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Habiter la forêt islandaise: la quête érémitique de l’artiste peintre dans «Au bord de la Sandà» de Gyrðir Elíasson

Laurie-Ève Laberge
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)

Qu’est-ce qu’une forêt? Nous avons tous en tête une image, une vision, un souvenir d’enfance lié à la forêt. Pour certains, il s’agit d’un lieu éloigné. Pour d’autres, il s’agit d’un endroit avec lequel ils ont une proximité immédiate. Il peut concerner l’objet de leur travail, voire être leur espace de travail. Selon les aspirations, la forêt représente un idéal, un rêve ou une utopie, dans laquelle on savoure une vie différente et on se réconcilie avec la nature. Quand nous pensons «forêt», nous pouvons avoir l’idée de quelque chose d’immense, dont la toute-puissance nous dépasse et dont l’énergie est capable de nous affecter à bien des égards. La forêt était là bien avant les hommes et sera sans doute encore vivante après que l’espèce humaine aura disparu. Elle n’a pas besoin de l’homme, mais lui en a besoin pour sa survie. La forêt constitue son ultime recours, une ressource incommensurable, qui lui est utile. À ces faisceaux de significations, basés sur une réalité davantage perceptible, s’ajoute une dimension mythique de la forêt. Cette dernière n’est pas qu’un concentré d’arbres et de végétaux, c’est également une entité diffuse où l’espace incertain, la pénombre et le silence jouent un rôle dans la construction de l’imaginaire forestier et des croyances l’entourant. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la forêt soit devenue un élément d’une importance fondamentale pour un bon nombre d’écrivains et d’artistes. La forêt est matière à fiction et à réflexion, avec ses caractéristiques les plus représentatives dans notre imaginaire: solitude et silence, profondeur et obscurité, lieu de refuge ou de menace, espace de quête initiatique ou de sauvagerie. Ce sont autant de clichés et de poncifs qui dominent les courants littéraires du «nature writing» et de l’écofiction. Les œuvres où la forêt offre un cadre particulier à l’intrigue et où le décor sylvestre s’impose sont très nombreuses, détenant parfois un rôle décisif dans un livre ou dans un film. La forêt obtient ainsi une place centrale au cœur des toiles de plusieurs artistes réputés tels que Claude Monet avec Les Peupliers, une série de vingt-trois tableaux impressionnistes, et Paul Cézanne (Grand pin et terres rouges, 1890-1895). Dans la veine de l’écofiction, Au bord de la Sandà, de Gyrðir Elíasson, raconte l’histoire d’un peintre taciturne et anxieux qui s’isole de la civilisation aux abords de la Sandà, la rivière majestueuse de la terre des glaces. Il s’installe dans deux caravanes miteuses, vieilles et sales, dans lesquelles il vit et dessine les paysages forestiers qui l’entourent. Avec l’intention d’aller peindre, il déambule dans la forêt, se promène entre les arbres. En ville, il n’a pas pu atteindre ses objectifs professionnels ni répondre aux attentes sociales de son milieu. Sous le couvert des arbres, il saura peut-être retrouver sa voie. De plus en plus, les tableaux de nature s’entassent dans sa caravane-atelier, souvent inachevés ou à moitié défoncés par un coup de poing. L’absence d’interactions humaines amplifie le silence de la forêt, le malaise engendré par cet exil volontaire dans les confins de l’Islande. Dans cette analyse du livre Au bord de la Sandà, nous voulons explorer le rapport qu’entretient le peintre avec la forêt. Comment l’artiste habite-t-il la forêt? Comment son rapport avec la forêt nourrit-il sa créativité? D’une part, nous aborderons les contes et légendes de la forêt de la Sandà, car ces histoires composent l’imaginaire de la forêt de l’artiste et sont indissociables de l’idée qu’il se fait de la forêt. Nous traiterons d’autre part de certaines pratiques de l’espace, surtout des manières de l’occuper et de l’habiter, à travers diverses figures telles que la figure de l’ermite et la figure de la cabane. La marche en forêt, et du même coup sa polysensorialité, sera également examinée comme une manière d’habiter l’espace. L’ermitage de l’artiste et la marche en forêt seront observés en corrélation avec deux concepts de Gaston Bachelard : la dialectique du dedans-dehors et l’immensité intime.

 

Habiter la forêt islandaise, terre de contes et légendes

Dans le folklore islandais, il existe une vieille blague populaire sur les maigres forêts du pays: «Que faut-il faire si l’on se perd dans une forêt d’Islande? Se mettre debout.» (Elíasson 2019, 65) Nous n’avons rien qu’à nous lever pour retrouver notre chemin dans une forêt islandaise, dégarnie et chétive. Comme la plupart des blagues, elle contient un fond de vérité. L’Islande est un endroit connu pour sa beauté célèbre et ses paysages grandioses, mais la forêt ne recouvre qu’un maigre 2% de sa superficie. Cela n’a pas toujours été le cas : avant la colonisation de l’Islande, les forêts occupaient entre 25% et 40% de la superficie totale du pays. Les bouleaux atteignaient une hauteur de plus de quinze mètres tandis que la toundra, aujourd’hui majoritaire, se trouvait davantage à l’intérieur des terres. Avec l’arrivée des premiers Vikings, en l’an 871, les forêts de feuillus sont rapidement déboisées et brûlées pour obtenir du bois d’œuvre ou pour la mise en place de terres agricoles. N’étant plus protégés par le couvert des feuilles, les sols s’érodent, ce qui affecte la faune et la flore de l’île. Peu d’espèces animales et de plantes survivent aux glaciations. Tout au long du XXe siècle, le déclin des surfaces forestières se poursuit jusqu’à ce que la société islandaise prenne conscience des dommages de la déforestation. Des campagnes de reboisement sont lancées et les quotas d’abattage se voient considérablement réduits. (Decaulne et Gaudet 2018, 7)

Comme le fait savoir le narrateur dans Au bord de la Sandá, les forêts n’ont pas seulement été dévastées par le déboisement massif de l’ère viking, mais aussi par les éruptions volcaniques:

Au fond de la vallée, un sentier étroit s’insinuait parmi les mélèzes qui avaient souffert de la dernière éruption. Il restait des scories autour de leurs racines, et leurs branches pendaient de façon anormale, comme si les arbres étaient affligés, peut-être par la dévastation des terres alentour, peuplées jadis d’arbres comme eux. Le mont qui avait causé cette désolation, une pyramide élevée, était maintenant caché par les nuages, à l’est de la rivière glaciaire. (Elíasson 2019, 13)

Dans son roman, Gyrðir Elíasson accorde une place importante au paysage de l’Islande. Il décrit une île formée par l’activité volcanique et l’action des vagues, parsemée de rivières, de vallées, de plaines, de geysers, de toundra, de glaciers et de roches volcaniques; bref, un «territoire de contrastes». (Decaulne et Gaudet 2018, 6) L’héritage de la période glaciaire traverse son relief : les nombreux fjords, les rivières glaciaires, les longues et larges vallées du nord, puis les plaines de sable noir du sud. Le pays de glace abrite encore quelques volcans actifs qui surplombent l’étendue sylvestre. Au sein du roman, la forêt «a poussé lentement, sans faire de bruit, à l’ombre du volcan, pendant des décennies sans que l’on s’en aperçoive, ou presque.» (Elíasson 2019, 31) Cette dernière a grandi sans contraintes ni tracas. Située près de la rivière Sandá, elle semble correspondre à celle de la vallée Þjórsárdalur ou Thjorsardalur, dans le comté d’Árnessýsla et localisée entre le mont Búrfell, le fleuve Þjórsá à l’est ainsi que le mont Skriðufell à l’ouest.

Du fait de son insularité, l’Islande se distingue des autres pays scandinaves. Certains villages sont cerclés de forêts et de montagnes enneigées alors que d’autres agglomérations longent l’océan. Le paysage islandais n’est jamais uniforme, il est imprévisible. Née au milieu des flots du nord de l’Atlantique, la présence de volcans actifs rappellent aux habitants du pays que cette île reste une terre en pleine création. Au cours de leur projet photographique, Bernadette Gilbertas et Olivier Grunewald ont rencontré ces Islandais qui doivent composer avec l’imprévu de leur pays, qu’ils ont surnommé l’île inachevée. (Gilbertas et Grunewald 2011) De tels environnements influencent forcément l’imaginaire. Dans son article «Miracle islandais: miracle insulaire?», paru dans les Cahiers slaves, Régis Boyer réfléchit sur une question en particulier: comment la population islandaise, considérablement réduite, a pu voir naître une littérature aussi riche (les Eddas, les sagas, la poésie scaldique, etc.). Afin d’y répondre, il se penche sur les multiples composantes qui font de cet État un pays si singulier: les traits sociaux et politiques, l’essor de l’écriture, l’insularité et la mythologie nordique en sont des exemples. Pour Régis Boyer, l’insularité fait de l’Islande un pays idéal où la fiction a la capacité de naître librement. L’île représente le réceptacle idéal du mythe, de la légende, de l’utopie, du rêve et de la fiction. Elle constitue ce que Boyer nomme une «figuration inachevée», c’est-à-dire une réalité improbable, indéterminable, qui traduit la diversité du sol islandais. (Boyer 2004, 180) Puisque les étendues boisées demeurent rares et limitées en Islande, elles suscitent forcément l’intérêt et la curiosité des gens, entre autres des écrivains et des peintres. Qu’il s’agisse des forêts françaises de Scissy, qui aurait existé dans la baie du Mont-Saint-Michel, ou de Brocéliande, lieu enchanté de la légende arthurienne au cœur de la Bretagne, chacune d’elles porte ses propres mythes. Le monde forestier est fertile en légendes de toutes sortes, celui de Gyrðir Elíasson ne fait pas exception:

On disait par ici que, les soirs d’automne, trois hommes montés sur des chevaux sombres s’engouffraient dans la vallée au galop, cavaliers d’un autre monde évoquant leurs collègues d’Apocalypse, à ce détail près que le quatrième manquait à l’appel, peut-être tombé de cheval. […] Quelqu’un les avait vus dans les parages au milieu du siècle dernier. Ils survenaient au grand galop, leurs chapeaux noirs rabattus sur les yeux, frôlant les branches basses des arbres. Se pourrait-il qu’il s’agisse des Trois Mousquetaires, revenus hanter ce lieu improbable? (Elíasson 2019, 15-16)

La légende des cavaliers est amplifiée par la présence de deux tombes dans la forêt, celles d’un vieux fermier et de son cheval. Nous ne savons pas s’il y a un véritable lien entre les pierres tombales et ce conte chevaleresque, mais il y en a un pour le narrateur, qui se remémore l’histoire des Trois Mousquetaires après avoir découvert le monument funéraire. L’épopée des cavaliers, et la tombe du cheval par la même occasion, traverse le texte et accapare l’esprit du narrateur. Momentanément, il deviendra lui-même un élément de la légende aux yeux d’un père et de son fils, qui visitent les pierres tombales :

J’émergeai des fourrés, la canne à la main. Ils me jetèrent un coup d’œil et le garçon eut un sursaut, visiblement effrayé, et il s’est retranché derrière son père.

– Est-ce que c’est un sorcier, papa?

L’homme a eu un petit rire, m’a lancé un salut et a dit au garçonnet, qui avait encore l’air d’avoir peur : «Non, ce n’est pas un sorcier.» Le gamin a paru soulagé, mais en même temps un peu déçu. Je l’étais aussi. L’espace d’un instant, je m’étais laissé croire, fort de l’appui du garçon, que j’étais un magicien, tout droit sorti d’une ancienne forêt celtique. Pas un magicien redoutable, mais un enchanteur tout de même, susceptible de faire sortir de terre le vieil homme et son cheval, le cas échéant. (Elíasson 2019, 35)

Durant ce bref instant, le narrateur est heureux de faire partie des contes et légendes qui hantent la forêt. À l’image des lapins qui bondissent hors des buissons de la forêt, le vieil homme se dépêtre des branches noueuses du quotidien pour se tailler une place dans le paysage. Il sent de mieux en mieux qu’il se transforme en «un loup solitaire qui rôde dans le sombre enchevêtrement de [sa] vie». (Elíasson 2019, 57) Il fait maintenant partie du merveilleux forestier. Dans son livre Forêts – Essai sur l’imaginaire occidental, Robert Harrison raconte que «les forêts représentent un monde à part, opaque, qui a permis à [la civilisation occidentale] de se dépayser, de s’enchanter, de se terrifier, de se mettre en question, en somme de projeter dans les ombres de la forêt ses plus secrètes, ses plus profondes angoisses». (Harrison 1992, 11) Il s’agit d’un lieu duquel surgit une foule de créatures surnaturelles, qu’elles soient bienveillantes ou dangereuses, et à partir duquel il est donc facile de créer des histoires merveilleuses. Toutes ces figures magiques, avec les contes qui les accompagnent, alimentent encore aujourd’hui aussi bien nos représentations de la forêt et des êtres qui y habitent que notre rapport avec celle-ci.

Dans la forêt, le narrateur aperçoit une mystérieuse femme portant un imperméable rouge. Il l’associe d’emblée à une femme du peuple caché qui est, dans le folklore islandais, «composé d’êtres humains miniatures, invisibles au commun des mortels et résidant dans la nature, à l’intérieur de monticules ou de rochers.» (Elíasson 2019, 15) D’ailleurs, l’apparition de cette femme l’inspire pour l’une de ses premières toiles: «Du chaos quasi onirique sur la toile surgit une silhouette vêtue de rouge.» (Elíasson 2019, 28) De plus, les lapins sauvages du pays lui donnent l’impression d’être au sein d’un conte anglais d’animaux (Elíasson 2019, 55) tandis que le ballon jaune des enfants du camping voisin s’apparente à l’œuf de vie des trolls dans les contes. (Elíasson 2019, 77) Alors qu’il peint à l’extérieur, il s’attend même à voir surgir de gracieuses sylphides entre les arbres. (Elíasson 2019, 109) Au cours d’une autre scène, le narrateur se réveille en raison de bruits provenant de l’entrée de la caravane:

Je sais que j’ai verrouillé la caravane avant de me coucher. Je ferme toujours à clef, même si c’est peut-être superflu. Je reste allongé quelque temps à écouter ce bruit de mouvement de l’autre côté de la mince porte de l’habitacle. C’est une sorte de halètement, d’homme ou d’animal, à ce qu’il me semble, et puis c’est comme si l’on traînait les pieds sur le sol revêtu de liège. […] Quelque chose dans ce bruit engendre le soupçon qu’il provient d’un autre monde que celui auquel j’appartiens. Je reste un bon moment, tel un gisant, à écouter le souffle qui est arrivé tout contre ma porte. Ce pourrait être un gros chien. (Elíasson 2019, 79-80)

Ayant le sommeil léger, le narrateur demeure sur ses gardes de jour comme de nuit, mais la chose qui l’a troublé dans ses habitudes est partie bien assez vite. Les contes et les légendes construisent notre imaginaire de la forêt au point de nous faire croire que de curieuses créatures surnaturelles arpentent les bois. Ces croyances s’intensifient en pleine noirceur. Au moindre bruit, la peur nous assaille et nos perceptions de la forêt s’en voient affectées. Une aura de crainte et de mystère nimbe la forêt, repoussant toute explication rationnelle que nous pourrions attribuer aux événements et aux bruits de la nature.

Plus le récit avance, plus la perception de la forêt par la narrateur change, car, à force de s’y promener, il commence à la connaître. Le dehors paraît dès lors moins menaçant. Par exemple, parce qu’il la croise souvent, la mystérieuse femme à l’imperméable rouge devient une présence rassurante au milieu de la forêt. Quand il apprend qu’elle est retournée en ville, il en est presque triste. Un soir, le chien du garde forestier le suit jusqu’à sa cabane et il se rend compte que ces bruits d’halètement qu’il avait entendus l’autre nuit sont très probablement ceux du cabot. La chose n’est qu’un chien domestique. L’emplacement des deux tombes se trouve être un endroit familier et apaisant, parfait pour méditer sur son art et pour peindre : «Une fois de plus, je mets le cap sur la clairière où repose le fermier de la forêt en compagnie de son cheval. Il y règne toujours le silence et la paix. […] J’installe le chevalet tout près de la tombe du cheval et fixe le bloc à l’aide d’une grosse pince.» (Elíasson 2019, 53-54) Aux yeux du narrateur, c’est comme si ce lieu lui offrait l’énergie magique nécessaire pour créer : «De manière primitive, et probablement naïve, je suis sans doute en train de me livrer à quelque sorcellerie naturelle, ou plutôt d’attirer la vitalité de la terre à mon profit.» (Elíasson 2019, 54) Le personnage principal projette sur sa toile toute la force de la nature qui l’entoure. Le jeune garçon avait finalement raison, le peintre est sans doute un sorcier.

Ces contes et légendes forment un réservoir d’images et de métaphores que les artistes exploitent fréquemment, comme en témoignent les dessins de contes du suédois John Bauer (1882-1915). En nourrissant son esprit de croyances étranges et loufoques, l’artiste conçoit les légendes de la forêt comme une grande source d’inspiration pour ses tableaux:

Peut-être n’y a-t-il qu’une truite velue comme dans les contes populaires, qui surgit, venimeuse et couverte de poils, des crevasses de la lave, si noire que les rayons du soleil ne peuvent l’éclairer, ses filaments vibratiles ténébreux se mouvant dans le courant paresseux. […] Il me vient tout à coup à l’idée qu’il serait possible de peindre une telle créature, au fond d’une anfractuosité pleine d’ombre, telle une murène à dents acérées dans sa grotte marine. (Elíasson 2019, 68)

Bien qu’il soit avant tout intéressé à peindre les arbres et le végétal, le narrateur se sent également inspiré par les histoires qu’il a entendues sur la forêt. Il affirme qu’il souhaite se souvenir de cette bête quand il aura de nouveau envie de peindre d’imagination. Selon Régis Boyer, l’Islande est le réceptacle parfait du rêve. Même dans son sommeil, les légendes forestières montent à la tête du peintre. Ses errances oniriques, celle des dryades et celle des pommes de terre dans le lac, se nourrissent de son réservoir d’images de la forêt, qui se révèlent être une source potentielle d’inspiration pour l’artiste. En faisant référence à son songe sur les pommes de terre, il soutient que «peut-être [il peindra] cette vision onirique plus tard, quand [il sera] sorti de la période réaliste dans laquelle [il se] trouve actuellement.» (Elíasson 2019, 107) Ces sources d’inspiration potentielles ont possiblement motivé le narrateur à s’installer de façon permanente dans sa nouvelle demeure, la forêt.

 

Habiter la forêt: l’ermite et son œuvre

Il est dur de concevoir l’altérité de la forêt autrement que de manière binaire. En opposition avec la civilisation, la forêt semble en être le miroir: un lieu sauvage, hors du commun, un espace incontrôlable, lié aux angoisses de l’être humain. Comme le rappelle Rachel Bouvet dans son texte «Forêts et cabanes. Les figures du refuge», publié dans La forêt nordique / The Northern Forest, aux Presses de l’Université du Québec,

la forêt constitue un espace en marge de la civilisation, prêt à accueillir les personnes contraintes par la guerre, par la famine ou désirant échapper à l’emprisonnement, à la loi, à toute forme d’oppression. Il arrive aussi que certains individus choisissent la forêt comme lieu de résidence, qu’ils l’élisent comme refuge soit pour mener une quête singulière, soit parce que c’est le seul lieu où il leur est possible de s’épanouir véritablement. (Bouvet 2023, 67)

Propre aux figures de l’ermite et du rebelle, cette conception de la forêt correspond à la démarche du personnage principal dans Au bord de la Sandá. En premier lieu, le narrateur désire échapper à cette prison que représente la vie en ville, qui lui pèse fortement:

Cette fatigue, qui m’accablait chaque fois que je commençais un nouveau tableau, a disparu. Je ne sais si elle émanait de toutes les maisons en béton qui m’entouraient en ville. Le ciment est lourd, en tout cas, et un joug de béton sur la nuque peut faire couler à pic n’importe qui. J’avais une maison que je ne pouvais pas payer et cela m’ôtait tout désir de soulever un pinceau, car je ne pouvais me résoudre à lier d’aucune façon tableaux et revenus. Ce qui est sans doute une notion totalement dépassée dans la société où nous vivons. (Elíasson 2019, 110)

Pour le protagoniste, posséder de l’argent n’est pas un besoin nécessaire à sa survie. Penser comme tel le place en marge de la société occidentale. Parce qu’il n’arrive pas à se tailler une place dans le monde dit civilisé et parce qu’il refuse de se plier aux règles du système capitaliste, le narrateur choisit de délaisser la ville et de partir en forêt. Sur ce plan, il est proche de la figure du waldgänger, le rebelle qui a «recours aux forêts» dont parle Ernst Jünger dans son Traité du rebelle ou le recours aux forêts. L’origine du mot waldgänger réside, ironiquement, dans une tradition du haut Moyen Âge. Dans les sagas islandaises, la tradition du recours aux forêts condamne le waldgänger à l’exil forestier tandis que son pendant moderne choisit de s’isoler. (Legros Chapuis 2016, 228) Dans son essai Philosophie de la forêt, Kenneth White rappelle que le terme allemand waldgänger signifie littéralement «celui qui s’en va dans la forêt», «quelqu’un qui “hic et nunc”, veut échapper aux contraintes d’une vie hypersocialisée et sortir des conventions établies, des dogmes, de l’enlisement aux idéologies.» (White 1994, 72) Dans le roman d’Elíasson, le narrateur cherche à fuir les conventions du monde de l’art, concept développé par Howard S. Becker décrivant «un réseau de coopération au sein duquel les mêmes personnes coopèrent de manière régulière et qui relie donc les participants selon un ordre établi. Un monde de l’art est fait de l’activité même de toutes ces personnes qui coopèrent». (Becker 1988, 99) L’art est selon lui le «produit d’une action collective» (Becker 1988, 99) dont les intervenants partagent des conventions. Que nous parlions de danse, d’arts plastiques ou de théâtre, chacun de ces domaines a ses propres règles, comme assister aux expositions d’artistes appartenant au même cercle social. Le narrateur déteste prendre de tels engagements. Pour lui, il s’agit d’une obligation sociétale, qui brime sa liberté : «Être libre consiste, entre autres, à échapper aux invitations aux vernissages.» (Elíasson 2019, 90) La forêt devient alors un lieu où se mettre à l’écart de la société et de ses conventions. De son côté, le protagoniste estime que son absence de relations humaines est reliée à son choix de carrière. Avant même de se réfugier dans la forêt, le narrateur sait qu’être peintre entraîne la solitude :

Depuis que j’ai déménagé ici, personne n’est venu me voir ; je ne connais d’ailleurs presque plus personne. Il en va de moi comme de la plupart de ceux qui se consacrent à ce qu’on appelle l’art: on perd ses amis quelque part en route et on se perd soi-même, tout en croyant dur comme fer que l’art suffit à compenser l’absence totale de relations humaines. La création de chaque œuvre d’art est ainsi chèrement payée, dans la monnaie la plus précieuse de toutes, celle de la proximité humaine. (Elíasson 2019, 22)

Au lieu de se concentrer sur sa famille et ses amis, il a consacré sa vie à son art. À l’exception de son fils, qui ne valide pas pour autant son mode de vie, aucun de ses proches n’a pris de ses nouvelles. Malgré tout, sa situation ne le déboussole pas, car il a conscience que ce sont ses décisions passées qui font en sorte, qu’aujourd’hui, il n’a pas de solides relations, ou de relations tout court, avec les membres de sa famille. De son point de vue, les peintres sont incapables de s’intégrer en dépit de leurs efforts, car leurs pairs n’attachent pas d’importance à leur métier: «Le fait de transférer ce qui vous passe par la tête sur une toile n’est tout simplement pas pris au sérieux au-delà d’un certain point, et c’est peut-être la réaction normale d’une société qui vise, ouvertement ou pas, à une réussite matérielle.» (Elíasson 2019, 93) Encore une fois, le système de pensée capitaliste, basé sur la capacité de subvenir à ses besoins matériels, ne lui convient pas. Cependant, l’isolation en forêt n’implique pas nécessairement la rupture de tout contact avec d’autres êtres humains, nous pouvons avoir des interactions sociales autrement.

À première vue, le narrateur ne paraît pas souffrir de sa solitude: «Je salue quand même les gens quand je les croise et échange quelques mots avec eux.» (Elíasson 2019, 21) En réalité, il ressent une réelle distance l’éloigner des autres, «comme [s’ils n’étaient] pas tout à fait de la même planète. […]» (Elíasson 2019, 21) Paradoxalement, il se plaint que personne ne vient le voir. Puisque la saison automnale arrive, le protagoniste est tout seul dans l’agglomération de caravanes. Il ne parle qu’avec les personnes qu’il rencontre au supermarché ou à la poste. Quand un acheteur d’œuvres d’art, qui lui a commandé des tableaux par le passé, se présente chez lui, il refuse de lui vendre quoi que ce soit. Grâce à la scène de l’acheteur, nous comprenons que ce n’est pas que le narrateur ne souhaite pas avoir de relations humaines du tout, c’est surtout qu’il ne veut pas entretenir des relations marchandes avec les individus de son ancienne vie sociale en ville. Cela explique peut-être pourquoi la mystérieuse femme à l’imperméable rouge, puis le garde forestier avec son chien, deviennent des présences aussi rassurantes pour lui. À ce moment-là, dans la vie du narrateur, voir et sentir ces présences autour de lui, alors qu’il peint dans la forêt, est ce qui se rapproche le plus d’une véritable relation humaine. Le peintre reste décidément indifférent aux interactions sociales: «Je n’ai vraiment fait la connaissance de personne et ne parle en général que du temps qu’il fait ou de ce qui n’a aucune importance. J’en suis d’ailleurs arrivé au point où la plupart des choses n’en ont pas.» (Elíasson 2019, 90) Nous pensons que cette solitude, il n’en souffre pas, il y est plutôt indifférent, et c’est là que cela devient inquiétant.

Dans la tradition érémitique, née dans les déserts du Proche-Orient, le désert représente une terre à l’écart de la civilisation, inhabitable, mettant à la fois le corps et l’esprit à rude épreuve, rendant l’expérience spirituelle plus intense et, par le fait même, particulièrement enrichissante. (Bouvet 2023, 68) Au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne, ce mode de vie a attiré de nombreux voyageurs et religieux. Quand ils sont retournés vivre dans leur pays, où il n’y avait pas de déserts, les forêts sauvages sont devenues le lieu privilégié des quêtes spirituelles. Le lien entre désert et forêt n’est pas anodin, car, au départ, le terme «désert» signifie «lieu inhabité», comprenant autant les forêts que les autres frontières. (Bouvet 2023, 69) Pour l’ermite, la solitude n’est pas l’état d’une personne seule, c’est la recherche du silence dans un «lieu inhabité», situé hors du monde et de la hiérarchie sociale. En ce sens, Elizabeth Legros Chapuis spécifie que «la solitude caractérise à la fois l’état de la forêt vide d’hommes, inhabitée, inhospitalière […] et celui du voyageur qui la traverse, le chevalier en quête d’aventure, son isolement étant l’un des éléments de sa mission même.» (Legros Chapuis 2016, 177-178) Dans le cas du narrateur, sa quête artistique s’inscrit dans le prolongement de la quête érémitique. Le protagoniste révèle que, tout jeune, il quittait la ferme de ses parents pour partir en expédition dans les bois, parcourant seul des kilomètres de distance, sous les arbres, à la recherche d’un coin où s’abriter. (Elíasson 2019, 31) Au début de sa carrière, il avait pour habitude de peindre au cœur de la forêt, mais il a arrêté d’inclure ce procédé dans sa pratique artistique afin de se modeler aux façons de faire de son époque:

Je n’ai pas travaillé en plein air depuis de nombreuses années. En général, je prenais des photos pour pouvoir m’y référer à l’atelier quand j’ai recommencé à peindre du figuratif. Quand j’étais plus jeune, je pouvais rester des heures entières debout, palette à la main devant le chevalet, à colorer dehors. […] Et puis, j’ai cessé de me sentir à l’aise en tant que peintre au sein du paysage, peut-être parce que tout le monde se moquait de cette façon de faire, et je me suis mis à peindre des tableaux d’un autre genre, enfermé à la maison comme les autres. (Elíasson 2019, 52)

En élisant domicile dans les bois, le narrateur souhaite renouveler sa pratique et se retrouver en tant qu’artiste. La solitude et le silence de la forêt lui apparaissent comme seuls moyens de se remettre à peindre de la manière dont il l’entend. Ici, sa quête rejoint celle de la figure de l’ermite que décrit l’auteur Thierry Pardo dans sa Petite géographie de la fuite. Essai de géopoétique:

L’ermite fuit le bruit. Il se cherche un silence loin du tumulte des villes. L’ermite sent vivre en lui une poésie qui se chuchote. Sa quête consiste à découvrir le lieu où il puisse exprimer cette poésie personnelle, trouver ses mots et prendre le temps de les dire. […] C’est dans cette nature primordiale que l’ermite laisse pousser les mots sauvages de sa poésie. Arrivés à maturité, il les cueille et leur donne une place dans le poème de sa vie. (Pardo 2015, 47-48)

Selon le maître japonais Hokusaï, que cite le narrateur, l’assiduité du peintre consiste à se balader dans les bois, à «être dehors dans la nature pour y observer la vie» (Elíasson 2019, 46). Tout comme l’ermite, le peintre recherche la quiétude et le concret de la promenade en forêt pour y trouver une inspiration renouvelée. En se livrant «à l’arpentage des chemins, à l’inventaire des coléoptères, à l’appréciation poétique d’un coin de mousse» (Pardo 2015, 48), il nourrit sa créativité et modifie son rapport à l’environnement forestier comme le suggère Jean Désy:

Votre rapport aux arbres de la forêt boréale, aux plantes de la toundra, aux tendres lichens, aux canneberges et aux bleuets, aux mousses rouges et brunes, aux aiguilles de pin, aux brisures des écorces et aux nervures des feuilles, ce rapport a toujours été affectif. Si vous avez beaucoup étudié les sciences et les arts, c’est plutôt au gré de vos promenades et de vos sorties en forêt que l’essentiel de votre connaissance du monde a pris forme. (Désy 2023, 39)

Ainsi, en vue d’accomplir sa quête, le narrateur (re)découvre la forêt de manière déambulatoire:

J’emprunte un étroit sentier de terre qui descend vers la Sandá. Il n’y en a pas d’autre, et ce n’est aujourd’hui qu’un bourbier. La terre émet des bruits de succion sous mes chaussures. L’arôme des bouleaux est fort, presque entêtant dans l’humidité ; les campanules bleues qui poussent près de leurs troncs se sont recroquevillées en attendant des jours meilleurs – elles n’ont pas le choix. En peu de temps, je suis arrivé au bord de la ravine où coule tranquillement la rivière. La ravine n’est pas profonde, mais ses flancs sont joliment revêtus d’un maquis de jeunes bouleaux, et la rhodiola pointe son nez sur les parois peu élevées. […] La rivière a un aspect un peu jaunâtre dû à son lit sablonneux, et l’eau progresse lentement, comme si l’on versait avec précaution le contenu d’une gigantesque barrique de cidre. (Elíasson 2019, 27)

Dans cet extrait, le personnage principal appréhende la forêt comme un lieu d’immersion, où mettre sa sensibilité et sa connaissance du monde à l’épreuve, et non comme un miroir de la civilisation. Il s’attarde aux bruits de ses pas sur le sol érodé, à l’odeur des arbres, aux couleurs des plantes (les campanules bleues) et de la rivière (un peu jaunâtre), aux mouvements lents de la Sandà. Tous ses sens – en particulier l’odorat, l’ouïe et la vue – sont en alerte. Son regard remarque en premier les couleurs, ce qui n’a rien d’étonnant pour un peintre. C’est bel et bien l’œil d’un artiste qui nous décrit le décor sylvestre. Après quelques marches en forêt, celui-ci se rend compte que ses connaissances sur les arbres qui peuplent la région sont assez limitées: «Je suis loin d’être calé sur les diverses essences d’arbres […] Je connais tout de même la plupart de ce qui pousse par ici: bouleau et peuplier, sapin, mélèze, épicéa, sans toutefois pouvoir faire la différence entre les variétés, à part celle du pin tordu.» (Elíasson 2019, 52) À ce propos, Jean Désy indique que la promenade s’accompagne d’une profonde volonté de connaître la forêt :

Vous vouliez connaître le nom des arbres et des plantes que vous croisiez, qui parfois vous étaient utiles, parfois non, mais que vous trouviez beaux, qui vous fascinaient ou qui vous troublaient sans raison apparente, comme l’impatiente du cap qui possède une fleur en forme de corne d’abondance et que l’on trouve au bord des ruisseaux. (Désy 2023, 39)

Même si l’artiste connaît certaines espèces d’arbre, il ne sait pas comment les distinguer entre elles ni comment les peindre. Il veut en apprendre davantage sur le sujet, notamment en lisant dans sa caravane-atelier. Il ignore à quoi ressemble le mélèze de Sibérie par exemple, mais son beau-livre sur Chichkine, le peintre des forêts, peut sûrement lui fournir la réponse (Elíasson 2019, 52). Grâce à ses promenades en nature et ses lectures, le narrateur développe une nouvelle acuité face à la forêt. Pour lui, tout élément végétal devient matière à réflexion picturale: «[…] j’étais au-dessus d’eux sur la pente boisée, en train d’observer des pierres couvertes de lichen que j’envisageais de peindre.» (Elíasson 2019, 90) Comme l’explique Jean Désy, le rapport entre l’artiste et la forêt est de nature affective (Désy 2023, 39). Ce rapport viscéral reflète bien les deux définitions attribuables au verbe «habiter». Habiter, c’est faire sa demeure quelque part, y vivre par habitude, mais c’est aussi être habité par quelque chose, un sujet ou un objet qui est fortement présent dans l’esprit ou dans le cœur de quelqu’un. En tant qu’écrivain, Jean Désy considère que le contact avec la nature a le pouvoir de faire naître en lui divers sentiments, entre autres de l’admiration envers la beauté des lieux singuliers et de l’apaisement. Le même type de sentiment se retrouve dans le lien qui s’établit entre le peintre et son environnement dans le roman d’Elíasson. En pouvant maintenant nommer les plantes et les arbres vivant dans la forêt, le narrateur sent qu’il fait partie intégrante du paysage, il n’est plus juste une légende. Il n’a jamais ressenti une telle relation avec son environnement lorsqu’il habitait en ville: «Je ne me suis jamais senti à l’aise en ville et je n’ai pas réussi à y peindre, comme s’il m’y manquait une sorte de connexion.» (Elíasson 2019, 90) Son art fleurit et explose, car la forêt est l’endroit qui lui permet d’exprimer «sa poésie personnelle» (Pardo 2015, 47) à travers ses toiles. Dans la scène du pinceau, la connexion atteint son apogée: «Je dépose lentement le pinceau dans l’herbe vert foncé. C’est justement la couleur dont il est imprégné à ce moment-là.» (Elíasson 2019, 55) La peinture à l’huile, couleur vert forêt, se mélange à la couleur du gazon, dégouline et infiltre la terre brune. La nature ne fait alors plus qu’un avec l’art.

 

Habiter la forêt: refuge et immensité

En quittant la ville pour le désert, ou pour la forêt, l’ermite parvient à la limite de son monde, dans un hors-monde. Espaces de l’extrême, les déserts, les toundras, les forêts incitent à la recherche d’absolu, à la méditation, à la quête spirituelle, philosophique ou scripturale. Habités par des populations très parsemées et de faible densité, souvent nomades ou semi-nomades, ces espaces se situent en marge des territoires occupés par la quasi-totalité des êtres humains. (Bouvet 2023, 69-70) Ce qui rassemble tous ces espaces est leur immensité. Dans La poétique de l’espace, Gaston Bachelard conçoit les théories d’une topoanalyse de l’âme, de l’habitation de l’être et du bien-être en se penchant sur un lieu précis : la maison. Dans le roman de Gyrðir Elíasson, la maison est représentée par deux caravanes, dont la première sert de logis et l’autre de studio:

La caravane est loin d’être neuve, mais elle est confortable et spacieuse. Énorme, en fait – de la marque Dethleffs. Il s’agit du modèle Bédouin, ce qui pourrait d’ailleurs passer pour une insulte au monde arabe, car les vrais Bédouins, [ermites du désert arabe], pas si bêtes, savent voyager léger et pas avec des tonnes à la traîne. […] Les caravanes sont, du reste, au nombre de deux à présent, car j’en ai encore acheté une autre […] Elle est là, dans le coin, formant avec l’autre un angle abrité du vent du nord, et je l’utilise comme atelier. (Elíasson 2019, 17-18)

Fasciné par la polarité des choses, Bachelard oppose l’idée de la maison comme refuge à «la dimension onirique du cosmos, c’est-à-dire la nature dans son immensité.» (Wunenburger 2009, 54) Il propose l’idée d’un espace qui va au-delà des limites géographiques, un espace extérieur que l’être humain cherche à habiter ou à intérioriser. À force de marcher parmi les arbres, le protagoniste d’Au bord de la Sandà prend conscience de cette immensité. Au milieu de celle-ci se retrouvent des traces de présence humaine telles que des cabanes ou des roulottes «longues et grisâtres, dominées par les conifères qui forment une fortification noire et hérissée tout autour.» (Elíasson 2019, 81) Dans la forêt, il n’y a pas de lignes droites ou de sentiers qui mènent du point A au point B. La nature évoque plutôt le foisonnement et le manque de repères : «[…] et je vois encore mieux qu’avant à quel point les conifères ressemblent à un mur d’enceinte infranchissable qui ne laisse entrer ni sortir personne.» (Elíasson 2019, 137) Autrement dit, le dedans équivaut au refuge alors que le dehors, c’est l’immensité et l’inconnu. De surcroît, la fonction de certains éléments de la maison, comme la fenêtre, témoigne de cette dynamique du dedans-dehors :

Je regarde par les petites fenêtres de la roulotte. La pluie descend en rigoles le long des vitres. […] Avec hésitation, je commence tout de même à tracer, comme à tâtons, quelques traits sur le fond bleu-vert que j’avais laissé sécher auparavant, et c’est comme si une ouverture se produisait peu à peu. Le pinceau se meut avec plus de sûreté et d’adresse, j’oublie les ruisselets de pluie sur la vitre et la solitude de ce vallon reculé. (Elíasson 2019, 25-26)

En regardant par la fenêtre de sa caravane-atelier, la beauté de la pluie inspire le peintre, qui se met au travail. À l’intérieur du refuge, nous sommes protégés des intempéries, mais la fenêtre demeure une voie possible vers l’extérieur. Selon Bachelard, la fenêtre «engage avec le monde un commerce d’immensité». (Bachelard 1961, 95) Suivant le même ordre d’idées, le narrateur mentionne que la faible lueur automnale qui entre par les carreaux de l’atelier lui rappelle le ciel au-dessus d’une vaste forêt. (Elíasson 2019, 29) La fenêtre constitue un objet transitionnel de la dialectique du dedans-dehors. Par elle, les hommes ont accès au monde extérieur sans quitter le confort de leur habitacle.

Bachelard montre que les paysages de l’immensité engendrent un sentiment d’agrandissement de l’être, un phénomène qui l’a conduit à présenter son concept d’immensité intime:

L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. (Bachelard 1961, 210)

Dans Au bord de la Sandà, la contemplation de l’immensité de la forêt permet au protagoniste de déployer sa propre grandeur intérieure. Au milieu de celle-ci, assis et immobile, devant un tableau, l’immensité le traverse. L’esprit du peintre se libère et «l’ermite peut enfin entrer en poésie, faire de sa forêt le terreau de son état de pleine conscience». (Pardo 2015, 49) Par cette extension, il permet aux éléments de la nature d’entrer en lui, d’où sa connexion particulière avec elle. Avant d’expérimenter cet élargissement, il connaît une longue période de léthargie créative: «Il me manque la force intérieure que je possédais avant ; c’est comme si l’esprit et la main ne travaillaient plus ensemble, s’étaient séparés après une longue union, entretenant presque une aversion réciproque.» (Elíasson 2019, 19) Puis, la forêt entre en lui et son imagination s’éveille :

Il représente une pente couverte de bruyère dans un creux près d’ici, une sorte de gros plan sur des baies de camarine, tentative de saisir ce qui est tout petit dans la nature et qui reflète, à mon avis souvent mieux qu’autre chose, l’immense force vitale derrière la création, force qu’on ne voit pas, mais que chacun peut sentir en soi-même, en cherchant bien. (Elíasson 2019, 75)

Certes, même s’il peint souvent dans sa caravane-atelier, c’est au cœur de la forêt que sa force de création émerge. Il peint à l’extérieur ce qu’il ressent à l’intérieur face à l’infini de la forêt. Malgré tout, l’artiste a besoin de se couper du bruit de l’inspiration, de ce trop-plein qui envahit son être intime, et de se retrancher à l’intérieur de la caravane-atelier. À cet égard, se référant aux réflexions bachelardiennes de La poétique de l’espace, Rachel Bouvet avance que «[se] réfugier dans la cabane apparaît donc comme une manière de réagir face à l’infini de la forêt. Face à l’immensité, le réflexe est de se blottir au creux d’un espace restreint, chaud, intime […]». (Bouvet 2023, 73) Le refuge de la caravane aide le narrateur à canaliser son énergie créatrice et à se rééquilibrer. Quand il est déçu par le résultat d’une toile, il se calme en lisant les biographies de célèbres peintres dans le fauteuil de sa caravane-atelier : «Ce n’est pas un tableau, rien que les tâtonnements d’un esprit déboussolé. Je soupire et attrape un livre qui se trouve sur la table près du fauteuil. C’est la biographie de Marc Chagall […] et j’essaie de me plonger dans la vie du peintre pour échapper à la mienne.» (Elíasson 2019, 26) À travers ses lectures, le protagoniste cherche à rester connecter au monde forestier même quand il n’y est pas présent physiquement : «Je n’ai que les arbres en tête en ce moment et il ne me suffit pas d’être arrivé en caravane à la lisière de la forêt, il faut encore que je lise des livres sur les arbres. J’aime bien sentir le sous-bois dans les livres, car leur papier provient de forêts étrangères.» (Elíasson 2019, 19) Constitués de papier, les livres sont fabriqués à partir des arbres. En feuilletant les pages, le narrateur met sa maison au contact d’un arbre. Même s’il se cache à l’intérieur de la caravane-atelier pour mettre ses pensées en ordre, il peut ressentir une connexion avec la nature par le toucher. Au moyen des livres, l’immensité de la forêt arrive à s’immiscer, littéralement, au-dedans, c’est-à-dire dans le refuge de la caravane – le papier comme matériau – et dans la psyché du narrateur – la lecture.

En outre, Bachelard pense que cet agrandissement de l’être, «cette ouverture au cosmos» (Wunenburger 2009, 54), est source de rêveries les plus intimes. Devant l’immensité de la nature, l’imagination accède à des images qui lui permettent de fusionner avec l’univers: «Dans l’âme détendue qui médite et qui rêve, une immensité semble attendre les images de l’immensité. L’esprit voit et revoit des objets. L’âme dans un objet trouve le nid d’une immensité.» (Bachelard 1961, 216) Chez l’être intime, il naît alors des rêveries qui servent à l’agrandissement de l’âme. Comme l’écrit Jean-Jacques Wunenburger,

l’immensité de la nature rêvée ramène précisément le rêveur au-dedans de lui-même, comme s’il fallait élargir le Moi aux frontières du cosmos pour mieux le retrouver au fond de soi. C’est alors que se trouvent rassemblées les conditions pour admirer le monde, pour en ressentir la beauté qui apparaît comme cette entente esthétique entre un rêveur et un monde. (Wunenburger 2009, 55)

Au sein du roman de Gyrðir Elíasson, le narrateur crée en rêve son monde à lui, à l’abri dedans sa caravane, dans son lit : un spectacle feuillu, onirique, luxuriant, avec des dryades et un grand lac rempli de pommes de terre, où il peut peindre librement. Dans ses rêves, il ouvre les portes de son intimité et y fait entrer les images du paysage qu’il l’habite. Pour lui, le rêve est une manière de faire face, intérieurement, à cette immensité du dehors qu’est la forêt de la Sandà. À la fin du roman, le protagoniste s’enferme au chaud à l’intérieur de sa caravane-atelier, il ne laisse plus rien entrer : ni l’air frais du dehors, ni l’inspiration, ni les rêves. Il ne regarde plus par la fenêtre, il ne lit pas, il ne respire plus. Le narrateur sombre dans un sommeil sans rêves, asphyxié par la forêt, à deux pas de la mort.

Somme toute, nous pouvons conclure que le protagoniste entretient un rapport de nature affective avec la forêt dans le roman Au bord de la Sandà de Gyrðir Elíasson. D’un côté, le protagoniste fait de la forêt sa résidence en installant ses deux caravanes miteuses dans les bois. Il choisit de s’écarter de la société, car il exècre la vie en ville et refuse de se soumettre aux diktats du marché de l’art. L’artiste a pertinemment conscience que sa retraite joue sur ses relations familiales. Il accepte sa solitude et son isolement. Le protagoniste occupe l’espace grâce à différentes manières d’habiter la forêt: l’ermitage dans la caravane-atelier et la promenade, qui permet au personnage de découvrir son campement par ses propres moyens. D’un autre côté, le verbe «habiter» n’a pas seulement pour définition «faire sa demeure quelque part». Les concepts de Gaston Bachelard, c’est-à-dire la dialectique du dedans-dehors et l’immensité intime, nous aident à comprendre comment le paysage forestier affecte l’intérieur, c’est quoi ses effets sur les rêveries et sur l’imagination du peintre, donc sur son art. Chez l’artiste, le dehors est la seule réponse à ce qu’il y a au-dedans de lui. Les contes et légendes de la forêt entrent en lui grâce à cet agrandissement de l’âme, provoqué par le choc entre l’immensité de la nature et l’être intime. Ces histoires l’habitent au point d’agir sur sa perception du monde sylvestre. Pour aller plus loin, il est possible de nous questionner sur la dimension réelle de la forêt en opposition au rêve par l’usage des concepts de Gaston Bachelard. Dans les bois, le peintre a l’impression d’habiter un autre monde : «Et moi qui n’avais pas la moindre croyance en un autre monde quand je suis venu m’installer à la lisière de cette forêt, j’ai fait deux fois l’expérience d’incidents que je ne peux m’expliquer.» (Elíasson 2019, 123) Peu à peu, la forêt apparaît comme un univers totalement autre, celui du rêve. Près des tombes du vieux fermier et de son cheval, le protagoniste annonce: «Je ne sais pas ce que je fais ici. C’est à peine si je suis sûr d’être éveillé: il se peut que je marche tout simplement dans mon sommeil. La forêt automnale a quelque chose d’irréel et d’onirique pendant la nuit.» (Elíasson 2019, 121-122) Malgré tout, il ne tombe pas dans les abîmes de ce hors-monde. En voyant en songe l’objet de sa quête, son art, il est rapidement ramené à la réalité. L’art prend sens à partir du moment où l’œil de l’artiste est accroché, dans les bois ou en rêve. Premier livre du triptyque de Gyrðir Elíasson, Au bord de la Sandà réfléchit sur l’importance du sens de la vue pour le peintre. Avec La fenêtre au sud et Requiem, les trois romans nous montrent l’immensité et l’étendue polysensorielles de la forêt. C’est pourquoi il est pertinent d’étudier chacune des œuvres séparément, tout en ayant en tête l’ensemble du portrait.

 

Bibliographie

Corpus étudié 

  • Elíasson, Gyrðir. 2019 (2007). Au bord de la Sandà (traduit par Catherine Eyjólfsson), Chicoutimi : La Peuplade.

Corpus théorique 

  • Bachelard, Gaston. 1961 (1954). La poétique de l’espace, Paris : PUF.
  • Becker, Howard S. 1999. Les Mondes de l’art. Paris : Flammarion.
  • Bouvet, Rachel. 2023. «Forêts et cabanes. Les figures du refuge». In Sara Bédard-Goulet et Daniel Chartier (dir.). La forêt nordique / The Northern Forest : 63-92, Québec : PUQ.
  • Boyer, Régis. 2004. «Miracle islandais : miracle insulaire ?». Cahiers slaves 7 (1) : 167-185. https://doi.org/10.3406/casla.2004.979.
  • Decaulne, Armelle et Laurent Gaudet. 2018. «Extrême Islande». La géographie 3 (1570) : 6-9. https://doi.org/10.3917/geo.1570.0006.
  • Désy, Jean. 2023 (2003). Du fond de ma cabane. Éloge de la forêt et du sacré. Montréal : Bibliothèque québécoise.
  • Gilbertas, Bernadette et Olivier Grunewald. 2011. Islande, l’île inachevée. Paris : Éditions de La Martinière.
  • Harrison, Robert. 1992. Forêts – Essai sur l’imaginaire occidental. Paris : Flammarion.
  • Legros Chapuis, Elizabeth. 2016. Dans la forêt des livres. Paris : Éditions BoD.
  • Pardo, Thierry. 2015. Petite géographie de la fuite. Essai de géopoétique. Montréal : Éditions du passage.
  • White, Kenneth. 1994. «Philosophie de la forêt», Carnet no 1, Bruxelles : Atelier du Héron.
  • Wunenburger, Jean-Jacques. 2009. «Gaston Bachelard et la topoanalyse poétique». In Thierry Paquot et Chris Younès (dir.). Le territoire des philosophes. Paris : La Découverte. https://www-cairninfo.proxy.bibliotheques.uqam.ca/le-territoire-des-philosophes–9782707156471-page-47.htm.
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