Cahiers ReMix, numéro 23, 2024

La forêt vibrante sous les mots

Rachel Bouvet
Fabien Ronco
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Une introduction de Rachel Bouvet et Fabien Ronco

Longtemps abordée sous l’angle d’une altérité binaire impliquant une image en miroir, la forêt est encore vue comme le reflet de la civilisation, comme le lieu du wilderness, du sauvage (Harrison 1992, Brosse 2000, Worster 1985), ou encore comme un espace de projection où se manifestent les angoisses de l’être humain. Il suffit de penser à l’univers des contes, ou à la littérature fantastique, pour s’en convaincre (Chalvet 2011).

Ce carnet de recherches privilégie quant à lui une autre perspective : au lieu du miroir, du reflet, de la projection, nous avons choisi de mettre de l’avant la porosité des frontières entre les différentes formes de vie qui s’enchevêtrent dans l’écosystème forestier. La réflexion sur l’altérité de la forêt s’accompagne ici d’un geste d’exploration, d’un mouvement vers ce qui est autre, occasionnant selon les cas la saisie de l’indétermination, la perception du divers ou encore la déstabilisation (Bouvet 2019). La posture choisie consiste à envisager la forêt en termes de matière et d’immersion, à capter autrement dit la forêt de manière sensorielle en étant sensible aux êtres vivants qui la constituent, aux réseaux et aux matières qui la composent (minérale, ligneuse, végétale, fongique, animale) et en découvrant d’autres modes d’interaction avec la forêt – ceux des communautés autochtones et des experts que sont les biologistes, les ingénieurs forestiers, les écologues. À cette immersion physique, sensorielle, s’ajoute une réflexion sur la matière vibrante (vibrant matter, selon Jane Bennett 2010), vivante, inspirante, qui dépasse la vision de l’arbre comme ressource pour la foresterie, comme matériau inerte, renouvelable dans la mesure où il suffit de replanter de jeunes pousses pour maintenir le stock au même niveau qu’auparavant. Tout en dévoilant les filtres culturels et esthétiques qui balisent les représentations de l’univers sylvestre, nous nous interrogeons sur les nouvelles manières d’interagir avec le végétal et l’environnement.

S’il y a là ample matière à réflexion, il y a surtout urgence dans le contexte actuel. En effet, les enjeux du 21e siècle, notamment les changements climatiques et la crise environnementale, nous forcent à prendre conscience de la précarité des forêts, mais aussi de la diversité et de la complexité de notre dépendance aux forêts, que l’on réfère ici aux écosystèmes forestiers ou à l’utilisation du matériau. Ce carnet propose de repenser de manière approfondie notre rapport à l’écosystème forestier et au bois et de questionner les différentes «ressources» offertes par les écosystèmes forestiers. Comment la littérature et les arts se saisissent-ils de ces différentes réalités pour en témoigner? De quelles façons et par quels moyens contribuent-ils aux débats? Les nouveaux récits parviennent-ils à exprimer les différentes réalités et la complexité de nos rapports, individuels et collectifs, aux forêts et au bois?

Ce carnet de recherche prolonge les réflexions menées dans le groupe de recherche sur «La forêt: matière à réflexion» ouvert à l’automne 2023 et s’inscrivant dans la programmation des activités du partenariat ReVe (Reconnecter avec le végétal et l’environnement), auquel collaborent notamment les chercheurs de GRIVE et les membres de La Traversée-Atelier de géopoétique. Il recueille les interventions présentées lors de la journée d’étude ayant clôturé la session.

Les articles présentés nous invitent à voyager à travers les forêts du Québec, de l’Islande, et même de quelques pays imaginaires. Partie intégrante de l’identité pour les poétesses Rita Mestokosho et Hélène Dorion, comme le souligne Azalée Thérien, la forêt est rapprochée de l’être humain par la poésie qui devient ainsi un moyen de promouvoir la protection de l’environnement. La notion d’identité est également centrale dans l’analyse de Maude Agin-Blais, où il est question de réconciliation identitaire et de reconstruction d’une filiation fragmentée par le biais de l’exploration forestière dans Femme forêt d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Transcendant la matérialité de l’univers sylvestre pour toucher à la spiritualité et à l’essentielle cohabitation entre morts et vivants, ainsi que le montre Rachel Henrie, la forêt devient terrain d’exploration créatrice et poétique dans l’œuvre de Mary Oliver. C’est aussi ce qui donne l’occasion à Michèle Laberge d’«écrire en résonance forestière».

Les manières d’habiter la forêt sont multiples, que ce soit en draveur dans la contribution de Carl-Émanuel Rioux portant sur Menaud, maître-draveur de Félix-Antoine Savard, en lecteur-philosophe comme dans Un lac le matin de Louis Hamelin, qu’examine Jeanne Soubry, ou encore en artiste-peintre ermite dans le roman scandinave Au bord de la Sanda de Gyrðir Elíasson, analysé par Laurie-Ève Laberge.

Source d’exaltation, la forêt est aussi source d’inquiétude. L’article de Jody Darnard nous montre ainsi comment la forêt nordique a vu sa représentation littéraire passer d’un lieu menaçant, hostile et dangereux à une simple ressource ligneuse, elle-même menacée par la surexploitation, dans Bivouac de Gabrielle Filteau-Chiba. Un tel danger dépasse même les frontières de la fiction puisqu’on retrouve le même enjeu dans l’article de Fabien Ronco qui interroge la dimension temporelle singulière et les rythmes antagonistes d’Isengard et de la forêt de Fangorn dans Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien. Les mondes de la fantasy nous offrent une perspective radicale où la forêt reprend ses droits et restaure une harmonie brisée par l’intervention humaine. Le motif est central dans la dernière étape de notre expédition forestière, où Justin Frébourg nous invite à étudier la mystérieuse «Zone X», forêt mystique et énigmatique dans Annihilation de Jeff Vandermeer.

Tantôt vulnérable et tantôt thérapeutique, source d’émerveillement, d’inquiétude ou d’exaltation, la forêt vibre grâce à l’écriture, qu’il s’agisse de poésie, de romans ou de fantasy.

Références

  • Bennett, Jane. 2010. Vibrant matter: a political ecology of things. Durham, Duke University Press.
  • Bouvet, Rachel. 2019. «L’altérité dans toute sa diversité : registres, logiques, figures» Caietele Echinox, 36 «Imaginaires de l’altérité: Pour une approche anthropologique», p. 34-45. http://phantasma.lett.ubbcluj.ro/wp-content/uploads/2019/06/CaieteEchinox36-2019-pp.34-45.pdf
  • Brosse, Jacques. 2000. L’aventure des forêts en Occident: de la Préhistoire à nos jours, Paris, J.-C. Lattès.
  • Chalvet, Martine. 2011. Une histoire de la forêt, Paris, Seuil.
  • Harrison, Robert. 1992. Forêts: essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion.
  • Worster, Donald. 1985. «Doing Environmental History», in The end of the earth: Perspectives on Modern Environmental History, p. 289-307.

   

Crédits de ce numéro

Responsable du numéro: Rachel Bouvet et Fabien Ronco

Coordination et intégration web: Fabien Ronco

Révision linguistique: Rachel Bouvet et Fabien Ronco

ISBN : 978-2-923907-96-3

   

Articles de la publication

Azalée Thérien

La forêt comme identité à protéger dans «Née de la Pluie et de la Terre» de Rita Mestokosho et «Mes forêts» d’Hélène Dorion.

Les poésies de Rita Mestokosho et d’Hélène Dorion, provenant de deux cultures différentes, dépeignent la forêt du territoire québécois comme une partie intégrante de leurs identités. Ainsi, la crise écologique chez ces deux poétesses s’associe à une crise de l’identité. Par la dissolution de la frontière entre l’humain et la nature, leurs poèmes deviennent une arme soutenant l’importance de la protection de l’environnement.

Maude Agin-Blais

Les racines de la guérison: réappropriation identitaire et réparation de la filiation trouée grâce à la forêt dans «Femme forêt» d’Anaïs Barbeau-Lavalette

Cet article analyse le roman Femme forêt d’Anaïs Barbeau-Lavalette, en explorant comment la forêt devient un lieu de réconciliation identitaire pour la protagoniste. Celle-ci, confrontée à une filiation féminine fragmentée, cherche à reconstruire son identité en explorant cet environnement naturel. Pour ce faire, trois aspects clés sont étudiés : le processus de nomination des éléments forestiers, la relation contrastée entre l’intérieur (la maison) et l’extérieur (la forêt), ainsi qu’avec la cabane, espace liminaire entre les deux, et enfin, la fusion de la protagoniste avec la nature environnante. À travers une approche géopoétique, cet article démontre comment la déambulation en forêt et l’immersion dans cet environnement permettent à la protagoniste de guérir les brèches de sa filiation trouée et de se reconnecter avec son identité.

Rachel Henrie

Entre vivant(s) et mortalité: l’écopoétique de la forêt dans l’œuvre de Mary Oliver

À travers les liens qu’elle tisse avec l’environnement forestier, l’œuvre écopoétique de Mary Oliver est analysée afin de faire émerger les liens qui nouent la matérialité de l’univers sylvestre et la spiritualité qui émane des poèmes et de la posture de la locutrice. À partir de cette communion entre les différentes formes du vivant, nous proposons d’observer comment cette relation d’immanence fait émerger un lien indissociable entre la vie et la mort, et que cette dernière est une condition nécessaire à l’articulation de l’écosystème forestier.

Michèle Laberge

J’ai pas pleurs des ours (écrire en résonance forestière)

À travers errances et déambulations géopoétiques dans les forêts des Cantons-de-l’Est, les réflexions et méditations sur notre monde en crises suivent le rythme du battement de cœur du territoire. Cette reliance au vivant offre des chemins de traverse uniques entre la poésie du dehors et celle qui abrite l’intime. Les souvenirs percent le présent, l’écriture joue entre les frontières du réel et de l’imaginaire botanique, tout en interrogeant la nature des liens qui unissent la création littéraire et l’univers forestier.

Carl-Emanuel Rioux

Hommes des bois et tumulte forestier dans «Menaud, maître-draveur»

Dans cet article portant sur le roman classique de Félix-Antoine Savard, Menaud, maître-draveur, il sera question de la divergence du rapport à la nature dont font état Menaud et ses acolytes de drave. En rupture avec l’ontologie naturaliste traditionnellement mise en scène dans les romans du terroir, le lien étroit du protagoniste avec les terres sauvages participe à l’exaltation du discours nationaliste promu par le livre par la proposition d’une nouvelle perspective sur l’identité québécoise d’alors.

Jeanne Soubry

L’expérience de la cabane en forêt dans «Un lac le matin» de Louis Hamelin: Thoreau réanimé

Le présent article analyse le dernier roman de Louis Hamelin, Un lac le matin, soulevant la posture interactive du personnage historique Henry David Thoreau par rapport à l’habitat qu’il choisit, soit la forêt bostonnaise. Dans une approche géopoétique, la réflexion prend comme point de repère sa cabane édifiée près du lac Walden et s’intéresse aux liens sociaux que le protagoniste y développe. Comment la narration donne-t-elle un souffle vivant à Thoreau et anime-t-elle la forêt? Promenade dans le Massachusetts, entre le XIXe et le XXIe siècle.

Laurie-Ève Laberge

Habiter la forêt islandaise: la quête érémitique de l’artiste peintre dans «Au bord de la Sandà» de Gyrðir Elíasson

La relation que l’humain entretient avec son environnement peut être co-dépendante, complice, intime. Toutefois, la nature effraie également : elle est inquiétante, parfois dangereuse et peut se retourner contre nous. C’est pourquoi l’homme a souvent tenté de la dominer. Au sein de leurs créations artistiques, il n’est pas rare que les artistes se nourrissent du paysage sylvestre. Entre la forêt et l’artiste se construit un rapport particulier dont je cherche à rendre compte dans cet article avec ma lecture du roman Au bord de la Sandà de Gyrðir Elíasson.

Jody Danard

Menaçante ou menacée? Mutations de la forêt nordique dans «Bivouac» de Gabrielle Filteau-Chiba

La forêt nordique se situe au croisement des discours littéraires construisant un imaginaire du Nord, et des discours colonisateurs d’appropriation du territoire qui jusqu’au mileu du XXème siècle forment une représentation menaçante, inhospitalière, hostile et dangereuse de la forêt nordique. Ses représentations récentes dans la littérature québécoise témoignent d’un changement de paradigme, attribuable au phénomène de “dénordification” et à la surexploitation de la matière ligneuse. Cet article met en lumière les procédés littéraires, à la fois narratifs et esthétiques, qui révèlent cette mutation à travers une lecture fine de Bivouac (2021) de Gabrielle Filteau-Chiba.

 

Fabien Ronco

Nature en mouvement, machines implacables: réflexion sur les rythmes antagonistes de Fangorn et d’Isengard chez Tolkien

Passionné d’arbres et de lenteur, J.R.R. Tolkien ne manque pas de mettre en scène l’objet de son amour dans son œuvre. Dans cet article, il sera question d’observer les rythmes antagonistes de Fangorn et d’Isengard dans Le Seigneur des Anneaux. Des lieux aux figures dominantes de Barbebois et Saruman, en passant par les longévités en présence, nous verrons comment ces temporalités influencent également les interactions des deux camps avec leur environnement, jusqu’au renversement final représenté par la dernière marche des Ents.

Justin Frébourg

Exploration de la forêt dans «Annihilation»: de l’étrange à la transcendance

Dans Annihilation de Jeff Vandermeer, nous suivons une équipe de cinq femmes explorant une région étrange, la Zone X, centrée autour d’un phare et d’une tour inversée. Cet article se propose d’étudier cette zone en dehors de l’influence humaine qui présente une harmonie naturelle inquiétante et des créatures mystérieuses. À travers l’étrange, la métamorphose et la narrativité nous verrons comment la Zone X est une forêt mystique et énigmatique où les lois de la nature sont altérées.

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