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La forêt comme identité à protéger dans «Née de la Pluie et de la Terre» de Rita Mestokosho et «Mes forêts» d’Hélène Dorion.
Reconstruire le lien entre deux cultures
Hélène Dorion et Rita Mestokosho sont des poétesses respectivement québécoise et innue. Provenant de deux cultures bien distinctes, elles ont en commun un territoire marqué par la forêt. Leur référent, inspirant une poésie intrinsèquement liée à leur environnement, est le même. Dans son recueil Née de la pluie et de la terre, Mestokosho écrit : « Dis-moi où va aller le vieux caribou / Mon grand-père l’ours / Et mes grands frères les loups / Dis-moi aussi où vont nager le castor et les poissons / Le Grand Aigle royal qui touche le ciel » (Mestokosho, 94). Hélène Dorion, quelques années plus tard dans son recueil Mes forêts, écrit : « mes forêts sont lièvres et renards / jungle d’insectes qui scintillent / un soir d’été quand c’est l’hiver / elles sont coyote ours noir orignal / sittelle geai bleu mésange » (Dorion, 40). Bien que les figures animalières choisies ne soient pas les mêmes pour les deux autrices, nous y reconnaissons la faune qui anime la forêt d’Amérique du Nord dans toute sa grandeur. Comme nous le dit Luc Bureau dans son essai La Terre et moi : « La faune des forêts et des lacs ne revêt pas un sens purement biologique, elle fait référence à des expériences de l’âme dans la mesure où la réalité de cette faune est transmuée par l’imagination et dotée d’une signification symbolique » (Bureau, 245). Le fait de nommer les êtres vivants de la forêt permet ainsi aux poétesses de s’ancrer dans un territoire par le biais de l’imaginaire. Bruno Doucey, en postface du recueil d’Hélène Dorion, nous explique bien que : « Le seul fait de nommer le monde, de nommer les plantes, les animaux, […] participe d’une célébration du vivant » (Doucey, 132). Par cette célébration du vivant, la forêt habite l’esprit et l’écriture des deux poétesses.
En effet, la forêt est indispensable pour les deux femmes. Pour reprendre une formule de Bureau, il existe une solidarité profonde, une interdépendance entre l’humain et son territoire (Bureau, 17). Or le territoire du Québec, c’est la forêt : « La forêt. Impossible de l’éviter. Elle compose la substance même du pays ; elle est le pays. […] On ne va pas à sa rencontre comme on va à la mer ou au désert, mais c’est elle qui nous rejoint, nous assiège, enveloppe tous les terrains par le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest » (Bureau, 178). Ce lien explicite à la forêt se transmet dans la poésie par une poétique du territoire qui met de l’avant la faune et la flore, mais surtout la culture et l’identité, qu’elle soit innue ou québécoise. Lorsque Mestokosho parle de son territoire, elle parle du Nutshimit, le territoire de chasse des Innus : « Nutshimit c’est l’intérieur des terres. C’est là où il y a les médicaments, c’est là où il y avait la nourriture, c’est dans le Nutshimit qu’on retrouvait notre identité, notre culture » (Bacon, 2021). Le Nutshimit, la forêt, le territoire et la Terre sont synonymes dans la poésie de Mestokosho.
Notre but n’est pas de sous-entendre que les cultures dont il est question ici ont la même relation avec la forêt, loin de là. Notre intention est d’offrir un regard sur deux cultures partageant un même territoire, ce qui permet de tisser des liens trop souvent perdus entre les Québécois et les Autochtones. Et si la poésie permettait de panser, aussi peu soit-il, la blessure coloniale ? Jean-François Létourneau, dans son essai Le territoire dans les veines, l’aborde ainsi :
Et si les rapprochements entre les nations autochtones et québécoise, qui sous-tendent une large part des littératures autochtones actuelles, étaient en quelque sorte un retour à l’état d’esprit d’une terre d’entente ? Autrement dit, la littérature permettrait-elle à nouveau que les univers autochtones et québécois « se mélangent à leurs marges et s’y fondent », du moins sur le plan de l’imaginaire ? (Létourneau, 19)
Loin de nous de penser que la poésie règlera tous les conflits, mais peut-être que celle-ci permet de créer un lieu commun entre deux cultures par leur connexion mutuelle au territoire nord-américain. Surtout d’un point de vue allochtone, une reconnexion à la forêt via l’imaginaire serait peut-être un premier pas pour se rapprocher de nos concitoyens et permettre la réconciliation. Comme le dit la professeure Élise Couture-Grondin : « le lien étroit avec la nature, que ce soit par le pouvoir des plantes, par les histoires d’arbre (sic), par la façon de faire un feu, par la vie dans le bois ou par la responsabilité envers l’environnement, est mis à profit dans plusieurs des correspondances [entre Autochtones et Québécois] comme façon de se rapprocher de l’autre » (Couture-Grondin, 133). C’est notamment par cette relation à la nature et la protection de celle-ci que Rita Mestokosho assure une liaison entre les différentes communautés dans sa correspondance avec Denise Brassard :
Que nous soyons rouge, jaune, blanc ou noir, nous sommes responsables de notre mère la terre. Il y a un état d’urgence et pour nos enfants, il faut agir maintenant. Toi, ma sœur blanche que je ne connais pas, ta vie est sans doute proche de la mienne. Car tu as pris la plume pour exprimer ton cœur, et les couleurs de ton âme. (Morali, 38)
Cette analyse vise donc à dépeindre la façon dont les poétesses Rita Mestokosho et Hélène Dorion utilisent la poésie pour s’allier à la protection de la forêt qui fait partie intégrante de leurs identités et de leurs cultures.
Brouiller la frontière entre l’humain et la forêt
Comment ce lien entre la poétesse et la forêt se caractérise-t-il dans les deux œuvres ? D’abord, du point de vue de l’individu, la poésie permet un retour à soi et la découverte de son identité. Que ce soit lorsque Dorion écrit : « et quand je m’y promène / c’est pour prendre le large / vers moi-même » (Dorion, 114) ou lorsque Mestokosho écrit : « Je frôle la douceur d’une plume d’aigle / Pour me rappeler d’où je viens / Je suis partie de très loin / Pour arriver jusqu’à moi » (Mestokosho, 79), la forêt apparaît comme une marche symbolique vers soi. Dans la réalité, la forêt donne lieu à un retour à soi-même lorsqu’on s’y plonge, pour citer Monique Durand dans son article « Les forêts intérieures » :
Entrer dans l’intimité des arbres est une expérience bienfaisante, revigorante. C’est un peu comme rentrer chez soi. La forêt a l’heur de diminuer le stress, de calmer l’anxiété et de contrer la dépression. Prendre un bain de forêt ramène à soi et, curieusement, permet d’échapper à soi. Cette annulation de soi-même au milieu des arbres crée le sentiment d’une présence au monde à nulle autre pareille, une sorte d’exultation tranquille. (Durand, 121)
Or la poésie, traduisant le rapport particulier de l’individu au réel, sert à exprimer l’appartenance de ces deux femmes à la forêt et à donner un sens à leurs identités (Cadoret, 103). Ainsi, c’est la forêt dans son ensemble, avec tous les éléments qui la composent, qui y participe. À ce sujet, les éléments de la terre jouent un rôle majeur chez Mestokosho:
J’ai appris à lire entre les arbres
À compter les cailloux dans le ruisseau
À donner un nom à tous les métaux
Tel que le quartz ou le marbre.J’ai appris à nager avec le saumon
À le suivre dans les grandes rivières
À monter le courant de peine et de misère
Sans me plaindre et sans sermon.J’ai appris à prendre le visage de chaque saison
À goûter la douceur d’un printemps sur mes joues
À savourer la chaleur d’un été sur mon cou
À grandir dans l’attente d’un automne coloré et long.Mais c’est uniquement sous un feu de rocher
À l’abri d’un hiver froid et solitaire
Que j’ai entendu les battements de la terre
Et c’est là que j’ai appris à écouter. (Mestokosho, 63)
L’identité de la poétesse est donc édifiée par l’apprentissage de la forêt et sa vie à l’intérieur d’elle. La forêt a marqué les peuples du Canada dans ce qu’ils sont. Que ce soit dans la langue, les croyances, l’éducation ou l’imaginaire, l’union avec la forêt est partout dans la culture. Pour citer Bureau : « Les relations entre l’homme et cette forêt ont duré trop longtemps pour que la sève des arbres ne monte pas à la tête des hommes et, réciproquement, que l’esprit des hommes ne s’immisce pas sous l’écorce des arbres » (Bureau, 182).
L’identité dans ces deux œuvres n’est pas seulement influencée par la forêt, elle est entièrement liée et inséparable de celle-ci. Comme le signale la chercheuse Isabelle Cadoret, l’humain et la Terre ont les mêmes origines et donc un lien fondamental:
l’homme et la Terre sont semblables et confondus en une même chair. L’homme s’incorpore à la Terre et possède en lui toute la mémoire du monde. Puisqu’il est lui-même un amas d’atomes, son origine ne remonte pas qu’à ses ancêtres humains, mais à la première particule de matière. (Cadoret, 111)
Cette filiation à la Terre, Mestokosho la traduit comme suit : « Ma pensée est intimement liée à la Terre / De ses entrailles, j’ai goûté à la vie / Elle m’a plongée dans les eaux profondes / De son sein maternel pour que je sente / Les battements de son cœur, même lorsque je dors » (Mestokosho, 75). Le poème raconte une liaison de sang entre la poétesse et son territoire, la Terre-mère, celui qui l’a vu naître et dont elle ne peut se séparer. En se connectant à la forêt par la poésie, les femmes deviennent la forêt, s’y confondent, comme Dorion dans cet extrait : « si je marche / avec les ombres de ma vie / comme de lourds oiseaux / qui dévorent les promesses / suis-je l’arbre / suis-je la feuille / grugée par les saisons / je ne sais pas / quand la forêt / cesse de rêver » (Dorion, 28). L’attachement à la forêt est porteur d’un imaginaire où fusionnent l’individu et les arbres, chacun porte la forêt en lui, devient un peu forêt (Durand, 120). Les poétesses ne présentent pas la différence entre leurs corps et les individus de la forêt. Mestokosho exprime le même sentiment lorsqu’elle dit : « Je deviens l’hiver pour me reposer / Je deviens le printemps pour rêver / Je deviens l’été pour briller. Et je suis une femme automne / Née dans un univers qui est aussi le tien » (Mestokosho, 101). Ici, l’écrivaine devient les quatre saisons qui l’ont vue grandir, mais en plus son identité n’est plus individuelle, elle profite de sa connexion au non-humain pour créer un pont avec les autres humains. Megan Wightman exprime cette notion comme suit :
En faisant corps avec le territoire, la locutrice accède à une conscience partagée par toutes les personnes humaines et non humaines. C’est tout particulièrement dans le caractère fluide de cette conscience que se réalisent les savoirs anciens, qui affirment et valorisent l’identité innue de la locutrice en même temps qu’ils lui permettent de se réapproprier la force millénaire de sa culture. (Wightman, 7-8)
Bien que Wightman parle de la poésie de Joséphine Bacon et de Natasha Kanapé Fontaine dans cet extrait, l’idée de se réapproprier une identité par sa liaison au territoire se retrouve chez Rita Mestokosho et même chez Hélène Dorion. La poésie de ces deux femmes semble en effet vouloir imaginer un lien non seulement entre elles et la forêt, mais aussi entre tous les êtres, qu’ils soient humains ou non, comme dans ce passage de Dorion :
l’arbre jette l’ancre
dans le jardin de tes pas
il tend les cordes de l’univers
où les âmes jamais ne fanent
aux confins du silence
le ciel brûle
arbre de grâce et de beauté
arbre de solitude et de questions
les branches qu’il recueille
s’inclinent comme des archets
tu écoutes le chant des racines
tu deviens la sève. (Dorion, 88)
La poésie tend ainsi la main à l’autre par la figure de l’arbre tissant des liens entre les âmes. Le rapport intime à la forêt dans la poésie de Dorion et de Mestokosho manifeste une ouverture sur le monde. Le sémiologue Timo Maran stipule que : « The forest as an animated whole tends to overwhelm the human and dissolve his/her individual identity. In cultural interpretations, this can be played out in a positive way as a romantic desire to become one with the forest » (Maran, 45). Il s’avère en effet que la forêt en tant qu’être animé tend à se confondre avec la poétesse, à ne faire qu’un avec elle en instaurant un imaginaire où l’individualité n’existe pas. Ceci sert la création d’un éthos collectif par la représentation de l’immersion de l’humain dans son environnement (Premat, 101).
L’attachement qui se construit avec tous les êtres, qu’ils soient humains ou non, brise la frontière entre le sujet parlant et l’autre, il n’existe plus de différence entre l’humain et les êtres autres qu’humains de la forêt, chacun a sa propre agentivité. Pour illustrer ce concept, l’anthropologue Eduardo Kohn amène l’idée que tous les êtres vivants — humains, animaux, plantes et autres -, pensent et se forgent des représentations des autres selon leurs points de vue propres. Ainsi, plusieurs « sois (selves) » interagissent ensemble pour créer ce qu’il nomme « l’écologie des sois » (Kohn, 112). La poésie de Mestokosho incarne cette idée : « N’entends-tu pas ta sœur la rivière qui t’appelle ? / Elle coule comme le sang dans tes veines / N’écoutes-tu pas ton frère le vent qui te parle ? / Il te dit : Confie-moi un peu de ta peine » (Mestokosho, 17). La forêt, la rivière et le vent ont une agentivité propre par leur capacité d’écouter et de communiquer. La terre existe par elle-même chez les deux poétesses. Bruno Doucey, en parlant d’Hélène Dorion, stipule :
Mes forêts ne sont pas mes forêts, pourrait-elle dire. Elles procèdent de la vie qui meurt et naît à chaque instant. Elles sont avec moi, autour de moi, mais n’appartiennent qu’à elles-mêmes. Au fond, nous ne possédons pas la terre sur laquelle nous vivons : elle nous est seulement prêtée le temps d’une vie. (Doucey, 136)
Ainsi, le pronom possessif dans la poésie de Dorion n’illustre pas la possession. L’identité est liée à la forêt non pas par la domination de celle-ci, mais par les relations provoquées par l’agentivité de chacun.
Le langage poétique comme arme
C’est par la prise de parole et l’utilisation d’un langage poétique que Mestokosho et Dorion arrivent à se reconnecter à la forêt et du même coup à elles-mêmes. La poésie permet en effet une mise en correspondance de la vie intime avec la vie des êtres non-humains étant donné que la parole des autrices, par son inscription dans le territoire, rend accessible la parole de l’autre. Lorsque Dorion se questionne : « à l’intérieur du poème, la forêt rêve-t-elle » (Dorion, 37), elle exprime un désir d’imaginer la forêt dans sa propre agentivité à travers le poème. Comme l’exprime Couture-Grondin :
[L]’écriture n’est pas une technique qui permet de développer une pensée rationnelle objective et extérieure ; elle ne nous détache pas de nous-mêmes pour accéder à un monde d’idées. L’écriture est matérielle, fait partie de soi, des actions possibles, des façons de vivre. Mestokosho écrit : « Je pense souvent à la connexion avec l’écriture, ce lien charnel, car il existe pour moi, ce lien à la terre ». (Couture-Grondin, 136)
Par l’intériorité, de soi et de la forêt, la pensée poétique prend vie. Il ne s’agit pas seulement de dire avec des mots, d’écrire, car, comme l’explique Myriam St-Gelais dans son essai Une histoire de la littérature innue, c’est aussi par le silence, les non-dits et la traduction que le langage devient une forme de résistance dans les poèmes. En lien avec cette idée de traduction, même si les deux poétesses écrivent en français, il faut mentionner que Mestokosho offre également une version de ses poèmes en innu-aimun dans son recueil. Cette dernière l’explique dans la postface du livre :
Écrire dans une langue, la langue française, est aussi une nécessité. Celle de pouvoir diffuser à un vaste auditoire nos préoccupations dans une langue poétique. Faire parler la Terre à travers la poésie de l’homme pour faire renaître une conscience qui a existé, je le vois comme une mission d’écrire en français. C’est aussi un besoin comme l’instinct de survie que nous possédons tous. Je remercie le Créateur de m’avoir fait connaître cette langue française, et je remercie la Terre notre mère de m’avoir offert l’innu-aimun, ma langue maternelle. La relation entre les deux est spéciale. (Mestokosho, 104)
Ainsi, le français pour sa poésie et l’innu-aimun pour son lien à la terre permettent à Mestokosho de s’imprégner de la forêt et surtout de résister à la domination de sa culture et de son territoire. Lorsque la poétesse écrit : « mais je n’oublierais pas d’apprendre / Et de faire partager aux autres / Ton message si divin… » (Mestokosho, 21) en parlant de son territoire, elle souhaite utiliser la poésie comme une arme pour d’abord se reconnecter à ce dernier, mais aussi pour partager son savoir. Dorion exprime également ce moyen de reconnexion et de partage par la parole dans ses poèmes : « [Mes forêts] sont les paupières tremblantes d’un espoir / qui parle une langue d’écorce et de souffle / langue de tous les jours / — humiliée résistante conquise invaincue — / qui trouble et promet / avec des mots de travers mots de trop / de peut-être / où les temps se confondent » (Dorion, 93). La parole de la poétesse soutient la diffusion de la parole de la forêt ; celle-ci devient sous le regard de Dorion humiliée et conquise par l’humain et, à la fois, résistante et invaincue par la force des mots.
Il faut faire une distinction importante entre les deux œuvres dont nous faisons actuellement l’analyse. Bien qu’elles puissent en apparence se confondre l’une et l’autre dans l’approche du non-humain, alors que Mes forêts dit : « les nuages chuchotent / à l’oreille des pierres » (Dorion, 30) et que Née de la pluie et de la Terre raconte : « N’écoutes-tu pas ton frère le vent qui te parle ? Il te dit / Confie-moi un peu de ta peine » (Mestokosho, 17), il semble que dans le premier cas, Dorion utilise la personnification comme figure poétique, alors que ce n’est pas le cas de Mestokosho. Comme nous l’avons vu, la poétesse innue, bien qu’elle écrive en français, incarne sa poésie dans une pensée et des représentations en innu-aimun. Par ce fait, lorsqu’il est question de parole et d’agentivité du non-humain dans la spiritualité innue, il ne s’agit pas d’une figure de style, mais d’une réelle parole qui n’utilise pas les mots de la langue humaine pour communiquer :
En effet, lorsqu’un texte autochtone parle d’une oie (ou d’une grenouille, d’une roche, d’un cours d’eau, etc.) en utilisant des traits réservés aux êtres humains dans l’ontologie occidentale, il ne s’agit pas d’une figure de style, mais d’une manière autochtone de penser le rapport entre tous les occupants de l’environnement naturel. D’ailleurs, dans le sens où la personnification dépend de l’attribution de traits humains par l’humain à des entités non humaines, l’objet qui se trouve personnifié reste passif. Le cas de l’agentivité des personnes autres-qu’humaines diffère de la personnification dans le sens où l’entité qui possède la capacité de sentir et d’agir continue à posséder ces capacités en dehors du texte. (Wightman, 4)
Ceci nous aide à mieux comprendre la complexité de la poésie de Mestokosho, qui contribue à l’expression d’une forêt qui aurait plus de sagesse et de vécu que l’humain. C’est donc un changement de paradigme qui donne lieu à l’union de la poétesse avec la forêt dans leurs identités : « J’entends le saumon qui monte les rivières / J’écoute toujours les chants des arbres / Et le ciel appelle toujours les étoiles » (Mestokosho, 94). Dorion semble vouloir se rapprocher de cette façon de voir le monde, mais nous pouvons tout de même observer qu’elle reste dans un rapport métaphorique avec la forêt alors qu’elle déclare :
L’écorce, l’humus, la feuille, tout me parle. La force métaphorique de l’arbre est infinie. S’il ne laisse pas tomber ses feuilles, il devient plus vulnérable. Il m’apprend à vivre, à me débarrasser de ce qui n’est pas nécessaire. Il est aussi la métaphore parfaite de l’écriture : il y a tout ce qui est en contact avec l’extérieur, tout ce qui est en mouvement à l’intérieur de nous et cette immobilité qui permet le jaillissement de la phrase. (Dorion, 152)
Ainsi, même si les deux poétesses souhaitent faire valoir une agentivité de la forêt, l’une le fait, de façon métaphorique, pour se connecter à la nature par la poésie , alors que l’autre le fait pour transmettre le savoir millénaire d’une forêt pensante.
La protection de la forêt : une crise environnementale et identitaire
Par ce lien intrinsèque à la forêt que nous venons largement d’exposer, les poétesses se placent en tant que figures protectrices de la forêt. Mestokosho dans l’un de ses poèmes indique : « Je suis née de la pluie et de la terre / J’ai grandi dans l’insouciance de mon enfance / Tu es fait de cendres et de poussières / Où te mènera donc ton inconscience ? » (Mestokosho, 49). Cette distinction entre l’enfant de la terre et l’enfant de cendres insiste sur le fait que, puisque l’identité de Mestokosho est liée à celle de la terre, la poétesse est consciente plus que quiconque du tort qui lui est fait. Il semble qu’« en raison de la fluidité de la conscience qui passe par l’unisson des corps du territoire et de l’Innu, ces blessures portent atteinte non seulement à la survie physique des corps [de la poétesse et de la Terre], mais également à la survie de la culture et de l’identité innues » (Wightman, 12). Ainsi, la conscience qui lie l’Innu à la forêt impose la protection du territoire pour la survie de l’identité culturelle. Dorion utilise également son attachement identitaire à la forêt pour dénoncer la destruction de cette dernière : « Entre mes doigts / le nom de l’arbre le nom de la chair / ce peu d’écorce qu’est ma vie / une forêt d’édifices / l’éternité / bâtie sur un nuage / un gouffre sous la terre / remords ténèbres débris / se transforme en rêve / c’est beau n’est-ce pas / ou en ruines qui nous dévorent / peut-être on a tout raté » (Dorion, 64). Cependant, ici, au lieu de se placer uniquement comme interprète de la forêt, elle se positionne également comme représentante du groupe destructeur qui « a tout raté ». Le lien à la forêt, chez Dorion, est donc à reconstruire puisqu’elle place son identité à cheval entre son attachement à la forêt et à sa culture. Sara Bédard-Goulet et Daniel Chartier dans The Northern Forest nous renseignent à ce sujet : « De nombreuses fictions contemporaines participent à l’élaboration d’une écologie intime qui permettrait de développer une sensibilité inédite aux espèces qui peuplent la forêt et qui ont souffert de la ”crise de notre sensibilité au monde vivant” autant que du récit de la croissance continue » (Chartier et Bédard-Goulet, 381). La poésie, par sa sensibilité au monde vivant, s’inscrit au cœur des enjeux touchant la forêt. Ceci nous amène à la conclusion que la destruction de l’environnement déclenche une crise identitaire chez Mestokosho et Dorion. Chez Dorion, ceci se passe par une reconnexion à l’autre, qu’il soit humain ou non, par exemple par la dénonciation du sort qui a été réservé aux communautés autochtones et à la nature :
on a piétiné la terre des uns
volé celle des autres
on a arraché des enfants à leur famille
on leur a inculqué nos croyances
on a balayé leurs rituels enseigné notre dieu
chassant avec lui l’esprit de la lune
et du soleil celui des saisons de l’humain
de la Terreon a dit que le coyote l’ours blanc
nous appartenaient
que les oiseaux volaient dans notre ciel
les poissons nageaient dans nos merson a souillé notre maison
on l’a vendue au plus offrant (Dorion, 104-105)
La crise identitaire chez Dorion passe donc par une remise en question de ses propres croyances et une critique des gestes coloniaux ayant été commis, que ce soit par l’invisibilisation des croyances liées à la terre ou par l’appropriation des espèces autres qu’humaines. Selon Nathalie Blanc : « Il n’y a pas d’altérité au sens propre, mais une extériorité qui ressemble fortement à ce qui était là, faisant partie de nous, mais que nous n’avions pas su reconnaître jusqu’ici. Cette économie de soi répond à la fois à des besoins prosaïques et des nécessités poétiques » (Leblanc, 133). Il paraît en effet que la prise de parole par la poésie permet d’extérioriser certaines critiques dans l’objectif non pas de juger l’autre, mais de remettre en question ses propres jugements. En ce sens, bien que Dorion garde à distance les actions commises en employant le on et non le nous dans son poème, nous pouvons y voir un reflet d’une remontrance qui part du soi. De l’autre côté, chez Mestokosho, la perte identitaire est causée par le système colonial : « J’entends une voix qui me dit : / ‘‘ Tu es de la race rouge / Par ton sang coulera le prix de la liberté. / Garde mon cœur intact, / Il respire à peine, sauve-moi…’’ » (Mestokosho, 75). Dans ce poème, l’autrice cite une parole que la Terre lui a adressée. La solution à la perte d’identité culturelle chez la poétesse est de protéger le lien au territoire et aux traditions innues. La crise identitaire est donc tout aussi liée à la destruction de la forêt dans les deux œuvres, mais en se positionnant différemment par rapport au système existant. Selon Létourneau, « [à] la lumière de ce constat, peut-on affirmer que le fossé séparant les Québécois et les Autochtones n’est pas qu’ ”ethnique”, mais se veut peut-être davantage le fait d’une société déconnectée de son territoire, déboussolée entre le consumérisme et le sacré, l’individualisme et la communauté, la postmodernité et la mémoire ? » (Létourneau, 133). La poésie réhabilite un attachement à la forêt qui s’est perdu ou qui est en danger de disparaître, tout comme la forêt est elle-même en danger de disparaître. Rita Mestokosho écrit : « Ton message est celui de protéger la terre / Je la protégerai aussi longtemps / Que je vivrai avec elle » (Mestokosho, 21). Puisque la survie de la poétesse est indissociable de la survie du territoire, elle n’a d’autre choix que de le protéger pour se protéger elle-même.
La poésie de Mestokosho et de Dorion participe aux mouvements écologiques par le fait que « l’entremêlement des espèces vivantes de la forêt [apparaît] comme si étroit qu’il est difficile d’en extraire un représentant » (Chartier et Bédard-Goulet, 377). En effet, en se positionnant parmi les êtres vivants de la forêt et non contre eux, les poèmes de deux écrivaines permettent d’ajouter une perspective poétique aux discours écologiques actuels. Bureau soutient dans son essai que :
La science postule la possibilité d’une totale séparation entre l’objet et le sujet ; l’imagination au contraire place l’objet au cœur même du sujet. Aussi, entre la montagne objective d’une géoscience et la montagne subjective d’une géosymbolique, constate-t-on un renversement complet de perspective. Il faut creuser au plus profond de soi pour déterrer les secrets symboliques — substantiels et contradictoires — de la montagne. (Bureau, 220)
Par le biais de la figure de la montagne, Bureau examinela manière dont les représentations littéraires peuvent soutenir une conception du territoire où les êtres vivants entretiennent des relations subjectives. Chez Dorion, la poésie sensibilise l’individu au besoin de protéger la forêt, lorsqu’elle écrit : « dit la saison / l’usure lente / des mémoires / que l’on piétine / le vent nous invente / des dénuements / déchire les feuilles / casse les branches / casse même le tronc / pour mieux voir / le paysage que l’on trahit » (Dorion, 29). C’est d’un point de vue interne et de proximité que nous percevons les ravages qui sont faits à la forêt alors que l’humain trahit la nature. Mestokosho utilise également son point de vue pour critiquer l’exploitation des ressources: « Les hommes-machines l’auront dévoré les premiers / Pour en faire une nouvelle cité. […] N’enlève pas à la terre son dernier souffle / Permet à notre mère de respirer / Et de voir ses enfants courir à bout de souffle / Dans la nature qui est ma protégée » (Mestokosho, 85). Par le symbole d’un individu qui vit dans et du territoire, Mestokosho dénonce sa destruction, comme le soutiennent Chartier et Bédard-Goulet : « [L]e symbole [des peuples de la forêt] fait ainsi naître de nouvelles formes d’intérêt pour la forêt, qui ne se limitent plus à sa défense à des fins écologiques ou d’exploitation, mais qui sont aussi motivées par un ”droit” légitime à la forêt et un ”droit” de la forêt en tant que personnalité juridique » (Chartier et Bédard-Goulet, 388). L’attachement intrinsèque de Mestokosho avec son environnement promeut une protection de la forêt pour celle-ci en tant qu’être vivant et non seulement pour les êtres humains. Selon Doucey, la poésie de Dorion rend possibles la dénonciation et la critique des actes destructeurs tout en parlant de la beauté de la nature, alors que fureur et beauté s’entrechoquent dans l’imaginaire (Doucey, 141). Ceci se perçoit dans les recueils, d’abord chez Dorion : « un bruit de scie / brouille le silence / perce le mur / de nos frêles illusions / les forêts grincent / et ce gémissement / secoue nos solitudes » (Dorion, 22), puis chez Mestokosho : « Mais malgré tout cela, mon esprit survivra / Tant que le soleil brillera au-dessus de nous / Et que les rivières seront débordantes d’énergie / Tu entendras nos rires les plus fous / Qui te poursuivront dans ton rêve maudit » (Mestokosho, 85). Dans les deux cas, la laideur de la destruction côtoie la beauté de la nature et des mots. C’est ce qui fait en sorte que la poésie permet de participer à l’écologie en offrant par le langage poétique des images et des représentations qui imprègnent les discours.
Créer un territoire commun
En conclusion, Mestokosho et Dorion réussissent par leur poésie à rassembler l’être humain et la forêt sous la même identité et à exprimer une forme de résistance face à la perte de cette identité. Comme le dit si bien Hélène Dorion : « Créer c’est résister […]. C’est opposer une résistance aux rapports de pouvoir et de domination, à la dureté des relations humaines, à tout ce qui va à l’encontre du dialogue, du partage qui témoigne de ce que l’humain a de plus précieux » (Dorion, 152). Les deux poétesses, en plus de se reconnecter à leur territoire par la poésie, permettent, accessoirement, une reconnexion entre elles et leurs cultures. En se rapprochant par leur poésie, Dorion et Mestokosho illustrent un imaginaire du territoire où Québécois et Innus peuvent s’allier pour empêcher, ou du moins réduire, la destruction de la forêt. Que l’on parle du Nutshimit ou de la forêt boréale, que l’on parle du Nitassinan ou du Québec, ce nouveau territoire créé par la poésie rassemble au lieu de diviser. Pour conclure comme l’a fait Bureau dans son essai : « Ça doit être ça l’écriture : re-créer la Terre pour en faire sa demeure » (Bureau, 266). Dans ce cas-ci une demeure qui inclurait toutes les façons différentes de voir le monde.
Bibliographie
Œuvres analysées
- Dorion, Hélène. 2021. Mes forêts. Paris : Éditions Bruno Doucey. 128 p.
- Mestokosho, Rita. 2014. Née de la pluie et de la terre. Photographies de Patricia Lefebvre. Paris : Éditions Bruno Doucey. 107 p.
Ouvrages cités
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- Blanc, Nathalie, Clara Breteau et Bertrand Guest. 2017. « Pas de côté dans l’écocritique
- francophone ». L’esprit créateur 57 (1) : 123-138.
- Bureau, Luc. 1991. La Terre et moi. Montréal : Boréal. 270 p.
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- Chartier, Daniel et Sara Bédard-Goulet. 2022. The Northern Forest : La forêt nordique, Tartu : University of Tartu Press. 426 p.
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- Kohn, Eduardo. 2013. Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain. Traduction de Grégory Delaplace. Bruxelles : Zones sensibles. 336 p.
- Létourneau, Jean-François. 2017. Le territoire dans les veines. Montréal : Mémoire d’encrier. 199 p.
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- Morali, Laure (dir.). 2008. Aimititau ! Parlons-nous ! Montréal : Mémoire d’encrier. 336 p.
- Premat, Christophe. 2018. « Mémoire et survivance dans Kuessipan de Naomi Fontaine et Comment Je Perçois La Vie, Grand-Mère de Rita Mestokosho ». Nouvelles études francophones 33 (2) : 91–107.
- St-Gelais, Myriam. 2022. Une histoire de la littérature innue. Montréal : Imaginaire Nord. 156 p.
- Wightman, Megan. 2019. « De la poétique à la politique autochtone : Agentivité des personnes humaines et autres-qu’humaines et performativité dans Bâtons à message / Tshissinuatshitakana de Joséphine Bacon et Bleuets et abricots de Natasha Kanapé Fontaine », Voix plurielles 16 (1) : 2-16.