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Nature en mouvement, machines implacables: réflexion sur les rythmes antagonistes de Fangorn et d’Isengard chez Tolkien

Fabien Ronco
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)

J’aime (manifestement) beaucoup les plantes, et par-dessus tout les arbres, et il en a toujours été ainsi ; et j’ai autant de mal à supporter les mauvais traitements que leur font subir les humains que d’autres les mauvais traitements subis par les animaux.
Tolkien [1981] 2013, 424.

J.R.R. Tolkien est un amoureux des arbres. Il en parle volontiers dans ses correspondances, les peint, s’en sert comme images dans ses essais et s’est assuré tout au long de sa vie d’en avoir quelques-uns à portée de vue de son bureau. Sensible à leur cause, il s’émeut lorsque l’un d’eux est menacé par une voisine trop zélée:

Il y avait un très grand arbre – un immense peuplier avec de vastes branches – que je pouvais voir de ma fenêtre même lorsque j’étais dans mon lit. Je l’aimais beaucoup et me souciais de lui. Il avait été sauvagement mutilé quelques années auparavant, mais de nouvelles branches avaient courageusement repoussé – sans toutefois qu’elles aient bien entendu la grâce sans défaut de son être naturel d’avant ; et voilà qu’une voisine folle s’est mise à faire campagne pour le faire abattre. Tout arbre a son ennemi, peu d’entre eux ont un défenseur. (Trop souvent la haine est irrationnelle, peur de ce qui est grand et vivant, et que l’on ne peut soumettre ou détruire facilement, même si cette haine peut se revêtir de termes pseudo-rationnels.) (Tolkien [1981] 2013, 614)

Il n’est donc pas étonnant de voir ce motif occuper une place de choix dans le monde d’Arda. En effet, ce sont deux arbres – Laurelin et Telperion, les arbres de Valinor – qui sont à l’origine du décompte du temps sur Arda. Diffusant pour l’un une lumière argentée, pour l’autre une lumière dorée, de manière cyclique et alternée, ils préfigurent le jour et la nuit tels qu’ils apparaîtront ensuite. Après la terrible blessure qui leur est infligée par les entités maléfiques que sont Melkor et Ungoliant, c’est de leur dernier fruit respectif que seront créés le Soleil et la Lune, portés ensuite dans le ciel par deux Maïar (les «anges» de la mythologie tolkienienne), amorçant ainsi le cycle jour/nuit proprement dit. Le temps constitue un autre motif très présent dans les écrits de Tolkien et les relations qu’entretiennent les différents êtres vivants de la Terre du Milieu avec celui-ci varient beaucoup. Entre temps infini pour les uns – avec en tête, les Elfes – et compté pour les autres – c’est le destin des Hommes notamment –, l’ensemble de l’œuvre s’interroge sur l’opposition ontologique entre mortalité et immortalité. Un tel antagonisme produit des visions du monde très différentes, avec leur lot de tensions. C’est le cas, notamment, dans le conflit qui oppose Fangorn et Isengard. Il s’agit dans cet article d’observer et de comparer les différentes temporalités en jeu dans cet affrontement. Quatre aspects du temps seront examinés: le temps des lieux, le temps des êtres, le temps des interactions et le temps renversé. Ce faisant, nous souhaitons amener la réflexion sur la relation de l’être humain au temps pour voir comment celle-ci impacte son rapport à la nature.

  

Des lieux aux histoires inégales

Intéressons-nous pour commencer à l’histoire des lieux. Si la Terre du Milieu a été entièrement façonnée par les Valar dans les premiers instants du monde, les lieux étudiés ici ont une histoire qui diffère aussi bien sur le fond que sur la durée. Bordée par les Monts Brumeux à l’ouest, la Lothlórien au Nord, et les plaines du Rohan au sud et à l’est, Fangorn est la plus ancienne forêt de la Terre du Milieu. Créée par Yavanna à l’aube du monde, elle existe depuis plus de trente mille ans lorsqu’éclate la Guerre de l’Anneau (GA). Si elle couvrait autrefois toute la région de l’Arnor, s’étendant du Comté jusqu’à Fendeval, le temps et les guerres – des Valars, des Elfes puis des Hommes – ont progressivement réduit sa superficie pour n’en laisser qu’un fragment. Néanmoins, Fangorn abrite encore des arbres vénérables, plus vieux que Barbebois lui-même. À ce titre, elle entre aisément dans la catégorie des forêts âgées qui, dans notre monde aussi, ont connu des jours meilleurs 1Pierre Drapeau, dans sa conférence «Les forêts âgées, une clé pour la biodiversité des paysages boréaux», indique qu’il resterait seulement vingt pour cent des forêts âgées primaires – non exploitées par l’homme (Drapeau 2023).. Et comme les forêts âgées de notre monde, Fangorn est une clé pour la biodiversité (Drapeau 2023), abritant en particulier les derniers Ents vivants en Terre du Milieu. Le lieu semble frappé de sénescence. Merry et Pippin ne s’y trompent pas lorsqu’ils s’aventurent dans les bois pour la première fois, «passant sous les énormes branches des arbres. Ils semblaient d’une indicible vieillesse. De longues bandes de lichen pendillaient à leurs branches comme de grandes barbes flottant au vent» (Tolkien [1954] 2015, 71). La forêt semble pétrifiée, prise dans un temps révolu:

Je ne sais pas pourquoi, mais ça me rappelle l’antique salle de la Grande Maison de Touc, loin par chez nous, dans les Smials de Tocquebourg: une maison immense où le mobilier n’a pas été déplacé ou changé depuis des générations. On dit que le Vieux Touc y a passé des années, tandis que lui et la pièce vieillissaient et se dégradaient ensemble – et rien n’a jamais été changé depuis qu’il est mort il y a un siècle. Et le Vieux Gerontius était mon arrière-arrière-grand-père: ça nous ramène à loin. Mais c’est sans rapport avec la vieillesse qu’on sent dans ce bois. Regarde-moi ce lichen, toutes ces barbes pleureuses et ces moustaches trainantes ! Et la plupart des arbres semblent à demi recouverts de feuilles déchiquetées et racornies qui ne sont jamais tombées. (Tolkien [1954] 2015, 73‑74)

Le nom de l’ancêtre de Pippin, Gerontius, identique dans la version originale et dans sa traduction, suggère lui aussi la vieillesse 2Le nom Gerontius provient de la racine grecque geron qui signifie “vieillard”, “old man” en anglais.. Les forêts, chez Tolkien, sont des lieux où la temporalité semble obéir à des règles différentes. Que ce soit à Fangorn donc, mais aussi en Lórien – où les Marcheurs passent presque un mois et en sortent avec l’impression d’y avoir seulement passé quelques jours – ou encore dans la Vieille Forêt, le temps semble ralentir jusqu’à (presque) s’arrêter. La comparaison avec Isengard en est d’autant plus saisissante.

L’Anneau d’Isengard – ainsi nommé en raison de la muraille érigée autour du val dans lequel il se situe et centrée sur la forteresse d’Orthanc – a été façonné par les Valars, les puissances d’Arda qui bâtirent le monde près de quarante mille ans avant la GA. La physionomie des lieux au moment du conflit, en revanche, est principalement le fait de Saruman et est donc beaucoup plus récente, ce dernier s’installant à Orthanc environ deux cent soixante ans avant la GA. Du temps du magicien, Isengard se présentait comme:

[u]ne plaine, un grand cercle légèrement évidé comme un grand bol peu profond, mesurant un mille d’un bord à l’autre. Elle avait été verte autrefois, sillonnée d’avenues et parsemée d’arbres plantureux, arrosés par des ruisseaux de montagne affluant vers un lac. Mais aucune verdure n’y poussait durant les derniers jours de Saruman. Les chemins étaient couverts de dalles de pierre, dures et sombres ; et ils n’étaient plus bordés d’arbres, mais de longues rangées de colonnes, de marbre parfois, mais aussi de cuivre et de fer, reliées par de lourdes chaînes. (Tolkien [1954] 2015, 187)

Nous avons d’un côté une forêt immémoriale dont l’aspect suggère une forme de pétrification, et de l’autre une plaine façonnée elle aussi à l’aube du monde, mais qui a subi des changements majeurs au cours des deux derniers siècles.

  

Une affaire d’ancienneté

Le temps des lieux et le temps des êtres étant intimement entrelacés, le contraste entre Fangorn et Isengard est le reflet de celui existant entre les «meneurs» des deux camps. Barbebois, protecteur de Fangorn, est un Ent. Cette espèce engendrée elle aussi par Yavanna au Printemps d’Arda est presque aussi vieille que les forêts sur lesquelles elle a été conçue pour veiller. Barbebois est donc une créature vénérable, que Gandalf désigne comme «le plus vieux des Ents, l’être le plus âgé qui marche encore sous le Soleil en cette Terre du Milieu» (Tolkien [1954] 2015, 120). Saruman n’est pas en reste puisque c’est un Istari – un mage – équivalent des Maïar dont fait partie Sauron lui-même. De fait, son apparition dans l’univers est antérieure à celle des Ents. Mais son arrivée en Terre du Milieu date seulement d’environ deux mille ans avant la GA. Une époque dont se souvient Barbebois, bien que certains détails lui aient échappé: «[les Magiciens] sont apparus après l’arrivée des Grands Navires3Barbebois fait ici référence aux vaisseaux des Eldars, les Elfes qui étaient restés auprès des Valar durant les premiers Âges du monde. ayant traversé la Mer ; mais je n’ai jamais pu vérifier s’ils sont venus sur les Navires. Saruman était compté parmi les grands de cet ordre, il me semble» (87).

La différence de vécu en Terre du Milieu est flagrante entre les têtes de file des deux camps et se manifeste également au niveau des créatures qui peuplent les lieux. À Fangorn, nous nous intéresserons essentiellement aux arbres et aux Ents, directement impliqués dans le conflit étudié. Les premiers, issus de l’art de Yavanna, apparaissent sur Arda environ trente-huit mille ans avant la GA et traversent tous les Âges de la Terre du Milieu. Pour les protéger de l’Ombre qui croît, Yavanna engendre les Ents quelque huit mille ans plus tard. Ils restent en sommeil près de quatre mille ans avant d’être éveillés sous l’influence des Elfes qui viennent eux-mêmes d’apparaître. Du côté d’Isengard, l’espèce la plus répandue est celle des Orques, engendrés par les noirs desseins de Melkor près de vingt-cinq mille ans avant la GA. Mais celle-ci ne constitue pas la population originelle de la vallée de l’Isen et a probablement été amenée par Saruman après sa prise de possession des lieux. Le Magicien, dans une imitation du Seigneur Noir, a ensuite engendré les Uruk-hai – un croisement abject entre les Orques et les Humains – dans les profondeurs d’Isengard peu avant la GA4L’engendrement des Uruk-hai se produit après la découverte de l’Anneau par Bilbo, soit moins de quatre-vingts ans avant la GA.. Pour nourrir cette population et pour alimenter l’industrie que Saruman développe sur ses terres, ce dernier s’attache les services d’une foule d’ouvriers et d’esclaves majoritairement humains. Les Suivants5Les Humains sont ainsi nommés car ils s’éveillent après les Elfes, les Premiers Nés des Enfants d’Ilúvatar. s’éveillent sur la Terre du Milieu près de sept mille ans avant la GA et leur présence à Isengard est discontinue. En effet, lorsque Saruman se voit remettre les clés d’Orthanc, le lieu, qui dépend du royaume du Gondor au sud, est abandonné depuis de nombreuses années.

  

Espérances de vie

Le contraste entre les deux camps s’intensifie lorsqu’on observe les espérances de vie respectives des populations en présence. Les arbres de Fangorn, par leur nature de colonie-arbre6Dans son Plaidoyer pour l’arbre, Francis Hallé souligne la tendance à la «réitération/répétition» dans la croissance de l’arbre, le rendant ainsi comparable à «une véritable colonie, au sens que l’on donne à ce terme pour les coraux». (Hallé 2014, 39), sont dotés d’une longévité accrue. Francis Hallé suggère même que «la colonie-arbre peut être virtuellement immortelle» (Hallé 2014, 43). Il souligne ainsi le fait que «les arbres, organismes coloniaires, n’ont pas de sénescence» (Hallé 2014, 43). Leur mode de croissance rythmique leur permet d’échapper au phénomène de dégradation des cellules grâce au bourgeonnement printanier qui les débarrasse de l’accumulation de méthylations (le processus biochimique principalement responsable de la sénescence). S’ils ne sont pas tout à fait à l’abri de la mort – notamment de la main de l’Homme ou des Orques, ou à la suite d’événements climatiques – les arbres disposent d’une espérance de vie bien supérieure à celle de l’espèce humaine. Ils en viennent même à devenir un symbole de la quête d’immortalité de nos ancêtres d’après Michel Serres:

[Les hommes] ont cherché, dans les règnes de flore et de faune, l’espèce longue. Ils ont cherché l’individu dont la patience lasserait le cours des planètes. Or les animaux brûlent des flammes courtes, à ce jour, même les plus lents, les plus simples, les plus glacés. Ils ont cherché dans la forêt. Non sauvages, peut-être ont-ils pénétré la forêt, ont-ils inventé la forêt, pour percer le secret d’immortalité. Ils ont cherché à perpétuer dans le bois le geste, bras levés, de leur prière immémoriale. […] Comme un point fixe dans le temps, comme un axe tranquille du monde, une épine fichée dans l’histoire, un invariant de sérénité. (Serres 1983, 103‑4)

L’arbre à la longévité accrue devient immortel aux yeux des humains à la courte vie. Selon cette perspective, l’arbre est «un vivant au temps inépuisable» (Serres 1983, 105).  Cette caractéristique peut tout aussi bien s’appliquer aux Ents, puisque Barbebois, l’aîné de son espèce, est âgé de près de trente mille ans et semble encore en pleine possession de ses moyens. Le plus jeune de ses congénères est lui-même âgé de plus de trois mille ans au moment de la GA. Et lorsque Pippin s’enquiert de leur faible nombre, Barbebois lui répond:

Aucun Ent n’est mort de l’intérieur comme vous dites. Certains sont tombés sous le coup de la mauvaise fortune au fil des années, cela va de soi ; et plus encore sont devenus arbresques. Mais nous n’avons jamais été très nombreux, et notre nombre n’a pas augmenté. (Tolkien [1954] 2015, 90)

Si ces chiffres manifestent une espérance de vie très importante, ils mettent aussi en lumière l’affliction des Ents: leur population se meurt. «Il n’y a pas eu d’Entiges – d’enfants, diriez-vous, depuis un si grand nombre d’années. Terrible. C’est que, voyez-vous, nous avons perdu les Ents-Femmes» (Tolkien [1954] 2015, 90). Leur nombre se situe légèrement au-dessus d’une cinquantaine à l’époque de la GA, d’après ce que Merry et Pippin apprennent de Barbebois et ceux qu’ils comptent durant le Conseil des Ents.

Dans le camp adverse, la dynamique est inversée. Les Orques et les Uruk-hai ont une espérance de vie initialement proche de celle des Hommes. À la différence des arbres et des Ents, ils sont sujets à la sénescence et ne peuvent y échapper. Ils forment également la soldatesque de Saruman et, de surcroit, la chair à canon désignée dans les guerres qui font rage en Terre du Milieu. Leur espérance de vie en est considérablement réduite. Par ailleurs, leurs mœurs brutales sur et hors du champ de bataille leur confèrent une capacité d’autodestruction importante, même en temps de paix. Il est bien rare de voir un Orque atteindre un âge vénérable et si, parmi les généraux, certains semblent sortir du lot, l’explication se trouve dans la capacité des Maiar (les «anges») à s’incarner dans des créatures de la Terre du Milieu, leur octroyant ainsi une longévité supérieure. Prompts à mourir, Orques et Uruk-hai le sont aussi à se reproduire7David Day précise que «leur progéniture se multipliait plus rapidement que celle de tous les autres êtres d’Arda dans les fosses où ils se reproduisaient» (Day 2013, 222).[/mfn ] (Day 2013, 222), permettant de maintenir l’approvisionnement de nouveaux soldats pour le conflit en cours et ceux à venir. Ainsi, ce sont plus de dix mille troupes qui résident en Isengard au moment de la GA. Il faut ajouter à cela les quelques milliers d’esclaves qui, eux aussi, ont une espérance de vie faible, mourant prématurément de leur condition: épuisement, hygiène, brutalité de leurs maîtres.

Nous pouvons ici faire un parallèle avec notre Terre, où la plus ancienne forêt connue daterait de plusieurs centaines de millions d’années (Goldring 1927) alors que l’apparition de l’homo sapiens date d’environ trois cent mille ans. De la même manière, l’espérance de vie des arbres est considérablement supérieure à celle des Hommes7L’arbre vivant le plus vieux du monde, un cyprès de Patagonie nommé Gran abuelo, aurait atteint à ce jour un âge estimé à plus de cinq mille quatre cents ans.
. Notre maigre histoire humaine apparait ainsi bien courte par rapport à l’histoire des forêts et la différence s’accentue si l’on s’intéresse à l’exploitation des forêts par l’Homme qui remonte à onze mille ans tout au plus8On estime que l’Homme a commencé à avoir un impact sur les forêts à partir du Néolithique, en se sédentarisant.. Cette exploitation, justement, constitue un enjeu majeur dans le conflit fango-isengardien qui nous intéresse.

  

Des interactions sans hâte

Ainsi, le temps des êtres – en particulier l’espérance de vie – influence la dynamique des interactions des êtres entre eux, mais aussi des êtres avec leur environnement. Dotés d’une grande espérance de vie, les habitants de Fangorn adoptent des rythmes plutôt lents. Cela se manifeste, outre l’aspect pétrifié qui frappe les Hobbits au premier abord, à travers la manière de parler de Barbebois. Lorsqu’il s’exprime, il prononce de longues phrases répétitives, scandées avec une voix profonde – dont la fréquence sonore est faible – et sujettes à la digression. Son discours est parsemé de «Hroum, Houm» (Tolkien [1954] 2015, 76) à mi-chemin entre le raclement de gorge et le craquement d’un tronc. Il s’étonne fréquemment du caractère hâtif de ses interlocuteurs – «Houm, hmm ! Allons ! Pas tant de hâte !», «vous êtes vraiment des gens hâtifs, à ce que je vois» (78) – et souligne au contraire que lui et ses semblables ne sont «pas des gens hâtifs» (90). L’entique – la langue des Ents – présente des caractéristiques similaires: des sons lents et profonds et des phrases à rallonge: «Les Ents se mirent à murmurer lentement, se joignant au chœur un à un, jusqu’à ce que tous fussent à chanter ensemble en un long rythme qui montait et retombait, tantôt s’élevant d’un côté de l’anneau, tantôt faiblissant là et s’enflant comme un tonnerre de l’autre côté» (97). Langue agglutinante, l’entique exige de prendre son temps pour parler et donc de choisir soigneusement ce que l’on dit: «il faut beaucoup, beaucoup de temps pour dire quoi que ce soit en cette langue, car nous ne disons rien en cette langue qui ne vaille la peine d’être longuement dit et écouté» (78). Le simple mot «colline» par exemple se traduit en entique par «a-lalla-lalla-rumbakanda-lindor-burúmë» (79). Barbebois précise d’ailleurs: «c’est une partie du nom que je lui donne» (79, nous soulignons). Et lorsque les Hobbits lui donnent leurs noms respectifs, ce dernier refuse de leur donner le sien en entique: «cela prendrait du temps: mon nom ne cesse de grandir, et j’ai vécu très, très longtemps ; ainsi, mon nom à moi est comme une histoire» (78). Comme les arbres auxquels les Ents s’apparentent ne cessent de produire de nouveaux cernes de croissance, le nom de Barbebois ne cesse de s’allonger, ajoutant des couches à la suite de couches à mesure que le temps passe. Avec une telle langue, toute communication prend une ampleur considérable comme l’illustre la scène du Cercle des Ents qui ne dure pas moins de trois jours malgré son caractère «assez expéditif pour un Cercle d’Ents» (97), souligné par Barbebois. Plus généralement, tout chez les Ents suggère la lenteur, à tel point que Pierre Jourde évoque à leur sujet une certaine léthargie: «Ce thème de la léthargie, on le retrouve à propos de Fangorn: les Ents, mi-hommes mi-arbres, sont pour certains dans un état de demi-sommeil permanent. Ces êtres de la forêt font tout avec une lenteur infinie» (Jourde 1991, 42‑43). Cela se traduit par une posture passive par rapport aux événements du monde. Les Grandes Guerres, fragments minuscules de l’histoire, ne les intéressent pas, «elles concernent surtout les Elfes et les Hommes» (Tolkien [1954] 2015, 87) d’après Barbebois qui admet même à propos de la tempête à venir: «Il n’est rien que puisse faire un vieil Ent pour repousser cette tempête: il doit résister ou craquer» (87). Solidaire des arbres qui ne peuvent librement se mouvoir pour échapper à une soudaine contrainte environnementale, les Ents se contentent d’attendre que la tempête passe. C’est ce que suggère Jacques Tassin lorsqu’il parle de quiescence végétale, cette «vie ralentie [qui] permet de s’extraire de l’emprise du temps, dans l’attente que l’espace redevienne favorable» (Tassin 2020, 65). Une inertie qui se manifeste aussi dans leur mode d’alimentation. Tout comme les arbres, les Ents collectent plutôt qu’ils exploitent. On le voit notamment à la manière dont l’eau est récoltée dans les maisons d’Ents: issue d’un ruisseau, celle-ci est «récupérée dans une vasque de pierre creusée dans le sol entre les arbres, puis elle s’en dévers[e] et ruisse[lle] en bordure de l’allée pour aller rejoindre l’Entévière dans son voyage à travers la forêt» (Tolkien [1954] 2015, 84). On constate ici une volonté de ne pas imposer un rythme à la nature, mais au contraire de s’adapter à elle en limitant au maximum l’empreinte laissée. Ce n’est pas sans rappeler la land ethic proposée par Aldo Leopold, pour qui «une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse» (Leopold, dans Larrère et Larrère 2022, 278). Prônant «les vertus de l’autolimitation du désir de capture» (Leopold, dans Larrère et Larrère 2022, 277), cette éthique suggère de laisser à l’environnement le temps d’absorber nos traces et d’éviter de prélever au point de marquer le territoire de manière permanente. Tassin voit dans le rythme apparemment léthargique de l’arbre un ajustement à la communauté de vivants qui l’entoure:

La lenteur de l’arbre n’est pas qu’une moindre vitesse, qui demeurerait mesurée, comptabilisée, surveillée. Elle reste un libre ajustement au rythme propre du vivant. L’arbre croît et se développe selon la farandole des cycles temporels qui gouvernent le cosmos. Par son lent avènement, sa patiente dilatation, cet être de silence s’accorde aux élans du monde. Ni en avance, ni en retard, il prend le temps comme il vient. Sensible aux inflexions saisonnières, aux fluctuations quotidiennes de la lumière, il se laisse guider par une temporalité cosmique dont il incarne une vivante clepsydre. L’arbre nous donne l’heure intime du monde. (Tassin 2020, 36)

En prenant son temps, l’arbre développe une forme de symbiose avec son environnement. Il s’accorde au rythme des êtres vivants qui l’entourent et croît avec eux. On retrouve le même type de relation entre les Ents et les arbres. Lorsque les Hobbits le questionnent, Barbebois décrit ainsi son rapport aux arbres:

Nous sommes les bergers des arbres, nous les vieux Ents. […] Les moutons viennent à ressembler au berger, et les bergers aux moutons, a-t-on coutume de dire ; mais cela prend du temps, et les uns comme les autres ne restent pas longtemps au monde. Pour les arbres et les Ents, c’est plus rapide et plus marqué, et ils marchent ensemble à travers les âges. […] Certains des miens ressemblent tout à fait à des arbres, à présent: il faut quelque chose de majeur pour les éveiller ; et ils ne parlent que par murmures. Mais d’autres de mes arbres ont les branches lestes, et ils sont nombreux à pouvoir me parler. (Tolkien [1954] 2015, 82)

Non seulement Barbebois et ses congénères se soucient des arbres et les protègent, mais ils le font depuis si longtemps qu’ils en viennent à en adopter certaines caractéristiques. De la même manière, les arbres, influencés par leurs bergers, s’animent en quelque sorte dans une forme de réciprocité. On assiste ici à une symbiose de l’ordre de ce que Tassin suggère:

L’arbre fusionne avec son environnement. Il croît dans et avec ce dernier, de sorte que l’un et l’autre non seulement poussent et se poussent ensemble, mais se prolonge l’un l’autre. Il demeure difficile de les dissocier. […] Les arbres ont si puissamment empoigné le monde qu’ils n’en sont plus séparables. (Tassin 2020, 43, l’auteur souligne)

La relation de symbiose devient parfois si étroite que les arbres fusionnent réellement avec leur environnement, tirant partie de ce qui les entourent. Il peut s’agir d’autres végétaux auxquels ils mêlent leurs racines, de mycéliums qui augmentent considérablement leur apport en nutriments provenant du sol, ou encore simplement des minéraux sur lesquels ils peuvent prendre appui. La technique d’enveloppement évoquée par Francis Hallé l’illustre parfaitement:

Dès l’instant où le contact s’établit entre le tronc et la poutre métallique, la croissance se trouve localement stimulée au point de contact, et, en quelques années, la poutre est englobée sur une longueur nettement supérieure au diamètre du tronc. Sur le plan mécanique, l’enveloppement est une excellente solution. En effet, tant que la poutre n’est pas englobée, le vent risque de causer une cassure du tronc au niveau du contact; après l’enveloppement, la vaste surface de contact permet à l’arbre de bénéficier de la rigidité de la poutre. (Hallé 2014, 64)

Par ce procédé, non seulement l’arbre peut éviter blessures et cassures, mais il va également trouver à se renforcer en incorporant le corps étranger. Ainsi, les arbres et les Ents forment une communauté de vivants en harmonie les uns avec les autres, mais aussi avec le reste de la forêt dans une position d’ouverture vers l’extérieur.

  

Une activité frénétique

Le tableau d’Isengard est d’un tout autre ton. Entourée d’une «grande muraille de pierre en forme d’anneau» (Tolkien [1954] 2015, 186) et adossée au flanc des Montagnes de Brumes, la place forte occupée par Saruman et ses sbires apparaît enfermée sur elle-même. Il n’y a qu’une seule entrée, «une grande arche qui [s’ouvre] dans la partie sud de la muraille. Là, à travers la pierre noire, un long tunnel [a] été creusé, fermé à chaque extrémité par d’imposantes portes de fer» (187). Le lieu lui-même s’organise autour du centre, «une tour de forme fabuleuse» (187) nommée Orthanc dont la description s’accorde avec le personnage qui l’occupe:

[Q]uatre imposants piliers de pierre aux multiples facettes étaient soudés en un seul ; mais non loin du sommet, ils s’écartaient pour former des cornes fourchues, aux pointes acérées comme des fers de lance, aux bords tranchants comme des couteaux. Entre elles se trouvait un espace étroit, et là, sur un plancher de pierre polie marqué d’étranges symboles, on pouvait se tenir à cinq cents pieds au-dessus de la plaine. (187-188)

La puissance centripète d’Isengard se retrouve aussi chez Saruman, chef suprême en son domaine, qui s’est détourné peu à peu du monde qui l’entoure. Autrefois en bons termes avec Barbebois, le visitant souvent dans sa forêt et l’écoutant avidement, il cesse progressivement de lui rendre visite. Le vieil Ent décrit ce changement:

Il fut un temps où il se promenait souvent dans mes bois. Il était poli alors, demandant toujours ma permission (du moins quand il me rencontrait) ; et toujours avide d’écouter. Je lui dis bien des choses qu’il n’aurait jamais découvertes par lui-même ; mais il ne me rendit jamais la pareille. Je n’ai pas souvenir qu’il m’ait jamais confié quoi que ce soit. Et il devenait toujours plus fermé: son visage, comme je me le rappelle – il y a maintes et maintes journées que je ne l’ai vu – devint comme un mur de pierre troué de fenêtres: des fenêtres à volets, fermés de l’intérieur. (88)

Absorbé dans ses propres ambitions, Saruman fait d’Isengard un lieu d’activité incessante. On y trouve une multitude d’humains, orques et autres uruk-hais. Comme dans une fourmilière, «il y [a] de nombreuses maisons, salles, galeries et passages, creusés et sculptés dans la paroi intérieure de la muraille» (187) pouvant ainsi accueillir «des milliers de serviteurs […] ouvriers, esclaves et guerriers pourvus d’amples provisions d’armes» (187). Tous s’affairent autour des «rouages de fer [qui] tourn[ent] en permanence» dans les profondeurs de la plaine. Et puisque leur temps est compté, ceux-ci ne s’arrêtent jamais: des bruits de marteaux se font entendre et des jets de vapeurs s’échappent même la nuit des conduits, faisant ressembler l’Anneau d’Isengard à «un cimetière sans repos ni quiétude» (187). Cette activité incessante n’échappe pas à Barbebois qui remarque qu’«un panache de fumée s’élève toujours au-dessus d’Isengard, de nos jours» (88). Une telle frénésie n’est pas sans rappeler celle qui accompagne le progrès dans notre monde. Et Tolkien, même s’il parle d’un monde imaginaire dans un passé lointain, teinte ses écrits de sa propre expérience. Marqué par les deux Guerres Mondiales – il participe à la Première et voit ses fils enrôlés pour la Seconde – il en conçoit un dédain profond pour la course à la technologie militaire et ne cache pas sa préférence pour l’Évasion que procurent les contes de fées:

[J]e ne crois pas que le lecteur ni l’auteur de conte de fées doivent même avoir honte de l’«évasion» que procure l’élément ancien – de préférer non pas les dragons mais les chevaux, châteaux, voiliers, arcs et flèches ; non seulement les elfes mais les chevaliers, rois et prêtres: il est après tout possible, pour un homme raisonnable, […] d’arriver à la condamnation (du moins implicite dans le simple silence de la littérature d’«évasion») d’éléments de progrès comme les usines, ou bien les mitrailleuses et les bombes qui semblent en être les produits les plus naturels et les plus inévitables, sans doute les plus «inexorables». (Tolkien [1939] 2013, 266)

Saruman apparait dès lors comme un personnage «moderne» dans ce conflit. Barbebois dit de lui que «sa pensée est faite de métal et de rouages» (TT, 88) et pour Tom Shippey, il s’agit même du «personnage le plus contemporain» (Shippey [2000] 2016, 140) en Terre du Milieu. Ne se souciant plus «des choses qui poussent, sauf dans la mesure où elles peuvent lui servir dans l’immédiat» (Tolkien [1954] 2015, 88), il a dénaturé Isengard, qui «avait longtemps été belle» (188) et l’a «lentement pliée à ses desseins changeants – et améliorée, comme il le pensait dans son égarement» (188). C’est ainsi que la plaine qui entoure Orthanc est «excavée et forée» (187). Sans aucun scrupule vis-à-vis du rythme de la nature et de l’impact d’une exploitation à outrance, Saruman puise toutes les ressources que son domaine peut lui offrir, creusant de plus en plus profond:

Des puits s’enfonçaient profondément dans le sol ; leurs orifices étaient surmontés de petits monticules et de dômes de pierre. […] Car la terre tremblait. Les puits descendaient en un réseau de tunnels et d’escaliers en colimaçon vers de profonde cavernes ; Saruman avait là des trésoreries, des entrepôts, des armureries, des forges et d’immenses fourneaux. (187)

Pour alimenter toute cette machinerie, les arbres qui parsemaient autrefois la plaine ont été abattus. Pris en considération, protégés par les Ents à Fangorn, ces derniers ne sont appréciés à Isengard que pour leur matérialité pure: une ressource ligneuse utilisée pour construire et une source d’énergie pour alimenter les fournaises bâties dans les entrailles de la terre. Et puisque Saruman ne se préoccupe pas de réguler la consommation de cette ressource, les stocks s’épuisent très vite et il faut trouver un nouveau point d’approvisionnement. Fangorn, avec qui Isengard entretenait autrefois des relations de voisinage respectueuses, devient dès lors un terrain d’exploitation forestière. Les orques s’aventurent avec plus de hardiesse dans les profondeurs de la forêt. Et à mesure qu’ils progressent, les arbres sont abattus, «tronçonnés et emportés pour alimenter les feux d’Orthanc» (88). Mais ils ne s’arrêtent pas seulement à l’exploitation utilitaire de la ressource au grand désarroi de Barbebois: «[Saruman] et ses ignobles bandits font des ravages, maintenant. Ils abattent des arbres près des frontières – de bons arbres. Parfois ils les coupent et ils les laissent pourrir sur place – simple méchanceté d’orque» (88). Bregalad, l’un des Ents que rencontrent les Hobbits, en témoigne: «Puis les Orques vinrent avec des haches et coupèrent mes arbres. J’accourus, je les appelai par leurs noms au long, mais ils n’ont pas frémi, ni entendu ni répondu ; ils étaient étendus, morts» (100). Le comportement dévastateur de Saruman touche aussi Barbebois qui finit par sortir de sa torpeur:

Maudit soit-il, racine et branche ! Bon nombre de ces arbres étaient mes amis, des êtres que je connaissais depuis la noix ou le gland ; et nombre d’entre eux avaient leur voix propre, perdue à jamais, maintenant. Et il n’y a plus que des souches et des ronces là où se trouvaient naguère des bosquets chantants. J’ai été oisif. J’ai laissé les choses empirer. Il faut que ça cesse ! (89)

S’ensuit la convocation du Cercle des Ents qui constitue un véritable renversement des temporalités.

  

Un renversement soudain

La réunion reste longue, car les Ents ne sont pas des créatures «hâtives», et Barbebois, soucieux de ses invités, leur indique que pour lui et ses congénères, «décider est moins long que de passer en revue tous les faits et les événements qu’il s’agit de considérer» (99). Ce n’est qu’au troisième jour du Cercle que le renversement se produit. Précédé d’un profond silence, comme si toute «la forêt se dressait dans une attente muette» (101), un vacarme assourdissant retentit:

Au milieu d’un fracas vint alors un cri: ra-houm-rah! Les arbres frémirent et se courbèrent, comme frappés par une bourrasque. Il y eut encore un silence, puis un air de marche s’ouvrit, tel un solennel battement de tambours ; et au-dessus des roulements et des tonnerres jaillirent des voix qui chantaient haut et fort.

Nous voici, nous voilà, tambours et patatras: ta-runda runda runda rah! (101)

D’un seul coup, toute la forêt, qui jusque-là semblait pétrifiée, se met en mouvement. La décision des Ents – «plus rapidement que je ne l’aurais cru» (103), admet Barbebois – réveille les Ents et les arbres. Ayant vaincu l’inertie propre à leurs espèces, ceux-ci marchent de concert vers Isengard. Une marche qui n’est pas anodine puisque Barbebois, après que le moment euphorique de la mise en mouvement est passé, admet qu’ils s’avancent vers le danger:

Bien entendu, il est tout à fait probable, mes amis, dit-il lentement, tout à fait probable que nous courons vers notre perte: la dernière marche des Ents. Mais si nous restons chez nous à ne rien faire, notre perte viendrait tôt ou tard, de toute façon. Cette pensée a longuement mûri dans nos cœurs; c’est pourquoi nous marchons aujourd’hui. Ce n’était pas une décision hâtive. (104)

En toute connaissance de cause, les Ents mettent en péril leur immortalité pour combattre la menace d’Isengard. Par là même, ils contredisent ce que Barbebois suggérait précédemment à propos de la tempête et décident d’agir plutôt que ne rien faire. De surcroît, ils le font pour «aider les autres peuples avant de disparaître» (104), ces autres peuples dont ils se souciaient peu car eux-mêmes ne se souciaient pas des arbres.

Le renversement touche également Isengard, cible des Ents. Saruman, ignorant le danger qui le guette, envoie la quasi-totalité de ses forces pour assiéger la Ferté-au-Cor. Les Ents en profitent car «[Saruman] n’avait rien prévu pour eux, et du moment où ils se sont mis à l’œuvre, il était déjà trop tard» (202). Prenant l’ennemi de vitesse, ils brisent les portes de la place forte et déchaînent une rage trop longtemps contenue. La machinerie implacable de Saruman est balayée par une nature en mouvement devenue elle-même implacable – Merry dira plus tard à Aragorn, Gimli et Legolas qu’il ne pense pas «qu’il se soit échappé bien des Orques de quelque taille ou espèce» (202). Ayant détourné les eaux de l’Isen pour les amasser dans des bassins,

les Ents ont rompu les digues; alors, toutes les eaux rassemblées se déversèrent par une brèche dans la muraille nord de l’enceinte d’Isengard [qui] fut alors envahi d’eaux noires qui entraient partout. […] Des volutes de fumée s’élevaient. Des explosions retentissaient, des feux jaillissaient par bouffées. Un grand tourbillon de vapeur vint s’enrouler tout autour d’Orthanc […] Et l’eau continua d’affluer, jusqu’à ce qu’enfin, Isengard fût comme un énorme poêlon, tout fumant et bouillonnant. (207)

Tous les changements apportés en peu de temps par Saruman sont ainsi balayés encore plus vite par la révolte de la nature.

On pourrait être tenté de voir dans ce conflit une allégorie des préoccupations écologiques de notre temps, Tolkien étant lui-même très sensible aux arbres qui l’entouraient, mais le professeur d’Oxford préfère à la place utiliser la notion d’applicabilité9Il indique lui-même dans son «Avant-propos à la deuxième édition» du Seigneur des Anneaux qu’il «déteste cordialement l’allégorie dans toutes ses manifestations [et qu’il] préfère de beaucoup l’histoire, vraie ou feinte, et son applicabilité variable suivant la pensée et l’expérience des lecteurs» (Tolkien [1954] 2014, 12). (Tolkien [1954] 2014, 12). La distinction réside, d’après lui, dans une intentionnalité quasi tyrannique de l’auteur – qui voudrait donc forcer une interprétation – pour l’allégorie, et la liberté d’interprétation du lecteur – qui pourrait choisir ou non de suivre cette direction – pour l’applicabilité. Chercher une signification extérieure à l’histoire proposée provoquerait la rupture de l’enchantement et donc l’effondrement du monde imaginaire. Ainsi, pour Tolkien, Isengard ne représente aucune civilisation guerrière en particulier et Fangorn ne symbolise pas la lutte des écologistes pour protéger les forêts et la planète plus généralement. Néanmoins, on peut effectivement s’interroger sur la trajectoire suivie par une humanité qui, à l’image de Saruman, s’est détournée peu à peu de la nature jusqu’à la considérer comme une simple ressource. Dans une course effrénée vers l’avant – du moins le pense-t-on – nous oublions de prendre le temps, de laisser le temps à la nature. À la place, nous lui imposons un rythme insoutenable. Et comme les Ents de Fangorn longtemps léthargiques, la nature finit par se révolter. Si la mise en mouvement est lente – comparativement à notre histoire sur Terre – la réaction est violente: incendies, inondations, tempêtes, sécheresses, mais aussi épidémies.

La réflexion que nous avons proposée ici s’appuie sur l’effet de Recouvrement, une notion que Tolkien attribue au conte de fées mais dont l’applicabilité dépasse largement ce cadre. Il s’agit d’un effet qui permet, grâce à l’expérience de l’altérité, de jeter un regard nouveau sur le monde qui nous entoure. En effet, pour Tolkien,

Il nous faut en tout cas laver nos carreaux, de telle sorte que les choses vues clairement puissent être débarrassées de la terne pellicule de la banalité et de la familiarité – de la possessivité […] Cette banalité est réellement la rançon de «l’appropriation»: les choses qui sont banales, ou familières (dans le mauvais sens du terme), sont les choses que nous nous sommes appropriées, légalement ou mentalement. Nous disons les connaître. Elles sont devenues semblables aux choses qui nous ont un jour attirés par leur éclat, leur couleur ou leur forme: nous avons mis la main dessus, puis les avons enfermées dans notre trésor, nous les avons acquises et, ce faisant, nous avons cessé de les regarder. (Tolkien [1939] 2013, 259‑60)

Dans le cas qui nous intéresse, il s’agirait sans doute de ralentir pour se reconnecter avec le rythme du monde qui nous entoure. Une synchronisation dont parle aussi Jacques Tassin:

Pour retrouver ce juste temps que nous avons égaré, il convient de regarder l’arbre pousser, de retrouver chaque matin la même branche ou le même rameau, d’observer l’éclosion des bourgeons, l’évolution des feuilles et des fleurs et, de la sorte, d’accorder notre remous intérieur au battement de son métronome. (Tassin 2020, 36)

Il faudrait donc opérer un décentrement pour observer avec le monde plutôt que de s’en extraire et tenter de le dominer. Ici encore, Tolkien nous offre une clé: «l’humilité suffit» (Tolkien [1939] 2013, 260). En mettant notre propre temporalité en perspective avec celle de notre environnement, nous nous apercevons que l’histoire de l’humanité n’est qu’un battement de cœur dans l’histoire du monde. En déplaçant notre point de vue pour considérer l’au-delà de l’humain, nous parviendrons peut-être à nous resynchroniser avec notre environnement et éviter de connaître le même sort qu’Isengard, balayé par la colère des Ents.

  

Bibliographie

  • Day, David. 2013. Tolkien: l’encyclopédie illustrée. Paris: Hachette pratique.
  • Drapeau, Pierre. 2023. «Les forêts âgées, une clé pour la biodiversité des paysages boréaux». Montréal. Université du Québec à Montréal. En ligne. https://oic.uqam.ca/mediatheque/les-forets-agees-une-cle-pour-la-biodiversite-des-paysages-boreaux
  • Goldring, Winifred. 1927. «The oldest known petrified forest», Sci. Mthly, no 24, p. 514-529.
  • Hallé, Francis. 2014. Plaidoyer pour l’arbre. Arles: Actes Sud.
  • Jourde, Pierre. 1991. Géographies imaginaires de quelques inventeurs de monde au XXe siècle. Gracq, Borges, Michaux, Tolkien. Rien de commun. Paris: José Corti.
  • Larrère, Catherine, et Raphaël Larrère. 2022. Du bon usage de la nature: pour une philosophie de l’environnement. Champs. Paris: Flammarion.
  • Serres, Michel. 1983. Détachement: apologue. Paris: Flammarion.
  • Shippey, Thomas Alan. (2000) 2016. J. R. R. Tolkien: auteur du siècle. Traduit par Aurélie Brémont. Collection Essais. Paris: Bragelonne.
  • Tassin, Jacques. 2020. Penser comme un arbre. Odile Jacob poches 479. Paris: Odile Jacob.
  • Tolkien, John Ronald Reuel. (1939) 2013. «Du conte de fée». In Les monstres et les critiques et autres essais, traduit par Christine Laferrière. Agora 7132. Paris: Pocket.
  • ———. (1981) 2013. Lettres. Traduit par Delphine Martin. Pocket 13105. Paris: Pocket.
  • ———. (1954) 2014. La fraternité de l’anneau. Traduit par Daniel Lauzon. Le Seigneur des Anneaux, tome 1. Paris: Christian Bourgois éditeur.
  • ———. (1954) 2015. Les deux tours. Traduit par Daniel Lauzon. Le Seigneur des Anneaux, tome 2. Paris: Christian Bourgois éditeur.
  • 1
    Pierre Drapeau, dans sa conférence «Les forêts âgées, une clé pour la biodiversité des paysages boréaux», indique qu’il resterait seulement vingt pour cent des forêts âgées primaires – non exploitées par l’homme (Drapeau 2023).
  • 2
    Le nom Gerontius provient de la racine grecque geron qui signifie “vieillard”, “old man” en anglais.
  • 3
    Barbebois fait ici référence aux vaisseaux des Eldars, les Elfes qui étaient restés auprès des Valar durant les premiers Âges du monde.
  • 4
    L’engendrement des Uruk-hai se produit après la découverte de l’Anneau par Bilbo, soit moins de quatre-vingts ans avant la GA.
  • 5
    Les Humains sont ainsi nommés car ils s’éveillent après les Elfes, les Premiers Nés des Enfants d’Ilúvatar.
  • 6
    Dans son Plaidoyer pour l’arbre, Francis Hallé souligne la tendance à la «réitération/répétition» dans la croissance de l’arbre, le rendant ainsi comparable à «une véritable colonie, au sens que l’on donne à ce terme pour les coraux».
  • 7
    David Day précise que «leur progéniture se multipliait plus rapidement que celle de tous les autres êtres d’Arda dans les fosses où ils se reproduisaient» (Day 2013, 222).[/mfn ] (Day 2013, 222), permettant de maintenir l’approvisionnement de nouveaux soldats pour le conflit en cours et ceux à venir. Ainsi, ce sont plus de dix mille troupes qui résident en Isengard au moment de la GA. Il faut ajouter à cela les quelques milliers d’esclaves qui, eux aussi, ont une espérance de vie faible, mourant prématurément de leur condition: épuisement, hygiène, brutalité de leurs maîtres.

    Nous pouvons ici faire un parallèle avec notre Terre, où la plus ancienne forêt connue daterait de plusieurs centaines de millions d’années (Goldring 1927) alors que l’apparition de l’homo sapiens date d’environ trois cent mille ans. De la même manière, l’espérance de vie des arbres est considérablement supérieure à celle des Hommes7L’arbre vivant le plus vieux du monde, un cyprès de Patagonie nommé Gran abuelo, aurait atteint à ce jour un âge estimé à plus de cinq mille quatre cents ans.
  • 8
    On estime que l’Homme a commencé à avoir un impact sur les forêts à partir du Néolithique, en se sédentarisant.
  • 9
    Il indique lui-même dans son «Avant-propos à la deuxième édition» du Seigneur des Anneaux qu’il «déteste cordialement l’allégorie dans toutes ses manifestations [et qu’il] préfère de beaucoup l’histoire, vraie ou feinte, et son applicabilité variable suivant la pensée et l’expérience des lecteurs» (Tolkien [1954] 2014, 12).
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