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L’expérience de la cabane en forêt dans «Un lac le matin» de Louis Hamelin: Thoreau réanimé

Jeanne Soubry
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)

Faire des cabanes : imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé.

Marielle Macé 

Étant friande de littérature contemporaine, par un après-midi lumineux d’octobre, je me suis arrêtée à la librairie du Square en vue de trouver une œuvre qui saurait être l’étincelle à mes réflexions forestières. Parmi les nouveautés, Éric me conseille entre autres le roman Un lac le matin de Louis Hamelin, publié en 2023 aux éditions Boréal. L’auteur revisite l’univers de l’époque «waldenienne» de Henry David Thoreau, plongeant son lectorat dans la forêt de Concord, au Massachusetts.

La présente analyse portera sur l’expérience de l’habiter de la cabane en forêt, en prenant comme objet d’étude Un lac le matin de Louis Hamelin. À travers le personnage de Thoreau, nous observerons comment la forêt du XIXe siècle est présentée, vécue et traversée, en ayant comme point de repère la cabane édifiée près du lac Walden. Il s’agira de montrer comment le personnage est en interaction avec la nature, plutôt qu’en posture de contemplation. Par une approche géopoétique définie en premier lieu, suivie d’une brève présentation du roman de Hamelin et Walden de Thoreau, nous analyserons la figure de la cabane et ses caractéristiques particulières, pour ensuite se promener plus librement dans le sentier du texte, en appuyant notre réflexion sur deux chapitres, «La cabane» et «Deux amis». L’observation de l’élément textuel fondateur qui traverse le roman, soit le fil conducteur du matin, servira de conclusion à l’analyse. Il s’agira donc de mettre en lumière, tel un pied-de-vent, comment la narration inspire un souffle qui anime et fait vibrer la forêt de Concord, mais aussi le personnage historique de Thoreau. Comment les rencontres – autant végétales, animales que sociales – construisent-elles une voix vivante et sensible à son environnement naturel?

  

L’approche géopoétique

«Se situant d’emblée au confluent des sciences, des arts et de la philosophie» (Bouvet, 2010), la géopoétique propose de considérer le monde autrement, de se décentrer pour penser et écrire selon un nouveau point de vue. S’appuyant sur l’idée de mouvement, elle offre un champ de recherche et «de création transdisciplinaire», «l’idée de mobilité» (Bouvet, 2014) étant fondatrice de la pensée géopoétique. Ainsi, diverses disciplines comme la photographie, l’écriture, les sciences pures et la géographie se rencontrent sous différentes formes de création comme l’essai, la poésie et l’aquarelle. La géopoétique réunit des individus qui s’interrogent «sur leur rapport au monde, sur le sens des textes, des œuvres ou de la vie.» (Bouvet, 2014) Tel un regard de caméléon allant dans toutes les directions, elle invite à réfléchir, en partant de nos cinq sens, à être ouvert et sensible au monde, pour entrer en lui et se laisser imprégner par les effets qu’il produit en nous. La géopoétique réduit la distance entre soi et le monde et vise à créer une relation plus intime aux éléments qui nous entourent, autant le vivant que le non-vivant et nombreux sont les romans dont la narration et l’univers développés permettent une telle analyse. Celui de Hamelin propose une belle plongée dans le cœur de la forêt nord-américaine, mais également dans le roman de Henry David Thoreau. Marche en forêt, quotidien autour de la cabane et du lac Walden, réflexions tissées à l’envol des oiseaux : les deux univers romanesques se concentrent dans la nature et le regard des narrateurs posés sur celle-ci permettent une telle étude. Thoreau est un érudit, un grand lecteur et ses intérêts multiples – science, politique, économie, philosophie et naturalisme – se croisent tout au long du roman. Ce croisement de passions fait directement écho à la géopoétique: le fondateur de celle-ci, Kenneth White, considérait Thoreau comme le précurseur de cette pensée et a même consacré un ouvrage à son sujet en 2019.

Dans Un lac le matin, un narrateur homodiégétique décide de quitter Montréal et son accablante canicule, moment qui va lui permettre d’écrire un scénario de film. À travers sa lecture de l’ouvrage de Thoreau, Les forêts du Maine, nous entrons dans l’univers de ce dernier. C’est grâce à un narrateur omniscient que nous basculons ainsi dans le monde de Thoreau, au Massachusetts et finalement, autour du lac Walden. Le premier narrateur revient de temps en temps, et surtout à la fin, mais afin de ne pas perdre de vue le sujet de l’analyse, nous nous concentrerons sur ce qui est en lien avec la cabane et Thoreau, sur lesquels nous nous arrêterons quelques instants.

  

Thoreau et Walden

Écrivain, philosophe, naturaliste, joueur de flûte et planteur de bines, David Henry Thoreau est né en 1817 à Concord, où il passera toute sa vie. Avec son mentor Ralph Waldo Emerson, ils fondent les principes du transcendantalisme, courant de pensée qui s’oppose au conservatisme puritain. Thoreau est une figure intellectuelle américaine majeure. On le considère comme le père du nature writing, grâce à son ouvrage Walden «où se mêlent sensibilité poétique, savoir scientifique et militantisme en faveur de la protection de l’environnement.» (Granger, s.d.) Emerson, ayant un lopin de terre à disposition, propose à son ami de s’y installer, s’il le désire. Ce dernier répond positivement à sa proposition, se construit une cabane et commence à l’habiter dès le 4 juillet 1845. Il habite les lieux pendant deux ans, deux mois et deux jours. À un mile seulement de Concord, suffisamment éloigné pour être entouré de nature, mais pas assez pour être considéré comme une figure érémitique, il est libre de ses occupations dans la forêt. À la suite de son séjour et de sept réécritures du texte (Granger, s.d.), Walden. Or Life in the Woods est publié en 1854. Sa prose est méditative et l’œuvre transcende les genres littéraires, dans la mesure où réflexions philosophiques et économiques se tissent ensemble. Les descriptions sont minutieuses et les espèces végétales et animales soigneusement nommées : geais bleus, lièvres, engoulevents, renards, silure-chats, hirondelles, chordeilles, sumacs (Rhus glabra), chênes, hêtres, etc. Ceci relève d’une attention particulière à son environnement et d’une profonde connaissance de la nature. Ainsi, gravitant entre savoirs scientifiques et pensées philosophiques, Walden est une œuvre bien ancrée dans son époque.

Il est important de noter que dans cette œuvre, Thoreau occupe une posture de contemplation. Certes, il marche, longe la rive du lac Walden, il circule dans la forêt, mais la nature est fortement intellectualisée. La forêt et ses arbres lui inspirent des méditations à propos de la vie et l’amènent à philosopher. Chaque phrase est en symbiose avec les autres phrases, tel un atome d’oxygène qui se complète aux deux atomes d’hydrogène pour créer l’élément de l’eau.  «Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant» (Thoreau, 2017: 136) : voilà qui illustre de manière concise le tissage de sa pensée philosophique à la nature qui l’accompagne quotidiennement. Dans un autre passage, les ruisseaux qui coulent et se ramifient à l’image de nos vaisseaux sanguins : «When the sun withdraws the sand ceases to flow, but in the morning the streams will start once more and branch and branch again into a myriad of others. You here see perchance how blood vessels are formed.» (Thoreau, 2004) Cette citation évoque la proximité entre le corps humain et la nature. Lorsque l’humain est en contact direct avec la forêt, les ressemblances émergent et la distance établie en ville se réduit drastiquement. Une des façons de se rapprocher intimement de la nature et de partager des moments particuliers avec elle est d’habiter dans une cabane en forêt.

  

La cabane et ses caractéristiques

Qu’elle soit faite d’oreillers et de couvertures, de branches et de feuilles, de planches ou en bois rond, la cabane est «un refuge solitaire, précaire, et n’obéissant à aucune règle de construction ni d’établissement». (Tiberghien, 2005) On construit là où l’on souhaite qu’elle soit, avec les matériaux trouvés à même le site de son édification. «[P]etite habitation sommaire», sa «construction rudimentaire ser[t] d’habitation, d’abri ou de resserre.» (CNRTL, s.p.) Elle est souvent associée à l’enfant qui joue à se construire une cabane. L’enfant crée un espace qui devient intime, «qui devient alors un lieu.» (Loubes: 96) Le pédiatre Donald Winnicott nomme cet espace «une troisième aire», se distinguant de l’espace social et familial. «L’édification d’une cabane est la première manifestation de cette volonté d’habiter, manifestation de l’être», (96) écrit l’anthropologue Jean-Paul Loubes, l’enfant se projetant ainsi dans le monde (96).

De manière générale, la cabane est à la merci des éléments naturels, puisqu’elle est plus souvent qu’autrement érigée dans un milieu naturel et, conséquemment, «la nature devient d’une certaine façon la cabane». (Tiberghien: 34) Ainsi se brouille la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Le seuil n’a pas autant d’importance que pour une maison : celui qui habite la cabane doit s’adapter au rythme de la nature. Gilles Tiberghien écrit qu’elle «nous tient en éveil […] en prise avec ce qui nous entoure.» (Tiberghien: 38) Suivre le rythme du soleil est peut-être un des premiers éléments importants lorsqu’on habite en forêt. La tranche de lumière change avec le temps. Il faut aussi planter au bon moment, couper du bois, en créer une bonne réserve. Il faut trouver à manger, donc cueillir, chasser, pêcher, allumer un feu, cuisiner. Utiliser toutes ses connaissances à bon escient, se créer des repères pour ne pas se perdre dans la forêt. Autant d’actions qu’exige la nature lorsque nous sommes en elle.

En définitive, la cabane abolit la limite entre «le clos et l’ouvert, le dehors et le dedans» (Tiberghien: 124) entre soi et le monde, entre les différents êtres vivants. Elle réunit, plutôt qu’elle ne divise. Véritable «prolongation de la géographie» (Loubes: 92), la cabane est le témoignage d’une création humaine autant que «l’abandon de ce monde de places et l’invention d’autres façons d’habiter et de se relier» (Macé: 35). Bidonville ou ZAD, elle réunit dans son socle «la créativité, l’expression du constructeur, et les éléments de la géographie (végétation, climats)». (Loubes: 92) L’édification de la cabane permet l’inventivité, elle invite à «jardiner les possibles» (Macé, 2019: 35) et à prendre place dans le vivant. Pour le littéraire, ce lieu devient un espace privilégié d’écriture ou de lecture. Nombreuses sont les résidences d’artistes qui réunissent des conditions idéales pour la créativité: hors du milieu urbain, parfois isolées dans la nature, leurs allures et caractéristiques ressemblent à celles de la cabane,. Espace privilégié de création, la cabane permet «l’élargissement radical des formes de vie à considérer» (Macé, 2019: 77) dans notre manière d’habiter et d’être au monde.

Alors que la posture de Thoreau dans Walden est contemplative face à la nature, celle du protagoniste d’Un lac le matin apparaît sous l’angle de l’interaction. À l’image de la forêt où la vie pullule, la cabane de l’écrivain regorge de vitalité. Construite dans la forêt, à partir d’arbres abattus et de matériaux trouvés, Thoreau y découvre la vie active des bois. Afin de démontrer comment la figure de cabane se déplie dans le roman de Hamelin, nous appuierons notre propos sur deux chapitres où les liens établis entre le protagoniste, la cabane et la forêt sont particulièrement éloquents.

  

«La cabane»

Situé au début du livre, ce chapitre est celui qui décrit l’édification de la cabane de Thoreau. Nous suivons le protagoniste qui parcourt la forêt, où il va à la rencontre de son bon ami Amos Bronson Alcott. Ce dernier vit avec sa famille «à flanc de colline sur la route de Boston.» (Hamelin: 21) Henry lui emprunte sa hache, dont «sa cognée [va bientôt résonner] contre les troncs des pins, [dans] l’air frisquet du matin» (23). Henry revient ensuite autour du lac Walden. Il «franchit le pont sur Mill Brook, simple ruisseau qui drain[e] les collines environnantes» (22) et qui se déverse dans la Concord. Nous le suivons dans «les bois encore enneigés» (22), traversant un terrain plus dégagé, «mélange de forêt défrichée, de prairie inondable et de bois feuillus clairsemés, aux branches encore nues.» (22) Thoreau est un bon marcheur et il semble bien connaître les environs, assez pour se diriger aisément à travers la pinède qui borde les rives du Walden, «au pied de la masse boisée de Fairhaven Hill» (22). L’homme choisit son site «au milieu d’une repousse de sumacs, de caryers et jeunes pins blancs», dont «le terrain descen[d] en pente douce vers le lac.» (22) Sous le soleil du mois de mars, Thoreau abat les premiers arbres, ce qui provoque en lui une émotion, «un certain émoi.» (23) Maniant la hache, Thoreau taille des pins, «éprouv[ant] la résistance de leur fibre» et dans les airs s’élève «[l]a puissante fragrance de la résine» (23). Ce dernier se rapproche de la nature, où «[s]ueur et sève se mêl[ent] intimement.» (23) L’action de couper le bois, mêlée au sentiment de la «décharge électrique» (23) dans ses poignets et avant-bras, amplifiée par la résonance de la cognée dans les bois illustre l’interaction entre le protagoniste et la nature. Si l’on compare le rapport à la nature de Thoreau dans Walden au personnage d’Un lac le matin, il passe d’une posture contemplative à interactive. De l’admiration de la nature où de multiples réflexions émergent en position de méditation, la narration met en scène un Thoreau actif en forêt et à la fois attentif au moindre bruissement de feuilles.

C’est avec beaucoup de vivacité que le protagoniste s’aventure partout dans la forêt, «hors du réseau de pistes où il se déplac[e] comme un cervidé dans son ravage » pour « récolter du bois.» (Hamelin: 125) On le trouve aussi dans son jardin, «[a]ccroupi sur la terre jaune et rocailleuse» à rabrier de terre «les tiges [des haricots] déchaussées par la pluie le long du rang» (35). Posant son regard sur les danses aériennes des engoulevents ou sur une bataille entre fourmis rouges et noires qui lui rappellent les Myrmidons contre les Troyens (37), jusqu’à l’écoute des stridulations des bruants chanteurs, moucherolles phébis et carouges: rien ne semble lui échapper. Thoreau mange son dîner assis sur un «tapis d’aiguilles roussies» (24), lisant le journal qui enveloppait son casse-croûte. Il pense au voisinage de Concord qui préfère les «planches acheminées par bateau des chantiers du Maine» (23) plutôt que d’avoir «le visage en sueur» (26) après avoir bûché. Abattre, équarrir, dresser, labourer, biner, chasser, pêcher, arpenter, écrire, jouer de la flûte, marcher, lire : autant d’actions posées près du lac Walden ou sur ses eaux. La vie en forêt invite Thoreau à révéler une nouvelle facette plus sauvage de sa personnalité, notamment lorsqu’il tue une marmotte à coup de bâton, car cette dernière détruit ses plants de haricots. La cabane est un lieu de (re)découverte de soi et du monde.

Le narrateur décrit en premier lieu le chemin qui bifurque, menant à sa cabane qui se dresse «un peu plus haut, sur un terrain dégagé au bord de la pinède» (Hamelin: 19), ainsi que les objets que transporte Thoreau, qui seront disposés dans la cabane :

Sur une charrette à foin tirée par un cheval brinquebalent un petit bureau vert en pin, un encrier, une table à trois pattes, trois chaises, un lit en rotin, un miroir de poche, une cuvette, une louche, une poêle à frire, une casserole, une bouilloire, une tasse, trois assiettes, deux couteaux, deux fourchettes, une cuillère, un pot d’huile et un pot de mélasse, plus quelques livres choisis. (19)

Abordant d’abord l’extérieur de la cabane et ses éléments naturels environnants, puis les meubles et objets qui occupent l’espace de logis, le lecteur est ainsi invité à «entrer» dans la cabane, à imaginer en de menus détails son environnement, ses allures et ce qu’elle contient matériellement. L’intérieur de celle-ci est décrit tout comme ses dimensions, «un peu moins de cinq mètres de long sur trois de large et deux et demi de haut.» (29) À ce moment de l’histoire, les murs ne sont «pas encore calfeutrés, laissant passer la brise fraîche de l’été.» Le plancher terminé, «le cellier fermé par une trappe» (29), il ne manque plus qu’une cheminée pour affronter l’hiver.

Thoreau développe une routine assez rapidement, qui est très liée à la nature, plus spécifiquement avec la forêt et le lac. «[L]evé aux aurores, il entr[e] dans l’eau comme s’il travers[e] un miroir» : il nage, fait sa toilette, allume un feu, fait cuire une bannique ou mange «son gruau agrémenté d’une poignée de framboises sauvages cueillies en remontant le sentier.» (p. 29) Un coup de balai-branche de bouleau «après y avoir répandu du sable blond en guise de poudre à balayer» (p. 29) et voici le personnage heureux, prêt à se tirer une chaise au soleil matinal pour lire quelques passages de l’Iliade. Les extraits ci-dessus présentent parfaitement le protagoniste en interaction avec la nature, développant une intimité avec son environnement. Il est à l’aise, en harmonie avec son nouvel habitat. Nous pouvons presque le voir, cheveux et barbe détrempés suite à sa baignade, qui tend la main pour attraper quelques framboises en marchant. Nous pouvons presque l’entendre nous proposer de s’asseoir quelques instants en sa compagnie. À cet égard, nombreux sont les amis de Thoreau qui viennent le visiter.

  

« Deux amis »

Ce chapitre est particulièrement intéressant, compte tenu de la rencontre et de l’interaction entre les personnages et les différents types de savoirs. Par un matin dont le soleil étire ses rayons sur son visage, Henry réfléchit les yeux fermés, il se laisse absorber par toutes les sonorités qui lui parviennent aux oreilles. Ainsi, «le sifflet de la locomotive du train de Fitchburg», «le meuglement d’une vache au loin», le moqueur roux perché sur sa ramille et «le grincement des roues d’une attelage sur la route de Lincoln» (24) jouent leur mélodie sporadiquement, emportant le penseur dans une réflexion sur le sort des nations autochtones. Ici s’entremêlent les bruits produits par l’humain et par la nature qui enclenchent une pensée particulière, dérivant entre le passé et le présent. C’est dans cette ouverture sur le monde, ce mouvement entre les sphères du vivant, que la narration se promène: l’interaction entre le protagoniste et le monde est multiple et puissante. Comme la cabane qui abolit les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, le regard de Thoreau va au-delà de ce qui est visible. Son esprit accueille tous les sons et il vagabonde entre les images qu’elles évoquent. Il n’y a pas de limite entre soi et l’environnement, car son être se prolonge dans la nature. Contrairement à la posture contemplative que l’on pourrait associer au seuil de la maison qui invite au regard méditatif, celle de l’interaction, qui demande prise d’action avec la nature, se rattache à la cabane. Alors que la maison doit protéger, servir de lieu de sécurité et d’intimité, qu’il y a une distance imposée entre les autres et notre bulle personnelle, la cabane réduit «la distance entre l’homme-habitant et le monde. Elle est par là même une figure géopoétique.» (Loubes: 93) Proche de la nature, encerclée par ses éléments, il n’est pas possible d’échapper à la température, aux souris qui s’infiltrent et au bruit que produit la danse des feuilles prises dans le vent.

Toujours les yeux fermés, Thoreau voit l’eau du lac Walden et lorsque le soleil est haut dans le ciel, le lac est «d’un bleu azuré, avec des nuances presque turquoise aux endroits où la profondeur [est] plus faible et le fond sablonneux.» (Hamelin: 43) Se laisser aller dans la rêverie est une «activité sérieuse» (42), chose à laquelle il consacre beaucoup de temps. Il est tiré de celle-ci par l’arrivée de son ami Ellery Channing et tous deux partent pêcher, «le temps d’exhumer quelques lombrics sous les glycines et le millepertuis» (44). Ils se rendent jusqu’à la rivière Sudbury, à l’ouest du lac Walden. Une fois sur ses eaux, «[l]es bosquets de céphalantes et de saules qui enserr[ent] les berges prenn[ent] vie sous les accents vibrants des carouges et des goglus.» (46) À la cabane, ils cuisent les perchaudes et crapets-soleils pêchés dans la journée sur des «pierres chaudes du feu de camp» (49). Finalement, Ellery reste chez Henry pendant deux semaines. La cabane est un espace accueillant, où celui qui se sent chez soi l’est réellement. Véritable lieu d’interactions, de rencontres sociales et de partages, elle permet l’échange entre soi et le monde. Libéré du joug de ses responsabilités, Ellery découvre une liberté d’être qu’il ne trouve pas en ville. Les deux amis partent à l’aventure ensemble dans les forêts, se lancent des noms latins, se nourrissent du paysage pour écrire des textes. Ils partagent l’expérience de la cabane en forêt, sillonnent les sentiers et rivières, le pudding aux raisins cuisiné par Henry. La cabane invite au partage et à la simplicité, qui font toute la beauté de la vie.

Un bon matin, alors que «[l]e soleil n’a pas encore dépassé la cime des pins» (Hamelin: 52), le bûcheron canadien-français Alex Therrien est de passage à la cabane. Pendant que Henry cuisine un pain aux raisins, Alex demande à Ellery s’il connaît Homère. Ellery répond: «Pas personnellement, non. Et toi, Alex, aimes-tu la pêche?» Alex répond qu’il est plutôt un chasseur et son interlocuteur de lui répondre : «La chasse, c’est la prose […]. Et la pêche… c’est la poésie.» (54) Alex ne sait pas ce qu’est la prose et il pose la question à Ellery. Alors que ce dernier le trouve plutôt idiot, mais pas «complètement analphabète» (54), Alex Therrien s’éclipse un instant et revient, tendant le bras à Ellery, montrant dans sa paume, «un petit tas de feuilles vertes fraîchement cueillies. […] Du thé des bois.» (55) Ici, les savoirs se rencontrent et les deux personnages se surprennent mutuellement. Alors que Channing prenait de haut Therrien pendant un instant, celui-ci lui montre qu’il est tout aussi intelligent que lui, que ses connaissances concernent la nature forestière, plutôt que la littérature. La cabane est un lieu de rencontre des différents types de savoirs, qu’ils soient naturels, intellectuels et littéraires.

Henry vit dans la forêt de manière solitaire, mais il est régulièrement en contact avec d’autres humains. Comme nous l’avons analysé précédemment, il n’est pas un ermite, mais pourrait-on dire, un sage en retrait de la société, qui continue d’entretenir des relations sociales. Ne serait-ce que par le passage fréquent de ses amis tel que Channing, Alex Therrien, Alcott, Emerson et sa femme Lidian, ceci démontre bien qu’il n’est pas complètement isolé des autres. Plus qu’un espace social qui se limite à l’entourage de Thoreau, le site de sa cabane accueille «les membres de la FASS (Female Anti-Slavery Society) et leurs invités.» (Hamelin: 160) pour une réunion de commémoration. Thoreau aide également un fugitif, qui a le Canada comme objectif. Il refuse de payer la poll tax (149) puisqu’elle finance «les entreprises guerrières d’un gouvernement qui tolère l’esclavage sur une partie de son territoire» (150), ainsi que la guerre américano-mexicaine, ce qui lui vaudra une nuit en prison. Cet épisode va d’ailleurs le conduire à écrire un essai intitulé Resistance to Civil Government, dont les réflexions vont inspirer plus tard Gandhi et Martin Luther King. En résumé, la cabane est un lieu accueillant, où les rencontres et sont nombreuses. L’expérience de la cabane en forêt est multiple, partagée avec différentes formes de vie et d’êtres vivants. Dans les parages du lac Walden, la vie pullule.

  

Le fil conducteur du matin

Dans le roman de Hamelin, à l’instar de Walden, le matin est un fil conducteur, à commencer par sa présence dans le titre. C’est un moment de la journée particulièrement apprécié par Thoreau. Le matin permet au corps et à la tête de se reconnecter au monde palpable. Nombreuses sont les anecdotes ainsi que les évènements marquants se produisant en matinée. Comme mentionné plus tôt, Henry a une routine matinale qui consiste à plonger dans le lac à l’aurore et ensuite allumer un feu pour lire un livre près de ses flammes. C’est à ce moment-là qu’Alex Therrien émerge des bois, accompagné de son roquet jaune. Une autre fois, c’est Channing qui dérange sa méditation au soleil. Thoreau «se tir[e] une chaise dehors après ses ablutions et ne fai[t] rien d’autre que tendre son visage aux rayons du soleil encore bas au-dessus de la rive orientale du Walden, les yeux mi-clos, à l’affût du commencement du monde qu’[est] chaque nouvelle aube.» (42) C’est un moment privilégié de réflexion et idéal pour se laisser bercer par la nature et la rêverie qu’elle provoque. Il ranime les braises, cuit son pain à la manière indienne et ses deux amis, Therrien et Channing, font connaissance. Une autre fois, «[u]n matin, par un froid vif, sous un pâle soleil» (126), alors que le paysage est enneigé, Thoreau marche vers l’ouest et il croise son compagnon forestier, Alex Therrien, occupé à couper un pin blanc. Ils passent un moment ensemble, à discuter et échanger sur leur vision de l’argent, de l’ennui et Platon. Autrement dit, la période du matin est sacrée pour Thoreau. Elle génère des occasions précieuses d’éveil spirituel et philosophique. Le matin est un élément très présent dans l’œuvre originale de Thoreau et ce motif est repris dans Un lac le matin, mais de manière plus mouvementée. Les pensées gambadent comme son corps s’active dans la lumière du soleil.

Il n’y a pas que Henry Thoreau qui profite de la matinée : le premier narrateur homodiégétique l’apprécie aussi. Ce dernier partage plusieurs points en commun avec le protagoniste. Il lit et écrit depuis un chalet dans un village éloigné des milieux urbains. Dans un jeu de mise en abyme, il se projette dans la cabane de celui qu’il lit, l’écran de son ordinateur lui offrant une vue sur la cabane de Thoreau, comme la fenêtre cadre la vue sur le lac Walden (Hamelin: 84). Ils observent ensemble le balbuzard pêcheur et sa proie dans ses serres. Dans un autre passage, le narrateur voit un émerillon, «[son] premier oiseau de proie urbain» (142), dans sa cour et sans indication textuelle, le texte se poursuit avec Henry qui observe lui aussi : «Quand Henry l’aperç[oit], il fonc[e] vers la terre dans un mouvement de rotation sur lui-même comme une balle tirée par une carabine.» (143) Les méditations du narrateur, dérivant dans le passé, ressemblent à celles de Thoreau. Alors que le narrateur «sèch[e] sur la même phrase depuis au moins vingt minutes» et que son énième café refroidit, il lève les yeux et voit un castor, ce qui lui rappelle des souvenirs, d’anciennes maisons et habitations dont il donne les détails. Il court le long de la rivière Ogunquit et il apprécie la nature. Il décrit les premiers matins du confinement de la pandémie mondiale, dont le silence est à la fois étrange et merveilleux (211). En définitive, c’est un narrateur dont les similitudes avec le protagoniste sont nombreuses.

  

Conclusion

Alors que nos premières réflexions s’appuyaient instinctivement sur l’idée d’intériorité, notre analyse indique plutôt qu’il est question d’une vivacité, voire d’une réanimation du récit de Walden. Le champ lexical recherché et précis, la nomination des espèces d’arbres, d’oiseaux, de plantes, de l’entourage social animent le récit de Thoreau et dressent un portrait réaliste de la région bostonnaise. Le lac dégèle et gèle à nouveau, les engoulevents d’Amérique tourbillonnent sur un fond de ciel bleu cyan pendant que la couleuvre rayée sillonne les rives du Walden Pond. Tout en texture, en détails et en profondeur, Un lac le matin propose une randonnée littéraire dans le Massachusetts du XIXe siècle, où le vivant – animal, végétal et social – s’entremêle à l’histoire de Thoreau, ou du moins à un fragment de cette dernière. Le lecteur découvre le site de sa cabane et ses habitudes matinales. La narration tricote les réflexions quotidiennes et idées philosophiques de Thoreau, qui émergent au contact de la nature. Tel un ballon qui gonfle, la forêt et Thoreau prennent vie. Ce dernier est empreint d’émotions et de sensations, autant dans Walden que dans le roman de Hamelin, il pose des gestes comme pêcher, chasser, jardiner, chanter et marcher. Le protagoniste «emplit ses poumons d’air printanier» (Hamelin: 22) avant d’assener sur la bûche un coup de hache. Le lecteur assiste à une réanimation du personnage historique quelque peu figé qu’est Thoreau. Dans sa dernière publication, Marielle Macé convoque le «souffle antique» (Macé, 2023: 60) (animus, anima), de la respiration, de l’animation de l’âme. «Animation, réanimation : ça veut donc dire qu’on peut insuffler du mouvement à des choses inanimées, ou désanimées.» (60) Comme le «cinéma animant, capable de donner vie à l’inerte: […] qui ne se contente pas de faire bouger l’image mais réanime des petites choses mortes» (61), ce roman nous propose un parcours forestier vivant et vibrant.

  

Bibliographie

  • BOUVET, Rachel. 2010. « Présentation : Le nouveau territoire ». En ligne. https://oic.uqam.ca/publications/article/presentation-le-nouveau-territoire.
  • ______. 2014. Conférence « Introduction à la géopoétique ». En ligne. https://youtu.be/8eVo6OJB9bY?si=T6LoLTdN6n-Co9-o.
  • Cabane, CNRTL. En ligne, https://www.cnrtl.fr/definition/cabane..
  • GRANGER, Michel. s.d. « Thoreau, Henry David (1817-1862) ». En ligne. https://www-universalis-edu-com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/henry-david-thoreau/.
  • HAMELIN, Louis. 2023. Un lac le matin. Montréal: Boréal, 248 p.
  • LOUBES, Jean-Paul. 2000. « La cabane, figure géopoétique de l’architecture ». In Bernard Brun et al. (dir.) Cabanes, cabanons et campements. Châteauneuf de Grasse: Éditions de Bergier, p. 89-104.
  • MACÉ, Marielle. 2019. Nos cabanes. Lagrasse: Éditions Verdier, 128 p.
  • ______. 2023. Respire. Lagrasse: Éditions Verdier, 128 p.
  • THOREAU, Henry David. 2004 [1854]. Walden: a fully annotated edition, préparé par Jeffrey S. Cramer. Yale: Yale University Press New Haven and London, 370 p.
  • ______. 2017 [1922]. Walden ou la vie dans les bois, trad. Louis Fabulet. Paris: Albin Michel, 458 p.
  • TIBERGHIEN, Gilles A. 2005. Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses. Paris: Éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 157 p.
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