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Un art de la parole en traduction: relation entre les langues dans quelques textes choisis de Lee Maracle

Céline Parent
couverture
Article paru dans Matérialités coloniales de la traduction, sous la responsabilité de René Lemieux et Mélissa Major (2024)

I am writing for our ancestors who were not entitled to write and I am writing for our future grandchildren who will need to know their origins.
— Lee Maracle1Extrait d’une entrevue accordée à Brecken Hancock par Lee Maracle (Maracle et Hancock, 2015c).

   

Inscrit dans la problématique plus large de la préservation de la parole et des langues autochtones marginalisées par les empires coloniaux, cet article porte sur la relation complexe entre les langues en présence dans un corpus de traduction regroupant sept textes2Les textes de ce corpus de traduction sont une composante de mon mémoire de maîtrise (Savoirs UdeS): Traductions d’œuvres de Lee Maracle: l’art de la parole stó:lō envisagé sous l’angle de la voix, du contexte et du genre littéraire. https://hdl.handle.net/11143/14488, que l’auteure stó:lō/tsleil-waututh Lee Maracle a publiés entre les années 1990 et 2015: «Bertha»; «Goodbye, Snauq»; «War»; «Boy in the Archives»; «Oratory: Coming to Theory»; «Toward a National Literature: “A Body of Writing”» et «Dancing my Way to Orality». Je souhaite illustrer comment Maracle fait œuvre de décolonisation par l’écriture en pratiquant un art de la parole porteur tant de l’expérience coloniale que de la présence millénaire de sa nation sur ce continent. Elle opère sur l’anglais un travail qui vise à «autochtoniser» cet idiome, entre autres par l’usage de mots en langue halkomelem3Dans le présent article, la graphie du mot «halkomelem» correspond à celle employée par Lee Maracle dans cet extrait de Goodbye, Snauq: «Some have gone back speaking Halkomelem while others still speak Squamish» (Maracle 2004, 211). Il existe trois variétés régionales de la langue halkomelem: l’hən̓q̓əmin̓əm̓ ou  hun’qumyi’num, variété linguistique de la grande région de Vancouver; l’hul’q’umín’um, variété de la côte est de l’île de Vancouver; et l’halq’eméylem, variété à tons de la vallée du Fraser. Une précision est apportée à ce propos dans le Report on the Status of B.C. First Nations Languages: «Hul’q’umi’num’/Halq’eméylem/hən̓q̓əmin̓əm̓ are three distinct dialects of the same Coast Salish language, but there is no cover term for the language as a whole» (Dunlop et al. 2018, 44).. La traduction de l’anglais au français des textes du corpus fait ressortir la présence, entre les deux langues coloniales, d’une troisième langue, l’halkomelem, qui est en réalité la langue première. Le processus de traduction contribue à mettre en lumière des interrelations étroites entre l’espace textuel et un espace extratextuel de référence qui coïncide avec le territoire, les langues et la culture salish. Traduire Maracle requiert de se familiariser avec cet espace extratextuel de référence, mais aussi d’être à l’écoute des résonances de l’oralité dans l’écrit. «L’art oratoire et la littérature sont tous les deux pour moi des arts des mots», affirme-t-elle (Maracle 2022, 574Cette citation est tirée de la traduction qu’a réalisée Anne-Marie Regimbald de My Conversations with Canadians, que Lee Maracle a fait paraître en 2017. Cette traduction a été publiée à l’automne 2022 sous le titre Treize conversations chez l’éditeur Varia, dans la collection «Proses de combat».). Dans ses créations orales, écrites, performées ou portées à la scène, son art de la parole militant est mis au service des luttes féministes, de la revitalisation et de la transmission des récits et des savoirs salish.

Ces thèmes ont d’ailleurs été développés par Lee Maracle dans le cadre du XXXIIe Colloque de l’Association canadienne de traductologie5Les communications de la professeure Dalie Giroux et de si’yám Lee Maracle ont été présentées dans le cadre de la séance Parole autochtone et traduction discussion, animée par Simon Labrecque. La communication de Dalie Giroux avait pour titre Nationalism and Sovereignty in Contemporary Indigenous Struggles. Sa communication avait pour titre «Transmission of Indigenous Languages: Women and the Struggle for Sovereignty». Il faut souligner que Maracle n’a pas compté uniquement sur son art de la parole pour mener cette conversation sur la transmission des langues, des récits et des savoirs autochtones. Je reviendrai sur ce point plus tard.

Cette séance du 2 juin 2019 aura été, pour plusieurs des personnes présentes, la dernière occasion d’avoir le privilège d’entendre et de voir Lee Maracle en personne. Elle est décédée le 11 novembre 2021, peu de temps après avoir quitté Toronto pour revenir vivre chez elle, sur le territoire des Salish du littoral.

    

Traduire l’art de la parole

Le lieu de la traduction de l’art de la parole que pratique Maracle à l’oral et à l’écrit se trouve dans l’entre-deux des langues coloniales que sont l’anglais et le français. Il ne s’agit pas de traduire «pour passer d’un monde à l’autre, mais pour faire comprendre au lecteur que l’on est entre deux mondes» (Markowicz 2018). Le traducteur de Dostoïevski, André Markowicz, explique ailleurs que traduire, c’est «prendre en compte le texte tel qu’il est tramé et tenter de respecter la finesse de ses réseaux, c’est simplement en restituer la matérialité» (Markowicz et Morvan 2010). Au vu de ce qu’il a écrit, on peut se demander dans quelle mesure l’acte traductif parviendrait à restituer la matière sonore de l’objet d’«art-parole», délicatement façonné, qu’est la première strophe de Talking to the Diaspora, poème éponyme du recueil publié chez l’éditeur manitobain ARP Books en 2015, dans lequel Maracle propose 69 récits-poèmes6J’emploie les désignations «récit-nouvelle », «récit-poème » et «oratoire-essai » pour refléter l’hybridité générique des créations orales et écrites de Maracle. Il existe en effet une forme de catégorisation du discours chez les Salish. Les sxwōxwiyám, ou récits des origines stó:lō/salish, présentent des composantes mythiques, alors que les sqwélqwel sont des récits portant sur les événements, les lieux et les expériences qui forment la trame de l’histoire de la nation (Carlson 2011, 56)., dont «Boy in the Archives», l’un des textes du corpus de traduction:

I wonder about language with its raw frayed fringes
delicately trying to express spirit
as each word drips from lips to rest in blank spaces
between us
(Maracle 2015a, quatrième de couverture).

Ce récit-poème décrit la langue comme une matière effrangée qui s’ingénie à exprimer l’esprit, une matière fragile. Le linguiste et traducteur Claude Tatilon souligne que la reproduction d’un texte littéraire d’une langue à l’autre est «chose délicate et approximative» (Tatilon 2003, 113):

Parvenue à destination, la matière transportée n’est certes jamais intacte, à cause des douanes linguistiques et culturelles traversées mais aussi (surtout) à cause de la personnalité du transporteur et de l’idée qu’il se fait de son rôle (Ibid., 117).

Il est avisé de prendre appui sur le discours et les positions théoriques des chercheurs et chercheuses autochtones pour éviter de «transporter» le langage et les modèles d’écriture du paradigme dominant (euro-occidental) dans le texte de la langue d’accueil.

Chez Maracle, l’art de la parole et la mise en théorie prennent forme, à l’écrit et à l’oral, à travers un réseau de récits ancrés dans les savoirs culturels et la géographie salish. Dans l’ouvrage My Conversations with Canadians7Voir la note 4., Maracle propose l’emploi du terme word art plutôt que celui de literature, en faisant valoir que word art englobe toutes les formes d’expression artistique qui utilisent la langue comme matériau:

Pour être de la littérature, une histoire doit d’abord être écrite, c’est là que se trouve le casse-tête. J’aimerais qu’on utilise l’expression «word art», qui englobe tous les arts créés à partir des mots: le hip-hop, la poésie populaire, le slam, l’oralité, la mise en récit et ainsi de suite (Maracle 2022, 154). Une histoire, c’est l’art des mots, qu’elle soit dite, interprétée, écrite ou dramatisée ―tout ça forme l’art des mots. C’est la seule expression qui permet de résoudre le casse-tête, qui nous met sur un pied d’égalité avec les Européen*ne*s et abolit la suprématie du paradigme euro-occidental (158). [É]tant donné le chaos planétaire dans lequel nous nous trouvons tous*tes, la pauvreté qui marque nos vies, la dégradation de l’environnement […] qui nous met face à une extinction de masse, le monde a besoin de nos histoires (159).

Le monde a besoin des récits, de l’oralité et des méthodologies des Premiers Peuples. Pour mener un projet de recherche et de traduction sur une œuvre des littératures autochtones, les méthodologies de convergence semblent offrir un cadre approprié, car elles font appel à des approches biculturelles fondées sur les systèmes de connaissances autochtone et occidental. Selon la chercheuse anishinaabe Lana Ray (Waaskone Giizhigook), ces méthodes vont dans le sens de la (ré)autochtonisation et de la revitalisation des savoirs traditionnels (Ray 2012, 87). Deux pratiques qui s’inscrivent dans ce courant des méthodologies de convergence m’ont semblé particulièrement porteuses de signification pour parler de traduction de l’art de la parole et de la mise en présence des langues dans les œuvres de Lee Maracle.

La première méthodologie, l’art du perlage, pratiqué par les peuples autochtones depuis des milliers d’années (Hill 2003, cité dans Ray 2016, 365) est considérée par Lana Ray comme une forme matérielle du savoir, «as a form of storytelling» (Ray 2016, 363). Lee Maracle pratiquait l’art ancestral du perlage (Roche et McHutchison 1998, 178), tout comme les deux personnages principaux de Will’s Garden, un roman pour adolescents que l’auteure a fait paraître en 2008. Dans ce récit campé en territoire stó:lō, Will s’initie dès l’âge de six ans à la technique du perlage en imitant sa cousine Sarah, son aînée de quelques années. Tout au long de leur enfance et de leur adolescence, Sarah et Will ont imaginé et dessiné les motifs des perlages qu’ils réalisaient par la suite sur des barrettes et des capes. Pour plusieurs Autochtones, le perlage représente à la fois un loisir et une activité de subsistance:

Sarah and I sold most everything we made. Sarah’s beading took us to every Pow Wow within 300 miles of home […] Our moms made us put the money in the bank. (Maracle 2008, 19)

Le perlage sert de support à la parole. Will en a conscience après avoir transféré les motifs à perler sur une cape, en prévision de la cérémonie que tiendra bientôt son clan:

Tonight, I have beaded daydream words into these capes. Words I want to say five nights from now. Words about discovery, about wondering, about the earth, about being Sto:loh. (Ibid., 43)

     

«Nommer, c’est faire exister8Tiré d’un article du journal Le Devoir que signe l’historien Yves Gingras. Celui-ci reprend l’idée émise par le philosophe britannique John L. Austin selon laquelle «les mots ne font pas que décrire le monde, mais sont aussi des actes qui contribuent à le transformer» (Gingras 2018, cahier B, 10).»

La deuxième approche méthodologique de convergence consiste, pour les auteures et auteurs des Premiers Peuples, à inclure des mots de leur langue ancestrale dans les œuvres qu’elles et ils rédigent dans une langue coloniale pour œuvrer à leur préservation et à leur transmission. Lorsque Maracle utilise le marqueur toponymique salish Snauq, (sən̓aʔqʷ en halkomelem et sen̓áḵw en squamish), dans l’espace littéraire et plus spécifiquement dans le titre du récit-nouvelle Goodbye, Snauq9«Goodbye, Snauq» a été publié à l’origine en 2004 dans Our Story: Aboriginal Voices on Canada’s Past, par la maison d’édition Doubleday. Ce récit-nouvelle a connu trois autres publications. (Parent 2018, 60)., elle pose un acte de résistance et d’affirmation. Elle réinscrit dans la contemporanéité le territoire, ses jardins, les maisons longues et les habitants du village qui ont été déportés sur la rive nord de Burrard Inlet (Indian Reserve 3) par les colonisateurs britanniques en 1913 (Barman 2007, cité dans Parent 2018, 193). Snauq a été identifié à tort comme étant «False Creek» à Vancouver. La réinscription délibérée des mots des langues autochtones, ici le toponyme Snauq, répond à l’objectif de (ré)autochtonisation préconisé par les méthodologies de convergence.

La traduction des littératures des Premières Nations, des Métis et des Inuits, dans un contexte néocolonial10Selon Alfred Taiaiake, le néocolonialisme adapte les valeurs du colonialisme au contexte contemporain et poursuit l’entreprise coloniale: «Not to recognize that the ongoing crisis of our communities is fuelled by continuing efforts to prevent us from using the power of our traditional teachings is to be blind to the stateʼs persistent intent to maintain the colonial oppression of the first nations of this land» (Alfred 1999, 1). (dans la continuité de l’histoire coloniale), devrait exiger des traducteurs et traductrices allochtones de définir leur position traductive, de bien cerner l’idée qu’ils et elles se font de leur rôle, ce que Claude Tatilon définit comme «l’intention traduisante» (Tatilon 2003, 117), pour éviter de laisser ‒là où elle n’existait pas‒ des traces de l’idéologie coloniale dans les œuvres littéraires autochtones en traduction.

La réflexion traductologique de l’historien Vincente L. Rafael porte entre autres sur le passé colonial de l’archipel des Philippines, l’interaction entre la langue, l’assimilation des locuteurs des langues vernaculaires et les rapports de pouvoir entre les langues en présence dans la traduction. Selon Rafael, ces rapports ont fait en sorte que divers projets de traduction «have enabled as much as they have disabled the spread of European Empires» (Rafael 2012, 452). Dans le sillage du constat que fait Rafael, il est permis de se demander si la traduction des littératures autochtones, d’une langue coloniale à une autre, réinscrit le modèle de la domination coloniale dans la dimension culturelle, sachant qu’un grand nombre d’auteures et d’auteurs autochtones, sur le territoire nommé Canada, écrivent dans l’une des langues héritées du colonialisme. Or, elles et ils sont de plus en plus nombreux à insérer des mots de leur langue ancestrale dans leurs œuvres, ce que Rainier Grutman nomme «hétérolinguisme»: «Par hétérolinguisme […] j’entendrai la présence dans un texte d’idiomes étrangers sous quelque forme que ce soit» (Grutman 1997, 37). L’hétérolinguisme est l’un des outils qui soutiennent le processus d’affirmation identitaire.

Dans le champ littéraire canadien, les auteures et les auteurs des langues minoritaires qui écrivent dans la langue majoritaire utilisent une langue qui est «celle que cette minorité fait de la langue majeure» (Deleuze et Guattari 1975, cités dans Denti 2017, 524). Bien que la mécanique coloniale d’assimilation de l’Empire britannique, mise en œuvre sur le territoire nommé Canada, n’ait pas pesé aussi lourdement sur tous les groupes, communautés ou nations de langue minoritaire, il n’en demeure pas moins que les œuvres rédigées dans la langue de la majorité par des auteures et des auteurs autochtones, acadiens, afro-descendants, afro-descendants acadiens11Le poète néo-écossais George Elliott Clarke préfère se dire africadien, «un terme qu’il a inventé pour décrire les descendants des loyalistes noirs de l’Empire uni qui sont venus dans les provinces maritimes à la fin du 18e siècle» (Encyclopédie canadienne). Elliott a reçu le prix du Gouverneur général du Canada pour la poésie en 2001 pour le recueil Execution Poems:The Black Acadian Tragedy of George and Rue. et québécois agissent (ou ont agi) en tant que vecteurs d’affirmation identitaire, car elles et ils laissent les traces de leur langue-culture minoritaire dans ces œuvres publiées et diffusées dans la langue majoritaire.

Maracle mentionne dans My Conversations with Canadians que toute personne autochtone peut s’inspirer de ses récits, du message ou des enseignements qu’ils renferment. Elle encourage tout particulièrement les jeunes lecteurs autochtones «à s’en servir, à les dire différemment tout en préservant leur essence, pour qu’une nouvelle génération de conteur*euse*s puisse voir le jour» (Maracle 2022, 134). Elle ajoute cependant que cela ne vaut pas pour les personnes non autochtones, en précisant le sens qu’elle donne au mot «appropriation»:

L’appropriation n’a lieu que si la personne qui s’approprie le bien ne possède pas d’office l’autorité ou le droit imprescriptible ou la permission d’y avoir accès et que la personne n’a pas non plus la permission de ses propriétaires d’origine de l’utiliser ou d’en tirer profit. (Maracle 2022, 110)

J’ai soumis à Lee Maracle ce projet de traduction d’un corpus constitué de sept de ses textes en mentionnant que j’étais une Allochtone eurodescendante. En m’accordant sa permission, elle m’a permis d’aller à la rencontre de son art de la parole sur le territoire de la traduction. C’était alors un rare privilège, ce l’est davantage aujourd’hui à mes yeux.

     

Oratoire, entre oralité et écriture

L’art de la parole fait fond sur la fluidité de l’oralité, ce qui lui permet entre autres de se renouveler au fil des générations. Chez Maracle, la matérialité de l’oral et celle de l’écrit se rencontrent dans la structure de l’oratoire (oratory) (Fee, Gunew et Maracle 2004, 206). Le Dictionary of Native American Literature donne la définition suivante au terme oratory: «a speech by a mortal person to mortal people [that] argues a position of what is good for the community» (Bahr 1994, 103). Oratory est un néologisme de sens créé par l’auteure trinidadienne Marlene NourbeSe Philip pour décrire la structure du récit autochtone (Cook 2014, 224n1)). Il correspond à un type de communication central dans les sociétés autochtones, à un type de discours très spécifique, que Maracle caractérise en ces termes dans Oratory, Coming to Theory:

Oratory […] is unambiguous in its meaning: place of prayer; to persuade. This is a word we can work with. We regard words as coming from original being ‒ a sacred spiritual being. The orator is coming from a place of prayer and as such attempts to be persuasive. Words are not objects to be wasted (Maracle 2015b, 161).

Maracle explique que le terme oratory «est un mot avec lequel nous pouvons travailler». Sans entrer dans une étude détaillée, mentionnons que le mot oratory fonctionne uniquement comme substantif en anglais. Il revêt deux significations, comme Maracle l’a souligné dans l’extrait ci-haut: (1) »the skill of making powerful and effective speeches»; (2) «a room or small building that is used for private prayer or worship12Oxford Learner’s Dictionaries, s.v. «oratory (n.)».». En français, le substantif «oratoire» a pour signification »petite pièce aménagée pour la prière13Usito, s.v. «oratoire  (n.)».» alors que l’adjectif désigne ce qui est «relatif à l’art de bien parler en public14Usito, s.v. «oratoire (adj.)».». L’usage substantivé de l’adjectif «oratoire» semble le choix de traduction à privilégier. Ce passage de l’article «La rhétorique restreinte», du théoricien de la littérature Gérard Genette, offre un exemple de l’emploi substantivé de l’adjectif «oratoire»:

L’époque classique, particulièrement en France, et plus particulièrement au XVIIIe siècle, […] privilégi[e] sans cesse dans ses exemples le corpus littéraire (et spécialement poétique) sur l’oratoire: Homère et Virgile (et bientôt Racine) supplantent Démosthène et Cicéron, la rhétorique tend à devenir pour l’essentiel une étude de la lexis poétique (Genette 1970, 159).

Maracle explique que les dix-sept oratoires-essais qu’elle a fait paraître en 2015 dans Memory Serves ont d’abord été enregistrés oralement, puis transcrits afin de pouvoir être fixés sur le support matériel qu’est le livre: «Memory Serves reads like a new kind of prose, what is fashioned when oratory is written down.» (Maracle 2015b, xii) L’oratoire est à la fois un vaste répertoire de savoirs, un mode de théorisation et une méthodologie de création de savoirs et de récits.

Lee Maracle se définissait comme une jardinière, une pêcheuse, une conchylicultrice (éleveuse de coquillages) (Maracle 2015, 210) et une créatrice de mythes stó:lō (215). «She is a Salish weaver and does traditional Native beadwork» (Roche et Mc McHutchison1998, 178). Ses œuvres ont été rédigées dans un anglais qu’elle avait appris à transformer afin de l’imprégner de l’oralité et de la sensibilité salish (Fee, Gunew et Maracle 2004, 211). La traduction de sept textes choisis de Maracle, réalisée dans le cadre de mon projet de maîtrise, a exigé de mener, à toutes les étapes de l’opération traduisante, de multiples recherches qui ont mis en évidence «la liaison essentielle et ineffaçable entre l’ouvrage et son monde» (Cristofolini 2000, 324), en faisant émerger un espace de référence textuel et extratextuel qui se confond avec le territoire et l’histoire des ancêtres de Lee Maracle15Lee Maracle était d’ascendance tseil-waututh et squamish par son père. Quant à son ascendance maternelle, on trouve l’information suivante dans Bobbi Lee: Indian Rebel, Struggles of a Native Canadian Woman: «My mother, born in a large Metis community in Lac Labiche, Alberta, is the child of a Frenchman and an Indian woman» (Maracle 1975, 17)..

    

Dans l’espace textuel et extratextuel de référence

Les sept textes de genres littéraires différents qui forment le corpus auquel je fais référence dans cet article prennent leur source dans le territoire et l’histoire des nations salish. Puisque les œuvres de Maracle sont ancrées dans l’oralité des nations stó:lō et tsleil-waututh, leur classification ne peut, à mon avis, être effectuée uniquement en fonction des critères qui définissent les genres littéraires occidentaux16Voir la note 6..

Il arrive que des mots en langue halkomelem apposent leur «étrangeté» aux textes de Maracle. Leur présence dans la langue d’origine du texte et dans la langue d’accueil «adds dimension to the works, changing perspectives with the changes in language» (Martin 2005, 413). L’halkomelem, qui est présent à la fois dans le texte et en sous-texte entre l’anglais, langue source, et le français, langue d’accueil, vient éclairer un vaste espace textuel et extratextuel de référence.

Le tableau ci-dessous présente une liste non exhaustive de mots en langue halkomelem employés dans les textes du corpus17Dans le tableau ci-haut, la graphie des mots en caractères gras dans la colonne de gauche est celle employée dans les ouvrages de Lee Maracle. Ces mots sont parfois accompagnés d’une variante orthographique du même mot. Dans Elements of Indigenous Style, l’éditeur Gregory Younging recommande d’adopter les choix que l’auteure, ou l’auteur, a fait dans son texte comme point de référence. Younging invite à reconnaître « the place of different terminology in other Indigenous works » (Younging 2018, p.50), en faisant valoir que le processus de décolonisation linguistique est toujours en cours chez les Premiers Peuples: « terms, names, and style continue to evolve » (Ibid.).. Cette langue vernaculaire conserve une part d’inconnaissable, d’intraduisible. Les mots autochtones employés dans un texte rédigé dans une langue coloniale requièrent d’être expliqués. «Cette explication (ou commentaire) devient elle-même une forme de traduction, cette fois “intralinguale”, ou la langue coloniale doit répondre à la commensurabilité de la langue autochtone» (Lemieux 2022, 35).



Tableau 1. Mots en langue halkomelem présents dans le corpus de traduction (et variantes orthographiques).

     

La parole issue de l’image18Le philosophe Jean-Luc Nancy invite à entendre ce que l’image dit à propos d’elle-même (Nancy 2015, 25) en mettant en évidence la capacité qu’a l’image de parler d’elle-même, «la parole issue de l’image» (Ibid., 26).

La traduction du corpus a exigé de mener des recherches qui ont fait émerger un «continent» de références sociohistoriques, culturelles et sociolinguistiques signifiantes. Cependant, avant d’en faire ressortir quelques aspects, permettez-moi de revenir brièvement au colloque lors duquel Lee Maracle a pris la parole, en juin 2019. Elle portait ce jour-là un médaillon perlé: «A gift from my cousin», a-t-elle dit, en me montrant le visage de son grand-père reproduit par la technique du perlage. J’ai reconnu le chef Dan George. Le nom qu’il avait reçu à la naissance, geswanout slahoot (Thunder-Coming-Up-Over-The-Land-From-The-Water) (Sercombe 159, citée dans Parent 2018, 189), avait été changé pour celui de Dan George lorsqu’il est entré, à l’âge de cinq ans, au pensionnat autochtone St. Paul’s, à North Vancouver. En choisissant de donner à voir cet objet-image, Maracle lui conférait une agentivité. Parce qu’elle était donnée à voir, cette image créée par l’art du perlage acquérait le pouvoir de dire quelque chose à propos d’elle-même. «The silent language of physical metaphor is a story in itself» (Maracle 1990, 13). Le médaillon perlé disait la filiation, la transmission, la langue et le territoire. Lee Maracle est née à North Vancouver et a grandi non loin de la réserve de la nation tsleil-waututh (autrefois Burrard Reserve No 3), non loin de son grand-père, Dan George, et de son arrière-grand-mère Ta’ah (Annie) George:

Before 1800, “Downriver Halkomelem”-speaking peoples, my ancestors, inhabited the city of Vancouver (Maracle 2004, 203). My memories of orality begin when I first learned to speak. The first three years after speaking were intense as my elders seemed desperate to squeeze as much oral story and teachings in my pre-school life as was possible […] I remembered little of that first education as it was happening, but my Ta’ah (my great-grand-mother) assured me that I would remember when I needed to know (Maracle 2015b, 2017).

Il semble approprié ici de «remettre la traduction dans la géographie19Pour emprunter l’expression de D. Giroux dans «Les langages de la colonisation. Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord », Trahir, 23 mai 2017.» (Giroux 2017, 18), puisque le XXXIIe colloque de l’Association canadienne de traductologie s’est tenu en juin 2019 sur le campus de Vancouver de l’Université de la Colombie-Britannique, le territoire traditionnel des səlilwətaɬ (Tsleil-Waututh), des xʷməθkwəy̓əm (Musqueam) et des skwxwú7mesh (Squamish). Ce territoire ancestral correspond à la région de Vancouver et des basses terres du fleuve Fraser, au sud-ouest de la Colombie-Britannique. Mentionnons que la langue sḵwx̱wú7mesh sníchim (squamish) appartient à la grande famille des langues salish, sans toutefois faire partie du groupe linguistique halkomelem.

     

Des langues fragilisées ou en péril

Il y aurait environ soixante-dix langues autochtones20Source: Langues autochtones au Canada | l’Encyclopédie Canadienne (thecanadianencyclopedia.ca) distinctes au Canada réparties en douze familles linguistiques. L’halkomelem est l’une des vingt-trois langues de la famille des langues salish parlées sur la côte nord-ouest du Pacifique, en Colombie-Britannique, ainsi que dans les états de Washington, du Montana et de l’Idaho. Langue traditionnelle de quarante-deux nations salish de la région du sud-ouest de la Colombie-Britannique, l’halkomelem compte trois variétés régionales. La variété hul’q’umi’num (Island Halkomelem) est parlée par plusieurs nations de la côte est de l’île de Vancouver. On trouve les locuteurs de la variété hən̓q̓əmin̓əm̓ (downriver halkomelem) sur le continent, chez les Tsleil-Waututh, le peuple du bras de mer; les Musqueam, le peuple de la plante məθkʷəy̓; ainsi que chez les Stó:lō, le peuple du fleuve. La troisième variété, l’halq’eméylem (upriver halkomelem), était aussi traditionnellement parlée dans la vallée du Fraser par les Stó:lō, mais elle ne compte aujourd’hui que quelques locuteurs natifs âgés. La linguiste de l’Université Simon Fraser Donna Gerdts note que l’halq’eméylem présente ce trait distinctif: «gender is somewhat unusual in that inanimates exhibit fluidity of gender marking» (Ibid., 424). L’édition 2018 du Report on the status of B.C. First Nations Languages, dénombre 93 locuteurs actifs, 766 semi-locuteurs et 1238 apprenants de la langue hul’q’umi’num / halq’eméylem / hənq̓ə̓minə̓m̓21Selon les données recueillies auprès de 18 235 personnes du groupe linguistique parlant l’une ou l’autre des trois variétés de langue halkomelem (Dunlop et al. 2018, 44).. De multiples efforts sont déployés depuis des années dans les communautés pour assurer la revitalisation et soutenir la transmission intergénérationnelle des langues salish.

Certains passages des œuvres de Maracle évoquent l’érosion linguistique majeure provoquée par l’imposition du mode de vie et de la langue des colonisateurs. «Le récit-nouvelle Bertha illustre les effets dévastateurs de la superposition de la structure linguistique et de la culture des colonisateurs sur un territoire où fleurissaient les langues et la culture salish» (Parent 2018, 46). Maracle dénonce le fait que les pensionnats autochtones aient transformé des générations d’enfants en «two-tongue cripples» (The Telling It Book Collective 1990, 38) incapables de s’exprimer correctement tant dans leur langue maternelle qu’en anglais. Dans les extraits suivants, le personnage principal du récit-nouvelle Bertha, une Autochtone âgée et alcoolique qui a travaillé toute sa vie dans une conserverie de poissons, évoque son enfance et sa jeunesse heureuse sur le territoire, au milieu des siens:

Home? Home was a young girl rushing through a meadow, a cedar basket swishing lightly against dew-laden leaves, her nimble fingers plucking ripe fat berries from their branches […] while her mind enjoyed the prospect of becoming… becoming, and the words in English would not come. (Maracle 1990, 20) Bertha wanted to tell her about her own unspoiled youth, her hills, the berries, the old women, the stories and a host of things she could not find the words for in the English she inherited (Ibid., 24).

L’auteure syilix okanagan Jeannette Armstrong, locutrice native de la langue nsyilxcən22Langue traditionnelle du groupe linguistique des Salish de l’intérieur., rappelle que les langues autochtones sont ancrées dans le territoire. «The land as a language surrounds us completely, just like the physical reality of it surrounds us. Within this vast speaking, both externally and internally, we as human beings are an inextricable part—though a minute part—of the land language» (Armstrong 1998, 178).

Certains passages du récit-nouvelle Goodbye, Snauq évoquent le territoire ancestral des xʷməθkwəy̓əm, des səl̓ílwətaʔ et des skwxwú7mesh avant l’arrivée des colonisateurs européens:

[I]t was a common garden shared by all the friendly tribes in the area. The fish swam there, taking a breather from their ocean playgrounds, ducks gathered, women cultivated camas fields and berries abounded. On the sandbar, Musqueam, Tsleil-Waututh, and Squamish women tilled the oyster and clam beds to encourage reproduction (Maracle 2004, 208).

Dans les récits, les poèmes et les oratoires de Maracle, les fils de la mythologie stó:lō/salish s’entrelacent avec les faits historiques et les expériences vécues au sein de la communauté. Sophie McCall écrit d’ailleurs à propos de Goodbye, Snauq: «This story is a good reminder that historical and political research not only enriches the reading of a story, but is often required in order to fully understand the subtleties involved» (McCall 2015). Il est indispensable d’ancrer le récit-nouvelle Goodbye, Snauq ainsi que les autres textes du corpus de traduction dans leur contexte historique, géographique et linguistique. Dans cet esprit, empruntant un outil à la recherche en histoire, j’ai retenu certains événements significatifs du passé des peuples salish du littoral afin de découvrir certaines résonances dans les textes du corpus.

Un passé immémorial. La découverte d’artefacts dans la région de Burrard Inlet laisse croire que les lieux étaient fréquentés dès 1050 av. J.-C. (Dew 2012). Jusque vers la moitié du XVIIIe siècle, des dizaines de milliers de membres des nations salish interagissaient sur la côte ouest du nord de l’Amérique au sein d’un vaste réseau culturel et linguistique. Entre les années 1770 et 1780, une grave épidémie de petite vérole est venue décimer les deux tiers de ces populations du groupe linguistique halkomelem.

Explorateurs européens. L’équipage anglais de George Vancouver a exploré la côte nord-ouest du Pacifique à l’été de 1792. Après avoir remonté le bras de mer sur les rives duquel vivaient les Tsleil-Waututh, le capitaine Vancouver a rebaptisé cette étendue d’eau du nom de son second, Harry Burrard. Venu de l’est du continent, l’explorateur et commerçant de fourrures Alexander Mackenzie a entrepris un périple par voie terrestre pour atteindre le Pacifique. Il était accompagné d’Alexander Mackay, de six voyageurs23Participants à l’expédition: les voyageurs Charles Doucette, Joseph Landry, François Beaulieu, Baptiste Bisson, François Courtois et Jacques Beauchamp. canadiens et d’une famille déné (Bouchard 2010, 4). Le groupe a atteint le Pacifique à Bella Coola le 22 juillet 1793.

Épidémies. De graves épidémies de petite vérole se sont propagées dans la région en 1812, 1824 et 1862. Peu après celle de 1812, les Tsleil-Waututh, dont la population avait été réduite à quarante-et-une personnes, ont invité les Squamish à s’installer avec eux à Burrard Inlet (Maracle 2004, 203):

Not long after the first smallpox epidemic all but decimated the Tsleil Watuth people, the Squamish people came down from their river homes where the snow fell deep all winter to establish a permanent home at False Creek (Maracle 2004, 208). For a long time, the Tsleil Watuth spoke mainly Squamish―somewhat they were considered part of the Squamish Band, despite the fact that they never did amalgamate. It turns out they spoke “Downriver Halkomelem” before the first smallpox killed them, and later many began speaking Squamish. Some have gone back speaking Halkomelem while others still speak Squamish (Ibid., 2011).

Évangélisateurs et langagiers. Vers le milieu du XIXe siècle, précédés de peu par les commerçants de fourrures, les premiers missionnaires catholiques et protestants se sont aventurés dans la région du fleuve Fraser, de Burrard Inlet et jusque sur l’île de Vancouver.

Comme les langues parlées à l’ouest des Rocheuses étaient extrêmement difficiles, à peu près tous les missionnaires ont d’abord appris le Chinook Jargon, qui était couramment utilisé sur la côte ouest pendant la première moitié du XIXe siècle […] À cette époque, [c]e sabir comprenait des mots amérindiens (chinooks et nootkas, surtout) et des onomatopées de même que des mots anglais et français, souvent déformés (le mot mère, par exemple, y était devenu lamai) (Demers 2004, 658).

Dans le Dictionary of Upriver Halkomelem, le linguiste Brent Douglas Galloway répertorie certains mots en langue halkomelem qui ont alors été empruntés au français ou à l’anglais et adaptés phonétiquement. Ces mots réfèrent à des réalités qui ne trouvaient pas d’équivalent dans l’expérience des peuples salish à cette époque: articles ménagers, outils, objets religieux (chapelet), animaux introduits par les colonisateurs (mule, cochon24Kweshú: borrowed from Hudson’s Bay Co. French <cochon> (Galloway 2009, 155).). En bien des endroits, sur le territoire nommé Canada, les missionnaires catholiques ont été «les premiers […] à traduire des textes vers les langues amérindiennes et à donner une écriture aux Autochtones» (Ibid., 656).

Ruée vers l’or. Le printemps de l’année 1858 a marqué le «[d]ébut de la ruée vers l’or du fleuve Fraser. Quelque 600 mineurs arrivent à Victoria de San Francisco en route vers le canyon du Fraser. À la fin de l’été, on estime que 30 000 mineurs se sont rassemblés le long du bas Fraser» (Lutz et al., 2003). Entre les années 1858 et 1863, les nombreuses confrontations entre les chercheurs d’or et les Salish de l’intérieur ont culminé par des affrontements meurtriers entre le peuple Tsilhqot’in (Chilcotin) et les aventuriers blancs (Ibid.). On a assisté, au cours de la même période en territoire salish, à l’implantation de nombreux pensionnats, des institutions que les enfants autochtones étaient forcés de fréquenter. Le pensionnat St. Mary’s Residential School, ouvert en 1861 à Mission, sur les rives du fleuve Fraser, n’a fermé ses portes qu’en 1984.

Loi sur les Indiens. En 1876, «le législateur fédéral a adopté L’acte des Sauvages, maintenant connu sous le nom de la Loi sur les Indiens […] une loi fédérale réglementant la vie des Premières Nations et de leurs membres, en légiférant notamment sur le statut d’Indien, sur la vie dans les réserves et sur la création des terres de réserve» (Paquin 2016, 42).

Adieu, Snauq. Quelques décennies plus tard, en 1913, le gouvernement de la Colombie-Britannique a acheté, dans la ville de Vancouver (incorporée en 188625Carte de la ville de Vancouver réalisée par le Major J.S. Matthews en 1943. https://searcharchives.vancouver.ca/it-might-have-been-albert-city-1858-new-georgia-1792-it-was-granville-1870-british-columbia-1871-it-is-vancouver-1886-british-columbia-1871-it-is-vancouver-1886-canada-1867), les 72 acres de la réserve Kitsilano no 6 (autre nom désignant Snauq) sans l’autorisation du fédéral. Une vingtaine de familles salish établies à Snauq ont été chassées de leur village, entassées sur des barges et déportées sur la côte nord de Burrard Inlet. Les habitations de Snauq, y compris les maisons longues, ont été incendiées par les colonisateurs (Maracle 2004, 209).

Près de cent ans après cet exil forcé, en 2000, les Tsleil-Waututh, les Musqueam et les Squamish ont revendiqué la propriété territoriale de Snauq devant la cour fédérale. Les revendications territoriales des Musqueam et des Tsleil-Waututh sur Snauq ont été rejetées par la cour (jugement Mathias c. la Reine, 2001). En 2002, la nation Squamish a récupéré, à la suite d’une décision de la cour de la Colombie-Britannique, une section de la réserve Kitsilano no 6 où s’élevait jadis le village de Snauq. Ces faits historiques forment la trame du récit-nouvelle Goodbye, Snauq, publié en 2004 dans le recueil Our Story, Aboriginal Voices on Canada’s Past, chez Anchor Canada. Cette œuvre de Maracle apporte un éclairage sur le lien vital qui unit les Tsleil-Waututh, les Musqueam et les Squamish à ce territoire en plus de contextualiser leur démarche de revendication territoriale. Une station du circuit littéraire Literary Landmarks, située sous la structure du Burrard Bridge à Vancouver, est d’ailleurs consacrée à Lee Maracle et à Goodbye, Snauq.

La réinscription délibérée du nom salish de ce territoire, Snauq (sən̓aʔqʷ), dans les dimensions symbolique et matérielle du récit se situe dans le courant des méthodologies de convergence, tout comme l’art du perlage, cette pratique ancestrale mise au service de la (ré)autochtonisation: «Through beading, which can be understood as a form of storytelling, a collective theoretical framework that fosters individuality within the context of relational accountability and nation building emerges» (Ray 2016, 363).

Traduire dans le continuum des arts de la parole et du perlage

Entendre la «parole issue de l’image», comme le philosophe Jean-Luc Nancy invite à le faire, permet de penser autrement la lecture et la traduction de l’un des textes du corpus de traduction, le récit-poème «Boy in the Archives26Lee Maracle (2015). «Boy in The Archives », dans Talking to the Diaspora, Winnipeg, ARP Books, non paginé.». Ce texte de Maracle est tiré du recueil Talking to the Diaspora, paru chez ARP Books en 2015. Avec sa couverture percée de petits vides, sa typographie atypique, ses photos monochromes de cailloux, de plantes et de fragments d’écorce, ce livre est un véritable objet-image. «Textualization of oral performances shifts narratives from an interpersonal, oral/aural medium to an intrapersonal and visual one […] The voice of the speaker is rendered visually through typography: through fonts, prose and/or verse formatting; and through the inclusion of background information» (Cienski27Andrew Cienski se consacre à la revitalisation des langues autochtones gwich’in et halkomelem. 2010, 32). Le garçon oublié au fond des archives nous interpelle: les «blancs» de la typographie, la présence de ruptures dans les vers, permettent à la fois de voir et d’entendre ses paroles et ses silences.

L’art de la parole chez Lee Maracle devient alors une écriture perlée qui évoque pour moi l’installation artistique Indian Act, une œuvre palimpseste et participative réalisée par l’artiste multidisciplinaire anishinaabe Nadia Myre entre les années 2000 et 2002. L’artiste recourt à la technique du perlage pour recouvrir en partie cinquante-six pages du texte de la Loi sur les Indiens. «[Letter by letter English text disappears and bead-by-bead it is replaced with a tactile, visually demanding object as the workers learn (or renew their acquaintance with) the art of beading. It is an Indian act» (Hill 2002). L’installation Indian Act peut être vue et entendue comme une expression de l’art de la parole autochtone. Cette parole forme la trame d’un continuum de transmission orale, textuelle, visuelle, où les fils des œuvres en traduction viennent quelquefois s’entrelacer à ceux des œuvres originales des littératures autochtones.

    

Haitchk’a si’yám Lee Maracle

    

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  • 1
    Extrait d’une entrevue accordée à Brecken Hancock par Lee Maracle (Maracle et Hancock, 2015c).
  • 2
    Les textes de ce corpus de traduction sont une composante de mon mémoire de maîtrise (Savoirs UdeS): Traductions d’œuvres de Lee Maracle: l’art de la parole stó:lō envisagé sous l’angle de la voix, du contexte et du genre littéraire. https://hdl.handle.net/11143/14488
  • 3
    Dans le présent article, la graphie du mot «halkomelem» correspond à celle employée par Lee Maracle dans cet extrait de Goodbye, Snauq: «Some have gone back speaking Halkomelem while others still speak Squamish» (Maracle 2004, 211). Il existe trois variétés régionales de la langue halkomelem: l’hən̓q̓əmin̓əm̓ ou  hun’qumyi’num, variété linguistique de la grande région de Vancouver; l’hul’q’umín’um, variété de la côte est de l’île de Vancouver; et l’halq’eméylem, variété à tons de la vallée du Fraser. Une précision est apportée à ce propos dans le Report on the Status of B.C. First Nations Languages: «Hul’q’umi’num’/Halq’eméylem/hən̓q̓əmin̓əm̓ are three distinct dialects of the same Coast Salish language, but there is no cover term for the language as a whole» (Dunlop et al. 2018, 44).
  • 4
    Cette citation est tirée de la traduction qu’a réalisée Anne-Marie Regimbald de My Conversations with Canadians, que Lee Maracle a fait paraître en 2017. Cette traduction a été publiée à l’automne 2022 sous le titre Treize conversations chez l’éditeur Varia, dans la collection «Proses de combat».
  • 5
    Les communications de la professeure Dalie Giroux et de si’yám Lee Maracle ont été présentées dans le cadre de la séance Parole autochtone et traduction discussion, animée par Simon Labrecque. La communication de Dalie Giroux avait pour titre Nationalism and Sovereignty in Contemporary Indigenous Struggles
  • 6
    J’emploie les désignations «récit-nouvelle », «récit-poème » et «oratoire-essai » pour refléter l’hybridité générique des créations orales et écrites de Maracle. Il existe en effet une forme de catégorisation du discours chez les Salish. Les sxwōxwiyám, ou récits des origines stó:lō/salish, présentent des composantes mythiques, alors que les sqwélqwel sont des récits portant sur les événements, les lieux et les expériences qui forment la trame de l’histoire de la nation (Carlson 2011, 56).
  • 7
    Voir la note 4.
  • 8
    Tiré d’un article du journal Le Devoir que signe l’historien Yves Gingras. Celui-ci reprend l’idée émise par le philosophe britannique John L. Austin selon laquelle «les mots ne font pas que décrire le monde, mais sont aussi des actes qui contribuent à le transformer» (Gingras 2018, cahier B, 10).
  • 9
    «Goodbye, Snauq» a été publié à l’origine en 2004 dans Our Story: Aboriginal Voices on Canada’s Past, par la maison d’édition Doubleday. Ce récit-nouvelle a connu trois autres publications. (Parent 2018, 60).
  • 10
    Selon Alfred Taiaiake, le néocolonialisme adapte les valeurs du colonialisme au contexte contemporain et poursuit l’entreprise coloniale: «Not to recognize that the ongoing crisis of our communities is fuelled by continuing efforts to prevent us from using the power of our traditional teachings is to be blind to the stateʼs persistent intent to maintain the colonial oppression of the first nations of this land» (Alfred 1999, 1).
  • 11
    Le poète néo-écossais George Elliott Clarke préfère se dire africadien, «un terme qu’il a inventé pour décrire les descendants des loyalistes noirs de l’Empire uni qui sont venus dans les provinces maritimes à la fin du 18e siècle» (Encyclopédie canadienne). Elliott a reçu le prix du Gouverneur général du Canada pour la poésie en 2001 pour le recueil Execution Poems:The Black Acadian Tragedy of George and Rue.
  • 12
    Oxford Learner’s Dictionaries, s.v. «oratory (n.)».
  • 13
    Usito, s.v. «oratoire  (n.)».
  • 14
    Usito, s.v. «oratoire (adj.)».
  • 15
    Lee Maracle était d’ascendance tseil-waututh et squamish par son père. Quant à son ascendance maternelle, on trouve l’information suivante dans Bobbi Lee: Indian Rebel, Struggles of a Native Canadian Woman: «My mother, born in a large Metis community in Lac Labiche, Alberta, is the child of a Frenchman and an Indian woman» (Maracle 1975, 17).
  • 16
    Voir la note 6.
  • 17
    Dans le tableau ci-haut, la graphie des mots en caractères gras dans la colonne de gauche est celle employée dans les ouvrages de Lee Maracle. Ces mots sont parfois accompagnés d’une variante orthographique du même mot. Dans Elements of Indigenous Style, l’éditeur Gregory Younging recommande d’adopter les choix que l’auteure, ou l’auteur, a fait dans son texte comme point de référence. Younging invite à reconnaître « the place of different terminology in other Indigenous works » (Younging 2018, p.50), en faisant valoir que le processus de décolonisation linguistique est toujours en cours chez les Premiers Peuples: « terms, names, and style continue to evolve » (Ibid.).
  • 18
    Le philosophe Jean-Luc Nancy invite à entendre ce que l’image dit à propos d’elle-même (Nancy 2015, 25) en mettant en évidence la capacité qu’a l’image de parler d’elle-même, «la parole issue de l’image» (Ibid., 26).
  • 19
    Pour emprunter l’expression de D. Giroux dans «Les langages de la colonisation. Quelques éléments de réflexion sur le régime linguistique subalterne en Amérique du Nord », Trahir, 23 mai 2017.
  • 20
  • 21
    Selon les données recueillies auprès de 18 235 personnes du groupe linguistique parlant l’une ou l’autre des trois variétés de langue halkomelem (Dunlop et al. 2018, 44).
  • 22
    Langue traditionnelle du groupe linguistique des Salish de l’intérieur.
  • 23
    Participants à l’expédition: les voyageurs Charles Doucette, Joseph Landry, François Beaulieu, Baptiste Bisson, François Courtois et Jacques Beauchamp.
  • 24
    Kweshú: borrowed from Hudson’s Bay Co. French <cochon> (Galloway 2009, 155).
  • 25
  • 26
    Lee Maracle (2015). «Boy in The Archives », dans Talking to the Diaspora, Winnipeg, ARP Books, non paginé.
  • 27
    Andrew Cienski se consacre à la revitalisation des langues autochtones gwich’in et halkomelem.
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