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Hommes des bois et tumulte forestier dans «Menaud, maître-draveur»

Carl-Emanuel Rioux
couverture
Article paru dans La forêt vibrante sous les mots, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Fabien Ronco (2024)
Rapides au milieu des roches entre les conifères dans une forêt.

Rivière sauvage Rapides, Maligne. Photo par dennisflarsen, sur Pixabay

Au commencement du XXe siècle, la forêt est encore considérée dans les œuvres littéraires québécoises comme un espace inhospitalier avec lequel il est difficile d’établir un lien affectif. Dans Maria Chapdeleine, la «lisière sombre de la forêt, si proche qu’elle semblait une menace» (Hémon, 19), marque une nette frontière entre le monde civilisé et les bois, desquels il faut se méfier. Seuls les garçons téméraires s’y risquent, sous peine de s’«écarter» (Hémon, 118) du droit chemin. Mais comme l’indiquent David Décarie et Julien Desrochers, la première moitié des années 1930 donne lieu à un «net changement»: «De 1934 à 1947, la forêt devient un enjeu majeur chez plusieurs écrivains qui situent l’intrigue de leur roman en plein cœur de la nature sauvage tout en prenant soin de développer une relation précise entre celle-ci et leurs protagonistes.» (Décarie et Desrochers, 155-156). À la lumière de cette affirmation, le roman classique de Félix-Antoine Savard Menaud, maître-draveur, publié en 1937, apparaît comme une œuvre précurseuse dans son genre.

Menaud et sa troupe de draveurs entretiennent un rapport particulier avec les territoires sauvages de la paroisse de Mainsal. L’attachement à la forêt est tel pour le personnage principal qu’il ne lui est pas envisageable d’en être séparé. Cette étude propose d’analyser en quoi l’appartenance forestière des draveurs permet l’élaboration d’une ontologie alternative à la base de l’identité québécoise. Selon cette perspective, les revendications patriotiques de Menaud apparaissent intimement liées à la préservation de la forêt puisqu’elle représente pour le groupe des draveurs un lieu culturel de premier ordre. La première partie de l’étude posera les bases de la réflexion à partir du pistage des éléments constitutifs de l’identité forestière de ces hommes des bois. Une fois leur appartenance à la forêt dressée, il sera ensuite question de la relation singulière à la nature de Menaud en raison du rapport de proximité qu’il entretient avec elle. La divergence ontologique du personnage engendre chez lui une rupture avec la société du terroir et une révolte exprimée par le vacarme polyphonique du récit.

  

Hommes des bois, hommes en bois

Sans l’ombre d’un doute, Menaud s’inscrit au sein d’un continuum de personnages masculins de l’imaginaire québécois issus de la figure mythique du coureur des bois. La référence à la figure forestière souligne la soif de liberté et l’indépendance à toute épreuve qui caractérise Menaud: «Sa femme, avait tout fait pour enraciner au sol ce fier coureur des bois.» (Savard, 26) En se disant appartenir aux contrées boisées, le veuf, «toujours prêt à s’évader […] dans la montagne dont il [est] le roi», se présente à tous les égards comme un personnage qui trouve son salut existentiel dans les espaces sauvages. Son métier de draveur, dont l’expertise l’a promu «seigneur et maître des longs trains de bois», l’a fait cheminer au long de la route de «la grande rivière […] par laquelle s’était écoulée sa vie» (Savard, 27). Pour Menaud et les apprentis draveurs que sont Joson et Alexis, les écosystèmes sylvestres sont une véritable maison: «Menaud, Joson, Alexis, eux […] éta[ient] d’une autre race […] Pour eux, la vie c’était le bois où l’on est chez soi partout, mieux que dans les maisons où l’on étouffe, c’était la montagne, aux cent demeures, aux innombrables chemins tous balisés des grands souvenirs du passé.» (Savard, 37-38) Comme l’évoque Michelle Lavoie à propos de ce continuum de figures forestières auquel appartient Menaud, ce type de personnage mène une «vie libre et sauvage [qui s’oppose au] rythme monotone de l’existence paysanne» (Lavoie, 15). Les draveurs incarnent, par la symbolique de leur travail, «la mouvance constante de l’eau qui coule […] contre l’enracinement» (Lavoie, 15) des laboureurs.

Gilles Harvard, dans son livre consacré à l’histoire des coureurs des bois, rappelle à ce propos que «[l]a course des bois est le lieu, réel ou fantasmé, de la marginalité [et] l’espace social de l’ensauvagement» (Havard, 68).  Les draveurs, teintés d’une «passion sauvage» (Savard, 25) et d’un «lyrisme sauvage» (Savard, 43), sont manifestement voués à l’ensauvagement par leur éthos forestier. Tel que l’indique Jacques Brosse, le mot «sauvage vient du latin silvaticus, “des bois”, en parlant en particulier des végétaux» et par extension, «un sauvage est un homme des bois, avec tout ce que cela comporte d’inquiétant» (Brosse, 226). Lors de l’introduction du personnage de Menaud au début du roman, le corps de l’homme a tout pour rappeler l’environnement qui a contribué à le façonner: «Droit et fort malgré la soixantaine. La vie dure avait décharné à fond son visage, y creusant des rigoles et des rides de misère.» (Savard, 25) Avec ses traits en «rigoles», sa posture «droit[e]» ou ses sourcils en «broussailles» (Savard, 40), le vieil homme rappelle la topographie de la forêt de Mainsal avec ses rivières et ses arbres. Il en va de même pour le reste de la troupe, dont la peau usée par leurs expériences intrépides s’apparente à l’écorce des arbres: «Et l’on s’en revint par le portage des vieux bouleaux dont l’écorce est rouge et ressemble à la peau des draveurs que la misère a fouettée.» (Savard, 50)

L’affiliation physique des hommes aux arbres participe à l’élaboration du lien identitaire qui les unit à la forêt. Comme l’affirme Rachel Bouvet à propos du personnage d’Hélier dans le roman Hélier, fils des bois de Marie Le Franc, ce genre de descriptions physiques participe à la dissipation de la frontière entre les draveurs et le monde sylvestre: «Les registres sylvestre et humain se trouvent donc rapprochés par le biais des stratégies de personnification de la forêt et de forestification de l’homme, comme si la frontière qui sépare habituellement la nature et l’être humain était devenue poreuse.» (Bouvet 2011, 29) Joson, le fils de Menaud, «né de sa souche, et fort comme un jeune pin de montagne» (Savard, 31), est lui aussi sujet à ces «stratégies de végétalisation» (Bouvet 2011, 28) textuelles.  Ces descriptions rappellent les rêves patriotiques de son père, qui souhaite «un grand peuple libre, debout […] et fort comme le printemps» (Savard, 32) à l’image de l’architecture verticale de l’environnement forestier. Maude Flamand-Hubert souligne au sujet des personnages forestiers dans les romans de Marie Le Franc que leur «description, de façon à bien en démontrer les traits tant physiques que de caractère, nous éloigne tout d’abord du territoire, mais pour nous y ramener rapidement» (Flamand-Hubert, 320). Par leur robustesse, leur expérience, leur caractère viril ou leur cohésion de groupe, les draveurs renvoient à la solidité des arbres et à leur enchevêtrement.

  

Espace initiatique et communautaire

Pourtant, le bois, «cette savane de souffrance» (Savard, 41) avec «[s]es nuits de glaces, [s]es risques, [s]es misères incroyables» (Savard, 37), reste l’espace de tous les dangers. Au cours de leurs expéditions, la nature reste impitoyable envers ces forestiers endurcis: «Sous les fouets de la pluie, l’un derrière l’autre, les hommes, pataugeant dans les mousses et s’arrachant aux broussailles, escaladaient misérablement les piquerons de la montagne.» (Savard, 48) Malgré toutes ces difficultés, cela n’empêche pas Menaud d’être ébahi par la majesté des terres sauvages et d’exalter un profond bien-être lorsqu’il s’y trouve:

Il se sentait libre enfin, humant l’air vif, et jouissant de revoir cette longue bande de forêt riveraine. Cette fois, c’était bien sa vie, que tout cela: paysages coupés de tourbières et de broussailles, lacs dorés du ciel, pâtis de brouillards, grandes barres de lumière, grandes barres d’ombre, jardins d’éricales, vasières gris bleu; et, sous le manteau d’apparence immobile, toute une vie réduite par l’hiver et qui se libérait soudain, se dilatait à l’aurore et s’exaltait en un vol aussitôt replongé dans la forêt humide du matin. (Savard, 55-56)

À première vue, cette dichotomie peut sembler bien paradoxale. D’autant plus que Joson, mortellement emporté par le courant de la rivière, renforce par son destin tragique l’idée que la forêt, la montagne ou la rivière font plutôt office de terres maudites et mortifères pour les draveurs. Malgré leur «forestification», ceux-ci restent après tout à la merci des fatalités du milieu. Le monde sauvage demeure encore marqué par l’altérité , puisqu’il n’est jamais possible de se l’approprier complètement. Le sentiment d’appartenance à la forêt est alors à comprendre sous le prisme de l’espace initiatique qu’elle incarne pour ces hommes pétris par l’aventure. Une fois arrivés au sommet de la montagne après leur périlleuse ascension, les draveurs, en contemplant le paysage, se disent que c’était dans ce lieu que l’ «on se faisait des âmes fortes» (Savard, 38). Comme le souligne Christian Morissonneau à propos des espaces laurentiens lors de leur colonisation, la forêt boréale incarne «le pays de l’aventure, de la vie libre, du gain rapide et abondant», et par ce fait, «devint le lieu privilégié pour le rite de passage du jeune Homo canadiensis» (Morissonneau, 55).

Dans Menaud, maître-draveur, l’exercice de la drave et le séjour en forêt se présentent comme un rite initiatique de la masculinité. Exclusivement exercé par les hommes dans le roman, le métier de la drave met en scène une sociabilité masculine au sein d’un espace, en l’occurrence celui de la forêt, réservée aussi à ces derniers. Dans son livre Ce qui fait un homme, l’anthropologue Franco La Cecla relève l’importance déterminante du choix de l’espace au sein du processus de la construction de la masculinité: «L’authenticité masculine est une construction collective et spatiale. Il n’y a pas que des situations qui la construisent, mais aussi des lieux. On devient un “vrai homme” entre hommes et dans un lieu à part, expressément dédié aux rituels de la masculinité.» (La Cecla, 189) Après avoir fait la périlleuse ascension de la montagne et passé la nuit dans les bois, les hommes s’adonnent en groupe à l’exercice de la drave, où jurons et état d’allégresse côtoient la démonstration héroïque de leur force:

Et pique et pique et gaffe et gaffe encore! au grand soleil qui forgeait les muscles et dégourdissait les sèves, dans la coupe bruyante où défilaient les prouesses viriles et les légendes du passé! […] Le danger disparu, on se piétait de nouveau, joyeusement […] et les gars fringuaient dans les périls comme si toute la fougue du printemps était entrée en eux. (Savard, 58)

Dans ce combat contre «l’eau guerrière», les «vainqueurs d’embâcles» (Savard, 59) entretiennent une relation agonistique avec la nature qui leur permet d’exhiber leur virilité et de se prouver à leurs congénères. Tout comme pour le coureur des bois dont ils sont les fils spirituels, «[l]es gages de la virilité se gagnent dans le savoir-agir, dans la confrontation victorieuse avec les embûches du milieu et dans la fière exhibition des plaies et des bosses» (Havard, 536). Du fait de son impact ontologique, la confrontation à la nature complexifie le rapport affectif qu’éprouvent les protagonistes envers elle. Pour affirmer leur identité de genre, et donc pour pousser et se tenir droit pour reprendre le registre métaphorique de l’auteur, ceux-ci doivent faire face à la «bête monstrueuse» (Savard, 58) qu’elle incarne. L’alternance entre les visions fantasmagoriques et celles plus pragmatiques de l’espace réenchante le vivant tout en le gardant proche de soi. Pour les draveurs, faire face à la nature signifie aussi qu’ils prennent une place au sein de son écosystème, avec tous les avantages et inconvénients que cela comporte. À cet effet, dans son article sur le roman de Savard, Lucille R. Hewiston mentionne que «la nature ensorcelante prend ici tout l’aspect d’une maîtresse ou d’un adversaire appelant l’homme à l’affirmation de sa virilité. […] Pour la première fois dans la littérature canadienne-française, la nature combat l’homme non plus pour l’accabler, mais pour l’exalter» (Hewiston, 93).

Par ses rites initiatiques, la culture forestière des draveurs instaure chez eux une dynamique collective fondée à partir de l’espace sylvestre. Lors de leur séjour dans la forêt, les hommes s’unissent sous l’égide d’une fraternité forestière exemplifiée par les pratiques musicales et orales auxquelles ils s’adonnent. L’importance de l’oralité chez ces hommes des bois, dont il sera question plus tard, s’aperçoit notamment dans la première partie de leur expédition lorsqu’ils organisent une fête nocturne en l’honneur de leur réunion printanière. Après avoir allumé «un feu sous les épinettes» (Savard, 42), les draveurs s’adonnent à un concert de bruits et de gestes qui prend les allures d’une cérémonie païenne:

Sous les branches toutes fleuries d’étincelles, dès que le Bourin eut embouché sa musique et battu des pieds, ce fut une débâcle, une poussée de gestes de délivrance […] Aussitôt qu’un danseur s’épuisait, un autre reprenait la gigue: visage en flamme, cris ardents, regards perdus vers un rêve mystérieux entrevu dans l’entrelacement des branches embrasées où les génies du feu dessinaient, pour la joie de chacun, les figures qu’il aimait revoir. (Savard, 42)

Comme en témoigne leur «visage en flamme», le rituel transforme les hommes et les emporte dans le pays mythique des «génies du feu» et des songes qui peuplent la forêt. L’effet cathartique produit par «cette musique où passaient les images de leur vie» (Savard, 43) formé par l’alliance de leurs voix et du violon d’Alexis met en scène une communion masculine permise par le monde forestier. L’espace forestier, lieu de travail et de marginalité, devient aussi un espace culturel où la vie collective de ces hommes des bois prend forme. Dans le concert de leurs «cris ardents» sous «l’entrelacement des branches», ceux-ci entrent en communion avec eux-mêmes et avec la nature.

  

Culture du bois

Une véritable culture du bois, voire un culte du bois, se dégage de la communauté forestière formée par les draveurs. La référence au bois, non seulement à partir du corps même des personnages, mais aussi par les objets ou les structures qu’ils utilisent ou fréquentent, fait état de l’omniprésence de la matière sylvicole au sein de leur quotidien. Assurant plus que le rôle d’une simple ressource, elle devient le matériau sur lequel repose et se structure tout l’univers des habitants de Mainsal. De la charpente de leurs maisons à leur outil de travail, la mention constante de la constitution sylvestre des entités produites par les humains rappelle leur dépendance totale à l’égard des arbres. Même transformée, la matière ligneuse continue de rappeler son milieu d’origine. Lorsque Menaud rêve d’utiliser, en guise de porte-voix, «son burgau d’écorce pour un appel à la liberté» (Savard, 30) sur le haut de la montagne, l’objet continue d’être imprégné par le sentiment de liberté que la forêt suscite chez le draveur.  Certains de ces objets, plutôt que d’être des outils de travail sans valeur sentimentale, sont produits afin de servir des fins esthétiques ou artistiques. Tel est le cas du gobelet offert par le Lucon à Marie en souvenir de son frère décédé. Originaire «d’une forêt de bouleaux tourmentés par le vent» située en «haut de l’escalier de la verte montagne», le bois de la tasse, «où [le Lucon] avait sculpté, dans la chair d’une loupe, des fleurs, des fruits, puis […] deux cœurs entrelacés» (Savard, 99), est transformé en un artéfact mémoriel en l’honneur du défunt. L’esprit du jeune homme des bois se réincarne dans cette «cette forme rare» (Savard, 100) qu’il avait lui-même déniché dans la «retraite inviolée […] où, sur le silence des mousses, sans crainte, le caribou mène la vie limpide des cimes» (Savard, 99).

L’affiliation des draveurs à la forêt se remarque aussi dans leurs manières d’habiter l’espace. Dormant sur une «litière de sapin» (Savard, 50) lors des expéditions, ceux-ci, par leurs habitudes de vie, entretiennent un rapport de proximité avec la matière sylvestre qu’ils cherchent à garder même lorsqu’ils séjournent en dehors de la forêt. La cambuse de Menaud est à ce titre un excellent exemple:

Il y avait au bout de la terre à Menaud une cambuse qui lui était chère autant que la prunelle de ses yeux. […] C’était la retraite à Menaud. Il s’en venait là, par les beaux dimanches d’été, se remplir l’âme de sagesse et de paix. Il commençait par un bon somme sur sa litière de sapin, s’installait ensuite sur une bûche, bien en vue, et là, il s’ouvrait le cœur au bleu profond de la montagne, aux champs, aux bois. (Savard, 76)

Pour le draveur, la cambuse, placée en marge de son terrain, représente un sanctuaire d’une valeur inestimable («[Elle] lui était chère autant que la prunelle de ses yeux»). Par la nature de son mobilier et de son emplacement à l’orée de la forêt, elle permet à l’homme de garder contact avec l’univers forestier («et là, il s’ouvrait le cœur […] aux bois»). D’après Rachel Bouvet, «la cabane apparait […] comme une manière d’habiter le monde autrement» (Bouvet 2022, 83) et «comme la seule manière d’habiter la forêt en raison du contact étroit avec la nature, de la porosité des cloisons, des matériaux utilisés, issus souvent de la matière ligneuse, du sentiment de sécurité qui se dégage de cette ‘’architecture sauvage’’» (Bouvet 2022, 65). Elle devient un abri pour Menaud, une manière alternative d’habiter l’espace à travers la proximité qu’elle propose avec le monde sylvestre. Le refuge que constitue la seconde cabane située aux fonds des bois rend encore plus explicite le désir du protagoniste de réduire la frontière entre son espace domestique et le milieu forestier à la suite de la mort de son fils: «II revit surtout ses lieux à lui: ses montagnes, ses eaux et, sous la paix innombrable des feuilles silencieuses, sa cabane où l’attendait, comme une épouse… la liberté.» (Savard, 113)

  

Sensibilité au paysage et rapport à la nature

Pour Estelle Zhong Mengual, la nature de notre regard, et plus précisément, la valeur de la vision qu’il accorde aux sujets observés, «dépend essentiellement de nos pratiques quotidiennes» (Zhong Mengual, 14) puisque «ce que nous percevons du monde vivant émerge de nos pratiques à son égard». Étant donné la variété des activités – célébrer, manger, vagabonder, naviguer, travailler ou dormir – auxquelles s’adonne la troupe dans la forêt, il n’est pas surprenant que la vision restituée de la nature dans le roman de Savard soit plurielle et polysensorielle. Les jeux de perspectives auxquels le regard de Menaud soumet la narration rendent compte de la sensibilité du personnage à la nature. Le soixantenaire, «toujours prêt […] à s’évader du regard vers le bleu des monts dès que le vent du Nord venait lui verser au cœur les paroles magiques et les philtres embaumés» (Savard, 26), ne cesse de confirmer son attachement envers les terres sauvages de Mainsal par l’attention visuelle qu’il leur accorde. Grâce à son regard, Menaud assure l’omniprésence des lieux sylvestres dans l’espace narratif du roman.

Instaurant, certes, un «rapport distancié au monde vivant, en le représentant comme se tenant devant nous, hors de nous, sous la forme d’une vue à contempler» (Zhong Mengual, 16), la vue magnifiée du paysage restitué par Menaud induit une première visibilité à l’environnement de Mainsal. À l’arrivée du groupe au sommet du mont, le héros, captivé par la vue panoramique de la contrée, en brosse un portrait : «Lorsqu’on eut gagné les hauteurs du Portage, le soleil avait émergé. Menaud s’arrêta. Devant lui, s’étendait la vallée de la grande rivière. […] au loin, on voyait la Basilique neigeuse, l’Éboulée, les Érables, les Farouches… et Menaud les nommait tout bas, comme les paysans nomment leurs bêtes à la barrière.» (Savard, 36-37) En identifiant certains secteurs de la forêt, le protagoniste établit une carte mentale du territoire et témoigne ainsi de sa connaissance des lieux. Menaud apparaît simultanément comme un rêveur captivé par l’aspect enchanteur du territoire lorsqu’il laisse «ses regards voler jusqu’aux horizons lointains» (Savard, 25) et un habitué des lieux sachant nommer ce qu’il voit. D’une manière similaire à l’ambivalence de la relation des draveurs avec la forêt abordée plus tôt, l’alternance de ces points de vue présente le territoire comme une terre familière tout en gardant son aspect enchanteur.

Du fait des expéditions forestières de son protagoniste, le regard porté sur le bois se concentre aussi sur les détails rencontrés lors de sa traversée. Avant que les draveurs puissent apercevoir le panorama grandiose au sommet de la montagne, ceux-ci cheminent à travers ses sentiers ascendants, où certains détails, tels que les essences végétales croisées, sont identifiés par la narration: «On traversa l’abatis du Colombier piqueté de souches, de recrus de plains et de fougères brunes. Puis le chemin se mit à grimper entre les tailles de harts rouges, les trembles gris vert et les aulnes dont les chatons annonçaient le printemps.» (Savard, 36) Avec la mention des chatons indiquant le renouvellement printanier, la narration restitue certains des signes qui rendent compte de la dynamique du territoire. Habité par le mouvement du vivant, le portrait de l’écosystème ne paraît pas comme un paysage figé, hors de la temporalité. D’une manière similaire à ce qu’observe Bouvet à propos du roman Hélier, fils des bois, le récit «exploite non pas la tension vers le lointain, mais le rapprochement avec l’environnement extérieur» (Bouvet 2011, 25). Dans le roman de Savard, la représentation des paysages sylvestres, perçus par l’alternance de ces deux perspectives, allie le grandiose à l’intime et l’enchantement à la connaissance.

Outre celui de la vue, d’autres sens participent à la mise en avant de la richesse que l’espace forestier recèle. Par l’entremise de la sensibilité auditive de Menaud, le roman met l’accent sur la matière vivante composant la forêt: «[Menaud] marcha dans la rosée des joncs neufs, jusqu’au bord où les grenouilles, par intervalles, muettes, buvaient leur lait de lumière, ou, soudain, toutes ensemble, poussaient une clameur qui vibrait jusqu’aux sillons lointains.» (Savard, 79) L’importance accordée aux sons, dont il sera question plus tard, dynamise la relation du protagoniste au monde forestier auquel il se sent rattaché. Comme dans le roman de Marie Le Franc, la «dimension polysensorielle et cosmique» (Bouvet 2011, 26) de l’espace permise par la sollicitation des sens donne «accès à un paysage vivant, dans lequel [le personnage] est pleinement immergé» (Bouvet 2011, 25-26). Par leur combinaison, le regard, l’odorat, le toucher ou l’ouïe restituent la balade sensorielle de l’homme des bois «en communion intime avec l’univers» (Lavoie, 15) forestier dont il est issu:

Avant qu’il fît noir à plein, Menaud quitta sa retraite, longea la lisière des arbres, caressant les feuilles qui, toutes humides, léchaient comme des bêtes familières. […] Il s’arrêtait de temps en temps pour goûter l’air de la nuit tiède qu’aromatisaient les résines sauvages, le baume des peupliers et les senteurs chaudes descendues du brasier. (Savard, 78)

L’intelligibilité de la nature, rendue possible par sa proximité avec le personnage, induit un bouleversement dans l’ordre naturaliste censé structurer le monde du roman. Autrement dit, le personnage de Menaud fait état d’une sensibilité au vivant inédite par l’entremise de son mode de vie forestier qui perturbe la séparation entre nature et culture habituellement mise en scène dans les récits du terroir. Dans son livre Par-delà nature et culture, l’ethnologue Philippe Descola entend reconsidérer le statut universaliste du système naturaliste. Chez les Achuar, une tribu amazonienne qui constitue le point de départ de la recherche de Descola, le concept de la nature n’existe pas. Contrairement au schéma dualiste occidental, leur système ontologique propose des manières complètement différentes d’habiter l’espace, de considérer le vivant et plus largement, de structurer la culture. À partir de ces deux pôles opposés qu’il qualifie d’animiste et de naturaliste, Descola établit les modalités de quatre régimes ontologiques ayant chacun ses spécificités quant à la façon d’internaliser ou de rejeter la nature au sein de l’édification de la culture.

À bien des égards, la poétique forestière du texte dans Menaud maitre-draveur rend compte d’un brouillage des frontières dualistes de la pensée naturaliste. Stephanie Posthumus et Élise Salaün, dans leur article sur les représentations du nord, ont déjà pointé ce fait à propos du personnage principal du roman: «It is clear that Menaud incarnates a symbiotic conception of the human being and his habitat. For him, the forest preserves human dignity and liberty.» (Posthumus et Salaün, 303) Comme le sous-entend leur «litière de sapin» mentionnée plus tôt, les draveurs ont une façon d’habiter le bois qui participe à la mise en scène de la divergence de leur rapport à la nature. Du fait qu’ils considèrent le bois comme un lieu «où on est chez soi partout» (Savard, 38), l’espace sauvage n’apparait plus comme tel pour les draveurs qui le perçoivent plutôt comme un second espace domestique. Les cabanes dans lesquelles Menaud se réfugie pour échapper au quotidien de la vie paysanne en sont révélatrices: «Menaud, tout le butin de son champ bien serré, passe maintenant une partie de ses jours dans sa cabane. Il y monte dès que s’entrebâille la porte du matin. […] Mieux qu’à la maison, c’est là qu’il peut jongler à son aise.» (Savard, 119)

Comme le suggère l’analogie entre la peau et l’écorce ou le sang et la sève des draveurs et des arbres dans certains des extraits cités précédemment, «une sorte de continuité physique élémentaire entre les existants » produit, malgré « la diversité des formes et la singularité des compositions», «la possibilité de les apparier […] selon les affinités […] des substances dont ils sont faits» (Descola, 410). Le pont jeté «entre la chair des plantes» (Descola, 411) et celle des draveurs témoigne d’«un rêve herméneutique de complétude» qui «nourrit l’espoir de tisser […] une trame d’affinités et d’attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité» (Descola, 281). Une équivalence est alors édifiée entre l’enracinement de Menaud au territoire dans «ce sol jaune où il avait pris souche» (Savard, 78) et les arbres. Malgré leur différence physique, puisqu’il va de soi que la ressemblance entre les hommes et les arbres dressée par la narration reste figurative, «[l]a similitude des intériorités autorise donc une extension de l’état de “culture” aux non-humains» (Descola, 183). Ainsi, les âmes de l’homme et de l’arbre se rejoignent dans leur essence au sein d’une ontologie commune: «Ils s’étaient fait une âme semblable à l’âme des bois, farouche, jalouse, éprise de liberté.» (Savard, 80) Le maître-draveur, par le dépassement du double clivage du corps et de l’esprit qui le séparait de la nature, finit par ne faire qu’un avec son écosystème: «Menaud, lui, s’était assis au pied d’une épinette, et personne ne l’eût distingué d’entre les racines.» (Savard, 112)

Tel que le décrit Descola, le «processus d’objectivation productif» (Descola, 441) occidental établit une «différence radicale de statut ontologique entre le créateur et ce qu’il produit» (Descola, 442). La conception «de la production comme imposition d’une forme sur une matière inerte» présente les entités manipulées par les humains comme des ressources dont la valeur s’acquiert à travers leur processus de transformation. La nature verticale de cette relation établit une nette disparité entre le sujet et les objets qui subissent sa volonté créatrice. Or, dans le roman de Félix-Antoine Savard, la relation des draveurs avec la matière sylvicole semble échapper à ce schéma de production. Les arbres n’incarnent pas seulement une ressource prête à se transformer en billots de bois, mais disposent aussi d’une valeur et d’une identité propre. Étant donné que la forêt pour les draveurs s’inscrit davantage comme une composante de leur identité qu’une ressource à exploiter, il apparait naturel pour eux de devoir la protéger. Centrale dans la formation de l’appartenance collective du groupe, le bois donne vie à la culture de telle sorte «qu’il en devient une composante acceptée et authentique du collectif» (Descola, 446). La relation horizontale que sous-entend cette existence commune rend l’idée de la séparation impensable pour Menaud:

Il serait dur, sans doute, de quitter la montagne, au moment où la lumière, le long des arbres, coulait comme un miel doré que buvait la terre ; dur de tourner le dos, demain, à ces belles choses dont il connaissait la loi, le cri, l’instinct. […] Cette nature, elle semblait l’aimer depuis le jour, lointain déjà, où il s’était appliqué à la connaître. (Savard, 60)

 

Rupture au terroir

La divergence du rapport à la nature de Menaud engendre une rupture avec la doxa de la communauté paysanne de Mainsal. Au début du roman, la vision surplombante des draveurs sur la vallée lors de l’ascension de la montagne introduit d’emblée l’opposition entre le monde forestier et celui de la paroisse: «Alors, les jeunes draveurs tournèrent les yeux vers en bas, vers les champs beiges dont les rectangles semblaient se raidir contre l’envahissement des bois…» (Savard, 37) Par son aspect broussailleux, la forêt sauvage incarne une menace pour le monde policé et rectangulaire des champs du village. Dans les romans de terroir québécois, le colon a pour «mission sacrée» (Décarie et Desrochers, 158) de défricher et d’occuper la forêt lors de son entreprise civilisatrice menée à l’encontre du désordre des terres sauvages. Or, vu leur appartenance à la forêt, l’identité des draveurs apparait incohérente avec le dualisme sur lequel se fonde l’organisation de la paroisse qu’ils constatent du haut de la montagne. En d’autres termes, la voie sylvestre à laquelle les draveurs adhèrent s’inscrit en opposition à l’ontologie naturaliste des laboureurs. Conscients d’être d’«une autre race» (Savard, 37), les draveurs, par leur identité ensauvagée, sont inexorablement voués à devenir des êtres de marge aux yeux des autres colons. D’une manière similaire au profil du coureur des bois identifié par Serge Fournier, l’habitus sylvestre de Menaud le met ainsi «à l’écart du groupe de référence qui fonde la norme et détermine les valeurs à protéger» (Fournier, 239).

Lors du retour de Menaud à la paroisse après l’expédition, une rupture se dessine entre les modes de vie de l’habitant et celui du coureur des bois. La succession des chapitres IV et V, où l’exercice de la drave en forêt laisse place au travail de la terre par les paysans, rend encore plus apparent le changement de paradigme auquel est confronté Menaud. Tel que l’explique Geneviève Brisson dans le cadre d’une étude ethnographique sur les conceptions sociales de la forêt québécoise, «[l]a séparation entre nature et culture entraîne des tensions entre les acteurs sociaux, et particulièrement entre ceux qui fréquentent le territoire […] L’aspect inculte des milieux forestiers est traité comme une menace d’ensauvagement dont il faut se prémunir par différents moyens» (Brisson, 165). Au cours de leur article sur l’évolution des considérations de l’espace forestier dans les romans québécois, David Décarie et Julien Desrochers avaient déjà soulevé la présence de cette dichotomie dans l’œuvre de Savard: «La dialectique de la forêt et du sillon est au cœur du roman. Menaud est présenté comme l’archétype du coureur des bois tandis que son voisin, Josime, est un terrien dans l’âme.» (Décarie et Desrochers, 166) Josime, avec son «visage de fer et de rouille comme les outils du printemps» et «son train de bon laboureur calme et fervent» (Savard, 71), se complait dans un mode de vie sédentaire que rejette Menaud: «Il aurait bien pu se fixer comme les autres, là-bas, qui vivaient à gratter la terre entre les roches, à boulanger des mottes en dedans de leurs clôtures: ceux-là mouraient dans leurs lits. Mais le tourment du bois et une mystérieuse loi du sang l’avaient emporté.» (Savard, 65) La vie de laboureur, avec ses clôtures et ses champs rectangulaires, fait figure pour le protagoniste d’une prison cartésienne face aux broussailles du monde sylvestre, aux flots de la rivière et aux terrains accidentés de la montagne. Au début du chapitre V, l’entreprise de domestication de la terre par les paysans exprime leur volonté de marquer le territoire de leur empreinte:

Il y a les feuilles qu’on brûle, l’herbe qu’on étrille sur la devanture de la maison. Il y a les bûches à fendre, à corder soigneusement, bien en ligne, écorce dessus, bois dessous. Il faut redresser ses piquets, consciencieusement, dans les mêmes trous, pour éviter les procès de clôture. (Savard, 69)

Contrairement à Menaud, qui souhaite voguer à travers la «longue bande de forêt riveraine» constituée de «paysages coupés de tourbières et de broussailles» (Savard, 55), les laboureurs soumettent l’espace aux vertus civilisatrices de la «ligne» du sillon. Comme le souligne Tim Ingold dans Une brève histoire des lignes, la ligne droite apparait comme «une icône de la modernité» qui «incarne la raison, la certitude, l’autorité, et un sens certain de l’orientation» (Ingold, 218). L’allée rectiligne fournit une marche à suivre bien définie: «On part dos à dos, on revient face à face, en suivant le sillon. Puis, on fait halte à la clôture, on allume, on devise, on se passe les nouvelles: c’est la loi.»  (Savard, 73) Les traces des sillons inscrivent la marque de la domestication du territoire qui est dorénavant soumise à la «loi» des colons. L’échec des draveurs dans leur tentative de sensibiliser les paysans à leur cause exemplifie davantage le décalage qui se forme dans la bifurcation ontologique des uns face aux autres: «[Le Lucon] entrait dans toutes les maisons […] il faisait son discours, fouettant son auditoire d’un bras, et l’autre, tendu vers les montagnes qu’il défendait. […] Quelques vieux terriens disaient: “Bah!”, ne voyant, en cette histoire, rien au-delà de leurs clôtures.» (Savard, 92, 93) La sensibilité autre de Menaud et le fait qu’elle soit incomprise par le reste de sa communauté produisent chez lui un profond désarroi et une révolte qui le pousse à la folie.

  

Polyphonie de l’espace forestier

La forêt dans Menaud, maître-draveur, selon les mots David Décarie et Julien Desrochers, «permet de communiquer avec le passé» et «constitue, pour Savard, un espace de liberté qui est une condition essentielle à la vie, à l’imaginaire et à la culture du peuple canadien-français» (Décarie et Desrochers, 166). En ce sens, la forêt se présente avant tout comme un espace culturel de premier ordre dans la logique patriotique des draveurs. Habitée par la voix des ancêtres, elle incarne un lieu sacré qui leur permet de se reconnecter à leur héritage culturel. Au début du roman, Menaud, lors d’une épiphanie suscitée par la lecture d’un extrait de Maria Chapdelaine, a pour premier réflexe de se tourner vers la fenêtre afin de contempler les «libres montagnes qu’on pouvait encore distinguer au loin» (Savard, 24). Plus tard, alors que Menaud trouve refuge dans sa cabane au cœur de la forêt, sa folie grandissante est accompagnée par l’appel de ces voix du passé: «De chaque motte de terre, de chaque sentier sourdent des voix; et, dans le vent d’énergie, Menaud croit entendre que ces voix appellent […] Il va, vient, autour de sa cabane, cherchant à libérer les désirs captifs qui le battent de leurs élans.» (Savard, 120-121) Pendant son sommeil lors d’une nuit passée en forêt, Alexis est à son tour visité par ces voix ancestrales:

Il vit ensuite des sentiers qui emmaillaient toutes ces terres et des sillages qui ridaient toutes ces eaux. Des hommes de sa race allaient et venaient dans toute cette étendue. Alors il leur demanda: «Qu’est-ce que cela?» Ils lui répondirent: «Ce sont des images de ton pays.»  […] Après quoi, il entendit comme une plainte qui s’élevait de tout le pays, une longue plainte […] au cœur profond de la forêt vierge où habitent ces songes. (Savard, 52-53)

Issues du «cœur profond de la forêt vierge», ces voix participent à l’expression du tumulte forestier parcourant l’entièreté du récit. Tout au long du roman, l’espace forestier apparait comme un lieu excessivement bruyant. Par son effervescence sonore, la nature incarne un carrefour de communication et d’échange. À tout moment, «les cris et les tumultes de l’eau révoltée» (Savard, 26) se mêlent à «toutes les voix du pays, de la montagne, des champs et des bois» (Savard, 27) au sein d’un chœur retentissant. Autrement dit, peuplé par «des rumeurs mystérieuses» et des «cris» couverts «par l’immense chœur des grenouilles» (Savard, 63), le territoire sauvage de Mainsal fait entendre un tumulte polyphonique composé par la clameur d’une biomasse qui cherche à être entendue: «De partout s’exaltait la rumeur des choses qui ne veulent plus s’arrêter de croître, montaient le cantique de joie, le cri de liberté des champs, des bois, des montagnes…» (Savard, 77)

Par les nombreuses pratiques orales des draveurs, tels les chants entonnés lors de la drave ou encore les contes racontés autour du feu, ceux-ci participent aussi à l’élaboration de la dimension polyphonique de l’espace forestier. Comme les coureurs des bois, dont la «sociabilité, comme celle des [autochtones], est fondée sur l’oralité» (Havard, 557), l’importance de l’oralité chez les draveurs se manifeste notamment par «des chansons entonnées par les équipages de canot» (Havard, 556). Lors de la descente de la rivière avec sa troupe, Menaud, tout en criant «hue! Dia! aux rameurs» (Savard, 55), «disait des mots qui semblaient venir de loin, de très loin, racontait des histoires sauvages, dépeignait des animaux étranges dont il imitait le cri» (Savard, 56). Les «qualités oratoires surprenantes» (Lavoie, 13) dont fait preuve Menaud lorsqu’il «racont[e] les grandes chasses, les longs portages, les prodigieuses randonnées» aux autres draveurs, avec «un je ne sais quoi de sain, de jeune, de viril, de mystérieux», lui font perpétuer l’héritage de ses ancêtres à travers sa voix. Parsemé «de lacs, de rivières, de pays comme il y en a dans les contes seulement» (Savard, 56), le territoire forestier de Mainsal est doté d’une nature enchanteresse allant de pair avec la maîtrise de l’oralité des draveurs.

Plus encore, la volubilité sonore des draveurs rend compte de l’harmonie de leurs voix avec celles de la nature. C’est avec «l’âme pleine de musiques et de chansons» (Savard, 30) qu’Alexis pénètre dans les bois de Mainsal au début de l’expédition avant de «faire parler les cordes» (Savard, 43) de son violon «qu’il avait fait lui-même dans un sapin de montagne» (Savard, 43) pendant la fête nocturne. À l’opposé, le laboureur Josime, avec sa «voix nasillarde, lente» (Savard, 71), s’inscrit en dissonance avec la mélodie forestière. Lors de l’exercice de la drave, où les jurons et les cris proférés par les travailleurs virils côtoient le grondement de l’embâcle et le tumulte de la rivière, il arrivait qu’«un fantasque s’élançait sur une bille en flot, dansait le balancé ou chantait Rossignolet sauvage jusqu’au pied du rapide» (Savard, 58). Du fait de leur éloquence ou de leur passion pour le chant, les draveurs expriment une mélodie similaire à celle formée par «[l]es voix [et l]es chants d’amour» de «l’immense pays» (Savard, 113). Comme le renchérit la narration lors du spectacle de leurs prouesses durant la drave «dans les musiques de l’eau guerrières», «[t]out cela chantait» (Savard, 59) un chœur empreint d’héroïsme et de patriotisme.

Figurant comme les cordes vocales de la forêt, la rivière, par la puissance de son tumulte, rend compte de la révolte commune partagée par les draveurs et les territoires sauvages. Les prises de parole de Menaud sont révélatrices de cette révolte commune. En effet, dû à son emportement lors de ses discours, la ferveur patriotique de Menaud est à plusieurs reprises mise en parallèle avec l’embrasement du bois:

le vieux maître-draveur se leva soudain, lança quelques bûches dans le brasier et commença de parler comme s’il eût été à lui seul tout un peuple et qu’il eût vécu depuis des siècles. (Savard, 45-46), Il allait, venait, tout autour, parlait seul, jetait au feu, au travers des branchages, toutes les rancunes de son sang: et ce spectacle soulageait dans son cœur son besoin de violence. » (Savard, 78)

Annonçant l’incendie à venir dans la deuxième partie du récit, le regard flamboyant de Menaud («Le regard de Menaud s’était enflammé» [Savard, 24]) fait un parallèle entre sa révolte et celle de l’écosystème. Habitée par les flammes, la prise de parole de Menaud devient possédée par les voix de ses ancêtres.

La volubilité sonore des draveurs et la clameur de la nature constituent les revers d’une même pièce. En communiquant avec la matière vivante de la forêt avec laquelle ils sont en communion, ceux-ci répondent à l’appel de la nature: «les cloches du printemps s’étaient mises à sonner là-bas, dans les tours et clochers de la forêt prodigieuse. La voix de la grande rivière avait commencé de se faire entendre. Elle annonçait le temps de la drave.» (Savard, 26) Comme l’indique cet extrait, la forêt prend une dimension sacrée par ses «clochers» qui font référence à une église. Terres des contes et des légendes, l’espace sylvestre incarne un lieu de culte et de mémoire dédié à la culture québécoise pour ces hommes des bois. Sa polyphonie fait entendre le grondement d’une voix collective «pour embrasser l’ensemble d’un pays et d’un destin collectif» (Hewitson, 96) comme l’évoque Lucille R. Hewitson en parlant de la révolte du personnage principal du récit. Léguée de père en fils, la forêt assure un terreau fertile à la subsistance de la culture québécoise en s’avérant être le lieu généalogique par excellence. Le maître-draveur lui-même, malgré son vieil âge, se souvient toujours de ses expéditions en forêt avec son défunt père:

Il se rappelait bien ses paroles. Partout, devant les moindres choses, c’était toujours la même chanson: «Regarde, comme c’est beau! Garde ça pour toi et pour ceux qui viendront, mon sapregué!» Un jour, sur la montagne à Basile […] il avait fait un large geste, comme s’il eût voulu embrasser le pays tout entier. «Tout cela, c’est à nous autres, c’est l’héritage!» avait-il dit. Menaud le revoyait encore humant les âcres parfums du bois comme une odeur de son bien à lui, les yeux sur les montagnes comme sur une bête familière que l’on caresse. (Savard, 39)

Comme l’a fait son père avant lui, Menaud s’assure ainsi que les «paroles» de cette «chanson» forestière se transmettent à son propre fils. N’hésitant pas à humer, tout comme son père, « les âcres parfums du bois » («[Menaud] s’arrêtait de temps en temps pour goûter l’air de la nuit tiède qu’aromatisaient les résines sauvages, le baume des peupliers et les senteurs chaudes descendues du brasier»), Menaud prouve que sa sensibilité forestière est l’apanage d’un héritage paternel.  Transmise au fil des générations, la forêt pour ces hommes des bois participe en ce sens à la continuation d’un récit des origines. Le ressenti de Menaud envers la forêt, qu’il juge constitutive des «racines de son être» (Savard, 109), s’accorde parfaitement aux propos de Jacques Brosse sur l’importance spirituelle que peut revêtir la figure de l’arbre pour l’homme:

Il peut alors redécouvrir son origine, et même l’en deçà de son origine, grâce à l’arbre généalogique dont les rameaux sont ses ancêtres, retrouver l’humanité tout entière dans l’arbre de l’évolution qui le rattache à la vie en son expansion. Ainsi guidé, l’homme reprend racine, il puise à la source, aux eaux primordiales, dans le fond inépuisable commun à toute vie. Parvenu là, il sent se retracer en lui l’esquisse d’une genèse, comme si, ayant remonté le cours du temps, il avait acquis le privilège de contempler le monde en formation, un monde que seule la présence de l’arbre a rendu pour lui habitable. (Brosse, 35)

Selon cette optique, la perte de son fils s’avère révélatrice du danger que court la forêt dans le récit. À l’instar du drame vécu par le protagoniste, le bois fait entendre par les voix des ancêtres l’état de son désarroi au sein d’une plainte commune: «[Alexis] entendit comme une plainte qui s’élevait de tout le pays, une longue plainte qui ressemblait à celle de Menaud, la veille […] au cœur profond de la forêt vierge où habitent ces songes.» (Savard, 52-53)

Par sa polyphonie, l’espace forestier sert de haut-parleur pour plaider en faveur de la préservation du patrimoine culturel québécois. C’est en effet dans ses broussailles qu’habitent les fameuses voix des ancêtres qui poussent les draveurs à militer pour sa défense. Dû à sa proximité avec les draveurs et à la sensibilité toute particulière de Menaud à son égard, la forêt cesse d’incarner un espace à conquérir qui devrait se soumettre à l’ordre cartésien de la civilisation des hommes. Pour l’une des premières fois dans la littérature québécoise, les contours d’une relation fondée sur une réciprocité entre l’homme et le bois se dessinent à partir du chemin forestier que choisissent d’emprunter les draveurs. L’une, en devenant le réservoir d’une mémoire commune sur laquelle se constitue une culture, s’assure la protection par les autres. Ainsi, l’enjeu de la protection de la forêt prime sur celui de l’exploitation de ses ressources. En faisant entendre sa voix, Menaud, tout comme ses camarades de drave, cherche à résoudre l’embâcle.

  

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