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Citer le témoignage en justice: enquête philosophique sur l’accueil de la performance juridique autochtone en droit canadien

René Lemieux

La preuve orale dans les causes de revendications territoriales autochtones est un sujet qui reçoit un intérêt grandissant depuis l’arrêt Delgamuukw (1997). Cette forme de preuve a longtemps fait, et fait encore l’objet de contestations en cour. Un des arguments évoqués est la possibilité même de la citation: qu’arrive-t-il à la parole autochtone lorsque le droit la cite? Quelles transformations la parole subit-elle? Il s’agit ici d’une enquête sur la possibilité, pour le monde judiciaire, d’entendre cette parole.

L’arrêt Delgamuukw est d’abord une cause sur la définition, le contenu et la portée du concept de titre de propriété autochtone sur les terres ancestrales. L’autre aspect remarqué est celui de la «preuve historique» (il s’agit de l’expression utilisée par la cour). À cet égard, la cour affirme que:

[m]algré les problèmes que crée l’utilisation des récits oraux comme preuve de faits historiques, le droit de la preuve doit être adapté afin que ce type de preuve puisse être placé sur un pied d’égalité avec les différents types d’éléments de preuve historique familiers aux tribunaux, le plus souvent des documents historiques (paragraphe 87).

Au moins deux éléments sont ici importants: d’abord, le droit a l’obligation de s’«adapte[r]» aux récits oraux pour assurer un équilibre dans la preuve ; ensuite, ces récits constituent des preuves (et non pas des témoignages, par exemple). Le juge de première instance, le juge en chef McEachern de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, avait rejeté les récits oraux, qu’il qualifiait alors de «mythologie». Sans les juger comme des formes de «ouï-dire» (même s’il avait évoqué cette possibilité), il considérait qu’ils n’avaient pas la même valeur que la preuve documentaire écrite. Ce très long procès –374 jours d’audiences, étalés sur trois ans, avec des dizaines de milliers de pages de document (disponible en ligne sur le site web de l’Université de Colombie-Britannique)–, se présente comme une confrontation entre une culture orale, celle qui est jugée, et une culture écrite, celle qui juge. Est-ce que la différence entre l’écriture et l’oralité permet de penser entièrement le problème ici? Il s’agit là d’une question qui mérite une enquête.

Avant d’entamer cette enquête, je présente rapidement un échange intellectuel entre le juge de première instance et Val Napoleon, une juriste spécialiste du droit autochtone. Sur la question de la tradition orale, en commentant un récit traditionnel à propos d’un grizzli maléfique ayant détruit un village en entier, McEachern qualifie une partie de la preuve de «mythologie»:

Mrs. Johnson, another significant witness, did not have a clear understanding of the boundaries of her House, but she spoke comprehensively about its legends. When asked about the adaawk of her House of Antgulilibix she related several stories which I would have classified generally as mythology. The stories described supernatural grizzly bears, unseasonable snowstorms and the migration of her people in ancient times from Kitseguecla or Kitwanga to a clearing where there is now a vegetable farm near Kispiox, and eventually to the Gitksan village of Kispiox where several Gitksan Houses have been located for many years.1Allan McEachern, Reasons for Judgement: Delgamuukw v. B.C. (Smithers: Supreme Court of British Columbia, 1991), 57; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, paragr. 98: «L’implication du raisonnement du juge de première instance est qu’il ne devrait jamais être accordé de valeur probante indépendante aux récits oraux et que, dans les litiges sur les droits ancestraux, ces récits ne sont utiles qu’à titre d’éléments de preuve tendant à en confirmer d’autres. Je crains que, si ce raisonnement était suivi, la valeur des récits oraux des peuples autochtones serait constamment et systématiquement sous‑estimée par le système juridique canadien, en contravention des instructions expresses à l’effet contraire qui ont été données dans l’arrêt Van der Peet, précité, et suivant lesquelles les tribunaux doivent interpréter la preuve présentée par les peuples autochtones en tenant compte des difficultés inhérentes à l’examen des revendications autochtones»; la cour fait référence à Van der Peet v. R., [1996] 2 S.C.R. 507.

En effet, au lieu de fournir des preuves matérielles d’occupation historique du territoire (cartes ou autres documents écrits), des membres de ces communautés sont venus témoigner à la cour en performant des adaawk et des kungax. La juriste Val Napoleon définit ainsi ces deux types de récits oraux:

The adaawk are the ancient formal, collective, and owned oral histories of the Gitksan that form the key intellectual foundation for Gitksan law. The Wet’suwet’en equivalent is the kungax (spiritual songs and dances that connected the Wet’suwet’en to the land).2Val Napoleon, «Delgamuukw: A Legal Straightjacket for Oral Histories?», Canadian Journal of Law and Society 20, no 2 (2005): 123‑55 à la p 123, note 2.

Ces récits ne se conformaient pas, selon le premier juge au procès, aux définitions judiciaires de la «vérité», comme le rappelle l’anthropologue Julie Cruikshank:

In his Reasons for Judgment, [McEachern] stated that “much evidence must be discarded or discounted not because the witnesses are not decent, truthful persons but because their evidence fails to meet certain standards prescribed by law.” Later he added more specifically, “I am unable to accept adaawk, kungax and oral traditions as reliable bases for detailed history but they could confirm findings based on other admissible evidence.”3Julie Cruikshank, «Invention of Anthropology in British Columbia’s Supreme Court: Oral Tradition as Evidence in Delgamuukw v. BC», BC Studies: The British Columbian Quarterly, no 95 (1992): 26; Cruikshank réfère à McEachern, Reasons for Judgement: Delgamuukw v. B.C. aux pp 49 et 75.

Ce jugement n’implique donc pas seulement la différence entre l’oralité et l’écriture, comme on le commente trop souvent –l’oralité du côté des Autochtones, l’écriture du côté de la common law. Le jugement met également en présence le problème de la qualité d’une preuve en relation avec le témoignage. Le problème ici est celui d’un accueil de la parole autochtone. À cet égard, Val Napoleon, citant Cruikshank sur la traduction, fait le parallèle entre la recontextualisation d’une tradition orale et sa réexpression en cour:

But that knowledge [tradition orale] is encoded both in distinctive paradigms and in seminal institutional arrangements for converting those observations into everyday practice, and these may get stripped away in translation because they do not travel easily across cultural boundaries.4Cruikshank, «Invention of Anthropology in British Columbia’s Supreme Court: Oral Tradition as Evidence in Delgamuukw v. BC», 52.

C’est cette citationnalité de la parole dont il sera question ici. D’une certaine manière, avec le juge de première instance, on semblait dire que les récits oraux ne pouvaient pas se citer devant une cour de justice, au sens où la «mythologie» n’a pas sa place dans un procès. Maintenant avec l’anthropologue Julie Cruikshank et la juriste Val Napoleon, on semble reprendre le même argument: les récits oraux autochtones ne se citent pas devant une cour de justice. Dans les deux cas, on dit exactement la même chose, mais dans le dernier cas, c’est au sens où il y aura toujours une décontextualisation: le transfert ou la traduction ne peut jamais être fidèle. Le juge de première instance et ses critiques abondent exactement dans le même sens, quoiqu’avec une intention différente: le premier se demande qu’est-ce qu’on peut faire avec les récits oraux, les secondes lui répondent qu’il n’arrivera jamais à savoir quoi faire avec ceux-ci.

Le présent article, sans nécessairement répondre à tous les questionnements qu’a pu susciter l’arrêt Delgamuukw, vise à explorer différents enjeux que soulève la réception de la parole autochtone par le droit canadien. Il s’agit ainsi de circonscrire les limites de cet accommodement du droit canadien qui semble relativement peu comprendre la manière par laquelle le droit autochtone se constitue également comme forme. Son objectif sera de délimiter le lieu de la tradition orale autochtone. Il faut à cet égard repenser, et même déconstruire, les limites entre l’écriture et l’oralité. Il s’agit d’abord de repenser, à partir du philosophe Jacques Derrida, la distinction entre «oralité» et «écriture», et ce, du point de vue des préconceptions habituellement relayées de cette distinction. Il s’agira de voir comment s’articule cette différence. Mon hypothèse est qu’elle n’est pas dans la «forme» que prend l’écriture ou l’oralité, mais dans la capacité à être citée, ce qu’on pourrait appeler, dans les termes du droit, la jurisprudence.

J’entamerai ensuite une réflexion sur la présence et ses rapports à l’oralité et à l’écriture. Il s’agira de voir comment on passe du témoignage à la preuve et vice versa. Un cas particulier sera examiné, celui de la polémique entre Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman sur les photographies prises à Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale. Finalement, je conclurai sur le rapport qu’entretient le droit colonial canadien avec la citationnalité.

     

Quelques éléments théoriques sur la distinction entre l’écriture et l’oralité

La distinction conceptuelle entre l’oralité et l’écriture est une constante –c’est à tout le moins ce qu’on dit dans ce qu’on pourrait appeler, de manière un peu caricaturale, la «tradition occidentale». Telle qu’on la présente généralement, cette distinction est nette et imperméable. Elle institue, de plus, une différence entre les ordres juridiques autochtones et les traditions juridiques canadiennes. L’arrêt Delgamuukw (1997) a eu à cet égard une importance appréciable dans la jurisprudence canadienne dans la mesure où, depuis, la Cour suprême demande à ce que le droit de la preuve soit «adapté» pour que les récits oraux puissent être utilisés comme «preuve de faits historiques5Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 87.». La cour demande ainsi à ce que le système juridique canadien «accommode» la tradition orale, mais plus encore, que cette tradition orale soit acceptée comme preuve, plutôt que comme témoignage, par exemple. La distinction entre «preuve» et «témoignage», que j’expliciterai plus bas, n’est pas si évidente. Bien que le droit canadien, la common law comme le droit civil, entende actuellement le témoignage comme un moyen de preuve, le concept de témoignage se réduit difficilement à son usage actuel. À titre préliminaire, j’indique rapidement une différence essentielle, bien qu’absente de la réflexion juridique actuelle. Je cite Jacques Derrida sur cette question:

[L]’axiome que nous devrions respecter, me semble-t-il, quitte à le problématiser ensuite, c’est que témoigner n’est pas prouver. Témoigner est hétérogène à l’administration de la preuve ou à l’exhibition d’une pièce à conviction. Témoigner en appelle à l’acte de foi à l’égard d’une parole assermentée, donc produite elle-même dans l’espace de la foi jurée («je jure de dire la vérité») ou d’une promesse engageant une responsabilité devant la loi, d’une promesse toujours susceptible de trahison, toujours suspendue à cette possibilité du parjure, de l’infidélité ou de l’abjuration.6Derrida, Poétique et politique du témoignage, 30‑31.

La différence essentielle, selon ce qu’en dit Derrida, est ainsi la foi accordée au témoignage. En d’autres mots, on demande une preuve lorsqu’on ne prête pas foi aux dires de quelqu’un7Il est vrai, malgré tout, que la limite entre le témoignage et la preuve est constamment transgressée, voir Ibid. aux pp 38‑39: «Phénoménologique ou sémantique, cette distinction entre témoignage et preuve, nous n’irons pas jusqu’à dire qu’en fait elle existe, au sens fort et strict de ce mot. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’elle tient en réalité, solidement, actuellement ou présentement. Nous avons affaire ici à une frontière à la fois rigoureuse et inconsistante, instable, hermétique et perméable, infranchissable en droit mais franchie en fait. Tout le problème tient à ce que le franchissement d’une telle limite conceptuelle est à la fois interdit et constamment pratiqué. Mais s’il y a du témoignage et qui réponde proprement, incontestablement, au nom et au sens visé par ce nom dans notre “culture”, dans le monde dont nous pensons pouvoir, justement, hériter et témoigner, alors ce témoignage ne doit pas essentiellement consister à prouver, à confirmer un savoir, à assurer une certitude théorique, un jugement déterminant. Il ne peut qu’en appeler à un acte de foi.». Nous verrons plus bas que la réception de la parole autochtone comme preuve (et non comme témoignage) implique déjà une méfiance envers cette parole.

Il est devenu commun d’opposer l’écriture et l’oralité en termes de systèmes différents d’organisation d’une société humaine, que l’on perçoive dans l’écriture un progrès social ou, au contraire, l’introduction d’une forme de corruption dans une société8C’est l’hypothèse de Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques (Paris: Éditions Plon, 1955).. L’écriture, par rapport à l’oralité, possède un double statut. Elle est à la fois son envers –dans une pensée plus comparatiste, l’écriture s’oppose à l’oralité–, et sa continuité –dans une pensée plus évolutionniste, l’écriture suit chronologiquement l’oralité et la complète. Dans un cas comme dans l’autre, on a tendance à préférer un système, soit parce que l’écriture est plus «évoluée», signe d’une civilisation plus avancée, soit au contraire, parce qu’elle nous éloigne d’une naturalité, celle de la langue parlée9Thème saussurien par excellence, voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1916], Paris, Éditions Payot, 1995.. Pour ne donner qu’un exemple, dans la docufiction Qallunaat! Pourquoi les blancs sont drôles, on peut ainsi entendre, de la bouche d’un Inuit10J’utilise la graphie recommandée par l’Office québécois de la langue française. On pourrait également lire, et c’est de plus en plus le cas, le terme «Inuk» pour désigner une personne d’origine inuite et «Inuit» pour son pluriel (sans «s»).:

Quand on parle, il est primordial de dire la vérité. Dans notre tradition orale [celle des Inuits], quelque chose qui est dit a plus d’importance que ce qui est écrit. Si vous écrivez quelque chose, ça peut être interprété de mille façons. Mais si ça a été dit, c’est censé venir du fond du cœur, du fond de l’âme. Alors ce qui est dit, dans notre tradition, notre culture, a une immense importance.11Mark Sandiford, Qallunaat! Pourquoi les blancs sont drôles (ONF, 2006), https://www.onf.ca/film/qallunaat_pourquoi_les_blancs_sont_droles/ à partir de 13:12.

Comme problème d’interprétation, l’oralité serait le lieu d’une singularité du vouloir-dire, alors que l’écriture permettrait, au contraire, la dissémination des interprétations divergentes. Le juriste Jean-Paul Lacasse, dans son livre Les Innus et le territoire, dont une section traite des particularités de la tradition orale, condamnait justement la dévaluation de la tradition orale –comme on l’a fait trop souvent– au motif qu’on la «confond[ait] avec l’absence d’écriture, on l’assimil[ait] à l’anarchie et au désordre12Jean-Paul Lacasse, Les Innus et le territoire: innu tipenitamun, Territoires (Sillery: Septentrion, 2004), 68; Lacasse réfère à Norbert Rouland, L’anthropologie juridique, Que sais-je? (Paris: Presses Universitaires de France, 1990), 38.». Cette différence, explique-t-il, trouve son origine dans sa distinction avec le droit positif:

Dans la mesure où l’Innu n’est qu’un maillon de la chaîne qui symbolise le cercle de la vie, l’ordre social innu peut être envisagé comme un ordre dont les préceptes, transmis oralement, reposent sur des responsabilités qui viennent de la nature. L’on est donc loin ici de l’ordre social de la société majoritaire qui repose sur une logique de droits et de lois écrits et édictés sous forme de ce qui est qualifié de droit positif. Les deux logiques diffèrent mais ni l’une ni l’autre n’est supérieure. Elles s’inscrivent simplement dans des univers différents. C’est en ce sens qu’il faut rejeter toute idée voulant que l’oralité d’un ordre social rende celui-ci inférieur au droit écrit.13Lacasse, Les Innus et le territoire: innu tipenitamun, 66.

Peut-on si aisément faire un lien entre «écriture» et «droit positif» d’une part, «oralité» et son envers de l’autre? Qu’est-ce que cela dit sur notre manière de voir à la fois l’écriture de la loi et son altérité, l’oralité, dans son naturalisme pleinement assumé?

Dans la jurisprudence, il appert que l’écriture est préférée à l’oralité lorsqu’elles sont mises en relation. Cela semble tomber sous le sens, et une décision judiciaire comme celle de Delgamuukw susmentionnée semble l’indiquer. Il semble aussi évident que la loi est liée de près à son écriture. Il n’est pas rare, comme en fait foi l’extrait qui va suivre, qu’on situe l’«invention» du droit à l’époque de la Révolution néolithique dans le Croissant fertile:

C’est à partir de la Mésopotamie et dans le monde indo-européen, lieux de naissance de la civilisation occidentale, que le système [une nouvelle structure économique, caractérisée par une récolte massive de ressources saisonnières et leur stockage intensif] a été porté jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, que nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si nous constatons que dans ces régions l’intensification des activités productives agricoles que permet l’invention de l’araire (vers 3000 av. J.-C. au Proche-Orient) va de pair avec l’invention de l’écriture («premier et principal instrument de l’asservissement des hommes», selon C. Lévi-Strauss et, en tout cas, technique favorisant l’autonomisation du Droit et la constitution d’un groupe de spécialistes de son interprétation), et précède la première codification que nous connaissions, due au souverain Sumérien Ur-Nammu (vers 2080, reposant en fait sur des modèles plus anciens).14Rouland, L’anthropologie juridique, 32‑33; pour une interprétation différente du Code d’Hammourabi, voir le plus récent livre de Laurent De Sutter, Après la loi, Perspectives critiques (Paris: Presses Universitaires de France, 2018), 37‑52.

C’est dans ce contexte que doit être comprise l’élaboration de la Loi juive qui sert de base à la tradition judéo-chrétienne, première des deux grandes sources de la civilisation dite «occidentale». La Torah se présente elle-même, dans son récit, comme l’inscription par Dieu de la Loi dans la pierre (les Tables de la Loi15Exode 31:18: «Lorsque l’Éternel eut achevé de parler à Moïse sur la montagne de Sinaï, il lui donna les deux tables du témoignage, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu.» (Traduction Louis Segond.)), avant sa transcription par Moïse afin d’être distribuée aux tribus d’Israël16Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé: philosophie du Talmud, Lieu commun (Paris: Seuil, 1994), 30.. La principale caractéristique de cette Loi est son caractère non arbitraire: tous y sont soumis de la même manière. De plus, c’est à elle qu’on se rapporte lorsque survient une querelle judiciaire. Comparativement aux civilisations de la même époque (à Babylone ou en Égypte), la tradition judaïque semble associer strictement la divinité à l’écriture, ce qui a pour effet de donner une force plus grande à l’écrit. Le caractère irreprésentable du Dieu d’Israël signifie non seulement qu’il ne doit pas être sculpté dans la pierre ou modelé dans tout autre matériau (c’est l’image antithétique du «veau d’or»), mais il permet surtout son «transport». Le Dieu d’Israël est transportable, car il est léger: il passe par le papier17C’est une des thèses dans Régis Debray, Dieu, un itinéraire: matériaux pour l’histoire de l’Éternel en Occident, Le champ médiologique (Paris: Odile Jacob, 2001); voir également Peter Sloterdijk, Derrida, un Égyptien: le problème de la pyramide juive, trad. par Olivier Mannoni (Paris: Maren Sell, 2006), 47‑55..

Le droit pourrait toutefois se voir différemment dans l’autre grande source de notre civilisation, chez les Grecs de l’Antiquité. Comme le disent les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, les cités grecques, grâce à l’égalité formelle de leurs membres qu’elles créent –et ce, par l’exclusion formelle, des étrangers, des femmes, etc.–, depuis l’établissement du principe d’isonomie par Clisthène, permettent la mise en place d’un lieu d’échange de la parole entre les citoyens. La philosophie (φιλοσοφία) naît de ce lieu d’échange entre égaux (des «amis», οἱ φίλοι):

C’est sous ce premier trait [le philosophe comme ami] que la philosophie semble une chose grecque et coïncide avec l’apport des cités: avoir formé des sociétés d’amis ou d’égaux, mais aussi bien avoir promu entre elles et en chacun des rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne trouverait pas seulement sa condition dans l’ami, mais dans le prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon définit par l’amphisbetesis). La rivalité des hommes libres, un athlétisme généralisé: l’agôn.18Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit (Paris, 1991), 9‑10; voir également le documentaire de L’abécédaire de Gilles Deleuze (Arte, 1996). Dans «H pour Histoire de la philosophie», Deleuze explique: «Pourquoi est-ce que ce problème, ce concept [l’Idée platonicienne], se forme dans un milieu grec? C’est que ça commence en effet avec les Grecs, c’est un problème typiquement grec. C’est un problème de la cité, de la cité démocratique, même si Platon n’accepte pas le caractère démocratique de la cité. C’est un problème de la cité démocratique. C’est dans une cité démocratique que, par exemple, une magistrature est l’objet de prétention. Il y a des prétendants… je prétends à telle fonction. Dans une formation impériale –comme les Romains à l’époque grecque–, dans une formation impériale, il y a des fonctionnaires qui sont nommés par le grand empereur. Il n’y a pas du tout cette rivalité. La cité athénienne, c’est une rivalité des prétendants. C’est même déjà avec Ulysse, les prétendants à Pénélope, tout ça, bon. Il y a tout un milieu “problème grec”. C’est une civilisation où l’affrontement des rivaux apparaît constamment, c’est pour ça qu’ils inventent la gymnastique, je veux dire, ils inventent les Jeux olympiques. Ils sont procéduriers, personne n’est procédurier comme un Grec! La procédure, c’est la même chose. Un procès, c’est des prétendants.»

Le judaïsme a créé la Loi, mais les Grecs ont inventé le procès. Si on veut bien admettre que la philosophie naît avec Socrate (et son disciple Platon19On remarquera, sans que je m’y attarde trop, que le père putatif de la philosophie parle (Socrate est reconnu pour n’avoir jamais écrit) et que son disciple le plus connu, Platon, écrit (en mettant en scène le premier).), le problème auquel répond la philosophie est celui de la rivalité des prétendants. La naissance de la philosophie ne pouvait avoir lieu que chez les Grecs et dans le monde juridique particulier de cette époque: s’il y a une multitude de prétendants, comment distinguer la prétention juste? Le combat de Socrate (et de Platon) sera celui d’une parole juste ou vraie contre une parole erronée, mais surtout trompeuse (la sophistique), la philosophie se constitue d’abord à partir et contre l’art de la rhétorique.

L’écriture a bien sûr son importance. Le terme grec pour l’acte d’écrire, γράφω, désigne à la fois le fait d’égratigner (ancienne manière d’écrire), de tracer des signes et de poursuivre en justice, par le dépôt d’une plainte écrite. Cependant, l’écriture est secondaire à la parole. C’est ce qu’on peut remarquer dans le grand «procès» que Platon instruit contre l’écriture dans son dialogue Le Phèdre. Il est remarquable, on va le voir, que ce procès soit instruit sous le signe d’un mythe explicatif de la raison, cette dernière laissant un lieu pour son antithèse –bien évidemment pour mieux la surmonter. Le dialogue se veut d’abord une critique de l’usage sophistique du langage et une réflexion sur le beau et l’amour. Platon y fait intervenir Socrate et Phèdre, un jeune homme passionné par les discours des rhéteurs. Dans la dernière partie du dialogue, Platon introduit, par la bouche de Socrate, un mythe égyptien donnant l’origine de l’invention de l’écriture à partir d’un deuxième «dialogue», à l’image d’une mise en abyme du dialogue, cette fois entre Thamous, un roi égyptien, et Theuth, une figure analogue à Hermès chez les Grecs et à Mercure chez les Romains. Thamous est à la recherche d’une technique pour améliorer les connaissances de son peuple. Theuth lui proposera l’écriture:

Voici, ô Roi, dit Theuth, une connaissance qui aura pour effet de rendre les Égyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer: mémoire aussi bien qu’instruction ont trouvé leur remède.

Recevant cette offrande, le roi réplique à Theuth, se posant comme juge du don:

Incomparable maître ès arts, ô Theuth, autre est l’homme qui est capable de donner le jour à l’institution d’un art; autre celui qui l’est d’apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. À cette heure, voici qu’en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu leur as, par complaisance pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets! Car cette connaissance aura, pour résultat, chez ceux qui l’auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire: mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède.20Platon, Le Phèdre, trad. par Guillaume Budé (Paris: Les Belles Lettres, 1924) à 274e-275b; cité dans Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon», in La dissémination, par Jacques Derrida, Éditions du Seuil (Paris, 1972), 93, 126‑27.

Le jugement ressemble fort à ce qu’on peut entendre bien souvent des critiques de l’écriture. Pour Platon, l’écriture est dérivée, secondaire, vicariante. Elle remplace la mémoire vive, la parole pleine, la vérité intacte et inentamée. Elle s’y substitue en se présentant comme un fils bâtard: c’est une des nombreuses métaphores employées par Platon dans son dialogue21Une autre métaphore est celle du soleil et de la lune: l’écriture est comme la lune pour la parole, en l’absence de la lumière vive (la parole), la lune et l’écriture peuvent y suppléer, mais lorsque le soleil et la lune, ou la parole et l’écriture, sont tous deux présents –lors d’une éclipse–, la lumière disparaît.. C’est le caractère répétitif de l’écriture qui fait problème, sa mécanicité mortifère. Derrida commente ainsi:

Or l’écriture serait bien la possibilité pour le signifiant de se répéter tout seul, machinalement, sans âme qui vive pour le soutenir et l’assister dans sa répétition, c’est-à-dire sans que la vérité nulle part ne se présente. La sophistique, l’hypomnésie, l’écriture ne seraient donc séparées de la philosophie, de la dialectique, de l’anamnèse et de la parole vive que par l’épaisseur invisible, presque nulle, de telle feuille entre le signifiant et le signifié.22Derrida, «La pharmacie de Platon», 138. La mention de la feuille est une référence au linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui voyait également dans l’écriture la mort de la langue.

La répétition –machinale ou mécanique– pose un problème parce qu’elle feint la vivacité ; alors qu’elle est le signe de la mort23Le problème de la répétition est par ailleurs une des raisons pour lesquelles, selon Derrida, la justice dépasse à la fois le droit positif et le droit naturel, voir Jacques Derrida, «Force de loi: le “fondement mystique de l’autorité”/ Force of law: the “mystical foundation of authority” [version bilingue, trad. Mary Quaintance]» (1990) 11 Cardozo Law Review 919‑1045 à la p 960 et sqq.. Il est intéressant de noter que tant la tradition philosophique grecque que la tradition religieuse dite «judéo-chrétienne» accordent une importance à la répétition ou au retour. Alors que l’écriture de la Loi dans la tradition juive lui donne son «poids», chez les Grecs, c’est la parole vive qui permet un retour véritable: quand l’orateur défend ses opinions sur la place publique.

Notre civilisation préfère-t-elle vraiment toujours l’écriture à la parole? Derrida pense que non, en se basant surtout sur la tradition métaphysique, de Platon à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss en passant par le philosophe Jean-Jacques Rousseau et le linguiste Ferdinand de Saussure. C’est ce que Derrida appelle le logocentrisme de notre civilisation, au sens où elle est centrée sur la parole. Il remarque toutefois, et ce sera le thème de la prochaine section, que c’est toujours à partir de la «présence» que se pose le préjugé en faveur de la parole24Il s’agit d’un thème récurrent de sa pensée, voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit (Paris, 1967)..

    

Repenser la dichotomie écriture/oralité à partir du témoignage

Ce que Derrida voit comme la tradition métaphysique de la répression de l’écriture pourrait être qualifiée de prééminence de la présence sur ce qu’on perçoit comme son contraire: l’absence, le retard, la secondarité, la représentation –on pourrait ajouter la citation, la traduction, l’interprétation. Si la parole est présence vivante, l’écriture est à la fois l’absence (de l’auteur), le retard (dans son transport), la secondarité et la représentation (l’écriture répète la parole en tentant de l’imiter). On ne s’éloigne pas tellement d’une naturalité, encore une fois, de l’un sur l’autre. Ferdinand de Saussure qualifiait ainsi l’écriture d’illusion qui cache l’objet réel de la linguistique, la langue orale:

Langue [orale]25J’ajoute entre crochets «orale». Il est intéressant de noter que, pour Saussure, le caractère naturel de la langue parlée est tellement évident qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de comparer «oralité» et «écriture», mais plutôt «langue» et «écriture». et écriture sont deux systèmes de signes distincts; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal; on en vient à donner autant et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage.26de Saussure, Cours de linguistique générale, 45.

L’unique raison d’être du second, de l’écriture, est de représenter le premier, la langue orale, mais, ce faisant, il en usurpe non seulement le rôle prépondérant, mais en contamine la pureté du caractère27Saussure parlera en outre de «tyrannie de la lettre» et de la «monstruosité» qu’elle crée en contaminant la parole, voir de Saussure, 53‑54.. Il y a d’une part la présence ou la présentation, de l’autre le caractère second du premier, la représentation. Cette représentation, à la fois sa secondarité et sa dépendance (l’écriture n’est rien sans l’oralité, mais l’oralité est pleinement sans écriture) définit son artificialité ou sa fiction, bref, sa «culture» (vis-à-vis de la «nature»). L’oralité est naturelle, alors que l’écriture ne l’est pas28Saussure parle en effet de la déformation que l’écriture peut induire à l’oralité, il ajoute: «Ces déformations phoniques appartiennent bien à la langue, seulement elles ne résultent pas de son jeu naturel; elles sont dues à un facteur qui lui est étranger. La linguistique doit les mettre en observation dans un compartiment spécial: ce sont des cas tératologiques »; voir Ibid. à la p 54..

Comment en est-on advenu à penser dans le domaine du droit que l’écriture l’emporte sur l’oralité? Saussure viendrait-il renverser toutes les croyances du droit? Bien sûr que non, car à chaque fois que l’écriture est préférée à l’oralité, dans la cause Delgamuukw ou ailleurs, c’est parce qu’on perçoit, dans l’oralité, une représentation ou une secondarité, justement, celle du ouï-dire, compris comme le fait de témoigner d’événements qu’on n’a pas vécus soi-même, mais qui ont été racontés par d’autres. Derrida rappelle le lien entre témoignage et présence:

Quiconque témoigne (bears witness) n’apporte pas une preuve. C’est quelqu’un dont l’expérience, en principe singulière et irremplaçable (même si elle peut être recoupée avec d’autres pour devenir preuve, pour devenir probante dans un dispositif de vérification) vient attester, justement, que quelque «chose» lui a été présent. Cette «chose» ne lui est plus présente, certes, sur le mode de la perception au moment où l’attestation se produit ; mais elle lui est présente, s’il allègue cette présence, en tant que présentement re-présentée dans la mémoire. En tout cas, même si, chose rare et improbable, elle était encore contemporaine au moment de l’attestation, elle serait inaccessible, comme présence perçue, aux destinataires du témoignage qui, eux, installés dans l’ordre du croire, ou appelés à s’y installer, reçoivent le témoignage. Le témoin marque ou déclare que quelque chose lui est ou lui a été présent, qui ne l’est pas aux destinataires auxquels le témoin est lié par un contrat, un serment, une promesse, par une foi jurée dont la performativité est constitutive du témoignage et fait de celui-ci un gage, un engagement.29Derrida, Poétique et politique du témoignage, 35‑36.

Le témoignage se constitue déjà dans une certaine distance entre la «chose» et sa représentation, mais c’est une distance acceptée dans le cadre du droit. Pour sa part, le ouï-dire répète la représentation du véritable témoignage, il re-présente la représentation, il introduit une nouvelle distance dans la présentation. S’il peut ressembler au témoignage dans sa forme, le ouï-dire ne peut quant à lui servir à établir vraiment ce qui s’est passé, la personne qui l’émet n’a pas fait l’expérience des événements racontés, mais témoigne du témoignage de l’autre, en second, en dérivé –elle traduit. C’est en quelque sorte un «faux» témoignage au sens multiple qu’a pu prendre le faux dans notre histoire philosophique: une fabrication ou une fiction du témoignage, sa copie, voire son simulacre. Bref, cette personne en représente une autre, absente, qui ne peut pas témoigner, elle parle à sa place.

De manière peut-être symptomatique, cette distinction répète la différence sensorielle qu’on peut constater entre l’écrit et l’oral: le véritable témoin a vu (comme on voit ou lit un texte), alors que celui qui produit un ouï-dire a seulement entendu. Il n’est pas étonnant que, dans toute l’histoire de la philosophie occidentale, la vérité soit associée à la «lumière», et son contraire (l’ignorance), à l’«obscurité»: la métaphore est visuelle, on l’imagine difficilement auditive. Étymologiquement, dans leurs très profondes racines indo-européennes, le «savoir» et le «voir» sont associés, comme l’explique Émile Benveniste, en donnant l’exemple du témoignage:

Quand les autres langues indo-européennes offrent des témoignages anciens et explicites sur le sens de *weid- [racine ancienne de voir], elles s’accordent avec le grec. Ainsi, [le sanskrit] vettar qui a le même sens de «témoin» est, au degré radical près, la forme qui correspond au grec ístōr «témoin», et signifie bien «le voyeur»; [en gotique] weitwōþs, participe parfait (cf. [en sanskrit] vidvas-, vidus-) est celui qui sait pour avoir vu; de même encore [en irlandais] fíafu (< *weidōn), «témoin». Le grec ístor prend place dans la même série et la valeur propre de cette racine *wid- est éclairée par la règle énoncée dans le Śatapatha Brāhmaṇa: yad idānīm dvau vivadamānām eyātām aham adarśam aham aśrauṣam iti ya eva brāyād aham adarśam iti tasmā eva śraddadhyāmā «si maintenant deux hommes se disputent (ont un litige) en disant, l’un “moi, j’ai vu”, l’autre “moi, j’ai entendu”, celui qui dit “moi, j’ai vu”, c’est celui-là que nous devons croire.30Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome 2: pouvoir, droit, religion, Le sens commun (Paris: Éditions de Minuit, 1969), 173. Le «witness» anglais provient de cette racine.

L’importance de la parole ou de l’ouïe n’est plus si claire, pas plus que ne l’est celle de l’écriture. Ce qui compte, c’est la présence. La présence de quoi? Le droit l’interprète comme la vérité que le juge doit pondérer à partir de la preuve. C’est bien ce que semblent dire les principaux instruments des traditions juridiques canadiennes reconnues. Citons l’article 2811 du Code civil du Québec:

La preuve d’un acte juridique ou d’un fait peut être établie par écrit, par témoignage, par présomption, par aveu ou par la présentation d’un élément matériel, conformément aux règles énoncées dans le présent livre et de la manière indiquée par le Code de procédure civile (chapitre C-25.01) ou par quelque autre loi.31Code civil du Québec, CCQ-1991, art. 2811.

Le témoignage est un type de preuve (comme l’est la présentation d’un élément matériel ou l’écrit), il est ainsi subsumé par la catégorie «preuve». L’affirmation semble banale, mais elle ne l’est pas. L’article 2843 ajoute:

[Le] témoignage est la déclaration par laquelle une personne relate les faits dont elle a eu personnellement connaissance ou par laquelle un expert donne son avis.

Il doit, pour faire preuve, être contenu dans une déposition faite à l’instance, sauf du consentement des parties ou dans les cas prévus par la loi.32Code civil du Québec, art. 2843.

Le témoignage doit «faire preuve33Il en est de même dans le droit fédéral où le témoignage est défini dans la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.». Pour Jacques Derrida, au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, le témoignage n’est pas un type de preuve, mais l’exigence de la parole en l’absence de preuve. On peut penser que c’est lorsque la preuve manque qu’on doit la suppléer par la parole testimoniale (inversant ainsi la tradition métaphysique qui voit dans l’écrit le supplément de la parole). Un commentateur de Derrida, Marc Crépon, explique bien l’exigence éthique de cette parole testimoniale et testamentaire:

Le propre du témoignage est […] d’être distinct de la preuve, d’offrir à celui auquel il s’adresse autre chose qu’une certitude théorique qu’un tiers (n’importe lequel: une institution, une autorité, une identité collective, etc.) pourrait venir confirmer, d’en appeler donc (et pour cette raison même) à un acte de foi, singulier et lui-même irremplaçable. Ce dont témoigne le témoin, nul ne l’a vu, à sa place, comme il l’a vu. Nul ne sera en mesure, par conséquent, d’en témoigner, à sa place, quand il ne sera plus là pour le faire. Nul tiers (nul tribunal, nul comité, nulle commission) ne pourra prendre le relais, comme témoin. Tout juste pourra-t-il (pourrons-nous) hériter de son témoignage, comme d’un testament. L’irremplaçabilité du témoin […] est ainsi, à la fois et simultanément, ce qui appelle le témoignage –ce qui exige du témoin qu’il traduit ce qu’il a vu ou entendu, qu’il le laisse en héritage à celui ou ceux auxquels il s’adresse, tant qu’il est vivant– et ce qui lie son témoignage à l’anticipation, tout aussi irremplaçable, de sa propre mort.34Marc Crépon, «Traduire, témoigner, survivre», Rue Descartes 2006/2, no 52 (2006): 36; voir également Emmanuel Alloa, «“Là où il y a preuve, il n’y a pas de témoignage”: Les apories du témoin selon Jacques Derrida», Revue philosophique de Louvain 115, no 2 (2017): 289‑303.

La différence entre le témoignage et la preuve est que, dans le dernier cas, on l’exige lorsqu’on ne croit pas ou lorsqu’on ne fait pas confiance à une affirmation, alors que le témoignage exige une croyance (avec le serment35Selon Benveniste, l’origine du mot «testis» (le témoin en latin) serait «terstis» (le tiers), car un témoin nécessite toujours un tiers assurant la vérité (Dieu, par exemple), voir Benveniste, supra note 132 à la p 277.). Dans les deux cas, toutefois, une présence est essentielle.

Si c’est la présence qui compte, à savoir le fait de contenir une vérité immédiatement accessible, la preuve (écrite) et le témoignage (toujours oral) doivent être entendus dans leur complémentarité. L’oralité ou l’écriture sont toutes deux secondaires par rapport à l’exigence de la vérité «présentifiée». On pourrait ainsi redéfinir entièrement le champ de la problématique de la différence entre «écriture» et «oralité» en suggérant, comme le propose Jacques Derrida dans De la grammatologie, un concept subsumant la différence, celui de l’«archi-écriture», à la fois antérieur à la distinction entre «écriture» et «oralité», mais aussi postérieur, dans ses effets politiques et juridiques. Ces effets sont à définir, ce que je tenterai de faire dans une prochaine section. Pour l’instant, concluons simplement sur la distinction entre le témoignage et l’oralité en indiquant quelques éléments de réflexion.

D’abord, on peut constater dans le droit une indétermination originelle à la distinction entre «preuve» et «témoignage». La qualification de «preuve» ou de «témoignage» pour un artéfact n’est pas toujours évidente. En effet, les nouvelles technologies d’enregistrement renouvellent le questionnement sur la différence entre la preuve et le témoignage36C’est le cas du professeur de droit Vincent Gautrais, titulaire de la Chaire L.R. Wilson du droit des technologies de l’information et du commerce électronique de l’Université de Montréal, voir notamment son livre Vincent Gautrais, Preuve technologique (Montréal: LexisNexis, 2014); ainsi que ces articles: Vincent Gautrais et Patrick Gingras, «La preuve des documents technologiques», Les Cahiers de propriété intellectuelle 22, no 2 (2010): 267‑315; Vincent Gautrais, «Preuve – Preuve des reproductions: vues d’ailleurs!», Cahiers Droit, Sciences & Technologies, no 4 (2014): 301‑16.. Jacques Derrida s’est notamment intéressé à l’affaire Rodney King, un Afro-Américain victime de brutalité policière lors d’une arrestation à Los Angeles, et plus précisément à une scène filmée par un vidéaste amateur qui a été diffusée et utilisée en guise de preuve lors du procès des policiers37Notamment dans Jacques Derrida, Copy, Archive, Signature: A Conversation on Photography, éd. par Gerhard Richter, trad. par Jeff Fort (Stanford: Stanford University Press, 2010), 44‑50; voir également Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision (Paris: Galilée, 1996).. Selon Derrida, jusqu’à cet emploi de la vidéo lors d’un procès, la photographie ou la vidéo était comprise comme une forme de témoignage. Dans ce procès, la poursuite a fait valoir que la vidéo devait être vue comme une preuve, alors que la défense soutenait qu’il fallait la voir comme un témoignage devant être soumis, comme tout témoignage, à un contre-interrogatoire (le vidéaste a dû se présenter devant le juge pour témoigner de la véracité de la vidéo38Voir notamment Kimberle Crenshaw et Gary Peller, «Reel Time/Real Justice», Denver University Law Review 70, no 2 (1993): 283‑96; Charles Goodwin et Marjorie Harness Goodwin, «Contested vision: the discursive constitution of Rodney King», in The Construction of Professional Discourse, par Britt-Louise Gunnarsson, Per Linell, et Nordberg (London & New York: Routledge, 1997), 292‑316; Sukanya Pillay, «Video as Evidence», in Video for Change: A Guide for Advocacy and Activism (Pluto Press, 2005), 209‑32.).

Si un passage du témoignage à la preuve est possible en droit, la direction inverse l’est aussi. Il y a quelques années, dans une décision rendue par un juge de paix magistrat de la Cour du Québec, il a été conclu qu’une photographie prise par un cinémomètre photographique (photo radar) qui n’a pas été vérifié récemment constitue un ouï-dire dans une affaire de dépassement de vitesse permise sur une route. Le juge Serge Cimon écrit:

En fait, l’attestation apposée par l’agente sur son rapport d’infraction s’appuie entièrement sur des informations recueillies et constatées par des tierces personnes. Non seulement s’agit-il d’une preuve par ouï-dire n’ayant aucune valeur probante, mais également d’une transgression flagrante des critères de l’article 62 Cpp.39Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Maria Carmela Bove, [2016] QCCQ 13829, paragr. 47.

À cet égard, cet article du Code de procédure pénal affirme:

Le constat d’infraction ainsi que tout rapport d’infraction, dont la forme est prescrite par règlement, peut tenir lieu du témoignage, fait sous serment, de l’agent de la paix ou de la personne chargée de l’application d’une loi qui a délivré le constat ou rédigé le rapport, s’il atteste sur le constat ou le rapport qu’il a lui-même constaté les faits qui y sont mentionnés.

Il en est de même de la copie du constat ou du rapport certifié conforme par une personne autorisée à le faire par le poursuivant.40Code de procédure pénale, RLRQ c C-25.1, art. 62.

On peut ainsi en conclure qu’une preuve nécessite souvent d’être suppléée (au sens d’»ajoutée») par le témoignage, et que ce dernier ne constitue pas toujours un supplément (au sens d’un «remplacement») de la preuve. Un dernier cas qui pourrait être évoqué pour terminer cette courte réflexion sur la différence entre la preuve et le témoignage est celui de la polémique entre Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman sur les photographies prises à Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est ce cas qui sera examiné plus en profondeur dans la prochaine section.

     

Du témoignage à la preuve: un problème de cadrage

Pour le cinéaste Claude Lanzmann, toute image directe de l’événement de la Shoah est à proscrire, seuls les témoignages des survivants (ou des bourreaux) peuvent faire l’objet d’une représentation41Ce que tente de faire son documentaire, voir Shoah, 1985.. Il s’agit d’un refus radical de l’archive qui, toujours, peut être falsifiée. En 1985, Lanzmann répondait en partie aux propos négationnistes de l’historien Robert Faurisson, pour qui aucune preuve ne permettait de conclure à l’existence de chambres à gaz à Auschwitz, ou même d’un génocide des juifs par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale42Pour une réponse philosophique à Faurisson, voir notamment Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz: Homo sacer, tome 3, trad. par Pierre Alferi (Paris: Rivages, 2003).. À cette absence de preuve, Lanzmann répond justement que la preuve ne suffira jamais, ce sont les témoignages qui comptent. Une polémique a vu le jour lorsque l’historien de l’art Georges Didi-Huberman commente, dans un catalogue d’exposition, des photos prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz43«Quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer» (2001) repris dans Georges Didi-Huberman, Images malgré tout (Paris: Minuit, 2003), 12‑27; on peut aussi consulter un entretien radiophonique avec Georges Didi-Huberman diffusé sur France Culture, voir «Georges Didi-Huberman: Que faire des images d’Auschwitz?», Les Nouveaux Chemins de la connaissance avec Adèle Van Reeth (France Culture, 11 novembre 2016), https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/que-faire-des-images-dauschwitz.. Le Sonderkommando, majoritairement composé de prisonniers juifs agissant sous contrainte, était, dans les camps d’extermination, l’unité de travail chargée principalement de l’accompagnement des prisonniers dans les chambres à gaz et de la disposition des corps des victimes. Une de ces images a beaucoup circulé (voir la figure 1 ci-dessous).

Figure 1: détail du négatif no 277: «Crémation de corps gazés dans des fosses d’incinération à l’air libre, devant la chambre à gaz du crématoire V d’Auschwitz», août 1944. Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.

Dans cette polémique, Didi-Huberman analyse ainsi la position de Lanzmann:

D’abord, l’image d’archive se trouve tirée par Lanzmann vers la seule notion de preuve: elle ne serait pas faite pour connaître, seulement pour prouver, et prouver cela même qui n’a pas besoin de preuve. Elle serait, en cela, du côté d’un «démenti», c’est-à-dire du côté du négationnisme.44Didi-Huberman, Images malgré tout, 121.

Didi-Huberman soutient plutôt que l’image nous permet d’aller au-delà de la preuve. Plus loin, il tente de remettre en perspective l’usage de l’image comme archive:

[L’archive] n’est pas pour autant le pur et simple «reflet» de l’événement, ni sa pure et simple «preuve». Car elle est toujours à élaborer par recoupements incessants, par montage avec d’autres archives. Il ne faut ni surestimer le caractère «immédiat» de l’archive, ni le sous-estimer comme un simple accident de la connaissance historique. L’archive demande toujours à être construite, mais elle est toujours le «témoin» de quelque chose, comme dit Arlette Farge […].45Didi-Huberman, 127 ; Didi-Huberman fait référence à Arlette Farge, Le Goût de l’archive (Paris: Le Seuil, 1989).

Peut-être aurait-il fallu, dès le départ, montrer la scène de la photographie – la figure 1 n’était qu’un «détail», trouvé sur le web, avec la mention «Auschwitz, Poland, Cremation of bodies by the Sonderkommando46Cette image est disponible Sur Wikimedia Commons, un site associé à Wikipedia: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Auschwitz,_Poland,_Cremation_of_bodies_by_the_Sonderkommando.jpg ». En fait, la photographie a été recadrée. Je reproduis donc le cliché dans son entièreté (voir la figure 2).

Figure 2: la véritable photographie avec son «cadre».

Didi-Huberman était conscient des retouches possibles aux clichés des Sonderkommando. Il avait par ailleurs été témoin de plusieurs reprises «plus esthétiques» de ces images. À cet égard, il explique deux manières de retoucher les images (ou preuves) historiques:

Il y a deux façons de «porter inattention», si je puis dire, à de telles images: la première consiste à les hypertrophier, à tout y vouloir voir. Bref, à en faire des icônes de l’horreur. Pour cela, il fallait que les clichés originaux fussent rendus présentables. On n’a pas hésité, pour ce faire, à les transformer complètement. […] L’autre façon consiste à réduire, à dessécher l’image. À n’y voir qu’un document de l’horreur. Aussi étrange que cela puisse paraître dans un contexte –la discipline historique– qui respecte d’habitude son matériau d’étude, les quatre photographies du Sonderkommando ont souvent été transformées en vue d’être plus informatives qu’elles ne l’étaient dans leur état premier. Autre façon de les rendre «présentables» et de leur faire «rendre visage»…47Didi-Huberman, Images malgré tout, 50.

Dans ces images retouchées, il manque toujours quelque chose: il y manque un «manque», cette bordure noire qui encadre l’image que notre œil est porté à voir:

Mais, en recadrant ces photographies, on commet une manipulation tout à la fois formelle, historique, éthique et ontologique. La masse noire qui entoure la vision des cadavres et des fosses, cette masse où rien n’est visible donne, en réalité, une marque visuelle aussi précieuse que tout le reste de la surface impressionnée. Cette masse où rien n’est visible, c’est l’espace de la chambre à gaz: la chambre obscure où il a fallu se retirer pour mettre en lumière le travail du Sonderkommando, dehors, au-dessus des fosses d’incinération. Cette masse noire nous donne donc la situation même, l’espace de possibilité, la condition d’existence des photographies mêmes. Supprimer une «zone d’ombre» (la masse visuelle) au profit d’une lumineuse «information» (l’attestation visible) c’est, de plus, faire comme si Alex48On ne connaît le photographe que par son prénom. avait pu tranquillement prendre ses photos à l’air libre. C’est presque insulter le danger qu’il courait et sa ruse de résistant. En recadrant ces images, on a sans doute cru préserver le document (le résultat visible, l’information distincte). Mais on en supprimait la phénoménologie, tout ce qui fait d’elles un événement (un processus, un travail, un corps à corps).49Didi-Huberman, Images malgré tout, 51‑52.

Le «cadre» noir compte autant, sinon plus, que l’image «documentaire». Qu’arrive-t-il lorsqu’on remet en scène le cadre? On ne s’attarde plus seulement aux informations visuelles de la photographie, on s’intéresse désormais à sa production, on passe d’une esthétique visuelle, comme icône représentationnelle, à une narration des conditions de possibilité. On passe de la preuve au témoignage: l’image n’est plus la preuve documentaire nécessaire pour prouver l’existence des camps d’extermination, elle est le témoignage de la résistance dans ces camps. Lanzmann avait raison et tort: si l’image n’est conçue que comme une preuve, elle est toujours soumise à la possibilité du détournement, y compris en étant utilisée par des négationnistes.

En effet, en cherchant sur le web ces images d’Auschwitz, je suis tombé sur des sites conspirationnistes négationnistes d’extrême droite qui prétendent que les images des corps (en particulier la figure 1) proviennent en fait d’un accident de train qui aurait eu lieu à Dresden en Ohio en 1912. Ce fait a été lui-même critiqué. J’ai notamment trouvé sur le web un billet de blogue, publié par un Hongrois qui a fait une enquête et a découvert que l’association entre l’accident ferroviaire de Dresden et les photos d’Auschwitz a été faite dans un épisode de la série Ghost Adventures –des chasseurs de fantômes– sur le Travel Chanel, diffusé en janvier 2010. Probablement parce qu’il manquait de sources visuelles50Il y a quelques années, Netflix a été critiqué pour son usage non autorisé des images de la catastrophe à Lac-Mégantic pour illustrer des scènes de ses émissions et films. Voir «Des images de la tragédie de Lac-Mégantic auraient aussi été utilisées dans le film Bird Box», Radio-Canada, 15 janvier 2019, disponible en ligne: <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1147106/images-tragedie-lac-megantic-netflix-bird-box-travelers>., les producteurs de l’émission ont donc utilisé ces images d’Auschwitz et plusieurs autres qui n’avaient aucun rapport direct avec l’événement qui se devait d’être illustré (par exemple, des images de grands brûlés après la bombe lancée sur Hiroshima –que personne n’a remises en question, montrant par là le profond antisémitisme de la critique des images). À cause de cette association complètement innocente, tout un discours critique sur les photos des Sonderkommando, auquel on doit répondre par une nouvelle critique, continue d’exister, avec un arrière-fond viscéralement négationniste. À titre «documentaire», j’inclus ici une capture d’écran, sans donner une source trop précise, pour des raisons qui paraîtront peut-être évidentes, en tout cas pour ne pas laisser cette parole fautive proliférer outre mesure. Il faudra, littéralement, me croire.

Figure 3: capture d’écran d’un site conspirationniste.

Il est intéressant de constater que jamais ces sites conspirationnistes ne montrent l’image avec le cadre noir. Le cadre noir est irréductible à leur réappropriation de l’image. Pour eux, le montrer, ce serait mettre en échec leur détournement. Si je dévie de mon propos pour amener cette question, c’est parce qu’elle donne raison à Lanzmann en quelque sorte. Une fois que les images sont «accessibles» pour tout un chacun, qu’elles sont lâchées dans le public, comme preuves ou comme témoignages, ça ne change rien à l’affaire: tout peut être remis en question, tout devient l’objet d’une critique, et cette critique peut elle-même être critiquée à son tour. Tout cela n’a pour effet que d’augmenter une herméneutique de la suspicion qui se nourrit d’elle-même. À certains égards, Didi-Huberman ne disait rien d’autre, mais peut-être de manière un peu naïve, en croyant qu’on pouvait conserver le témoignage intact51Cette discussion ressemble fort, en y pensant bien, à ce que disaient le juge de première instance McEachern, l’anthropologue Julie Cruikshank et la juriste Val Napoleon, mais de manière différente: il y a des témoignages qui ne se citent pas. Tous ont un problème avec l’idée de transférer, transposer ou traduire une réalité ; chacun à sa manière, tous accordent une plus grande valeur à une réalité précédent le transfert, la transposition ou la traduction, c’est-à-dire à l’original..

Ce long détour devait d’abord servir à montrer qu’il n’est jamais évident de constater de prime abord le caractère de preuve ou de témoignage d’un document. Il servait aussi à montrer l’importance du «cadre». Il faut prendre le cadre ici comme ce qui entoure l’œuvre, ce qui lui donne sa forme, comme l’est le cadre pour la toile. Le cadre est à la fois nécessaire et accessoire, sa structure aporétique nous oblige à le prendre en compte pour l’unique raison de ne pas en tenir compte. Derrida l’appelait le parergon, ce qui entoure l’ergon (ou l’œuvre):

Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’à-bord.52Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion (Paris, 1978), 63; la juriste Kirsten Anker a utilisé les concepts derridiens pour penser le problème juridique de la toile de Ngurrara, voir Kirsten Anker, «The truth in painting: cultural artefacts as proof of native title», Law Text Culture 9 (2005): 104; et Kirsten Anker, Declarations of Interdependence: A Legal Pluralist Approach to Indigenous Rights (New York: Routledge, 2014), chap. 5.

Le cadre doit donc avoir lieu, mais c’est pour donner lieu, notamment, à l’œuvre d’art. Il en est de même pour le droit qui se constitue dans un dédoublement. D’abord lui-même, comme «droit» (ou la forme), et son autre, les «faits» (ou le fond), comme lors d’un procès avec jury, cette séparation entre le juge du droit et le juge des faits. Si cette enquête a commencé avec la distinction entre l’oralité et l’écriture pour se transformer en distinction entre le témoignage et la preuve, il faut peut-être encore une fois la transformer, cette fois en faisant une distinction entre le fait et le droit.

     

La limite entre le fait et le droit

La distinction entre le «fait» et le «droit» est une des grandes distinctions dont est constitué notre droit. Le fait est associé au fond, c’est-à-dire à la substance de la cause ; le droit l’est à la forme, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la procédure relative à la cause, mais aussi à sa recevabilité même. Dans un petit livre introductif à l’adresse des futurs étudiants en droit, les juristes André Émond et Lucie Lauzière donnent une définition de cette classification, entre «les règles de fond» et «les règles de forme»:

Le droit du fond, ou droit substantiel, est la branche du droit qui comprend l’ensemble des règles de droit relatives à l’énonciation des droits subjectifs d’une personne. […]

Le droit de forme, ou droit judiciaire, rassemble pour sa part les règles de droit relatives à la reconnaissance et la mise en application des droits subjectifs d’une personne en cas de litige. Ces règles, qui régissent l’organisation et la compétence de l’instance judiciaire, l’instruction des procès devant elle et l’exécution de ses décisions, constituent les moyens pratiques mis à la disposition du citoyen pour qu’il puisse faire valoir ses droits devant les tribunaux. Cette branche du droit se divise en règles de procédure et en règles de preuve.53André Émond et Lucie Lauzière, Introduction à l’étude du droit (Montréal: Wilson & Lafleur, 2005), sect. 1.6.3, à la p 40.

Le «droit judiciaire», en d’autres mots, le droit du droit, n’est autre que le droit de dire ce qu’est le droit –c’est une juris-dictio. C’est la règle de l’admissibilité de la preuve ou du témoignage, qui précède la présentation de la preuve ou la preuve elle-même, la présentation du témoignage ou le témoignage lui-même. Elle autorise –ou non– la représentation, mais elle se dissimule en quelque sorte derrière la substance, l’ergon en l’espèce. Comme cadre, elle est trop souvent oubliée, mise de côté, alors qu’elle est véritablement celle qui met en scène le spectacle, que ce soit de la preuve ou du témoignage54Il s’agit d’une question abordée par la Cour suprême dans l’affaire Delgamuukw, mais éliminée assez rapidement et sans conclusion satisfaisante, voir Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 20..

L’arrêt Delgamuukw de la Cour suprême mentionne justement la distinction entre le fond et la forme, cette fois en ce qui a trait à la possibilité de faire appel d’une décision judiciaire. L’arrêt cite l’affaire Stein c. Le navire «Kathy K» de 1976:

On ne doit pas considérer que ces arrêts signifient que les conclusions sur les faits tirées en première instance sont intangibles, mais plutôt qu’elles ne doivent pas être modifiées à moins qu’il ne soit établi que le juge du procès a commis une erreur manifeste et dominante qui a faussé son appréciation des faits. Bien que la Cour d’appel ait l’obligation de réexaminer la preuve afin de s’assurer qu’aucune erreur de ce genre n’a été commise, j’estime qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation de la prépondérance des probabilités aux conclusions tirées par le juge qui a présidé le procès.55Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, p. 808 ; cité dans Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 78.

On distingue ainsi les faits du droit: alors que les cours inférieures ont la tâche d’examiner l’ensemble d’une affaire, les juridictions supérieures examinent le droit de la cause, et précisément comment le droit a été interprété. Les instances supérieures fonctionnent donc comme une police du droit, tout en invoquant leur distance supposée de la preuve ou du témoignage. Prenons, par exemple, la cause ayant fait jurisprudence sur cette question, Housen c. Nikolaisen (la décision majoritaire):

Le juge de première instance est celui qui est le mieux placé pour tirer des conclusions de fait, parce qu’il a l’occasion d’examiner la preuve en profondeur, d’entendre les témoignages de vive voix et de se familiariser avec l’affaire dans son ensemble. Étant donné que le rôle principal du juge de première instance est d’apprécier et de soupeser d’abondantes quantités d’éléments de preuve, son expertise dans ce domaine et sa connaissance intime du dossier doivent être respectées56Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, paragr. 18..

Le ou la juge de première instance a l’occasion d’»entendre les témoignages de vive voix», il ou elle est témoin du témoignage mais, pourtant, n’a pas le dernier mot. Les instances supérieures qui s’éloignent de la chose en soi transforment cet éloignement en jugement sur le droit. La différence entre le fait et le droit n’est plus une limite à (ne pas) franchir, mais un continuum: on passe d’une différence en nature à une différence en degré. La cause Housen est à cet égard exemplaire. Une juge de première instance de la Saskatchewan devait juger la responsabilité d’une municipalité dans une affaire où le passager d’une voiture était devenu paraplégique à la suite d’un accident. Le conducteur de cette voiture était en état d’ébriété. L’accident a eu lieu dans une courbe sans signalisation et où se trouvaient des broussailles. La juge a répondu par l’affirmative: la municipalité a la responsabilité d’indiquer les endroits dangereux ainsi que de nettoyer les routes. La Cour d’appel de la Saskatchewan a infirmé la décision au motif que la juge de première instance avait commis une erreur manifeste dans l’inférence des faits. La question qui est portée devant la Cour suprême peut se formuler comme suit: la Cour d’appel a-t-elle fait erreur de droit en contrôlant ce qui peut se voir par certains comme des faits?57Ma reformulation. La question était plutôt «Sous quelles conditions une cour d’appel peut-elle modifier les conclusions d’un juge de première instance?» La Cour suprême est divisée sur cette question: les cinq juges de l’opinion majoritaire (écrite par Iacobucci et Major ; McLachlin, L’Heureux-Dubé et Arbour y souscrivent) ont jugé que la Cour d’appel avait eu tort, en prenant des faits pour du droit. Ils ont donc rétabli le jugement de première instance. Les quatre juges dissidents (opinion écrite par Bastarache ; Gonthier, Binnie et LeBel y souscrivent) croient au contraire que ce qui est vu comme de l’inférence des faits relève du droit. Ils auraient ainsi rejeté le pourvoi et auraient conservé le jugement de la Cour d’appel. On peut dès lors se questionner sur ce que fait la Cour suprême en l’espèce: elle discrimine ce qui est du droit de ce qui est du fait. L’apparente division entre ceux qui voient du droit dans le fait (l’opinion dissidente) et du fait dans le droit (l’opinion majoritaire) démontre peut-être au moins une chose: ce qui relève du droit n’est pas donné d’avance, tout comme le témoignage qui relève de la preuve. L’un comme l’autre relève d’une construction par le langage qui manifeste un pouvoir de la parole judiciaire. Ce pouvoir est discriminant: il énonce ce qui a de la valeur pour le droit.

     

Conclusion: théoriser la citation en droit

On pourrait conclure que le problème de l’affaire Delgamuukw était non seulement que le témoignage ait été pris pour une preuve, mais plus encore que le droit était dit d’un autre lieu. S’il y a un espace pour réhabiliter les ordres juridiques autochtones, c’est dans ce droit du droit, ce droit de dire ce qu’est le droit: la jurisprudence. Dans tous les cas, il y a toujours transformation par la citation. Cette transformation, ce recadrage esthétique –esthétisant ou esthétisé– est comme le droit, voire est du droit, dans le cas des récits oraux dans Delgamuukw ou celui des témoignages d’Auschwitz. Le droit –comme langage– est ce par quoi on transforme, transmue, traduit un élément donné pour qu’il soit recadré. Que fait alors le droit –comme langage, peut-être plus que comme discours? N’est-il pas ce par quoi le témoignage cesse d’être témoignage? Le témoignage «pur», c’est-à-dire le témoignage avant son questionnement, avant sa comparution, loin d’être une sous-catégorie de preuve, comme le fait le Code civil, n’est-il pas essentiellement incompatible avec le droit? En ce sens, le droit comme langage, contrairement à ce qu’on dit ou pense de lui comme langage extrêmement formalisé, est en fait un langage qui corrompt, un langage qui entame, qui ne laisse pas de place à une essence dans sa plénitude.

A contrario, un droit qui laisserait passer, sans tamiser (c’est le sens de «critique»), le témoignage –ou les récits oraux, par exemple– ne serait plus du droit, ce serait un droit sans jugement, un droit injustifiable, un droit sans justice, qui n’aurait même pas l’apparence de justice. La justice, à tout le moins son apparence (esthétique, donc), nous ordonne de critiquer, il y a injonction de questionner, de remettre en question et, ce faisant, on tire l’altérité à soi, à travers ses propres catégories. Il y a là aporie: le droit qui est par excellence le langage de la confiance, car c’est un langage en qui on croit, ne fait jamais confiance à ce qui lui est autre. Il est à propos de citer longuement ici Jacques Derrida dans son chapitre «Signature événement contexte»:

C’est sur cette possibilité que je voudrais insister: possibilité de prélèvement et de greffe citationnelle qui appartient à la structure de toute marque, parlée ou écrite, et qui constitue toute marque en écriture avant même et en dehors de tout horizon de communication sémio-linguistique ; en écriture, c’est-à-dire en possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point, de son vouloir-dire «originel» et de son appartenance à un contexte saturable et contraignant. Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets ; par là il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l’infini de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu’il n’y a que des contextes sans aucun centre d’ancrage absolu. Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette itérabilité de la marque n’est pas un accident ou une anomalie, c’est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne pourrait même plus avoir de fonctionnement dit «normal». Que serait une marque que l’on ne pourrait pas citer? Et dont l’origine ne saurait être perdue en chemin?58Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Éditions de Minuit (Paris, 1972), 381.

L’enjeu de la citation permet de mieux comprendre comment le droit fonctionne, tout en montrant que cette différence présumée entre l’écriture et l’oralité ne passe pas le test: une parole est écriture dès qu’elle a la possibilité d’être citée, répétée, réitérée, mais cette possibilité inclut toujours aussi la falsification. En ce sens, on ne témoigne toujours que du témoignage d’un autre.

Le droit comme langage ne vit que par la citation –une citation, ça implique toujours de la décontextualisation (ou de la traduction) d’une première réalité en une autre, d’où l’aporie, ou le problème qui est celui des récits oraux: leur reconnaissance devant une cour de justice implique leur transformation. Le droit, paradoxalement, commande de ne rien garder intact, au risque, donc, de ne jamais véritablement «toucher» à la pureté des récits oraux. Une manière de voir la relation entre droit autochtone et allochtone est-elle possible? Elle nécessiterait peut-être une nouvelle manière de penser la traduction, hors de ce qu’Antoine Berman appelait «la traduction platonisante», au profit d’une «traduction pensante59Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou L’auberge du lointain, Éditions du Seuil (Paris, 1999).».

    

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Van der Peet v. R., 2 S.C.R. 507, 1996.e Alferi (Paris: Rivages, 2003).

  • 1
    Allan McEachern, Reasons for Judgement: Delgamuukw v. B.C. (Smithers: Supreme Court of British Columbia, 1991), 57; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, paragr. 98: «L’implication du raisonnement du juge de première instance est qu’il ne devrait jamais être accordé de valeur probante indépendante aux récits oraux et que, dans les litiges sur les droits ancestraux, ces récits ne sont utiles qu’à titre d’éléments de preuve tendant à en confirmer d’autres. Je crains que, si ce raisonnement était suivi, la valeur des récits oraux des peuples autochtones serait constamment et systématiquement sous‑estimée par le système juridique canadien, en contravention des instructions expresses à l’effet contraire qui ont été données dans l’arrêt Van der Peet, précité, et suivant lesquelles les tribunaux doivent interpréter la preuve présentée par les peuples autochtones en tenant compte des difficultés inhérentes à l’examen des revendications autochtones»; la cour fait référence à Van der Peet v. R., [1996] 2 S.C.R. 507.
  • 2
    Val Napoleon, «Delgamuukw: A Legal Straightjacket for Oral Histories?», Canadian Journal of Law and Society 20, no 2 (2005): 123‑55 à la p 123, note 2.
  • 3
    Julie Cruikshank, «Invention of Anthropology in British Columbia’s Supreme Court: Oral Tradition as Evidence in Delgamuukw v. BC», BC Studies: The British Columbian Quarterly, no 95 (1992): 26; Cruikshank réfère à McEachern, Reasons for Judgement: Delgamuukw v. B.C. aux pp 49 et 75.
  • 4
    Cruikshank, «Invention of Anthropology in British Columbia’s Supreme Court: Oral Tradition as Evidence in Delgamuukw v. BC», 52.
  • 5
    Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 87.
  • 6
    Derrida, Poétique et politique du témoignage, 30‑31.
  • 7
    Il est vrai, malgré tout, que la limite entre le témoignage et la preuve est constamment transgressée, voir Ibid. aux pp 38‑39: «Phénoménologique ou sémantique, cette distinction entre témoignage et preuve, nous n’irons pas jusqu’à dire qu’en fait elle existe, au sens fort et strict de ce mot. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’elle tient en réalité, solidement, actuellement ou présentement. Nous avons affaire ici à une frontière à la fois rigoureuse et inconsistante, instable, hermétique et perméable, infranchissable en droit mais franchie en fait. Tout le problème tient à ce que le franchissement d’une telle limite conceptuelle est à la fois interdit et constamment pratiqué. Mais s’il y a du témoignage et qui réponde proprement, incontestablement, au nom et au sens visé par ce nom dans notre “culture”, dans le monde dont nous pensons pouvoir, justement, hériter et témoigner, alors ce témoignage ne doit pas essentiellement consister à prouver, à confirmer un savoir, à assurer une certitude théorique, un jugement déterminant. Il ne peut qu’en appeler à un acte de foi.»
  • 8
    C’est l’hypothèse de Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques (Paris: Éditions Plon, 1955).
  • 9
    Thème saussurien par excellence, voir Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale [1916], Paris, Éditions Payot, 1995.
  • 10
    J’utilise la graphie recommandée par l’Office québécois de la langue française. On pourrait également lire, et c’est de plus en plus le cas, le terme «Inuk» pour désigner une personne d’origine inuite et «Inuit» pour son pluriel (sans «s»).
  • 11
    Mark Sandiford, Qallunaat! Pourquoi les blancs sont drôles (ONF, 2006), https://www.onf.ca/film/qallunaat_pourquoi_les_blancs_sont_droles/ à partir de 13:12.
  • 12
    Jean-Paul Lacasse, Les Innus et le territoire: innu tipenitamun, Territoires (Sillery: Septentrion, 2004), 68; Lacasse réfère à Norbert Rouland, L’anthropologie juridique, Que sais-je? (Paris: Presses Universitaires de France, 1990), 38.
  • 13
    Lacasse, Les Innus et le territoire: innu tipenitamun, 66.
  • 14
    Rouland, L’anthropologie juridique, 32‑33; pour une interprétation différente du Code d’Hammourabi, voir le plus récent livre de Laurent De Sutter, Après la loi, Perspectives critiques (Paris: Presses Universitaires de France, 2018), 37‑52.
  • 15
    Exode 31:18: «Lorsque l’Éternel eut achevé de parler à Moïse sur la montagne de Sinaï, il lui donna les deux tables du témoignage, tables de pierre, écrites du doigt de Dieu.» (Traduction Louis Segond.)
  • 16
    Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé: philosophie du Talmud, Lieu commun (Paris: Seuil, 1994), 30.
  • 17
    C’est une des thèses dans Régis Debray, Dieu, un itinéraire: matériaux pour l’histoire de l’Éternel en Occident, Le champ médiologique (Paris: Odile Jacob, 2001); voir également Peter Sloterdijk, Derrida, un Égyptien: le problème de la pyramide juive, trad. par Olivier Mannoni (Paris: Maren Sell, 2006), 47‑55.
  • 18
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit (Paris, 1991), 9‑10; voir également le documentaire de L’abécédaire de Gilles Deleuze (Arte, 1996). Dans «H pour Histoire de la philosophie», Deleuze explique: «Pourquoi est-ce que ce problème, ce concept [l’Idée platonicienne], se forme dans un milieu grec? C’est que ça commence en effet avec les Grecs, c’est un problème typiquement grec. C’est un problème de la cité, de la cité démocratique, même si Platon n’accepte pas le caractère démocratique de la cité. C’est un problème de la cité démocratique. C’est dans une cité démocratique que, par exemple, une magistrature est l’objet de prétention. Il y a des prétendants… je prétends à telle fonction. Dans une formation impériale –comme les Romains à l’époque grecque–, dans une formation impériale, il y a des fonctionnaires qui sont nommés par le grand empereur. Il n’y a pas du tout cette rivalité. La cité athénienne, c’est une rivalité des prétendants. C’est même déjà avec Ulysse, les prétendants à Pénélope, tout ça, bon. Il y a tout un milieu “problème grec”. C’est une civilisation où l’affrontement des rivaux apparaît constamment, c’est pour ça qu’ils inventent la gymnastique, je veux dire, ils inventent les Jeux olympiques. Ils sont procéduriers, personne n’est procédurier comme un Grec! La procédure, c’est la même chose. Un procès, c’est des prétendants.»
  • 19
    On remarquera, sans que je m’y attarde trop, que le père putatif de la philosophie parle (Socrate est reconnu pour n’avoir jamais écrit) et que son disciple le plus connu, Platon, écrit (en mettant en scène le premier).
  • 20
    Platon, Le Phèdre, trad. par Guillaume Budé (Paris: Les Belles Lettres, 1924) à 274e-275b; cité dans Jacques Derrida, «La pharmacie de Platon», in La dissémination, par Jacques Derrida, Éditions du Seuil (Paris, 1972), 93, 126‑27.
  • 21
    Une autre métaphore est celle du soleil et de la lune: l’écriture est comme la lune pour la parole, en l’absence de la lumière vive (la parole), la lune et l’écriture peuvent y suppléer, mais lorsque le soleil et la lune, ou la parole et l’écriture, sont tous deux présents –lors d’une éclipse–, la lumière disparaît.
  • 22
    Derrida, «La pharmacie de Platon», 138. La mention de la feuille est une référence au linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui voyait également dans l’écriture la mort de la langue.
  • 23
    Le problème de la répétition est par ailleurs une des raisons pour lesquelles, selon Derrida, la justice dépasse à la fois le droit positif et le droit naturel, voir Jacques Derrida, «Force de loi: le “fondement mystique de l’autorité”/ Force of law: the “mystical foundation of authority” [version bilingue, trad. Mary Quaintance]» (1990) 11 Cardozo Law Review 919‑1045 à la p 960 et sqq.
  • 24
    Il s’agit d’un thème récurrent de sa pensée, voir Jacques Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit (Paris, 1967).
  • 25
    J’ajoute entre crochets «orale». Il est intéressant de noter que, pour Saussure, le caractère naturel de la langue parlée est tellement évident qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de comparer «oralité» et «écriture», mais plutôt «langue» et «écriture».
  • 26
    de Saussure, Cours de linguistique générale, 45.
  • 27
    Saussure parlera en outre de «tyrannie de la lettre» et de la «monstruosité» qu’elle crée en contaminant la parole, voir de Saussure, 53‑54.
  • 28
    Saussure parle en effet de la déformation que l’écriture peut induire à l’oralité, il ajoute: «Ces déformations phoniques appartiennent bien à la langue, seulement elles ne résultent pas de son jeu naturel; elles sont dues à un facteur qui lui est étranger. La linguistique doit les mettre en observation dans un compartiment spécial: ce sont des cas tératologiques »; voir Ibid. à la p 54.
  • 29
    Derrida, Poétique et politique du témoignage, 35‑36.
  • 30
    Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Tome 2: pouvoir, droit, religion, Le sens commun (Paris: Éditions de Minuit, 1969), 173. Le «witness» anglais provient de cette racine.
  • 31
    Code civil du Québec, CCQ-1991, art. 2811.
  • 32
    Code civil du Québec, art. 2843.
  • 33
    Il en est de même dans le droit fédéral où le témoignage est défini dans la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.
  • 34
    Marc Crépon, «Traduire, témoigner, survivre», Rue Descartes 2006/2, no 52 (2006): 36; voir également Emmanuel Alloa, «“Là où il y a preuve, il n’y a pas de témoignage”: Les apories du témoin selon Jacques Derrida», Revue philosophique de Louvain 115, no 2 (2017): 289‑303.
  • 35
    Selon Benveniste, l’origine du mot «testis» (le témoin en latin) serait «terstis» (le tiers), car un témoin nécessite toujours un tiers assurant la vérité (Dieu, par exemple), voir Benveniste, supra note 132 à la p 277.
  • 36
    C’est le cas du professeur de droit Vincent Gautrais, titulaire de la Chaire L.R. Wilson du droit des technologies de l’information et du commerce électronique de l’Université de Montréal, voir notamment son livre Vincent Gautrais, Preuve technologique (Montréal: LexisNexis, 2014); ainsi que ces articles: Vincent Gautrais et Patrick Gingras, «La preuve des documents technologiques», Les Cahiers de propriété intellectuelle 22, no 2 (2010): 267‑315; Vincent Gautrais, «Preuve – Preuve des reproductions: vues d’ailleurs!», Cahiers Droit, Sciences & Technologies, no 4 (2014): 301‑16.
  • 37
    Notamment dans Jacques Derrida, Copy, Archive, Signature: A Conversation on Photography, éd. par Gerhard Richter, trad. par Jeff Fort (Stanford: Stanford University Press, 2010), 44‑50; voir également Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision (Paris: Galilée, 1996).
  • 38
    Voir notamment Kimberle Crenshaw et Gary Peller, «Reel Time/Real Justice», Denver University Law Review 70, no 2 (1993): 283‑96; Charles Goodwin et Marjorie Harness Goodwin, «Contested vision: the discursive constitution of Rodney King», in The Construction of Professional Discourse, par Britt-Louise Gunnarsson, Per Linell, et Nordberg (London & New York: Routledge, 1997), 292‑316; Sukanya Pillay, «Video as Evidence», in Video for Change: A Guide for Advocacy and Activism (Pluto Press, 2005), 209‑32.
  • 39
    Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Maria Carmela Bove, [2016] QCCQ 13829, paragr. 47.
  • 40
    Code de procédure pénale, RLRQ c C-25.1, art. 62.
  • 41
    Ce que tente de faire son documentaire, voir Shoah, 1985.
  • 42
    Pour une réponse philosophique à Faurisson, voir notamment Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz: Homo sacer, tome 3, trad. par Pierre Alferi (Paris: Rivages, 2003).
  • 43
    «Quatre bouts de pellicule arrachés à l’enfer» (2001) repris dans Georges Didi-Huberman, Images malgré tout (Paris: Minuit, 2003), 12‑27; on peut aussi consulter un entretien radiophonique avec Georges Didi-Huberman diffusé sur France Culture, voir «Georges Didi-Huberman: Que faire des images d’Auschwitz?», Les Nouveaux Chemins de la connaissance avec Adèle Van Reeth (France Culture, 11 novembre 2016), https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/que-faire-des-images-dauschwitz.
  • 44
    Didi-Huberman, Images malgré tout, 121.
  • 45
    Didi-Huberman, 127 ; Didi-Huberman fait référence à Arlette Farge, Le Goût de l’archive (Paris: Le Seuil, 1989).
  • 46
    Cette image est disponible Sur Wikimedia Commons, un site associé à Wikipedia: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Auschwitz,_Poland,_Cremation_of_bodies_by_the_Sonderkommando.jpg
  • 47
    Didi-Huberman, Images malgré tout, 50.
  • 48
    On ne connaît le photographe que par son prénom.
  • 49
    Didi-Huberman, Images malgré tout, 51‑52.
  • 50
    Il y a quelques années, Netflix a été critiqué pour son usage non autorisé des images de la catastrophe à Lac-Mégantic pour illustrer des scènes de ses émissions et films. Voir «Des images de la tragédie de Lac-Mégantic auraient aussi été utilisées dans le film Bird Box», Radio-Canada, 15 janvier 2019, disponible en ligne: <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1147106/images-tragedie-lac-megantic-netflix-bird-box-travelers>.
  • 51
    Cette discussion ressemble fort, en y pensant bien, à ce que disaient le juge de première instance McEachern, l’anthropologue Julie Cruikshank et la juriste Val Napoleon, mais de manière différente: il y a des témoignages qui ne se citent pas. Tous ont un problème avec l’idée de transférer, transposer ou traduire une réalité ; chacun à sa manière, tous accordent une plus grande valeur à une réalité précédent le transfert, la transposition ou la traduction, c’est-à-dire à l’original.
  • 52
    Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion (Paris, 1978), 63; la juriste Kirsten Anker a utilisé les concepts derridiens pour penser le problème juridique de la toile de Ngurrara, voir Kirsten Anker, «The truth in painting: cultural artefacts as proof of native title», Law Text Culture 9 (2005): 104; et Kirsten Anker, Declarations of Interdependence: A Legal Pluralist Approach to Indigenous Rights (New York: Routledge, 2014), chap. 5.
  • 53
    André Émond et Lucie Lauzière, Introduction à l’étude du droit (Montréal: Wilson & Lafleur, 2005), sect. 1.6.3, à la p 40.
  • 54
    Il s’agit d’une question abordée par la Cour suprême dans l’affaire Delgamuukw, mais éliminée assez rapidement et sans conclusion satisfaisante, voir Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 20.
  • 55
    Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, p. 808 ; cité dans Delgamuukw c. Colombie-Britannique, paragr. 78.
  • 56
    Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, paragr. 18.
  • 57
    Ma reformulation. La question était plutôt «Sous quelles conditions une cour d’appel peut-elle modifier les conclusions d’un juge de première instance?»
  • 58
    Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Éditions de Minuit (Paris, 1972), 381.
  • 59
    Antoine Berman, La traduction et la lettre, ou L’auberge du lointain, Éditions du Seuil (Paris, 1999).
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