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Matérialité de l’éthique et de l’altérité en contexte colonial: réflexions autour du geste de traduire «I Am Woman» de Lee Maracle

Julie Perreault
couverture
Article paru dans Matérialités coloniales de la traduction, sous la responsabilité de René Lemieux et Mélissa Major (2024)

fait de langue tourmente
rattrape-moi dans ma tradition
dans la durée de la phrase
le plaisir en douceur espacé
rattrape-moi dans ma différence

— Nicole Brossard, 2015, p. 22

    

We translate in our language to rewrite our language.

— Antena, The Capilano Review, 20141Cité dans Nicole Brossard, Et me voici soudain en train de réinventer le monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2015, p. 60.

   

Ce texte présente quelques extraits traduits d’un chapitre de I Am Woman de l’autrice stó:lō et salish Lee Maracle (1996), intitulé «Isn’t Love a Given?» (L’amour ne va-t-il pas de soi?). Une première traduction de ces extraits a été publiée sur le site web de la revue en ligne Trahir2Julie Perreault, «I am Woman de Lee Maracle: traduire entre les cultures et les contextes de sens», dossier «Traduction et autochtonie», Trahir, 27 mai 2017, https://trahir.wordpress.com/2017/05/25/perreault-maracle/., en 2017, accompagnée de mes réflexions sur le contexte de traduction. La version augmentée de celle-ci, placée en annexe, de même que les propositions qui l’accompagnent sont le résultat d’une invitation à réfléchir sur la matérialité de la traduction en contexte colonial, notamment autour de l’usage de la langue française parlée au Québec pour traduire des œuvres autochtones écrites en anglais. Comment la traduction, dans ce contexte, participe-t-elle ou peut-elle participer d’une pratique décolonisatrice?

Je faisais remarquer, en 2017, la rareté des travaux sur la traduction des auteurs et autrices autochtones écrivant en anglais. Le geste de traduire de telles œuvres en français dans le contexte de l’Amérique du Nord, où cette langue est marquée d’un statut ambigu, c’est-à-dire doublement colonial et subalterne (Giroux 2017a), ajoute à l’analyse une couche de complexité à laquelle j’avais assez peu réfléchi alors. Ce court texte constitue donc mon effort personnel pour penser à nouveau frais le lieu d’où je traduis. Comme dans tout geste de traduction, celui-ci n’est pas seulement le mien, celui de ma culture ou du contexte sociopolitique dans lequel j’écris, mais le lieu aussi (au propre comme au figuré) du texte qui me fait face, avec son autonomie propre, acquise par sa propre force expressive au croisement des relations de pouvoir multiples –patriarcales, coloniales et linguistiques– dont il rend compte et qu’il m’invite ainsi à reconnaître.

    

Prolégomènes à la réflexion

Je ne suis pas traductrice, ni de formation ni de profession, au sens où ce n’est pas là l’activité principale par laquelle je gagne ma vie ou occupe mon temps, consacré avant tout à l’étude, à l’écriture et à l’enseignement. J’ai commencé à traduire I Am Woman dans le cadre d’un projet didactique, par intérêt, sinon par amour pour le texte, dont la force m’avait saisie des années auparavant. Ce travail fut, dans un premier temps, l’occasion de réfléchir à la notion d’altérité telle qu’elle est comprise et articulée par la traductologie, c’est-à-dire dans un rapport de responsabilité plus ou moins technique avec le texte à traduire. La question qui se pose ici me semble être d’un autre ordre, différente dans sa facture existentielle, car elle me ramène à mon propre statut face au texte à traduire. Comment comprendre ce statut, comment en rendre compte?

Dans un article extrait du même dossier de la revue Trahir, Dalie Giroux qualifiait le «français américain», le français parlé en Amérique, et qui est donc le mien, du statut de «non-langue proclamé par ses propres locuteurs» (2017a: 7). Cet énoncé, qui n’exprime pas la pensée de Giroux elle-même, mais dresse plutôt l’état du lieu où elle écrit, éclaire bien l’ambiguïté existentielle qui compose le français d’ici. Celui-ci serait une langue tarde, car prise à cheval entre deux régimes de langage, le dominant (légitime, celui de l’État, de l’institution, de l’empire; l’anglais, le français normatif) et le subalterne (illégitime, celui des couches populaires, de l’oralité, des dominés; langues indigènes, du terroir, langues du bois et du territoire), formant ensemble l’armature linguistique de la situation coloniale intriquée qu’est celle du Québec. Néanmoins, le français américain, comme l’indique l’énoncé, est aussi une langue reniée, mise au ban par ses propres locuteurs, avec toute la charge de honte et de haine de soi que cela suppose. Comment se (me) présenter alors devant l’autre dans sa (ma) langue sans faire de cet «écart» consubstantiel à son existence même le motif, soit d’une angoisse indicible, soit d’une violence aveugle à elle-même?

Giroux commence à répondre à cette question en distinguant de la langue les langages qui s’expriment à travers elle, c’est-à-dire les formes de vie matérielles, et peut-être les sensibilités qui façonnent et déplacent la langue en s’y logeant. La langue dénote (parce qu’elle abrite) la culture du lieu et se transforme avec elle. C’est ainsi que le français parlé à Uashat ou à Mingan n’est pas le même que celui parlé à Québec ou à Moncton; les mêmes idiomes peuvent ne pas renvoyer aux mêmes réalités ni aux mêmes expériences, du sens du mot «poutine» à celui des mots «famille» ou «territoire». La traduction, en ce sens, serait moins (ou pas seulement) la transposition d’une langue dans une autre que l’effort premier fait pour comprendre «l’archive [qui] travaille au corps celles et ceux qui parlent ou qui entendent parler ces langues, ou plutôt, ces langages –on peut parler plusieurs langages dans une même langue et on peut parler un même langage dans plusieurs langues.» (Giroux 2017a: 10)

Le drame linguistique du Québec est en partie d’avoir eu à passer par le français normatif, à l’écrit du moins, pour faire entendre les archives qui le travaillent au corps. Son expérience se rapproche en ce sens de celle des auteurs et autrices autochtones publiant en anglais. Une autre partie de ce drame réside dans le choix (celui de ses élites du moins) d’avoir fait de ce français la langue de sa souveraineté, se condamnant dès lors à un écart qui, comme le montre l’histoire, n’est jamais comblé, car il vit du hiatus même qui le maintient dans un régime subalterne –dans la tête de ses locuteurs comme ailleurs. La «décolonisation», dans sa facture existentielle, s’y joue alors comme par nécessité dans l’alternative entre la transformation du langage ou la violence.

     

Problématique

Ces réflexions posent derechef l’enjeu de ma responsabilité devant le texte de Maracle: comment faire dialoguer deux langages subalternes à l’intérieur d’un même régime dominant de façon à les amener à l’être sur un même plan? Le français américain n’est pas à l’abri d’effets de colonisation de toutes sortes, je le sais bien, mais la traduction, qui est aussi en son essence une tentative de rencontre des formes de vie, peut-elle devenir un outil de la transformation recherchée? C’est par une voie transverse, en m’éloignant temporairement de la matière linguistique et du rapport à la langue, que je voudrais aborder ici cet enjeu, soit par la question de la matérialité de l’éthique et de l’altérité. Cette question me semble en effet constituer le soubassement de la réciprocité mise en cause dans le questionnement sur la rencontre des langues et des langages en contexte colonial. Comment l’altérité et l’éthique qui l’habite se construisent-elles dans la matérialité d’une culture (d’un langage), dans les interstices qui séparent les cultures, qui les ordonnent, les font se rencontrer, les dominent et parfois les assimilent? Comment en rendre compte, comment rendre justice à cette altérité à travers l’acte de traduire, et qu’est-ce que cet acte peut nous apprendre sur nous-mêmes, sur moi-même à tout le moins?

     

Le virage éthique en traduction

Je pose ces questions en dialogue avec le courant de pensée que la traductologue canadienne Barbara Godard a qualifié, à la suite d’Antoine Berman, de «virage éthique en traduction» (Godard 2001). Ce courant éthique se résume au mieux par la posture de réflexivité qui le caractérise, et par laquelle la traductrice est appelée à interroger sa propre place en tant que médiatrice dans un contexte d’altérité culturelle. Suivant cette approche, la «vérité» ou la validité d’une traduction, sa justesse épistémologique, sera jugée heureuse ou non dans la mesure où elle parvient à rendre compte dans la langue d’arrivée de la facture d’altérité du texte source –ce qui constitue l’éthique–, ou de la force plus ou moins consciente du geste politique posé par l’existence même du texte «autre» dans son contexte d’émergence.

Je partage avec ce courant éthique son respect épistémologique pour l’intentionnalité (ici politique) de l’œuvre et, avec ses traducteurs et traductrices, une conscience vécue de la difficulté d’en rendre compte, laquelle s’est effectivement posée dans ma propre expérience de traduction du texte de Maracle. Celle-ci a en effet suscité son lot de questions techniques, stylistiques et éthiques. Comment traduire dans une langue française signifiante d’ici la justesse de ton d’un discours qui s’énonce sur un mode à la fois personnel et politique, une poétique construite sur le dos d’une violence inhérente à l’expérience du texte, sans effacer la beauté d’une langue anglaise maîtrisée jusqu’à rendre presque inaudibles les teintes d’une oralité indigène qui la parcoure sans lui appartenir directement, dans le souci conscient de toucher le lectorat sans le faire fuir? Il y a là quatre difficultés pour la traductrice qui recoupent quatre lieux essentiels de l’écriture de l’autrice: intimité de la colère, sociologie éthique de la prise de corps, transformation de la marque coloniale dans un difficile geste d’amour pour soi et pour son peuple, souci de la communication efficace. Si chaque acte de traduction comporte certainement ses pièges, traduire I Am Woman a dressé pour moi celui de l’angoisse de l’entre comme d’un espace qui à la fois sépare et relie, écho d’une matérialité géo-éthico-politique que l’on dirait partagée si elle n’était pas imposée asymétriquement, et qui engage la responsabilité de la traductrice au-delà de la seule syntaxe. Pour Gayatri Spivak, traduire la littérature postcoloniale exigeait de soi le don d’une «intensité d’amour pour le texte» (Godard 2001: 75). Si l’on doit prendre au sérieux cette proposition, je pense que ce doit être au sens fort, c’est-à-dire en posant à nouveau frais et en dialogue avec l’œuvre étudiée la question de ce que signifie pour cette pratique le geste d’«aimer».

Le virage éthique de la traduction m’intéresse a priori parce qu’il met de l’avant une analytique critique de la «logique des relations» (Godard 2001: 77; voir aussi Chamberlain 1988) à l’œuvre dans le contexte de traduction. Il propose une réflexion sur la dimension linguistique du travail d’analyse et de réécriture en s’inquiétant des rapports de pouvoir qui le traversent, comme ils traversent l’œuvre et son contexte sociohistorique. Si une telle réflexivité apparait essentielle à une juste réception de la littérature issue de territoires colonisés, il y a toutefois lieu de s’interroger sur les dangers éthiques et épistémologiques d’une position qui concevrait l’altérité par la voie (voix) d’un radicalisme abstrait, c’est-à-dire en absolutisant la différence plutôt qu’en l’historicisant; c’est-à-dire encore, en la soustrayant à l’épaisseur de son contexte d’énonciation pour en faire un Autre anonyme. Quiconque s’est intéressé un tant soit peu aux questions coloniales et postcoloniales sait combien cette tentation est toujours proche. Or, il me semble y avoir là un piège, celui qui consiste à reproduire les dichotomies morales et coloniales en départageant de façon décontextualisée entre «bien» et «mal», «juste» et «injuste», «nous» et «autres» (autres et nous), «humains» et «non-humains», etc. Je dis «piège», parce qu’une telle rhétorique appelle dans sa forme propre l’effacement d’un côté ou de l’autre, dans une répétition de la syntaxe coloniale de catégorisation souveraine et d’exclusion.

Si le virage éthique en traduction nous montre l’urgence de poser au langage et aux contextes sociolinguistiques de production les questions du pouvoir et de l’altérité, il me semble tout aussi important, dans une optique relationnelle, d’interroger les modalités de la reconnaissance d’autrui qui nous y portent, qu’elles soient sociales, psychologiques, émotionnelles, éthiques, linguistiques ou politiques, etc. Cela reviendrait dans ces pages à poser la question: comment et par quel ancrage aborder l’entre angoissant de la traduction en contexte colonial? Comment aménager la rencontre pour qu’elle ait bel et bien lieu?

    

Habiter la traduction

Je ne crois pas qu’il soit possible ni sans doute souhaitable d’effacer (a priori du moins) le malaise causé par la posture de vie en colonie, mais il importe, comme le propose Giroux, de trouver une façon de l’habiter qui permette de régler un instant la position de déséquilibre, le temps d’en prendre acte sur une base individuelle souveraine, que j’aimerais qualifier de libre et non violente. Je verrais là la première assise matérielle d’une éthique qui exige de s’habiter soi-même pour aller à la rencontre de l’autre de façon juste et honnête. Ma propre façon d’atteindre cet équilibre, et c’est ce que je proposerai en guise d’hypothèse méthodologique, fut finalement d’inverser l’ordre habituel de la posture de réflexivité, de manière à poser le texte face à ma subjectivité plutôt que l’inverse. Il m’est en effet paru nécessaire de partir du contexte de parole de l’œuvre pour comprendre comment l’aborder, comment me positionner face à celle-ci –ce qui revient en somme à accorder du pouvoir au texte en interrogeant le pouvoir qu’il a sur moi et celui qu’il me donne en même temps. Le geste éthique consisterait alors, dans une démarche circulaire, à prendre au sérieux le dit du discours dans ce qu’il a à nous communiquer sur ses conditions matérielles d’existence et d’altérité –ou ce qu’il a à me communiquer, à moi, en tant que type particulier d’interlocutrice et dans mon rôle de traductrice.

Je dis «dans une démarche circulaire», parce que je ne crois pas qu’il soit réellement possible de séparer l’œuvre de la façon de l’aborder et de la réflexion sur soi qu’un tel questionnement suscite. La prise de conscience de mon altérité face au texte tout comme ma façon de l’approcher aujourd’hui sont le résultat de mouvements d’aller-retour entre l’œuvre elle-même et la théorie traductologique, dans une réverbération de la position d’inconfort que constitue pour moi l’acte même de traduire «n’importe où et n’importe quand» (Giroux 2017b). Contre toute attente, ce mouvement d’aller-retour m’a fait prendre conscience de la pertinence des cadres d’analyses féministes québécois et canadiens pour approcher le texte de Maracle. Rencontrés notamment dans un article de Julie Tarif et Anne Malena sur «La traduction féministe au Canada et les théories postcoloniales» (2015), ces cadres théoriques sont ceux de Barbara Godard déjà citée, mais aussi de toute une série d’autrices présentées par Tarif et Malena, dont Nicole Brossard, Lori Chamberlain, Suzanne de Lotbinière-Harwood, Sherry Simon, etc.

Ces autrices et traductologues se sont intéressées, dans les années 1980, à la traduction de ce que l’on a appelé le courant de l’écriture féminine (Von Flotow 1998). Incarné entre autres par Hélène Cixous en France, par Nicole Brossard ou Louky Bersianik au Québec, ce courant s’est caractérisé par une volonté de réappropriation d’un sujet féminin tantôt effacé, tantôt dévalorisé par les productions textuelles courantes, que l’on dira «masculines» ou «patriarcales» selon le cas, un sujet construit comme «Autre», pour reprendre les termes de Luce Irigaray. Misant sur la transgression active des codes de l’écriture dominante, ce courant littéraire et celui de la démarche de traduction qui l’a accompagné ont pris la forme d’une altérité autoproduite et que l’on pourrait dire «politique» (Malena et Tarif 2015: 8), c’est-à-dire assumée et volontaire, souveraine plutôt que victimaire. En s’écrivant elles-mêmes à partir de leur propre expérience, écrivaines et traductrices ont cherché à faire apparaître la puissance créatrice et autonome d’un sujet femme qui s’émancipait ainsi des structures patriarcales du langage et de la culture qu’il incarnait, comme l’entendait du moins le projet initial. La traduction féministe s’est positionnée devant cette tâche de trois façons au moins:

  1. par un projet de déconstruction du langage et des préjugés sexistes longtemps propres à la théorie traductologique elle-même, par exemple dans la formalisation d’un langage de «l’originalité» empruntant à la hiérarchie matrimoniale et à la division symbolique entre «production» et «reproduction» (Chamberlain 1988), ou dans la propension à classer le produit dit «imparfait» de la traduction du côté du féminin: «parce qu’elles sont nécessairement “déficientes” toutes les traductions sont “associées au féminin”» (Malena et Tarif citant Simon qui se réfère à John Florio [2015: 2]);
  2. par une reprise de pouvoir sur soi et sur son texte de la traductrice analogue à celle de l’autrice, projet concrétisé par une démarche de traduction qui oscille entre l’interventionnisme et ce qu’on pourrait appeler une solidarité épistémique, dont l’écriture «à quatre mains» devient l’idéal;
  3. par une attention particulière au rapport à l’autre et aux structures de pouvoir qui le constituent, manifeste notamment dans le tournant postcolonial qu’ont pris les pensées de Godard et de Simon dans les années 1990.

Dans tous les cas, le leitmotiv est alors le suivant: se transformer soi-même à travers l’acte de traduire plutôt que de s’y laisser effacer.

Les travaux de Nicole Brossard sur la traduction de la poésie montrent bien la force de cette pratique. Comme elle le décrit dans son essai Et me voici soudain en train de refaire le monde (Mémoire d’encrier, 2015), la traduction dans ses formes les plus intéressantes mobilise un jeu de création et de recréation du sens. Par celui-ci, l’autrice (l’auteur) et la traductrice (le traducteur) s’actualisent l’une l’autre, dans un geste de reconnaissance solidaire et toujours à refaire du désir de parole contenu, par-delà la seule syntaxe, dans les interstices de l’écriture et de l’énergie propre du poème. La traductologie n’est alors plus nécessaire, et si elle l’est, elle concourt à l’explosion des règles là où chaque texte commande sa propre traduction, là où chaque intention de traduction s’actualise dans la rencontre d’une autre. Cette forme n’a alors plus à être féministe (ou postcoloniale) au sens propre du terme3L’on dira que Brossard réalise autrement, dans cette universalisation du geste de traduction féministe, une visée mise de l’avant par Chamberlain dans son texte de 1988, qui appelait à rendre «utopique» la «théorie féministe de la traduction» (1988 : 472)., sinon qu’à s’adonner à une écoute intime du «dit» du langage qui traverse le soi comme il traverse le texte lu. L’acte de traduire commence en ce sens par ce que Brossard appelle une «pratique extrême» de la lecture:

Il y a dans la traduction une pratique extrême de cet acte dit de lecture qui, soyons honnêtes, est d’une puissance réelle pour ce qui est de stimuler et de renouveler notre vie intérieure. Toute traductrice, tout traducteur est d’abord une lectrice, un lecteur, c’est-à-dire quelqu’un qui fait entrer dans son monde intérieur un autre monde avec ses mystères, ses ambiguïtés, ses fulgurances, ses zones dangereuses. (Brossard 2015: 10)

     

Pour une pratique extrême de la lecture

Cette démarche de réappropriation et de reconnaissance de soi portée par la traductologie féministe m’a semblé pertinente en premier lieu pour approcher le texte étudié parce qu’elle fait écho à l’une de ses intentionnalités fondamentales. Maracle précise en effet cette intention dans sa préface à la deuxième édition de I Am Woman:

Je suis femme présente le récit de mon combat personnel avec la féminité, la culture, les croyances spirituelles traditionnelles et la souveraineté politique à un moment où ce combat n’était pas terminé. J’avais très peu de certitudes lorsque j’ai écrit Je suis femme pour la première fois, excepté celle-ci: moi-même et les autres femmes autochtones devions trouver nos conceptions de la spiritualité, de la culture, de la féminité et de la souveraineté hors de l’influence du sexisme et du racisme. (Maracle 1996: vii; ma traduction)4«I Am Woman represents my personal struggle with womanhood, culture, traditional spiritual beliefs and political sovereignty, written during a time when this struggle was not over. I had settled on very little when I first wrote I Am Woman, except this: I and other Native women ought to come by our perceptions of spirituality, culture, womanhood and sovereignty from a place free of sexism and racist influence.» Traduction personnelle.

Au même titre que l’écriture féminine dont il fait finalement partie, I Am Woman peut donc être compris comme la manifestation d’une émancipation féministe et décolonisatrice que l’autrice performe d’abord pour elle-même, offre aux femmes et aux hommes de son peuple et, en dernière instance seulement, aux descendants européens prêts à la recevoir, c’est-à-dire à entendre le dit du discours et à se laisser transformer par son écoute. Malgré la mise à distance, il me semble trouver dans cette position une possibilité de dialogue avec le projet féministe, à condition de prendre les moyens qu’il faut pour l’actualiser –à commencer peut-être, comme le suggère Brossard, par «une pratique extrême» de la lecture.

La démarche de traduction féministe m’a intéressée en second lieu par la posture de «subjectivation» qu’elle suppose et embrasse chez la traductrice. Ce point de vue pourra paraître contre-intuitif pour qui s’en tient à une logique de l’identité de type binaire, qui exigerait du même, dans un revirement historique, de s’effacer devant l’autre. Or, l’un des enseignements primordiaux de Maracle dans I Am Woman me semble justement compris dans sa volonté de briser cette logique, montrant bien la violence qui s’y trouve contenue. L’essentiel de son discours vise en effet à défaire les liens intriqués entre les processus d’effacement coloniaux (qu’ils soient racistes ou sexistes), l’internalisation de la haine de soi et la violence latérale qui en découle. Devant celui-ci, il faut, je crois, s’interroger à savoir si, d’un point de vue existentiel, la reconnaissance de l’altérité et l’attention aux relations de pouvoir qu’elle engage n’exigent pas d’abord de soi, comme je le proposais plus haut, la capacité de s’habiter soi-même –«the [need] to become whole», pour reprendre les mots de Maracle elle-même (Maracle 1996: 5).

À l’image de la spirale ou du mouvement de va-et-vient, je proposerai de partir de cette couche relationnelle là, celle du féminisme, pour explorer les dimensions d’altérité du texte, et de le faire en incluant la voix de Maracle dans ce qu’elle a de plus profond à m’enseigner. Il faut, je crois, assumer le pari de partir de ce morceau d’humanité partagé pour aller à la rencontre de la différence plutôt que l’inverse. Je conclurai donc en montrant un peu la façon dont I Am Woman nous donne lui-même les clés pour aborder son geste de traduction, celui que le texte commande par sa forme et son contenu. D’emblée, la différence essentielle à comprendre et à recevoir me parait être celle-ci: le sujet anticolonial de Maracle n’est pas seulement individuel, il n’est pas même simplement humain, il est à la fois le lieu spirituel, politique et individuel du combat d’une forme de vie éthique contre une autre et de la dépossession produit par celui-ci.

     

Le chantier de la violence

Cette posture me ramène d’emblée à une série de questions formulées par Giroux dans le texte déjà invoqué. Citant l’écrivaine mohawk Patricia Monture, elle propose d’aborder la traduction en contexte colonial par l’entremise de trois questions: «qui sommes-nous?, où sommes-nous?, comment faire de notre expérience une forme de connaissance?» (Giroux 2017a: 11) Comment faire de mon expérience une forme de connaissance en tant que femme, philosophe et féministe, ayant une certaine connaissance du féminisme autochtone (qui suis-je?), vivant dans l’espace colonial du Québec, avec l’ambiguïté et les relations de pouvoir intriquées que cela comporte (où suis-je?)? Comment faire de cette expérience une occasion de reconnaissance du texte et de son altérité?

Dans un effet miroir, la réponse à ces questions se trouve à mes yeux dans la capacité du texte de Maracle à me faire reconnaître la matérialité du lieu éthique où j’habite, à me ramener à la structure invisible d’une expérience qui ne m’est somme toute pas étrangère, et ce, malgré l’avertissement lancé dès le début du livre:

Il est inévitable que les Européens finissent par lire mon livre. Si vous ne vous sentez pas interpellés [if you don’t find yourself spoken to], ce n’est pas que je veuille être insolente –vous n’êtes simplement pas l’objet de mes préoccupations pour le moment. (Maracle 2003: 16)5«It is inevitable that Europeans will read my work. If you don’t find yourself spoken to, it is not because I intend rudeness –you just don’t concern me now.» (Ma traduction).

«If you don’t find yourself spoken to», «si vous (tu) ne vous (te) sentez (sens) pas interpellé(e)s». Et pourtant «si», au sens affirmatif de la négation du doute que l’usage de cet adverbe contient potentiellement. Somme toute, ce travail de réflexion sur le concept d’altérité me fait prendre conscience de la force d’attraction que I Am Woman exerce sur moi depuis ma première lecture –et saisir par le fait même la profondeur d’analyse et la puissance existentielle que son propos tient pour moi. Qu’y a-t-il dans ce livre qui me parle si fort, qui en fait un discours qui me concerne, bien que, de son propre aveu, je ne préoccupe pas l’autrice au premier chef?

L’approfondissement de tels enjeux demanderait un travail d’analyse sociophénoménologique, un regard sur l’être historique de ma société qui n’est pas l’objet premier du présent chapitre. Le travail de réflexion amorcé dans le cadre de celui-ci me permet néanmoins de prendre l’exacte mesure du lieu où I Am Woman m’interpelle: par sa capacité à replacer la violence au centre de la structuration psychosociale et historique du monde dans lequel j’habite, dans cet espace invisible qui nous concerne tous et toutes parce qu’il nous contient en nous formant, une question qui m’obsède déjà depuis des années. Il m’oblige, en quelque sorte, et me permet en même temps de poser un regard transversal sur ce monde que j’habite. Il m’oblige à le situer, à le nommer –le Québec– et à interroger la part de colonisation qui le traverse, dans un sens comme dans l’autre. La violence que ce lieu de langage porte en lui n’est certes pas entièrement coupable, mais elle n’est pas non plus innocente.

Pour Maracle, la réappropriation de soi face à l’impérialisme colonial et culturel n’est pas qu’une simple question identitaire. Elle est une question éthique fondamentale, en ce sens précis que la négation de soi, la négation de l’être qu’implique tout processus de domination coloniale, tout processus d’effacement organisé de l’identité, concourt dans son essence même à la reproduction de la violence en remontant de l’individu jusqu’au corps social, et vice-versa. I Am Woman raconte une histoire contemporaine des ramifications de la violence internalisée –sexiste, raciste, coloniale–, destructrice à la fois de l’intégrité spirituelle du soi, du lien social, des relations interpersonnelles, des lois qui les régulent, et conséquemment, d’une capacité de résistance politique et éthique aux mécanismes de l’impérialisme. L’essentiel du message de l’autrice consiste alors à se servir de sa propre expérience pour tracer le chemin d’un processus de reconstruction de soi qui soit capable d’ouvrir le passage de la haine au soin et à l’attention, en indiquant dans l’amour de soi la direction de l’expérience collective à suivre.

Or, l’amour ne renvoie ici ni à une posture romantique ni au don de soi. À un certain niveau, il suppose la reconnaissance des structures de haine qui alimentent la dépossession, comme la reconstruction des structures éthiques qui permettent de la combattre. À un autre niveau, comme une actualisation du premier, il appelle le respect de l’autre dans ce que signifie la reconnaissance de sa liberté, de son autonomie et de sa responsabilité. Aussi, l’enseignement le plus important de Maracle nous est peut-être donné dans l’hypothèse que l’altérité comme structure de pouvoir n’est pas un absolu, mais bien une forme de vie historique et éthique dont il nous faut encore prendre la mesure6Lori Chamberlain tend aussi vers cette hypothèse en parlant du genre dans Gender and the Metaphorics of Translation (1988)..

     

Conclusion

Comme le propose enfin Godard, «[l]a traduction n’est pas une affaire de manipulation de mots, ni de propositions, mais la mise en rapport de cultures complexes produisant une transvalorisation culturelle dont la reconnaissance de l’autre soutient ou déstabilise les rapports au pouvoir» (Godard 2001: 55). Que voudrait dire «reconnaître» l’autre dans ce contexte? À la lumière de cet exercice, il s’agirait de prendre la mesure du pouvoir transformateur de l’analytique décoloniale que nous propose Maracle, c’est-à-dire de reconnaître dans l’altérité un engagement à remettre l’amour et ses exigences éthiques au centre de la relation à un autre concret, souverain, à partir de sa propre position de souveraineté. Le pouvoir en serait ainsi déstabilisé dans sa structure même, donnant un nouveau sens à la matérialité et au pouvoir éthique de la traduction, dont la pratique radicale suppose dans ce contexte une transformation du rapport à soi. En ce sens, elle nous est peut-être nécessaire, à nous et pour nous plus qu’à tout autre. Si j’avais à nouveau à m’atteler à une telle tâche, je partirais de ce point précis pour aller à sa rencontre.

     

Bibliographie

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Brossard, Nicole (2015). Et me voici soudain en train de refaire le monde. Montréal: Mémoire d’encrier.

Chamberlain, Lori (1988). «Gender and the Metaphories of Translation». Signs, vol. 13, n3, 454-472.

Giroux, Dalie (2017a). «Les langages de la colonisation. Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord». Trahir, (mai). En ligne: <https://trahir.wordpress.com/2017/05/23/giroux-langages/>.

Giroux, Dalie (2017b). Le Québec brûle en enfer. Montréal: M Éditions.

Godard, Barbara (2001). «L’éthique du traduire: Antoine Berman et le “virage éthique” en traduction». Traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, no 2, 49-82.

Malena, Anne, et Julie Tarif (2015). «La traduction féministe au Canada et les théories postcoloniales: une influence réciproque?». Atelier de traduction, no 24, 107-120.

Maracle, Lee (1996 [1988]). I Am Woman. Native Perspective on Sociology and Feminism. Vancouver: Press Gang.

Perreault, Julie (2017). «I am Woman de Lee Maracle: traduire entre les cultures et les contextes de sens», Trahir, (mai). En ligne: <https://trahir.wordpress.com/2017/05/25/perreault-maracle/>.

Spivak, Gayatri Chakravorty (1993). «The Politics of Translation». Dans Outside in the Teaching Machine. New York/London: Routledge, p. 179–200.

Von Flotow, Luise (1998). «Le féminisme en traduction». Palimpsestes, no 11, 117-133.

    

ANNEXE

I Am Woman, Lee Maracle

Chapter 3: Isn’t Love a Given?

I am appalled by the fact that I have been asked on numerous occasions to state my position on the question of women and lesbianism. What really appalls me is that the person thinks that I ought to take a position on the sacred right of women to love and be loved. Isn’t love a given?

But if I am appalled at being asked, I am doubly appalled and shamed by the fact that the question needs to be answered. We have not come a long way, baby. The prohibition of women’s right to choose is all-encompassing in North America. It is the most deep-seated bias in the history of class society. Racism is recent; patriarchy is old.

Colonization for Native women signifies the absence of beauty, the negation of our sexuality. We are the females of the species: “Native,” undesirable, non-sensuous beings that never go away. Our wombs bear fruit but are not sweet. For us intercourse is not marked by white, middle-class, patriarchal dominant-submissive tenderness. It is more a physical release from the pressure and pain of colonialism—mutual rape. Sex becomes one more of the horrors of enslavement, driving us to celibacy. The greater the intellectual paralysis, the more sex is required and the more celibacy is desired.

Does this seem incongruous? Yes, but so are paralysis and movement.

Our life is lived out schizophrenically. Our community desires emancipation. The greater the desire, the more surely do we leap like lemmings into the abyss of alcoholism, violence and suicide. We cannot see our enemy, but we know we must have one. We are standing at the precipice of national destruction.

Women kid themselves that traditionally we were this way or that way. In the name of tradition we consent to all kinds of oppressive behaviour from our men. How often have we stood in a circle, the only female Native, and our contributions to the goings-on are not acknowledged?—as though we were invisible. We are the majority of the membership of almost every Native organization at the lowest level, the least heard and never the leaders. It is not for want of our ability to articulate our goals or lead folks, either. We have been erased from the blackboard of our own lives.

What pains me is that I never saw this before. How often do we read in the newspaper about the death or murder of a Native man, and in the same paper about the victimization of a female Native, as though we were a species of sub-human animal life? A female horse, a female Native, but everyone else gets to be called a man or a woman. (I will qualify this by saying that I do not recall the death of a Black woman ever being reported. Gawd, Cj, let’s hope it is because no Black woman ever died on skid row. But we know different, don’t we?)

I have been to hundreds of meetings where the male members demand written submissions from female members while giving themselves the benefit of collective discussion and team development prior to any attempt to write it up, thus helping male speakers to sharpen their ideas. Worse, I have watched the chairperson sit and listen to an endless exchange between two male colleagues while a patient woman holds her hand in the air, waiting to be recognized.

It doesn’t stop there. This anti-woman attitude by Native males seems to be reserved for Native women. The really big crime is that our men-folk rise when a white woman walks into the room. Native men go to great lengths to recognize her, and of course, where there is controversy, her word is very often the respected one.

We must and will have women leader among us. Native women are going to raise the roof and decry the dirty house which patriarchy and racism have built on our backs. But first we must see ourselves as women: powerful, sensuous beings in need of compassion and tenderness.

Please bear with me while I try to unravel the tangled roots of the bias against love and choice. We must try to look at why women reject women’s right to choose, and understand why women treat the love between women as some sort of leprous disease that is contagious. I cannot write for women who love women; so far, the only lovers in my life have been men. I can address the feelings of homophobia which preclude our ability to accept lesbians among us.

Homosexuality has been named abnormal. If love were a matter of mathematics, averages and so forth, then that would be a fitting way to look at it, since the majority of us are heterosexual. However, love is a thing of the spirit. It finds its major expression through the heart and body. Since contemporary society is based largely on the economics of class and power, norms and mathematic usually prevail. The nature of love, its spiritual, emotional and physical origins are never considered in the white, male point of view.

When men talk about love between people of the same sex as abnormal, they are not referring to love at all, but to sex. Since we are speaking about love, we will have to ignore the male viewpoint. When women refer to women who love women as unnatural, what they really mean—and this is pathetic—is that it is almost unheard of, and, they agree, it is not allowed. Men loving women is almost unheard of: does its scarceness make it abnormal, unnatural? Any love women can garner for themselves will appear unnatural if women are generally unloved.

Nowhere in the white, male conception of history has love been a motive for getting things done. That is unnatural. They can’t see love as the force which could be used to move mountains, change history or judge the actions of people. Love/spirit is seen as a womanly thing and thus is scorned. Women love their sons but men influence, direct and control them. Women love their husbands; men provide for women in exchange for a stable home and conjugal rights and that ever-nurturing womanly love. Men scorn love. We are expected not only to accept this scorn in place of love, but to bear untold suffering at the hands of men. That there is violence in North American homes is taken for granted: “Everyone knocks the wife around once in a while.” And does anyone want to admit that very often after a beating on a drunken Friday, a woman is expected to open up to further scorn by moaning and groaning happy sounds while the man who beat her helps himself to her body?

Have you ever heard a man honestly admit that a woman’s fear, her surrendering as a result of having been intimidated, excites and arouses him? Rape, ladies and gentlemen, is commonplace in the home. In the home, it is not a crime. What is worse, in our desperate fear of being unloved, a good many women plead for mercy and accept responsibility for the beating and beg forgiveness for imaginary transgressions. Could this be where men get the idea that women “like it, ask for it” when the subject of rape is discussed?

To be quite frank, my friends, if that is how we feel about ourselves, then it is quite likely that we are going to be vitriolic about women who are not victimized in the same way. A woman who has found love apart from men is seen as a traitor just as a woman who has found the love of a gentle man is seen as underserving. He, of course, must be a wimp—pussy, whipped. In our society it is loving women that is prohibited.

Je suis femme, Lee Maracle

Chapitre 3: L’amour ne va-t-il pas de soi?

Que l’on m’ait si souvent demandé de me positionner sur la question du lesbianisme me consterne. Ce qui me consterne vraiment dans tout ça, c’est que l’on suppose que je doive avoir une opinion sur le droit sacré des femmes à aimer et à être aimées. L’amour ne va-t-il pas de soi?

Mais si je m’étonne que l’on me pose la question, je suis d’autant plus désolée et gênée d’avoir à y répondre. Nous avons encore du chemin à faire mes chéries! La prohibition du libre choix des femmes se retrouve partout en Amérique du Nord. C’est la discrimination la plus profonde de l’histoire des sociétés de classes; le racisme est jeune face au patriarcat.

Pour les femmes autochtones, la colonisation rime avec l’absence de beauté, avec la négation de notre sexualité. Nous sommes les femelles de l’espèce: êtres «indigènes», indésirables et non sensuels qui s’accrochent au territoire. Nos ventres portent des fruits, mais ne sont jamais doux. Pour nous, les relations sexuelles n’ont rien à voir avec la tendresse qui marque le rapport dominant/dominé dans les classes moyennes, blanches et patriarcales. Elles tiennent davantage du relâchement de la pression causée par les souffrances coloniales – du viol mutuel. Le sexe n’en devient qu’une horreur de plus de l’esclavage, nous poussant au célibat. Plus grande est la paralysie intellectuelle, plus le sexe est nécessaire et le célibat désirable.

Cela vous semble incongru? Il en va pourtant de même de la paralysie et du mouvement.

Notre existence se vit dans la schizophrénie. Nos communautés désirent s’émanciper. Mais plus grand s’avère ce désir et plus sûrement nous plongeons comme des lemmings dans l’abîme de l’alcoolisme, de la violence et du suicide. Nous ne pouvons apercevoir notre ennemi, mais il nous faut bien en avoir un. Nous nous tenons à deux pas de la destruction nationale.

Les femmes se leurrent en prétendant qu’elles étaient autrefois comme-ci ou comme-ça. Au nom de la tradition, nous acceptons de nos hommes n’importe quel comportement tyrannique. Combien de fois l’une d’entre nous s’est-elle tenue au milieu d’un cercle, seule femme de la nation, sans que notre apport aux discussions ne soit reconnu? – comme si nous étions invisibles. Nous formons la majorité des membres aux plus bas échelons de presque toutes les organisations autochtones; nous y sommes les moins entendues, jamais les leaders. Ce n’est par manque d’habileté à défendre nos objectifs où à diriger les nôtres. Simplement, nous avons été effacées de l’ardoise de nos propres vies.

Qu’il n’en ait pas toujours été ainsi est ce qui me fait le plus souffrir. Combien de fois peut-on lire dans le journal à propos de la mort ou du meurtre d’un homme autochtone et, dans le même article, de la victimisation d’une femelle autochtone, comme si nous formions une espèce sous-humaine du règne animal? Une femelle cheval, une femelle autochtone, tandis que tous les autres méritent le titre d’homme ou de femme. (Je nuancerai ce propos en avouant ne pas me souvenir que la mort d’aucune femme noire ait jamais été reportée. Dieu , Cj, espérons qu’aucune d’entre elles n’a jamais perdu la vie dans le skid row. Mais nous savons le contraire, n’est-ce pas?)

J’ai assisté à des centaines de réunions où les membres masculins exigeaient de leur contrepartie féminine le dépôt de propositions écrites, pendant qu’ils se réservaient à eux-mêmes l’avantage de la discussion collective et du travail d’équipe afin d’élaborer les leurs, aidant ainsi les orateurs à affiner leurs idées. Pire encore, j’ai observé un président d’assemblée écouter sans broncher un échange interminable entre deux collègues masculins, tandis qu’une femme tenait patiemment la main en l’air, attendant qu’on lui donne la parole.

Ça ne s’arrête pas là. Il semble que cette attitude discriminatoire des hommes autochtones soit réservée aux femmes autochtones. Le crime le plus grave, c’est que les hommes de nos nations se lèvent lorsqu’une femme blanche entre dans la salle. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour lui donner la parole et, bien entendu, lorsqu’il y a controverse, c’est sa parole à elle qui est bien souvent respectée.

Nous devons avoir des femmes leaders dans nos rangs et nous en aurons. Les femmes autochtones vont soulever le plafond et détruire l’immonde maison que le patriarcat et le racisme ont construits sur leur dos. Mais nous devons d’abord nous voir nous-mêmes comme des femmes : des êtres puissantes et sensuelles, en quête de compassion et de tendresse.

Je vous demande de me suivre tandis que je m’efforce de dénouer les racines des préjugés à l’égard de l’amour et du libre choix. Nous devons comprendre pourquoi les femmes s’opposent au droit de choisir des autres femmes, et traitent l’amour entre elles comme une maladie contagieuse, du type de la lèpre. Je ne peux écrire au nom de celles qui aiment les femmes; jusqu’ici, je n’ai eu que des hommes pour amants. Mais je peux discuter des sentiments d’homophobie qui nous rendent incapables d’accepter les lesbiennes parmi nous.

On a fait de l’homosexualité quelque chose d’anormal. Si l’amour était affaire de mathématiques, de moyennes et ainsi de suite, ce serait là une bonne façon de voir les choses, puisque nous sommes hétérosexuels en majorité. Mais l’amour est du domaine de la spiritualité. Il s’exprime au mieux à travers le cœur et le corps. Puisque la société contemporaine repose en grande partie sur une économie de classe et de pouvoir, ce sont les normes et les mathématiques qui prévalent. La nature de l’amour, ses origines spirituelles, émotionnelles et physiques, ne sont jamais prises en compte par le point de vue blanc et masculin.

Quand les hommes qualifient d’anormal l’amour entre personnes de même sexe, ce n’est pas l’amour qu’ils ont en tête, mais le sexe. Puisque nous parlons d’amour, il nous faudra ignorer le point de vue masculin. Quand les femmes qualifient l’amour d’une femme pour une autre de non naturel, elles veulent surtout dire – et cela est pathétique – que cette pratique n’est pas courante et, conviennent-elles, qu’elle est interdite. L’amour des hommes pour les femmes est aussi peu courant; cette rareté le rend-il anormal, non naturel? Toute forme d’amour que les femmes réussiront à s’approprier par elles-mêmes semblera non naturelle si, en règle générale, elles ne sont pas aimées.

Jamais dans la conception blanche et masculine de l’histoire l’amour n’a-t-il été un motif d’action. Cela n’est pas naturel. Les hommes sont incapables de voir dans l’amour une force qui suffit à mouvoir des montagnes, à transformer l’histoire ou à juger des actions des gens. Par sa nature spirituelle, l’amour est associé au féminin et est donc méprisé. Les femmes aiment leurs fils que les hommes influencent, dirigent, contrôlent. Les femmes aiment leurs maris; ceux-ci les entretiennent en échange d’un foyer stable, du devoir conjugal et des éternels soins de l’amour féminin. Les hommes méprisent l’amour. Nous devons non seulement l’accepter au nom de l’amour, mais taire aussi les souffrances qu’ils nous font vivre. La présence de la violence dans les foyers nord-américains est tenue pour acquise: «tout le monde bat sa femme de temps à autre». Mais qui reconnaîtra le mépris redoublé de celle de qui l’on exige encore, un vendredi trop arrosé, de gémir en souriant tandis que l’homme qui vient de la battre s’approprie librement son corps?

Avez-vous déjà entendu un homme avouer honnêtement son excitation et son désir devant la peur d’une femme qui cède après avoir été intimidée? Le viol, mesdames et messieurs, est monnaie courante dans nos foyers. En cet endroit, il n’est pas un crime. Le plus regrettable, c’est que dans la peur désespérée de ne pas être aimées, un bon nombre de femmes implorent la clémence, assument la responsabilité des coups et demandent pardon pour des offenses imaginaires. Les hommes tiendraient-ils de là l’idée que les femmes «aiment ça et en redemandent» lorsque le sujet du viol est abordé?

À vrai dire, mes chères amies, si c’est ce que nous éprouvons pour nous-mêmes, il n’est pas étonnant que nous soyons si virulentes à l’égard des femmes qui échappent à cette victimisation. Celle qui a trouvé l’amour en marge des hommes est perçue comme une traîtresse, comme on dit de celle qui connaît l’affection d’un homme doux qu’elle ne le mérite pas. Il doit bien sûr être un lâche – une femmelette. Dans notre société, c’est aimer les femmes qui est défendu.

  • 1
    Cité dans Nicole Brossard, Et me voici soudain en train de réinventer le monde, Montréal, Mémoire d’encrier, 2015, p. 60.
  • 2
    Julie Perreault, «I am Woman de Lee Maracle: traduire entre les cultures et les contextes de sens», dossier «Traduction et autochtonie», Trahir, 27 mai 2017, https://trahir.wordpress.com/2017/05/25/perreault-maracle/.
  • 3
    L’on dira que Brossard réalise autrement, dans cette universalisation du geste de traduction féministe, une visée mise de l’avant par Chamberlain dans son texte de 1988, qui appelait à rendre «utopique» la «théorie féministe de la traduction» (1988 : 472).
  • 4
    «I Am Woman represents my personal struggle with womanhood, culture, traditional spiritual beliefs and political sovereignty, written during a time when this struggle was not over. I had settled on very little when I first wrote I Am Woman, except this: I and other Native women ought to come by our perceptions of spirituality, culture, womanhood and sovereignty from a place free of sexism and racist influence.» Traduction personnelle.
  • 5
    «It is inevitable that Europeans will read my work. If you don’t find yourself spoken to, it is not because I intend rudeness –you just don’t concern me now.» (Ma traduction).
  • 6
    Lori Chamberlain tend aussi vers cette hypothèse en parlant du genre dans Gender and the Metaphorics of Translation (1988).
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