent — corporelles, langagières, attentionnelles. Mais ne sont pas les mêmes. Je ne crois pas. Une altérité intime et incompressible (Morizot, 2020), dans la maison, entre nous.
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Je crois en la signifiance des « matières illisibles » (Zhong Mengual & Morizot, 2018). Je les sens chargées, pour reprendre l’expression de Catherine Bouko, de signes-sphinx; « lesquels, avec leur part d’opacité, font de la sémantisation une activité toujours en partie suspensive, marquée par le flottement du sens. » (Cyr, 2019) Je crois surtout que, si l’illisibilité se constelle d’interprétations multiples, elle est déjà « coloré[e] d’importance dans son mystère même» (Morizot, 2020).
Ainsi, en gommant l’idée qu’il n’y a « rien à lire » (Zhong Mengual & Morizot, 2018, les auteurices soulignent), peut-on se pratiquer à recevoir sans lire? Pas dans l’optique d’accueillir des corps, des mots, des traces comme étant radicalement illisibles, mais d’accueillir le potentiel d’illisibilité — en s’y rendant vulnérable, en apaisant les dynamiques de pouvoir et de production du savoir.
Je veux dire : être curieux-ses, autrement. Créer des rapports solidaires qui ne soient pas conditionnels à une lisibilité (impliquant que l’un-e sache lire et que l’autre se donne à lire). Chercher des espaces et des manières pour éprouver l’altérité sans (se) l’assimiler; pour reconnaître un « droit à l’opacité » (Glissant, 1990).
Pourrait-on ajuster nos réflexes en n’associant pas la rencontre à la lisibilité, en n’abordant pas systématiquement une chose comme étant potentiellement lisible ou appelant à être lue, en ne déployant pas nos dispositions sensibles et attentionnelles uniquement en fonction des clés de lecture qui nous apparaissent ?
Je pense à la manière qu’a Karine M. Danielsson d’apprécier les oiseaux « and their quiet insistence on remaining birds » (2021). Elle invite à développer une sensibilité capable d’accompagner l’illisibilité, sans forcément la résoudre.
« Something like coexisting »; quelque chose comme l’écognosis. (Morton, 2016)
« Like becoming accustomed to something strange, yet it is also becoming accustomed to strangeness that doesn’t become less strange through acclimation » (Morton, 2016) ; quelque chose comme vivre avec le trouble (Haraway, 2016), être troublé-e-s, être trouble, se troubler, troubler ensemble.
L’illisibilité, un écran ? Non, une couche protectrice, un voile trouble dont on s’enveloppe, qu’on garde contre soi et qu’on étend parfois vers l’autre — pas pour qu’il le saisisse, mais pour qu’il nous rejoigne en acceptant l’incertitude.
Références
Cyr, Catherine. (2019). Résonances : des imaginaires du corps tissés de textualité. Percées, (1-2).
Danielsson, Karin M. (2021) « Unreadable Nonhumans, Ambiguity and Alterity in Eric Linklater’s Short Fiction », Green Letters, 25:3, 313-325
Despret, Vinciane. (2019). Habiter en oiseau. Paris : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages ».
Glissant, Édouard. (1990) Poétique de la Relation. Paris : Gallimard.
Haraway, Donna. (2003) The Companion Species Manifesto. Dogs, People and Significant Otherness, Chicago : Prickly Paradigm Press. Citation traduite par Vinciane Despret dans « Rencontrer un animal avec Donna Haraway », Critique, 2009/8-9 (n° 747-748), p. 745.
Haraway, Donna. (2016) Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Durham : Duke University Press.
Morizot, Baptiste. (2020) Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 336 p.
Morton, Timothy. (2016) Dark Ecology: For a Logic of Future Coexistence, New York: Columbia University Press.
Zhong Mengual, Estelle, et Morizot, Baptiste. (2018) « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, pp. 87-96.