Cahiers ReMix, numéro 22, 2024
Matérialités coloniales de la traduction
Une introduction de René Lemieux et Mélissa Major
Dans un article intitulé «Les langages de la colonisation»1Dalie Giroux, «Les langages de la colonisation: quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord», Trahir 8, 2017, en ligne: https://trahir.wordpress.com/2017/05/23/giroux-langages/ [page consultée le 2 août 2024]., Dalie Giroux souligne la difficile relation entre les langues subalternes en Amérique du Nord. Selon son analyse de la situation coloniale contemporaine, un obstacle empêcherait la communication véritable entre les locuteurs et locutrices des multiples langues parmi lesquelles nous vivons. Cette difficulté s’expliquerait notamment par notre rapport à la langue française: «Nous avons appris, pour accéder à l’État, à parler anglais en français, nous avons appris à coloniser.» La langue anglaise est donc moins en cause que la forme coloniale qui se transmet bien souvent dans son idiome. On pourrait comprendre cet enjeu comme un problème de «forme» coloniale. Celle-ci prescrirait les relations entre les idiomes, s’imposant ainsi à une «matérialité» première, celle de la langue. Comment dès lors comprendre le rôle de cette forme coloniale? Comme l’idéologie, à la fois forme extérieure à la langue et fond matériel comme condition de possibilité du langage, participe-t-elle à nos échanges en traduction?
La plupart des huit articles qui composent ce numéro ont d’abord été présentés sous forme de communications lors du XXXIIe Colloque de l’Association canadienne de traductologie sur le thème Cultures matérielles de la traduction, organisé par Marie-Alice Belle et Hélène Buzelin dans le cadre du Congrès des sciences humaines à l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver, printemps 2019). C’est dans ce contexte que Simon Labrecque et René Lemieux ont organisé le panel «Matérialités du colonialisme en traduction/Colonialism Matters in Translation2Le présent dossier a un peu modifié le titre de l’événement original en voulant mettre l’accent sur la traduction plutôt que la colonisation.» dont les conférencières invitées étaient Dalie Giroux et Lee Maracle3Ce fut également l’occasion de souligner la publication récente de Parler en Amérique: oralité, colonialisme, territoire de Dalie Giroux (Mémoire d’encrier, 2019) et de la traduction de Ravensong de Lee Maracle par Joanie Demers sous le titre Le chant de Corbeau (Mémoire d’encrier, 2019).. Les interventions ici réunies ont pour objectif de réactiver le questionnement sur la différence entre la forme et le fond du colonialisme et de poursuivre le dialogue sur les conditions d’usage d’une matière linguistique subalterne dans le contexte canadien et nord-amériquain (pour reprendre l’orthographe de Jean Morisset), c’est-à-dire selon les conditions difficiles dans lesquelles on traduit.
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Le premier article, «Autochtones anglophones et Autochtones francophones, deux solitudes que la traduction peut rapprocher», de Mélissa Major, dresse le portrait de la traduction, au Canada, des œuvres autochtones écrites dans une langue coloniale, l’anglais et le français. Cette tentative difficile d’inventorier ces œuvres des Premiers Peuples permet de faire des constations, par exemple au regard des époques qui ont vu davantage de traduction, aux auteurs et autrices qui ont été davantage traduits, aux maisons d’édition qui offrent le plus de traductions de ce type et au temps qui sépare la publication de l’œuvre originale de celle de sa traduction. Une annexe accompagne l’article et offre aux lecteurs les détails qui ont permis d’en arriver aux résultats.
L’article de Kacey Chagnon, intitulé «La Confédération Haudenosaunee du futur: réflexions sur les méthodes de traduction décoloniales», propose une méthodologie au service des textes autochtones sans chercher nécessairement à répondre à des exigences euro-américaines. Chagnon souligne le travail en cours visant à décoloniser la traduction, par exemple l’appel à une personne autochtone pour réviser le travail d’un traductaire allochtone. On retrouvera dans l’article une analyse de la traduction faite par Chagnon de la production multisémiotique de l’artiste kanien’kehá:ka Skawennati, intitulée Le retour du Pacificateur.
L’article suivant d’Ana Kancepolsky Teichmann a pour titre «Traduire An Antane Kapesh vers l’espagnol: le parcours circulaire de Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite sauvagesse». Cet essai publié une première fois en 1976 dans une édition innu-aimun/français, a aussi été traduit en anglais en 2020, à partir de la traduction française. Dans son article, Kancepolsky Teichmann se penche sur les enjeux de traduction de cet ouvrage et, en particulier, à son parcours. L’article vise également à réfléchir, à partir de l’expérience de la traduction vers l’espagnol de deux chapitres de l’essai, en quoi la multiplicité des versions participe à enrichir l’œuvre.
Dans «Le rapport du discours politique colonial à l’écriture», quatrième article de ce dossier, Guillaume G. Poirier s’intéresse aux discours coloniaux qui mettaient l’accent sur la supposée absence d’écriture chez les Premiers Peuples, et la manière avec laquelle cette conviction a nourri la certitude des colonisateurs concernant l’infériorité des Autochtones. L’objet «écriture» est ainsi devenu un outil, pour ne pas dire une arme, pour défendre le projet colonisateur des Européens. Pour appuyer ses propos, Poirier analyse le cas du missionnaire Chrestien Le Clercq qui, au XVIIe siècle, a fait usage d’une forme d’écriture logographique dans le but de traduire la Bible en langue micmac, mais qui avait aussi pour effet de refuser à ses utilisateurs toute création de sens nouveau.
Poursuivant la réflexion sur les rapports entre la parole et l’écriture, l’article de René Lemieux s’intitulant «Citer le témoignage en justice: enquête philosophique sur l’accueil de la performance juridique autochtone en droit canadien» se penche sur la preuve orale dans les causes de revendications territoriales autochtones, en particulier avec l’arrêt Delgamuukw en 1997. À la suite du procès en première instance en Colombie-Britannique, le jugement rendu n’acceptait qu’à titre de preuve que les documents écrits, attribuant ainsi une supériorité à l’écrit au détriment de l’oralité. Questionnant la notion de citationnalité de la parole en droit, Lemieux analyse les enjeux suscités par un changement de paradigme au regard de la preuve orale au sein du droit canadien.
Pour sa part, Simon Labrecque, dans «N’a-t-on jamais traduit une monographie de paroisse? Transcription et translation de la colonisation au Québec», s’intéresse à l’objet assez peu étudié de la monographie de paroisse. Ce genre littéraire singulier, dans lequel Labrecque perçoit une forme de traduction, celle de l’oralité populaire à l’historiographie scripturale, nous permet, lorsqu’on en étudie l’histoire, de mieux comprendre le processus de colonisation. En passant par une réflexion géocritique sur la notion théologique de «paroisse», Labrecque donne à penser l’habitation de la colonie à partir d’un nouvel éclairage, celui du séjour à l’étranger.
Les deux derniers articles portent sur la traduction de l’écrivaine stó:lō/tsleil-waututh Lee Maracle. Céline Parent poursuit l’analyse de la relation entre l’oralité et l’écriture dans son étude intitulée «Un art de la parole en traduction: relation entre les langues dans quelques textes choisis de Lee Maracle», mais cette fois sous l’angle de la préservation de la parole autochtone à travers la littérature. Selon Parent, Maracle intervient sur l’anglais par une forme d’«autochtonisation» de cet idiome, et ce, en jalonnant son œuvre de mots en langue halkomelem. Cet hétérolinguisme de l’œuvre originale est problématisé par le processus de traduction qui, dans les faits, participe à révéler les nœuds entre le territoire, les langues et la culture salish.
Le dernier article de ce dossier, «Matérialité de l’éthique et de l’altérité en contexte colonial: réflexions autour du geste de traduire I Am Woman de Lee Maracle» de Julie Perreault, se veut également une réflexion sur la traduction de Maracle, cette fois d’un chapitre de I Am Woman, qu’on pourra retrouver en annexe. Le commentaire réflexif de Perreault tente d’articuler les questions politiques du lieu d’où provient le texte, mais aussi de celui d’où l’on traduit. Se développe ainsi une pensée éthique de la traduction, motivée par le désir d’une émancipation féministe et décolonisatrice.
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L’image choisie pour accompagner ce dossier est une photo prise par René Lemieux lors d’une visite au Musée Field de Chicago. Dans la section réservée à une exposition sur les Autochtones, intitulé «Native Truths: Our Voices, Our Stories», on peut retrouver un très grand nombre de ces panneaux indiquant le retrait ou la dissimulation d’artéfacts suite à des demandes formulées par des communautés autochtones en accord avec le Native American Graves Protection and Repatriation Act (États-Unis) de 1990. Les objets ne sont pas nécessairement remis aux communautés, ils peuvent simplement être placés, autrement dit «translatés» (une acception du terme que nous apprend l’article de Simon Labrecque), dans les entrepôts de l’institution. La section du Musée Field contient beaucoup de ces objets irreprésentés, parce que censurés, et cette irreprésentation est elle-même paradoxalement représentée assez ostensiblement. Est-ce le signe d’une hypocrisie ou d’un réel sentiment de repentir? Quoiqu’il en soit, nous avons trouvé cette image parlante de la situation coloniale actuelle, laquelle semble retenue dans un entre-deux sémiotique.
Crédits de ce numéro
- Comité scientifique: René Lemieux et Mélissa Major
- Révision du contenu: Louis-Philippe Brochu
- Intégration du contenu: Sarah Grenier Millette et René Lemieux
- Édition PDF: Sarah Grenier-Millette
ISBN: 978-2-923907-94-9
La version PDF de cette publication est disponible en téléchargement au bas de la page.
- 1Dalie Giroux, «Les langages de la colonisation: quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord», Trahir 8, 2017, en ligne: https://trahir.wordpress.com/2017/05/23/giroux-langages/ [page consultée le 2 août 2024].
- 2Le présent dossier a un peu modifié le titre de l’événement original en voulant mettre l’accent sur la traduction plutôt que la colonisation.
- 3Ce fut également l’occasion de souligner la publication récente de Parler en Amérique: oralité, colonialisme, territoire de Dalie Giroux (Mémoire d’encrier, 2019) et de la traduction de Ravensong de Lee Maracle par Joanie Demers sous le titre Le chant de Corbeau (Mémoire d’encrier, 2019).
Articles de la publication
Autochtones anglophones et Autochtones francophones, deux solitudes que la traduction peut rapprocher
Au Canada, la colonisation se fait en anglais, mais aussi en français, ce qui a eu pour conséquence de créer une division entre les peuples autochtones qui ont été forcés d’apprendre l’anglais et ceux qui ont été obligés d’apprendre le français. Cette division s’explique en grande partie par un obstacle évident, celui de ne pas avoir une langue commune.
La Confédération Haudenosaunee du futur: réflexions sur les méthodes de traduction décoloniales
La traduction a historiquement fait office d’outil de colonisation dans les Amériques en participant à imposer une forme coloniale du langage, notamment par le biais des écrits des premiers colons, des traductions religieuses des missionnaires ou des tentatives d’anéantissement des langues autochtones au profit des langues coloniales par le système des pensionnats autochtones.
Traduire An Antane Kapesh vers l’espagnol: le parcours circulaire de «Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite sauvagesse»
n 2019, la maison d’édition montréalaise Mémoire d’encrier publiait Eukuan nin matshi-manitu innushkueu/Je suis une maudite sauvagesse, d’An Antane Kapesh, en format bilingue qui intègre l’innu-aimun et la traduction en français de José Mailhot. Pourtant, l’œuvre de Kapesh dut parcourir un long chemin pour en arriver à cette édition, la quatrième depuis sa publication originale en 1976.
Le rapport du discours politique colonial à l’écriture
À son arrivée en Amérique, Gabriel Sagard raconte avoir gravé des croix et des Jésus sur les arbres dans un geste qui s’avoue être une prise de terre contre Satan: «Je gravais, avec la pointe d’un couteau dans l’écorce des plus grands arbres, des croix et des noms de Jésus, pour signifier à Satan et à ses suppôts que nous prenions possession de cette terre pour le royaume de Jésus-Christ et que dorénavant il n’y aurait plus de pouvoir et que le seul et vrai Dieu y serait reconnu et adoré.»
Citer le témoignage en justice: enquête philosophique sur l’accueil de la performance juridique autochtone en droit canadien
La preuve orale dans les causes de revendications territoriales autochtones est un sujet qui reçoit un intérêt grandissant depuis l’arrêt Delgamuukw (1997). Cette forme de preuve a longtemps fait, et fait encore l’objet de contestations en cour.
N’a-t-on jamais traduit une monographie de paroisse? Transcription et translation de la colonisation au Québec
La monographie de paroisse est l’un des objets typiques produits par la colonisation du Québec aux 19e, 20e et, peut-être aussi, au 21e siècles. La forme et le fond de ces objets textuels trament une des matières de la colonisation européenne en ces terres.
Un art de la parole en traduction: relation entre les langues dans quelques textes choisis de Lee Maracle
Inscrit dans la problématique plus large de la préservation de la parole et des langues autochtones marginalisées par les empires coloniaux, cet article porte sur la relation complexe entre les langues en présence dans un corpus de traduction regroupant sept textes, que l’auteure stó:lō/tsleil-waututh Lee Maracle a publiés entre les années 1990 et 2015: «Bertha»; «Goodbye, Snauq»; «War»; «Boy in the Archives»; «Oratory: Coming to Theory»; «Toward a National Literature: “A Body of Writing”» et «Dancing my Way to Orality».
Matérialité de l’éthique et de l’altérité en contexte colonial: réflexions autour du geste de traduire «I Am Woman» de Lee Maracle
Ce texte présente quelques extraits traduits d’un chapitre de I Am Woman de l’autrice stó:lō et salish Lee Maracle (1996), intitulé «Isn’t Love a Given?» (L’amour ne va-t-il pas de soi?). Une première traduction de ces extraits a été publiée sur le site web de la revue en ligne Trahir, en 2017, accompagnée de mes réflexions sur le contexte de traduction.