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J’ai pas pleurs des ours (écrire en résonance forestière)

Michèle Laberge
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)

«je laisse le territoire m’éparpiller comme les oiseaux migrateurs savent ne pas se perdre» (gill 2021, 80)

*

je pensais que c’était l’été quand je l’ai imaginé dans mes rêves d’écrivaine idéaliste mais il faisait novembre comme en février

c’est plus glissant dans ce temps-là

déambuler et écrire dans le même mouvement

*

l’amorce est poreuse et ici je dois dire  «la ligne n’est pas droite» (harrison 1992, 171) n’en déplaise à descartes   je ne sais plus trop trop quand toute cette errance a démarré c’était la fin du jour plutôt d’un jour       vous savez quand la lumière disparaît et que déjà les ombres prennent toute la place quand la nuit arrive avant l’heure et avale les restants délicats de komorebi (li 2019, 168) entre les branches

comme si mes paupières étaient restées fermées trop longtemps    les cils collés dans un poème résine                   mes sens ont perdu le nord

j’étais dehors à essayer d’effleurer la forêt de m’y baigner littérairement de toucher le vivant du bout des mots et de cartographier mon ressenti comme un trésor en friche

l’hiver en avance avait givré mes narines      l’immobilité perplexe camouflait l’odeur sucrée du sapin baumier      et     puis

nébulosité

la noirceur a déboulé dans une bourrasque

les fêlures ont craqué comme des branches trop frêles

la lumière aspirée

me voilà    engloutie     à chercher                         dans un ventre habité d’un désordre ouragan

les paysages en fouillis                             les étoiles qui décollent comme les post-its de citations accumulées                                                            dans cette fin de session carnaval

l’intrigue me garde alerte

d’ailleurs      j’ai pas peur des ours

*

jonathan hope a tracé sans le savoir une piste dans mon imaginaire créatif lorsqu’il a mentionné avec luminosité dans sa conférence réécrire la forêt boréale «on peut troubler les catégories de textes ou de discours   qu’est-ce qui se passe si je lis un texte scientifique comme un texte littéraire». (hope 2023)

*

si la poésie sert de légitime défense face à notre monde ébranlé

écrire avec la forêt s’avère une errance porteuse pour déjouer cette «crise de sensibilité» (zhong mengual et al. 2018, 87) envers le vivant

comme une jambette désinvolte

ou une fuite réfléchie

vers un lyrisme malcommode (voyer 2023)

qui guérit l’usure de l’indignation perpétuelle

des systèmes impoétiques qui nous gouvernent

*

de prime abord    un texte paraît toujours plus sérieux avec des mots-charnières      ça donne au lecteur.trice ou au correcteur.trice une impression de clarté dialectique ou de rigueur

de surcroît   l’analyse se hisse au sommet si elle est divisée en sections claires avec une introduction bien ficelée   des hypothèses ciblées   un argumentaire pointu et bien évidemment une conclusion qui rappelle avec finesse la synthèse des idées abordées et   conséquemment  qui suggère de nouvelles perspectives en guise d’ouverture

or cet essai cherche à décloisonner le cadre habituel      et laisser le flot de pensées suivre le  dialogue sylvestre

en résonance forestière      en reliance (miron 2021, 15) avec le vivant sensible           suivre l’intuition créative comme un phare allumé

oser faire entrer la forêt des déambulations nomades dans un texte mouvant

et faire confiance aux chemins de l’écriture

*

charles sagalane sème ce genre de magie dans sa démarche créatrice il joue avec le réel et construit un dialogue charnière avec la littérature

à ses yeux      «créer son écriture, c’est recréer le monde» (sagalane 2021, 11)

*

clin d’œil polysémique  il demeure pertinent de garder en tête que charnière peut signifier au sens figuré « point de jonction   de transition » (le robert, s.p.)

ainsi donc la frontière n’est pas clairement définie entre un texte de création où la réflexion intellectuelle se déplie comme une carte littéraire aux confins de la poésie et un essai déambulatoire qui s’appuie sur la recherche scientifique où l’on convoque des théoricien.ne.s chevronné.e.s pour faire l’éloge : «nous sommes poésie» (désy 2022) et la forêt y joue un rôle émancipant

surtout que c’est connu    le sujet écrivain.e à travers son essai tourne autour d’un objet sans jamais réellement réussir à le cerner entièrement

*

si les mots n’étaient que de simples échos en résonance aux récitals forêt
comme une musique qui ne peut éclore que lorsqu’elle est accompagnée
une relation vibrante
réveillée par la volonté de se rapprocher et de tendre vers
s’enforester (morizot et al. 2022) dans le sensible pour naître au monde autrement
se réinventer

et se rapailler une reliance
pour donner un élan aux demains abîmés

*

alors donc
dimanche   ciel bas de novembre    canton de cleeveland
la forêt vallonnée de paul mon voisin souriant
je m’assois
le dos accoté sur une pruche majestueuse la chaleur de l’arbre a fait fondre un anneau de neige autour du tronc j’étends une couverture carottée mes fesses seront donc protégées
presque      l’humidité perce
j’échappe ma tisane de sapin              plus rien pour me réchauffer   vidée
respire
la vie est une fiction en attente

*

et me voilà pourtant dans ce ventre abîme    je tire sur un fil emmêlé ça déboule
j’écrie
cousue sur une paroi immobile je recolle les étoiles pendant que la tempête me traverse
les épinettes transpercent ma douceur fragile vous savez l’hiver surprend parfois surtout quand on espérait le printemps                                             j’avance quand même

mes pas glissent je m’effondre un instant l’horizon penche et la nausée me prend
être nu.e face à soi renverse
un enchevêtrement de nœuds émotifs me tapissent
l’imaginaire s’installe parfois dans les brèches et rature la fine trace entre le réel et la littérature

j’ai pas peur des ours
j’ai pas peur
je n’ai pas pleurs

*

inévitablement vous savez que sonder la manière dont le dehors mène au-dedans (gill 2021, 31) transforme les pensées et les affects en poème vivant

entre les lettres se faufile un frôlement de fougère un regard espiègle d’écureuil le tintement du pic-bois le silence d’un trou de marmottes inhabité des pullulements de chaga sur les bouleaux jaunes meurtris le bruissement des aiguilles de pins blancs (5) rouges (2) ou gris (2 courtes aiguilles aussi) et du vent du vent qui tourbillonne encore

vous les ressentez ces trous de mousses qui s’accrochent entre    les mots       qui taquinent la curiosité comme des ellipses où les histoires peuvent s’échapper

des portes de sortie        vers un ailleurs végétal qui soigne

ou encore vous l’avez sûrement déjà entendu dans le foisonnement littéraire bouillonnant la jolie expression qui se dandine sur les lèvres en ce moment née d’une fusion entre la science et la littérature                       la poésie boréale           ça vous rappelle quelque chose  à moins que ce soit un souvenir diffus cueilli dans un bain de forêt fructueux

va savoir où ça pousse ces idées-là

*

le silence flotte
l’écho s’enroule
je tire le fil
entre dehors
et l’intime qui repose
grêle
j’entaille le poème
j’arrondis la réalité trop pointue
démêle les rimes
de mon feuillage effondré

je m’enfarge dans les racines
l’enfance trébuche
les souvenirs s’éparpillent
je replie les coins la colère dépasse
être soi éclabousse
la canopée familiale
rabaisse la tête du pin blanc
trop fier
ravale la honte
qui échoue en flocons
pourquoi taire la blessure
de l’ordinaire

*

j’avale une gorgée d’infusion de sapin baumier
si boire le territoire rapproche du poème    la forêt sert d’orchestre au concert des mots tus

*

donc quand j’écris ou j’écrie     mes pensées poussent dans un désordre naturel comme un paysage sylvestre je les repique comme ma grand-mère florence qui créait des vêtements chics pour ses filles fières dans le tissu des redingotes d’edmond mon grand-père qui travaillait vaillamment à la mine d’amiante de thedford mines et qui est mort trop jeune pour voir grandir ses enfants d’un cancer imprécis dans le temps vous savez un cancer qu’on ne peut pas relier au fil évident que l’on sait maintenant un cancer qui l’a avalé à 42 ans laissant sa femme ma mamie florence seule avec ses 5 enfants

faut dire qu’un cancer ça surprend c’est le même effet qu’une coupe à blanc

*

vous savez vous   comment la science explique que certains silences
pèsent plus lourds que d’autres dans nos existences
là-dessus il faut dire que l’univers littéraire recoud et repique plusieurs hypothèses astucieuses

*

mes pas me suivent à la trace ou bien c’est moi qui suis des pistes de chevreuils de lièvres et de dindons sauvages va savoir qui est passé avant qui
les souvenirs se débarrassent parfois de détails inutiles
et puis on suit les pas de qui à avancer ainsi
faut se le dire le passé nous rattrape quand même et de toute façon j’aime quand les époques se
touchent
surtout quand l’imaginaire berce le réel

décidément dans la brume la ligne d’horizon demeure imprécise
d’ailleurs c’est quoi déjà de la littérature
*

il pleut
comme un mur de perles devant les yeux, l’eau tombe vigoureusement et lave la boue accumulée sur mes récits d’enfance
dans la sagesse de l’ours    denise brassard rappelle que «le poème est le poumon de l’essayiste»
(brassard 2017, 91)
mes pensées respirent mieux quand la poésie s’en mêle

*

dans mes rêves d’écrivaine je marche avec le poème
et la forêt soigne les écorchures du temps qui passe

*

le silence neige
je fendille
l’espoir en nervure
mon souffle mousse
l’élan pèse lourd
quand novembre se conifère
le bouleau grisonne
le ciel glisse
sous mes bottes
l’hiver griffe

mon regard plume
*

«toute la difficulté d’une géographie littéraire réside précisément dans l’équilibre à maintenir et dans l’articulation à établir entre l’intérieur et l’extérieur, l’imaginaire et le réel, l’écriture et l’expérience» (collot 2014, 97)          entre certaines enjambées je m’enfarge dans les vallons et cherche la bonne charnière stylistique

*

une chance que la géopoétique enfante de nouveaux chemins d’écriture   elle fait bifurquer les habitudes et mes pas suivent le rythme des battements de cœur du territoire

ça vous est déjà arrivé de rentrer dans un texte de vous y perdre un peu d’errer entre les paragraphes et de chercher un passage ou des passages citations qui éclairent
même quand le ciel est trop bas et que le soir dévore     dans ces temps-là vous avez l’impression qu’il reste seulement un fragile éclat de veille, une lueur
déposée sur la neige
pour qu’elle s’endorme en faisant de beaux rêves pas de puce pas de punaise
dans ce même désordre d’idées vous avez pas besoin vous qu’on vous chante parfois des mots doux à l’oreille pour apaiser les tourments qui grondent

(même si je me tais j’écris encore)

la voix de ma grand-mère vibre dans celle de ma mère et je repère encore cette nuance réconfort dans le rituel du soir avec mes beaux amours

cette chanson douce je veux la chanter pour toi/
car ta peau est douce comme la mousse des bois1Maurice Pon, « Une chanson douce », chanson reprise par Henri Salvador dans les années 1950.

le chemin n’a pas besoin d’être clair pour qu’on ressente la lumière

subséquemment ça me rappelle les guirlandes lumineuses qu’on érige autour des traditions
elles servent de phare quand les jours déclinent
pas besoin d’être leonard cohen pour savoir que

there is a crack, a crack in everything/
that’s how the light gets in2Leonard Cohen, « Anthem », album The Future, 1992.

*

– maman   on va y aller quand chercher notre sapin dans la forêt chez manon
– demain    quand j’aurai fini mes travaux je pense
– c’est demain en février tu veux dire
– ben non mon cœur   je vais finir avant l’arrivée du solstice
– tu pourrais écrire dans la forêt pendant qu’on choisit pis qu’on joue à un deux trois
renards         c’est ça que tu fais il me semble écrire dehors
– t’as raison  mais j’ai le goût moi aussi de jouer à un deux trois renards avec vous
– pis on va faire la tisane de sapin pour nous réchauffer
– oui le rituel de la tisane ça développe le goût du nous
– pis ça goûte bon
-t’as raison

*

alors je dois avouer ici que ce n’est pas de la frime l’existence se réenchante quand le nous s’enracine

*

par contre   à travers le bonheur il reste parfois des cicatrices qui cherchent à être bercées
ça vous arrive de faire ça vous aussi   consoler une partie de soi déforestée où plus rien ne pousse

comment on apaise une naissance qui n’a pas eu lieu
qui n’a pas réellement eu lieu
une promesse dans le ventre qui réjouissait l’avenir         un être en création qui est resté bourgeon
déjà presque neuf semaines à grandir par en dedans

– il va naître quand maman
– je vais être vraiment plus grande que le bébé
– on va lui planter un chêne à lui aussi
– j’ai hâte de le prendre dans mes bras

puis   la flaque de sang qui glisse
comme une fin du monde sur ma cuisse
et la science qui répète mécaniquement que ça arrive dans la nature
une grossesse sur quatre paraît-il
une grossesse sur quatre paraît-il
une grossesse sur quatre paraît-il

dos au chêne  j’écrie

dix ans plus tard je porte encore cette crevasse béante d’un amour perdu        invisible sous mon chandail
et déambuler sur l’île aux pruches de kingsbury me ramène l’écho

de ce ventre habité d’un désordre ouragan

 *

heureusement je me rabats sur la bibliothèque de survie plantée par charles sagalane         vous y croyez vous aussi aux livres qui sauvent    et je m’empare de colle-moi de véronique grenier écrivaine philosophe   un livre de poésie pour les jeunes    mes yeux s’accrochent dans certains passages  «il y a des choses qui meurent avant de naître» (grenier 2020, 7) ou bien «c’est certain certain que leurs cœurs ont eu le goût de se taire» (10) et les derniers mots du poème «on s’a. même si» (48)

la littérature me berce

*

les racines entortillées   les feuillages brunis   les branches dégarnies   les conifères me rassurent avec leur verdure     les fruits du pimbina qui résistent au froid  je marche avec lenteur   ça sent la terre humide et le sapinage sucré      les mélèzes piquent le ciel       la géopoétique renforce l’usage polysensoriel et change ma présence au monde          les mots de rachel s’imprègnent  (je garde la ponctuation ici par souci empathique)

«chacun possède une façon unique de comprendre et d’exprimer ses paysages fondateurs, son rapport au monde, nourri par ses lectures, les rencontres marquantes et les recherches faites en chemin.» (bouvet 2015, 6)

*

écrire en résonance forestière
c’est aussi une façon de faire une pause de notre époque
pour réussir à supporter toutes les absurdités qu’elle porte
faire une réserve d’énergie  de beautés   d’émerveillement devant la vibrance sylvestre
pour se réconcilier quelques instants avec le réel déroutant
la forêt sans mur est une puissante armure pour se protéger des violences ordinaires de notre monde en crises

*

comme le précisent estelle zhong mengual et baptiste morizot   «ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse ici, est que la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant» (87)

*

vendredi  ciel de pins gris    canton de Melbourne
j’erre dans un shinrin-yoku bien décidée    avec l’espoir d’être libre ou libérée de l’horaire chargé qui me colle aux talons depuis plusieurs mois
une petite saucette en forêt (ça c’est pour faire sourire azalée3Lors de la journée d’étude du 13 décembre 2023, Azalée a souligné à quel point elle aimait cette expression.) toujours trop courte
pour m’imprégner du shizen    «principe zen selon lequel nous sommes émotionnellement, spirituellement et physiquement connecté.e.s à la nature» (li 2018, 23)
me reviennent en tête les paroles de karine rosso autrice invitée dans le cours écrire au québec du certificat en création littéraire parce qu’à travers l’enseignement la recherche la fondation d’une librairie féministe la direction de revues
tu trouves quand le temps d’écrire toi karine             «tout ce qu’il me reste c’est la nuit»4Cours Écrire au Québec de Michel Nareau, UQAM, automne 2020.
ébranlement
écrire on fait ça quand tout le reste est achevé
surtout quand on essaie d’être une mère veilleuse à travers les branches

on peut vite être dépassée par un verglas trop pesant
et le fracas de la vie quand elle chute
parce que les tempêtes traversent le dehors et ébouriffent l’intime
les saisons  bourrasquent
même à l’intérieur

*

bon    ici il importe d’ajouter que sébastien ste-croix-dubé    écrivain enraciné dans le végétal lanaudois a renchéri dans sa conférence que la forêt crée un réel rapport d’intimité (bilodeau et ste-croix-dubé 2023)

toutefois  il arrive que certains sujets humains s’embarrassent de l’intimité en public ce que l’on peut nommer comme           un terrain épistémologique glissant
dans cette perspective     il devient tentant de prendre des détours dans les idées des autres pour ne pas tomber trop vite sur soi
conséquemment s’éparpiller en fragments peut devenir un jeu intellectuel satisfaisant
surtout lorsque l’écrivant est entouré de littéraires brillant.e.s
cette posture ludique expérimentée    juste avant noël   renforce le signifiant

à moins que ce soit un signe    comme une petite guirlande lumineuse déposée par la littérature sur le discours scientifique        après tout même guillaume grosbois le soulignait dans réécrire la forêt boréale   un des objectifs de ces rencontres entre la science et les littéraires                 c’est de raviver la magie

comprenez-vous maintenant pourquoi vous lisez ce texte en tire-bouchon où les fragments glissent    en reliance    sans hiérarchie entre les idées    à la rencontre du territoire et du sensible     où le réel   l’imaginaire et la poésie s’entremêlent comme une forêt qui réenchante
en prenant quelques détours dans une écriture de l’intime           afin que le texte s’illumine

*

un texte sans ponctuation ni lettres majuscules en début de phrase crée un léger vertige   une perte de repères     comme une déambulation sans carte           le lectorat s’arrête où il le veut
pour que les idées papillonnent poétiquement sans devoir s’arrêter sur des signes encombrants et hiérarchisants                         pour que la forme devienne l’écho du processus expérientiel

avoir poussé l’audace j’aurais aussi évité la pagination pour laisser la liberté aux fragments de s’éparpiller sans trop se perdre
je crains ici de trop enchevêtrer la correctrice avec ce point

*

alors je chemine à travers les bouleaux blancs les thuyas les érables et les sittelles à poitrine rousse
la neige recouvre ce qu’il reste d’affaissements dans les vallons       la comptonie voyageuse piétinée me rappelle poétiquement de ralentir
être en forêt donne de l’ampleur
un renard est passé avant moi   ses pistes trottinent        décidément il avait plus de temps que moi pour se connecter à la nature

vous saviez ça vous que les ours étaient attirés par la clintonie boréale
à moins que ce soit la poésie boréale
va savoir
ma mémoire se mélange parfois  et je retiens ce qui me tente
sans vraiment faire exprès
le flou crée de l’ambiance

*

intuitivement je m’assois à l’orée des phytoncides et des ions négatifs (li 2018, 88 et 199) des tourbillons en cascades de la rivière saint-françois    mon esprit virevolte   écrire au vent
le paysage se dépose sur mes joues
les outardes s’activent encore dans le tournant
on n’est jamais en retard
quand on vit dans le présent

                                                                                              ça goûte le poème sur mes lèvres
à moins que ce soit la sève qui remonte avec le redoux
les saisons se déplacent avec le climat
et créent des migrations étonnantes
dans mes territoires intérieurs
je métaphore
et l’écriture m’agrandit
«l’immensité est en nous» (bachelard 2009, 169)

*

je m’accote, dos à l’érable
les jambes en samares
assise sur des récits enfouis
les pertes chuchotent des nœuds d’écorce
soupirs en frimas dans la mémoire qui gronde

je respire mon souffle court
croche et solide
tortueux
comme un tronc
élancé
dans l’espérance du ciel

l’heure brume
la poésie réinvente la narration
des récitals poussières

*

mardi ciel orange comme une promesse oubliée    marais de kingsbury

la neige renfonce la pluie bruine et lessive mes pensées    je grelotte et m’abrite sous les branches touffues d’un sapin sur les berges     le papier gondole    écrier dehors exige une certaine audace ou de l’entêtement va savoir     mais ça «libère les rivières» (latulippe 2019)
dans le détour la forêt me rattrape     à moins que ce soit le brouillard de l’aurore qui emmêle ma mémoire
quand novembre s’accroche férocement comme les toques piquantes de bardane sur mes jambes
et que l’hiver fait semblant
l’ambivalence règne
sauvagement
*

– maman   as-tu déjà vu un ours en vrai
– oui   une fois dans les adirondacks et une fois à ste-thècle en mauricie
– t’as eu peur ou tu l’as trouvé mignon
– ben je me suis tout à coup sentie vraiment vulnérable couchée dans une tente   mon cœur s’est mis à battre plus fort       mais j’étais fascinée par son agilité et sa rapidité d’action
– moi j’aimerais ça avoir des pantoufles en forme d’ourson à noël
– moi j’ai hâte de dormir dans la cabane de paul avec vous    on va jouer aux ermites ensemble

*

florence une amie qui s’appelle comme ma grand-mère couturière qui recoud les histoires déchirures   nomme ses enfants mes oursons         c’est un mot affectueux dans les cantons
flo habite sur les berges de la rivière ouragan      elle frôle les littéraires souvent et s’adonne au théâtre
quand elle sourit flo fait rebondir la joie sur les autres autour comme on passe un fil d’or pour
raccommoder les pensées vagabondes      elle rit fort aime férocement et s’enchante facilement
après la sieste des oursons elle sort dehors pour dégourdir leurs esprits  et respirer l’automne elle pousse son ourson paul qui se tortille sur le pneu recyclé    on dirait mon voisin qui se balance accroché à la branche robuste et tordue d’un chêne enraciné           comme si les jeux d’enfance avaient mélangé les époques    comme des taches d’aquarelle     après tout les adultes sont des jeunes vieux par dehors mais toujours pétillants par en dedans                   bien évidemment vous auriez raison de dire que tous les adultes ne sont pas pareils et que certains se rapprochent plus des arbres qui étrangement semblent morts ou desséchés de l’intérieur
le duramen pourtant toujours vivant                         même les chicots grouillent de vie parfois

flo rit avec paul qui essaie de toucher le ciel avec ses orteils pendant que l’autre ourson lui gambade dans les feuilles de bardane en oreilles d’éléphant

quelques secondes d’absence

l’ourson glisse dans la rivière de novembre
les outardes s’envolent
les rires se sont tus
noyés dans un délire
avalé par le flot
la perte ruine

et déforeste

         et le silence de la vie qui continue malgré tout transperce

l’intervalle saccage la ligne du temps            quand l’existence décapite le vivant
plaque au sol des amies dévastées
et laissent des chicots troués en guise de drapeaux

des fois    l’hiver dure plus longtemps qu’on pense

*

les étoiles chandellent
le cycle naturel scie par moment

est-ce que j’écrirais la même chose installée dans la cabane de mon voisin paul
qui se balance encore à presque 80 ans

*

traverser l’inconfort comme un lieu habitable
l’intuition allumée
le vent se faufile
le paysage renfonce et le ciel coule
mes ruisseaux craquellent
emportent les creux
je m’échoue philosophe dans les voyelles insoumises
le langage cache des usures
la neige mouillée incline
les épaules fragiles
que le monde tourmente

j’ai pas peur des ours
j’ai pas pleurs

je lance de la garnotte dans le trop lisse (voyer 2023)
novembre en février effiloche
je prends une gorgée de sapin baumier                                              ça goûte le nous

et termine par un ricochet

*

mes idées respirent avec la forêt

et s’éparpillent

  

Bibliographie

  • Bachelard, Gaston. 2009. La poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France.
  • Besse, Jean-Marc. 2013. Habiter : un monde à mon image. Paris: Flammarion.
  • Bilodeau, Jean-Pascal. 2021. « Quichotte à bicyclette : conférence sur la révolution, le voyage et la littérature ». Mémoire de maîtrise, Département d’études littéraires : Université du Québec à Montréal.
  • Bilodeau, Jean-Pascal et Sébastien Ste-Croix-Dubé. 2023. Conférence «  Imaginaires et écritures de la forêt ». Montréal : UQAM. https://oic.uqam.ca/mediatheque/imaginaires-et-ecritures-de-la-foret
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  • Bouvet, Rachel. 2015. Vers une approche géopoétique : lectures de Kenneth White, Victor Segalen, J-M G. Le Clézio. Montréal: Presses de l’Université du Québec.
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  • Désy, Jean. 2022. Nous sommes poésie. Rencontres sur les sentiers de la poéticité essentielle. Montréal, XYZ.
  • Gagné, Mireille. 2022. Bois de fer. Chicoutimi: La Peuplade.
  • Gill, Marie-Andrée. 2019. Chauffer le dehors. Chicoutimi : La Peuplade.
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  • Harrison, Robert. 1992. « Les chemins de la méthode ». Forêts : essai sur l’imaginaire occidental. Paris: Flammarion. 169-175.
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  • Le Gal, Gérald et Ariane Paré Le Gal. 2022. Cueillir la forêt. Guide d’identification des plantes sauvages. Montréal: Éditions Cardinal.
  • Le Robert. « charnière ». https://dictionnaire.lerobert.com/definition/charniere.
  • Li, Qing. 2018. Shinrin yoku. L’art et la science du bain de forêt. Paris: Éditions First.
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  • Miron, Isabelle (dir.). 2021. L’état nomade. Montréal: L’instant même. Coll. « Exploratoire ».
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  • 1
    Maurice Pon, « Une chanson douce », chanson reprise par Henri Salvador dans les années 1950.
  • 2
    Leonard Cohen, « Anthem », album The Future, 1992.
  • 3
    Lors de la journée d’étude du 13 décembre 2023, Azalée a souligné à quel point elle aimait cette expression.
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    Cours Écrire au Québec de Michel Nareau, UQAM, automne 2020.
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