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Exploration de la forêt dans «Annihilation»: de l’étrange à la transcendance

Justin Frébourg
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)

L’espace joue un rôle important dans l’élaboration d’un univers imaginaire et de son ambiance, étant donné que l’auteur donne ainsi vie à sa création, par l’imaginaire qu’il suscite chez son lecteur et par l’émotion qui en découle. Parmi les endroits les plus convoités des contes, des mythes ou des histoires de fantasy, la forêt est le lieu par excellence des possibles et de l’impossible. C’est un endroit parfois mystérieux, parfois divin ou sacré, parfois enchanteur et parfois inquiétant. La forêt est une zone où la frontière entre le tangible et l’imaginaire devient floue. Chaque buisson, chaque clairière, chaque sentier semble cacher des secrets millénaires, des légendes oubliées et des murmures d’anciennes civilisations. Pourtant, sous cette beauté envoûtante réside une aura profondément inquiétante. L’imaginaire sylvestre  est complexe, car il réunit à la fois différentes symboliques, que ce soit celle de la forêt maudite d’une vieille sorcière maléfique ou celle de la forêt enchantée d’une fée. C’est d’ailleurs le cas pour la Zone X dans la série de livres La trilogie du rempart sud (Southern Reach Series, 2014) de Jeff Vandermeer, une zone côtière principalement recouverte de forêt. Cette zone que l’on nomme la Zone X  sépare l’impossible du possible, c’est une région qui semble se situer hors de l’espace et du temps, où tous les contraires se polarisent dans une tentative d’harmonisation ultime. En effet, dans cette série, la forêt de la Zone X possède des caractéristiques étranges et mystiques qui semblent être capables de changer les propriétés de la forêt et de tout ce qui l’habite. Ces changements qui se produisent dans la Zone X et les transformations que celle-ci engendre en font un lieu fantastique.. Ainsi, en démantelant les frontières du possible, la Zone X crée une réactualisation du chaos initial où tout semble converger vers l’idée d’une union totale et suprême. La métamorphose est la seule solution possible pour les êtres étrangers faisant face au chaos qui englobe l’univers sylvestre dans La trilogie du rempart sud, plus précisément dans Annihilation et Acceptance, premier et dernier livres de la série.

Annihilation, un récit qui est présenté aux lecteurs sous forme d’entrées journalistiques. Nous suivons l’escapade d’une équipe de cinq femmes en zone inconnue, du point de vue de la biologiste, personnage principal de l’histoire. La forêt de la Zone X devient un endroit mystique et étrange dont les cinq chercheuses ont pour but d’élucider le mystère en l’explorant. Deux lieux sont centraux au développement de l’histoire: le phare et la tour inversée. En fait, la majorité de l’action se déroule soit au phare, soit à la tour. Le phare contient l’ensemble des journaux des membres des anciennes expéditions et la tour inversée est l’enceinte du rampeur, créature impossible à définir par le langage, issue des multiples transformations qui ont lieu dans la forêt.

Acceptance, dernier livre de la série La trilogie du rempart sud, se déroule 30 ans avant les événements d’Annihilation, à l’époque où la Zone X n’était qu’un lieu dormant, ce qui nous permet de comprendre l’émergence de cette dernière, et surtout ce qui la précède. Dans ce livre, nous découvrons l’événement initial qui met en action la transformation de la forêt et de ceux qui l’habitent, comme ce sera plus tard le cas pour la biologiste.

  

Faune et flore de l’étrange: harmonie dérangeante

La forêt, dans Annihilation, est un lieu étrange et difficilement compréhensible. C’est d’ailleurs pourquoi l’équipe de chercheuses part en expédition dans la Zone X; elles doivent en apprendre davantage sur celle-ci. L’une des premières choses que la biologiste nous fait comprendre au sujet de la Zone X est qu’il s’agit d’une région possédant une multitude d’espèces fauniques et végétales différentes, car cette forêt «abritait une complexité d’écosystèmes» (Vandermeer 2014, 208). Cette complexité participe à l’étrangeté de la forêt: des animaux aquatiques qui normalement vivent dans la mer «s’étaient adaptés à l’eau douce saumâtre et […], à marée basse, nageaient loin dans les canaux naturels formés par les roseaux, partageant le même environnement que les loutres et les cerfs.» (Vandermeer 2014, 208) Nous avons ici un des premiers indices du mystère de la Zone X: la forêt semble être changeante et la vie à l’intérieur de celle-ci s’adapte trop bien à son environnement. En effet, la Zone X, hors de tout contact ou présence humaine depuis des années, semble avoir évolué dans une optique d’harmonie complète à l’intérieur de ses écosystèmes et de tout ce qui l’habite. Pourtant, à l’extérieur de la Zone X, «au-delà de l’extinction proprement dite, de nombreuses espèces et de nombreux biomes ont vu leur abondance et leur aire de répartition considérablement réduites, au point de devenir des composantes presque négligeables de l’écologie des écosystèmes planétaires» (Malhi 2017, 84). Nous pouvons donc dire que cette zone forestière représente, en un certain sens, l’anti-anthropocène. L’Anthropocène est un terme utilisé pour décrire une nouvelle époque caractérisée par l’impact des activités humaines sur l’environnement. Il décrit le rôle central de l’humanité dans les changements environnementaux1Le préfixe «anthropo» fait référence à l’homme, soulignant ainsi le rôle central de l’humanité dans les changements environnementaux observés à l’échelle mondiale. Cette notion repose sur l’idée que les activités humaines ont provoqué des modifications géologiques, écologiques et atmosphériques à une échelle telle qu’elles ont laissé une marque presque permanente dans les archives géologiques de la Terre. (Yadvinder Malhi, 2017). De ce fait, l’anti-anthropocène représenterait une ère hors de l’âge de l’homme où celui-ci n’est plus central et où la forêt est maîtresse par-dessus tout. Cela expliquerait  pourquoi la biologiste décrit cet endroit comme étant «si propre, si pur, tandis que le monde de l’autre côté de la frontière était, comme il l’avait toujours été à l’ère moderne, sale, défraîchi, imparfait, en déclin, en guerre contre lui-même» (Vandermeer 2014, 18). C’est ce qui semble si dérangeant pour la biologiste. Le contraste entre le monde moderne dominé par l’homme et le monde inconnu et pur de la Zone X crée une sensation d’étrangeté et d’incertitude. Cette sensation d’étrangeté pourrait aussi être décrite comme le sentiment de unheimlich défini par le philosophe Friedrich Schelling, dont les écrits ont été repris par Freud. En effet, selon lui «l’inquiétant est quelque chose qui aurait dû demeurer dans le dissimulé et qui est sorti au grand jour» (Freud 2011, 69). En d’autre mots, les choses qui suscitent de l’inquiétude sont des problèmes qui seraient cachés, ignorés ou dissimulés, mais qui finiront par être révélés ou découverts. De ce fait, être dans un lieu qui suscite de l’inquiétude par sa propreté et sa pureté amène la biologiste à réaliser que l’être humain est un être destructeur qui nuit à son environnement, voire même que sa propre présence dans la Zone X est nuisible à celle-ci et que la nature devrait être comme celle de la Zone X où tout semble vivre en symbiose. Ainsi, ce lieu étrange serait une représentation de la vie à une nouvelle ère, après celle de l’âge de l’humain, une représentation de ce que serait la vie en nature sans l’Anthropocène. Malheureusement, pour la Zone X dans Annihilation, comme l’explique Christy Tidwell dans son livre Fear and Nature, écrit en 2014, qui traite de «l’eco-horror», «l’Anthropocène, après tout, n’est pas un monstre clair ou un événement singulier, et il n’est pas limité à un seul moment ou à un seul lieu. Il se produit sur une longue période et partout sur terre (même si ce n’est pas partout de la même manière)» (Tidwell 2021, 3). C’est justement pourquoi la Zone X, étant donné sa pureté dérangeante, semble être un lieu intouchable par l’humain. Elle est sauvage et harmonieuse et surmonte les effets néfastes de l’Anthropocène pour se placer elle-même au centre de sa croissance et de son épanouissement.

Mais quelque chose cloche dans cette région. Cette harmonie n’est-elle qu’une illusion?  Parmi la faune, quelques spécimens que les chercheuses croisent remplissent leurs esprits de questionnements et de doutes. D’abord, pendant une excursion, en marchant près d’un canal d’eau douce, la biologiste aperçoit des dauphins. Effectivement, «le plus proche roula légèrement sur le côté et [la] fixa d’un œil qui, pendant ce bref instant, ne [lui] parut pas ressembler à celui d’un dauphin. Il était douloureusement humain, presque familier»(Vandermeer 2014, 52).  Ensuite, lorsqu’elle se repose à son campement, un sanglier sauvage fait son apparition et elle peut l’observer avec ses jumelles: «Plus il approchait, plus sa face devenait étrange. On l’aurait dite crispée sous l’effet d’un prodigieux tourment intérieur» (Vandermeer 2014, 11). Sous l’apparence d’abord harmonieuse de la forêt, se cache possiblement une double trame encore inexpliquée. L’humain tente presque toujours d’exercer un contrôle sur ce qu’il ne domine ou ne comprend pas. C’est pourquoi, d’une part, les chercheuses veulent cartographier l’endroit pour mieux le comprendre et donc mieux le dominer. D’autre part, lorsqu’ elles sont confrontées aux étrangetés qui habitent cet endroit, elles désirent les «photographier, […] documenter, […] cataloguer, [et leur] attribuer une place dans la taxonomie des êtres vivants» (Vandermeer 2014, 19). Face à cette étrangeté incompréhensible, naît le désir de rationaliser la forêt et, par extension, la Zone X.

  

Narration, perception et sentiments

L’un des aspects les plus intéressants de La trilogie du rempart sud est l’exploration de la Zone X. En tant que lecteur et lectrice, nous sommes plongés à l’intérieur de la forêt côtière près du phare en même temps que les protagonistes du récit. C’est d’ailleurs avec l’aide du journal de la Biologiste, qu’on nous présente la région à partir de sa perspective. L’existence de ce journal est mentionnée dès les premières pages d’Annihilation lorsque l’auteur écrit qu’

Il était simplement attendu que nous gardions une trace, comme celle-ci, dans un journal comme celui-ci: léger, mais presque indestructible, avec du papier imperméable, une couverture souple en noir et blanc, avec les lignes horizontales bleues pour écrire et la ligne rouge à gauche pour marquer la marge. (Vandermeer 2014, 6)

Ce passage suggère que le récit nous est présenté sous forme journalistique. En outre, les membres de l’expédition avaient «été avertis de fournir un maximum de contexte, afin que toute personne ignorant tout de la Zone X puisse comprendre nos récits» (Vandermeer 2014, 6), ce qui explique la forme plus prosaïque du journal. De plus, aucune date, journée, ou quelconque indication de temps n’est mentionnée, ce qui ne donne pas au lecteur l’impression de lire un journal traditionnel, mais simplement de suivre l’histoire du point de vue des pensées chaotiques et perplexes de la protagoniste au cours de son expédition. Cette forme de transmission du récit change la perception que nous avons de la forêt dans Annihilation. En effet, celle-ci nous est présentée, expliquée et décrite selon l’unique perspective de la biologiste. Elle nous est donc révélée sous forme de fragments et de souvenirs incertains de la protagoniste, ce qui rend la tâche de cerner ce lieu sylvestre et son entourage encore plus difficile. Cette forme de récit crée un flou entre le tangible et l’intangible, et aide à créer l’un des multiples aspects mystiques de la forêt générée par l’intériorité de la biologiste et son rapport au monde extérieur. C’est pourquoi, lorsque la biologiste découvre dans le phare une pile de journaux appartenant aux anciens membres des expéditions précédentes, elle nous assure que de «chercher un sens caché dans ses papiers revenait à en chercher un dans le monde naturel qui nous entoure. S’il y en avait un, il ne pouvait être activé que par l’œil de celui qui regardait.» (Vandermeer 2014, 21) C’est pourquoi la rationalisation n’est pas possible à l’intérieur de la Zone X. Dans la forêt «on confronte alors l’être de l’homme à l’être du monde comme si l’on touchait aisément les primitivités» (Bachelard 1957, 294-295). Ainsi, la Zone X met en jeu des aspects primordiaux de l’existence humaine et de l’univers, qui échappent à l’intellectualisation. Puisque le désir de rationalisation que les chercheuses tentent de satisfaire au cours du récit dans cette zone forestière est voué à l’échec, puisque la forêt, dans Annihilation, ne peut être accessible que par les émotions et les intuitions. Ces affects se retrouvent notamment dans le discours de la biologiste. Elle décrit souvent des lieux ou des événements sous forme d’intuition ou de sentiments plutôt que de façon rationnelle. Par exemple, un des deux lieux les plus importants du récit est toujours désigné par la protagoniste comme étant une tour inversée. En réalité, cette tour inversée n’est pas une tour du tout, mais plutôt un tunnel souterrain qui descend vers les profondeurs inconnues de la forêt. La première impression que la biologiste a eue de ce tunnel était la suivante:

Au début, j’étais la seule à y voir une tour. Je ne sais pas pourquoi le mot tour m’est venu à l’esprit, étant donné qu’il s’agissait d’un tunnel creusé dans le sol. J’aurais tout aussi bien pu la considérer comme un bunker ou un bâtiment immergé. (Vandermeer 2014, 21)

Pourtant, la biologiste insiste sur le fait qu’elle «ne peu[t] pas [s’]empêcher d’y penser comme à une tour […]. [Elle] n’arrive pas à la considérer comme un tunnel» (Vandermeer 2014, 21) . En fait, même les sens semblent être trompeurs dans cette région «[…], car les choses n’étaient pas tout à fait ce dont elles avaient l’air», ce qui mène la biologiste et le reste de l’équipe à refouler certains sentiments qu’elles vivent ou impressions qu’elles ressentent dans une tentative de rester objectives dans leurs recherches. Mais lorsqu’elles sont confrontées à des situations où normalement le rationalisme donnerait une réponse à leurs questionnements, ce refoulement des sentiments ne fait qu’accentuer leur confusion face au secret de cette forêt.  Il devient donc impossible de mettre des mots sur la Zone X, car peu importe la tentative d’expliquer les causes et les effets des phénomènes étranges qui se produisent, ceux-ci semblent mener les chercheuses dans une spirale de questionnements supplémentaires, voire infinis. De ce fait, le langage scientifique n’est pas capable d’expliquer les faits étranges de la Zone X et les chercheuses doivent donc se tourner vers les émotions, le ressenti et les signes perçues. Cette impossibilité du langage scientifique, et donc du logos, dans la forêt d’Annihilation est d’ailleurs représentée métaphoriquement au début du livre par l’abandon de la mission de la part de la linguiste. En effet, avant même d’être entrée dans la Zone X, la linguiste avait «changé d’avis […] elle [avait] décidé de rester» (Vandermeer 2014, 18) , comme si elle-même savait que le langage scientifique n’était pas possible ou utile pour leur excursion. Pour être en mesure de comprendre la forêt, les chercheuses doivent laisser entrer cette dernière en elles, et apprendre à repérer les signes.

  

La forêt transcendante et la métamorphose

Cette forêt aux aspects étranges réserve un sort malheureux à ceux qui y entrent dans le but de la dominer et non de la comprendre. Les journaux trouvés dans le phare révèlent qu’il y avait eu beaucoup plus d’expéditions dans la Zone X que le laissaient sous-entendre les supérieures des cinq chercheuses. Toutes les expéditions précédentes avaient une chose en commun, soit la mort de leurs membres. En effet, les chercheuses découvrent qu’avec «leurs armes à feu, les membres de la deuxième expédition s’étaient suicidés et ceux de la troisième entretués» (Vandermeer 2014, 11). En fait, presque tous ceux qui entraient dans la Zone X y restaient à tout jamais, soit par leur mort, soit par leur transformation. C’est d’ailleurs le cas pour l’expédition courante dans Annihilation, car tous les membres de l’expédition finissent par mourir d’une façon ou d’une autre, sauf la biologiste. Contrairement aux autres membres, elle semble être la seule qui s’est réellement ouverte à la forêt, ce qui, très lentement, entamera chez elle une métamorphose. Cette transformation débute pour elle, dans son investigation de tour. Sur l’une des parois du mur, elle trouve une phrase écrite à l’aide de plantes grimpantes, de fongus et de micro-organismes décrits par la biologiste comme «des fructifications […] qui forment des mots» (Vandermeer 2014, 11). Très curieuse, poussée par une force supérieure comme si elle était «induit[e] à croire que les mots devaient être lus» (Vandermeer 2014, 15), elle s’approche du mur et involontairement, à cause d’un courant d’air, inspire une spore venant des lettres étranges. L’auteur utilise dans ce passage la prolepse ambiguë pour annoncer à l’avance le changement que vivra la biologiste, car le personnage écrit dans son journal que la perturbation dans la circulation de l’air est arrivée «par malheur – ou par chance?-» (Vandermeer 2014, 15). L’ajout de cette phrase clé fait naître chez le lecteur ou la lectrice le désir de comprendre pourquoi la protagoniste a choisi d’écrire cela dans son journal. Cela crée donc de l’anticipation, car nous ne comprenons pas encore les implications de la chance ou du malheur dans cette situation. Nous apprenons plus tard que c’est suite à cet événement que la biologiste commence à remarquer un changement en elle. En effet, celle-ci se rend compte que les nouvelles tentatives d’hypnose de la psychologue pour garder un contrôle et un calme sur son équipe ne semblent plus fonctionner sur elle depuis l’inhalation des spores. De ce fait, les spores semblent libérer son esprit de l’emprise de la psychologue, l’ouvrant davantage à la forêt, de manière aussi physiologique que psychologique. Elle comprend donc que «l’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude» (Bachelard 1957, 261). Cela explique pourquoi la forêt se révèle à elle de plus en plus une fois que les barrières protectrices de la psychologue sont dépassées. Elle voit ainsi dans ce territoire sylvestre matière à symbiose ; ayant inspiré les spores de la forêt, cette dernière transcende alors sa forme purement humaine et la biologiste devient connectée avec le cosmos, vivant elle aussi en parfaite harmonie avec la faune et la flore de la région. C’est d’ailleurs cet nouvel état de transcendance qui lui permet  de «sent[ir] [la] présence physique [de la tour] sous la terre avec une netteté qui imitait cette première ivresse de l’attirance, quand, sans regarder, on sait exactement où se trouve dans la pièce l’objet de son désir» (Vandermeer 2014, 84) Non seulement cette transcendance la connecte avec le cosmos de la forêt, mais elle crée aussi l’envie d’y rester à tout jamais, car la biologiste écrit dans son journal que «quelque part au fond d’[elle], [elle] avai[t] commencé à croire qu’il n’y avait pas d’endroit où [elle]  préférerai[t] être que dans la Zone X» (Vandermeer 2014, 74).  Elle comprend donc que, dans cette forêt, les membres des anciennes expéditions, morts ou changés, sont probablement «quelque part, même si [ils étaient] complètement transformés – dans l’œil d’un dauphin, dans le toucher d’un soulèvement de mousse, n’importe où et partout à la fois» (Vandermeer 2014, 104). Ainsi, c’est l’aspiration à demeurer dans la Zone X, suite à sa transcendance, qui entraîne une métamorphose très graduelle qui se déploie entièrement jusqu’au dernier ouvrage de la série.  C’est vers la fin du dernier livre de la trilogie, Acceptance, que les nouveaux protagonistes de l’histoire rencontrent la biologiste sous sa nouvelle forme: «Un animal, un organisme qui n’a jamais existé auparavant ou qui pourrait appartenir à une écologie étrangère. Qui pourrait passer non seulement de la terre à l’eau, mais aussi d’un endroit éloigné à un autre, sans avoir besoin d’une porte dans une frontière» (Vandermeer 2014, Acceptance 108). C’est à ce moment que nous comprenons que la Zone X est poreuse, puisqu’elle permet l’échange et l’influence entre le monde animal et le monde humain. C’est un endroit qui permet la transcendance, car lorsque la biologiste est aperçue par les nouveaux membres, ils voient que «la biologiste existait désormais à travers les lieux et les paysages, ces autres horizons se rassemblant en une vague floue et ascendante» (Vandermeer 2014, Acceptance 108). Ainsi, comme l’avait déjà remarqué la biologiste avant sa transformation, «le monde contemporain est un ” monde cassé ” […] dans lequel l’harmonie de l’homme, de la société et de Dieu a été brisée, le sens de la transcendance et de la finitude de l’homme perdu» (Wunenburger 2019, 91). D’après la pensée traditionaliste, l’homme, la société et Dieu, étaient souvent considérés comme interconnectés et interdépendants, formant un tout harmonieux, mais l’époque contemporaine a rompu ou altéré de manière significative ses liens avec le sacré. L’homme est perdu dans le matérialisme, le consumérisme ou d’autres facteurs culturels qui minimisent ou ignorent ces aspects de l’existence humaine. C’est pourquoi la biologiste a décidé de rester dans la Zone X en faisant partie de la forêt elle-même, vivant maintenant à tout jamais en harmonie parfaite avec celle-ci, contrairement à la vie hors de la Zone X où l’homme est déconnecté de son environnement.

  

La forêt miroir: point d’ancrage vers la transcendance

Cet endroit sylvestre aux multiples secrets semble être un lieu dédoublé. En effet, plusieurs aspects de la Zone X sont représentés comme possédant une contrepartie, un reflet d’eux-mêmes. Commençons par le phare et la tour, les deux lieux les plus importants du récit. Ces deux endroits semblent être imbriqués symboliquement l’un dans l’autre. Il faut comprendre que le phare existait avant la tour, car celui-ci avait été construit par l’homme avant même l’existence de la Zone X. Il est donc le point de départ, le point d’ancrage de cette région avant sa transformation: il s’agit de la tour originale. Le phare était un monument important de cette région (avant sa transformation), car il servait notamment à aider les bateaux à naviguer sur la mer proche des côtes. C’était un bâtiment nécessaire et central pour les capitaines de navires. Ainsi, on pourrait dire que sa contrepartie, la tour inversée, remplit elle aussi les mêmes fonctions que le phare, mais d’une autre façon, sous une autre forme. C’est-à-dire que, dans la Zone X, la tour inversée devient elle aussi le point d’ancrage des explorateurs de la Zone, plus particulièrement celui de la biologiste qui est perpétuellement attirée vers celle-ci. La biologiste explore la forêt grâce à la tour inversée, car comme avec sa contrepartie, le phare, c’est par sa luminosité (les micro-organismes lumineux du mot écrit sur le mur qu’elle aspire) que la biologiste est en mesure de comprendre davantage son environnement. La forêt, faisant partie de  l’imaginaire de l’immensité, n’a souvent aucun point de repère, ce qui la rend plus opaque et difficile à comprendre ou à saisir. Mais c’est justement grâce à la tour que la biologiste réussit à se connecter avec son environnement, avec la forêt. Ainsi, la tour inversée est comme le reflet du phare dans l’univers de la Zone X. Ceci est représenté dans le langage lui-même par le nom que la biologiste octroie au tunnel: «la tour inversée». En donnant au tunnel le nom de tour, celle-ci se rapproche encore plus symboliquement du phare, venant ainsi connecter de façon évocatrice les deux lieux différents. Le phare et la tour ne sont pas seulement reliés ainsi, ils possèdent aussi des caractéristiques physiques très semblables, car la biologiste remarque que les «marches avaient presque exactement la même hauteur et la même profondeur que celles du phare» (Vandermeer 2014, 98).  Or, si les «miroirs et surfaces réfléchissantes […] sont des unificateurs de l’espace-temps» (Weyl 2003, 55), dans Annihilation, les deux endroits dédoublés créent une verticalité en engendrant une connexion au monde céleste représenté par le phare, une connexion au monde terrestre représenté par la forêt, et une connexion au monde chtonien représenté par la tour inversée qui s’enfonce dans les profondeurs de la terre. Cette connexion entre les différents niveaux d’existence crée donc un chemin vers la transcendance, octroyant une fois de plus un aspect mystique à la forêt. Ainsi, le phare et la tour jouent un rôle crucial dans l’organisation spatiale: «c’est la rupture opérée dans l’espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui découvre le “point fixe”, l’axe central de toute orientation future» ( Eliade 1965, 25).

  

Forêt liminaire

La forêt de la Zone X semble être un endroit hors du temps et de l’espace. C’est un lieu où la technologie est défectueuse ou non fonctionnelle, car les chercheuses sont envoyées dans la Zone X avec de vieux équipements, ayant seulement comme objets technologiques leurs armes. On pourrait croire que la Zone X est encastrée dans un autre temps, où cette technologie n’est pas compatible avec elle, et où les lois de la nature diffèrent de celles du monde normal; un endroit où les contraires s’assemblent pour donner un nouveau sens à la vie environnante. Dans les contes et les histoires, la forêt est souvent un lieu qui prône l’inconnu, l’étrange et le mystique.  En effet, «la fable de forêt fait toujours d’abord le jeu du fantastique» (Lambert 2010, 9): c’est pourquoi dans Annihilation plusieurs aspects étranges nous sont donnés à voir dès le début des pages. Ces aspects font douter les lecteurs de la réalité de ce qui leur est présenté. La forêt est un lieu souvent utilisé dans les contes et les mythes, car ces types d’endroit «sont par essence des espaces spontanément perçus à partir du prisme de la fantasticité» (Lambert 2010, 9). Ainsi, dans la série de La trilogie du rempart sud, l’auteur récupère plusieurs aspects de l’imaginaire de la forêt, comme «la tradition du bois sacré, [qui est] souvent associée au secret et aux rites d’initiation, [et qui] [est] répandue dans de nombreuses cultures» (Crews 2003, 39). Il réactualise aussi  l’«expérience de confusion, d’indistinction des formes, mais aussi bien des êtres, des identités et des matières. Une expérience de déroute complète de la représentation» (Lambert 2010, 9). Cette confusion se retrouve presque partout à l’intérieur de la forêt de cette série: des créatures aux traits étranges, des monuments hors du commun difficiles à comprendre, un langage qui mélange les symboliques, etc. Ce «récit de forêt est un récit de la perte de mesure et de la transformation» (Lambert 2010, 9); c’est l’un des points majeurs de La trilogie du rempart sud. La Zone X est un environnement en constante transition, caractérisé par la transformation et la métamorphose, qu’il s’agisse du lieu lui-même, la zone côtière et forestière se métamorphosant en la Zone X, ou des personnages, les anciens membres des expéditions se transformant en créatures de la forêt. D’ailleurs, la biologiste nous explique avoir été choisie pour la mission «parce qu’[elle] [était] spécialisée dans les environnements transitoires, et cet endroit particulier a connu plusieurs transitions» (Vandermeer 2014, 8). Cette dernière réflexion nous pousse à croire que la Zone X serait un endroit perpétuellement liminaire2Le préfixe «anthropo» fait référence à l’homme, soulignant ainsi le rôle central de l’humanité dans les changements environnementaux observés à l’échelle mondiale. Cette notion repose sur l’idée que les activités humaines ont provoqué des modifications géologiques, écologiques et atmosphériques à une échelle telle qu’elles ont laissé une marque presque permanente dans les archives géologiques de la Terre. (Yadvinder Malhi, 2017). La personne traversant une phase liminaire durant un rituel verra son identité suspendue, la dépouillant de la personne qu’elle était avant le commencement de celui-ci. Ainsi, ce premier aspect de la phase liminaire se retrouve déjà dans Annihilation. C’est-à-dire que les personnages de l’histoire n’ont plus accès à leur identité d’avant lorsqu’ils sont dans la Zone X et ceci est représenté par l’effacement de leurs noms. En effet, lorsque les exploratrices s’adressent la parole, ou lorsque l’auteur mentionne un des personnages, seulement le nom de leur profession est utilisé pour les distinguer.

De plus, la phase liminaire est aussi «la période intermédiaire par laquelle passe un individu lors de sa transformation» (Bousquet, Barbet, Cooren 2022, 34). C’est pourquoi la forêt de la Zone X supporte un processus rituel, notamment celui de la phase liminaire, car il est l’endroit où la biologiste vivra ses premières transformations, le lieu lui-même étant un endroit en perpétuelle transition. De ce fait, lorsqu’un être entre dans la Zone X, qu’il soit animal ou humain, il débute un processus de changement de manière consciente ou non. Par contre, l’agrégation communautaire (de l’écosystème forestier), plutôt que de se faire après la phrase liminaire, prend place précisément dans cette dernière; le processus rituel, dans La trilogie du rempart sud, est dévoyé et c’est ce qui le rend intéressant à étudier. La biologiste qui subit cette transformation débutant dans Annihilation et se terminant dans Acceptance, intègre parfaitement la forêt de la Zone X, puisqu’«il n’y avait rien de monstrueux ici, seulement de la beauté, seulement la gloire d’une bonne conception, d’une planification complexe» (Vandermeer 2014, 108).  D’autre part, ceci montre à la fois «le récit d’un monde polarisé à l’extrême entre altérité négative et positive» (Lambert 2010, 9), sachant que les descriptions de la biologiste sous sa nouvelle forme sont, en réalité, très monstrueuses: «large tête plate directement enfoncée dans le torse, […] écrasante odeur d’océan, cicatrices de luttes, […] de très nombreux yeux brillants […] sur tout le corps» (Vandermeer 2014, 108). Ainsi, dans La trilogie du rempart sud, la forêt remplit son rôle de lieu de passage. C’est elle, sous tous ses aspects, qui mène la biologiste et tous les anciens membres des expéditions à leur transformation. C’est donc la liminarité perpétuelle de cet endroit qui permet aux êtres d’exister en étant à la fois animal et humain, à la fois faune et flore, voire tout en même temps. Si «on ne peut vivre dans une “ouverture” vers le transcendant: en d’autres termes, on ne peut pas vivre dans le “chaos”» (Eliade 1965, 36): dans La trilogie du rempart sud, c’est cette perpétuelle présence de liminarité dans la région côtière qui permet justement  aux personnages d’y vivre. Sachant que «tout récit de forêt rapporte une expérience sublime, au fond, un désarroi humain face à la profusion insensée de la matière, à sa combinatoire infinie, à sa stupéfiante puissance de métamorphose» (Lambert 2010, 9), les personnages qui décident de partir en expédition dans la Zone X feront désormais partie de la forêt de façon permanente et participeront à l’expansion de la Zone X par le biais de leur transformation, de leur métamorphose. Ils sont maintenant une partie indissociable de la Zone X, car il ne peuvent que vivre dans celle-ci suite à leur nouvelle forme dont la zone forestière du rempart sud seule permet l’existence. De ce fait, La forêt de La trilogie du rempart sud fait donc office d’aporie; son but, considérant qu’elle possède sa propre agentivité du aux personnages et aux êtres transformés qui y réside maintenant à tout jamais, est de créer, quoique cela semble être contradictoire, le plus de chaos possible dans le but de former une harmonie parfaite entre toutes les formes de vie.

  

En somme…

La forêt de la Zone X est un lieu hors du commun. Il s’agit d’un endroit possédant des caractéristiques mystiques et étranges s’alliant tellement bien ensemble que cela conduit vers une harmonie presque impossible, défiant l’Anthropocène. C’est cette harmonie dérangeante qui fait naître chez les personnages de l’histoire un sentiment de confusion et d’étrange familier perpétuel. Ainsi, c’est la tentative de comprendre la forêt qui conduit les personnages à périr. Ce lieu sylvestre hors du commun ne peut être compris de façon logique et rationnelle. Il faut plutôt s’éloigner du rationalisme et s’approcher de l’expérience du vécu, des sentiments, et des émotions. C’est suite à cette ouverture vers l’univers sylvestre que la biologiste peut entamer et embrasser sa métamorphose et ainsi entièrement faire partie de la forêt qui gouverne la Zone X. Cette dernière, étant un lieu de transition, permet de prolonger indéfiniment dans le temps et l’espace la liminarité, phase du rituel dans laquelle les contraires se polarisent pour ouvrir à un ordre symbolique différent. Si la transcendance permet aux habitants de la forêt de réellement appartenir à cette dernière, la liminarité constante de la Zone X permet le prolongement d’un chaos identitaire. Il se forme ainsi une confusion perpétuelle qui, dans une perspective non anthropocentrée, vise un ultime état harmonieux des écosystèmes par la fusion totale des vivants qui les composent.

Enfin, l’auteur réussit à récupérer l’imaginaire associé aux forêts tant par les aspects monstrueux des êtres transformés que par l’étrangeté de celle-ci et les secrets qui y sont enfouis. Bien qu’il reprenne les codes de la «Weird Fiction» — l’étrangeté et la peur qu’elle procure —, l’auteur présente à ses lecteurs un imaginaire qu’ils peuvent reconnaître en y intégrant des thèmes et des enjeux contemporains, tels que l’écologie. En ce sens, cette série donne à voir quelques différences et continuités entre le mouvement de la «Weird Fiction» de la fin du 19e siècle et de son évolution moderne, le «New Weird», où nous retrouvons davantage des problématiques actuelles tels que la relation de l’humanité avec l’environnement. Ainsi, cette hybridité générique semble bien supporter l’hétérogénéité sylvestre pour mettre l’accent sur l’importance du mélange et de l’altérité dans l’œuvre de Vandermeer.

  

Bibliographie

Corpus étudié

  • Vandermeer, Jeff, Annihilation. The southern reach Trilogy, [format ePub], New York, Macmillan Publishers, 2014, 208 p.
  • Vandermeer, Jeff, Acceptance. The southern reach Trilogy, [format ePub], New York, Macmillan Publishers, 2014, 341 p.

Ouvrages critiques et théoriques

  • Bachelard, Gaston, La poétique de l’espace, France, Presses universitaires de France, 406 p.
  • Bousquet, François, Valérie Barbat, et François Cooren, «La difficile intégration des individus liminaires», M@n@gement, vol. 25, 2022, p. 31-44.
  • Crews, Judith, Le symbolisme de la forêt et des arbres dans le folklore, Rome, Forestry Division of the Food and Agriculture Organization of the United Nations, 2003, 43 p.
  • Eliade, Mircea, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, 185 p.
  • Freud, Sigmund, L’inquiétant familier, Paris, Gayos & Rivage, 2011, 153 p.
  • Lambert, Barthélémy,  «“…et dans le bois obscur à la noire épouvante…”» Otrante, no 27-28, automne 2010,  p. 7-11.
  • Malhi,Yadvinder , «The Concept of the Anthropocene», Annual Review of Environment and Resources, Vol. 42, 2017, p. 77-104.
  • Tidwell, Christy, Fear and Nature, Pennsylvania, Penn State University Press, 2021, 20 p.
  • Weyl, Daniel, «Le reflet dans le miroir de Tarkovski», dans Peter André Bloch et Peter Schnyder (dir.), MiroirsReflets. Esthétiques de la duplicité, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, 386 p.
  • Wulf, Christoph, Nicole Gabriel, «Introduction. Rituels. Performativité et dynamique des pratiques sociales», Hermès, Vol. 43, 2005, 220 p.
  • Wunenburger, Jean-Jacques, Le Sacré, Paris, Presse universitaire de France, 2019, 125 p.
  • Van Gennep, Arnold, Les Rites de passages, Paris, A. et J. Picard, 1981, 288 p.
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    Le préfixe «anthropo» fait référence à l’homme, soulignant ainsi le rôle central de l’humanité dans les changements environnementaux observés à l’échelle mondiale. Cette notion repose sur l’idée que les activités humaines ont provoqué des modifications géologiques, écologiques et atmosphériques à une échelle telle qu’elles ont laissé une marque presque permanente dans les archives géologiques de la Terre. (Yadvinder Malhi, 2017)
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    Le préfixe «anthropo» fait référence à l’homme, soulignant ainsi le rôle central de l’humanité dans les changements environnementaux observés à l’échelle mondiale. Cette notion repose sur l’idée que les activités humaines ont provoqué des modifications géologiques, écologiques et atmosphériques à une échelle telle qu’elles ont laissé une marque presque permanente dans les archives géologiques de la Terre. (Yadvinder Malhi, 2017)
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