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Les racines de la guérison: réappropriation identitaire et réparation de la filiation trouée grâce à la forêt dans «Femme forêt» d’Anaïs Barbeau-Lavalette
Introduction
La forêt a souvent servi de toile de fond à des récits empreints de mystère, de paix, d’introspection et de transformation (Bédard-Goulet et Chartier 2022, 379). Elle se présente comme un espace où les personnages se perdent pour mieux se retrouver, où l’identité se façonne au gré des sentiers sinueux. Même «[s]i la forêt est souvent représentée comme un lieu d’épreuve ou de flottement identitaires, elle permet aussi l’émergence d’une expérience particulière […][et] rend possibles des situations dans lesquelles l’indétermination peut être momentanément résolue» (Bédard-Goulet et Chartier 2022, 381). Cette dualité de la forêt en tant que lieu d’exploration intérieure et de résolution temporaire de l’incertitude souligne son importance dans la construction identitaire en littérature.
Le présent article s’intéressera au deuxième volet d’une trilogie autofictionnelle portant sur la quête identitaire, la filiation féminine trouée et la mémoire, et qui explore les tensions entre la fuite et l’enracinement : Femme forêt. Ce roman, publié en 2021, a été écrit par l’autrice, réalisatrice et scénariste Anaïs Barbeau-Lavalette, née en 1979 à Montréal. Au début du confinement, en 2020, l’autrice, sa famille et un couple d’ami·es déménagent tous·tes ensemble dans une maison au milieu d’une forêt des Cantons-de-l’Est surnommée la «Maison bleue». Dans ce monde peu connu de l’autrice, dans lequel elle plongera corps et âme, «une nouvelle langue se déploie. Celle des lucioles, des pins blancs et du mélilot» (Barbeau-Lavalette 2021, quatrième de couverture). En écrivant ce roman, Anaïs Barbeau-Lavalette s’est posé une question fondamentale : comment être celle qui reste, lorsqu’il manque quelqu’un·e dans notre lignée, lorsque notre grand-mère maternelle a été «la femme qui fuit», premier volet de la trilogie de Barbeau-Lavalette ? Comment réparer le fil d’une généalogie brisée ? L’autrice, avec ce roman, s’est lancée dans une entreprise de réappropriation de son identité et de ses racines. Elle explore la forêt, parcourt ses chemins inventés et se redécouvre en même temps qu’un univers forestier peu connu.
Cet essai se penchera sur la manière dont la déambulation en forêt et la fréquentation de l’espace forestier permettent à la protagoniste de l’œuvre de retrouver son identité et de colmater les brèches de sa généalogie trouée. La fréquentation et la déambulation deviennent ainsi des vecteurs essentiels de sa quête identitaire, et les arbres, les sentiers et les murmures de la forêt émergent comme la clé qui lui permettra de retisser avec délicatesse le fil de sa filiation fragmentée.
J’expliquerai d’abord comment les thèmes de la filiation trouée, de l’identité morcelée et de la nécessité de guérison sont explorés dans l’œuvre. La suite de l’article sera ensuite divisée en trois sections distinctes : nommer, habiter et devenir. Ces trois aspects seront analysés grâce à une approche géopoétique. La première partie de l’analyse, «Nommer», se concentrera sur l’importance du processus de nomination dans le roman. En me penchant sur la manière dont l’autrice nomme les éléments qui composent la forêt et les êtres qui y habitent, j’examinerai comment ce processus devient un acte de réappropriation linguistique, un moyen de donner vie à une réalité qui lui échappait auparavant. Dans la deuxième partie, «Habiter», j’examinerai les relations contrastées de la narratrice entre la Maison bleue, perçue négativement, et la forêt, perçue positivement, pour comprendre comment la manière d’habiter le territoire devient un élément clé dans son processus de rétablissement de la filiation trouée. Finalement, la troisième partie de mon analyse, «Devenir», se concentrera sur la manière dont l’autrice parvient finalement à s’incorporer pleinement à la forêt, à «devenir» la forêt. J’analyserai comment cette immersion totale dans l’environnement forestier révèle la force de cet espace en tant que catalyseur de reconnexion identitaire, soulignant l’idée que la forêt devient bien plus qu’un décor, mais plutôt ce qui lui permet de réparer les brèches de son identité et de remplacer les entités manquantes de son arbre généalogique par les arbres de la forêt.
Filiation trouée, identité fragmentée
Il me paraît d’abord important de montrer que la narratrice de l’œuvre a effectivement des lacunes dans sa filiation, ce qui engendre ainsi des interrogations profondes sur sa propre identité. Le roman de Barbeau-Lavalette qui précède Femme forêt, La femme qui fuit, explore la vie de Suzanne Meloche, la grand-mère de l’autrice. Virginie DeChamplain, dans son mémoire de maîtrise sur ce roman, écrit que le livre est sur «sa grand-mère, Suzanne Meloche, fantôme en vol plané sur sa vie et celle de sa mère. Sa grand-mère qui, en 1952, a abandonné ses enfants et est disparue, ne laissant que du silence en héritage» (DeChamplain 2019, 125). Dans ce premier roman de la trilogie, Barbeau-Lavalette a donc essayé de retracer cette vie tumultueuse et non conventionnelle, qui a laissé des répercussions sur sa mère et, par transmission générationnelle, sur elle-même.
On trouve dans le roman Femme forêt quelques passages qui rappellent ces manques dans l’arbre généalogique de l’autrice. Elle raconte que ce sont ses «tantes qui ont élevé et sauvé [s]a mère » (Barbeau-Lavalette 2021, 54), parce que sa grand-mère s’est «évaporée» (Barbeau-Lavalette 2021, 82). Plus loin, elle écrit : «Quand ma mère était enfant, sa mère est partie» (Barbeau-Lavalette 2021, 127). Ses passages permettent de lier La femme qui fuit à Femme forêt, et de comprendre que la narratrice de Femme forêt a effectivement une filiation marquée par une ligne du temps trouée. DeChamplain, dans son mémoire, explique également que le «développement identitaire des enfants qui proviennent d’une filiation où les membres portent et se transmettent des souffrances psychiques irrésolues» (DeChamplain 2019, 132) est complexe. «Invisibles la plupart du temps, les entailles inscrites dans la filiation font souvent trébucher ceux qui y sont associés. […] Une charge traumatique, liée à l’abandon et à l’absence, plane effectivement sur le roman de Barbeau-Lavalette» (DeChamplain 2019, 132). Sa mère, traumatisée par le départ et l’abandon de sa propre mère, a aussi transmis ce traumatisme à sa fille. Dans plusieurs entrevues, l’autrice parle de son processus pour Femme forêt comme d’une réponse à La femme qui fuit. Dans une entrevue pour Le Devoir, elle dit par exemple : «J’ai l’impression que ce roman aurait pu s’appeler La femme qui reste» (Dumais 2021). En effet, le processus d’écriture de ce livre a impliqué pour l’autrice un questionnement identitaire important. Le roman commence d’ailleurs par : «Les jours de grands vents, je me demande si mes racines vont tenir. Si une tempête ne va pas m’arracher au sol sur lequel mes enfants ont appris à marcher. Si je saurai rester» (Barbeau-Lavalette 2021, 7). L’utilisation du terme «racine» est suggestive, évoquant le fait que ses racines familiales sont ténues. La question de savoir si elle «saura rester» suggère également une quête d’identité. L’autrice écrit aussi : «Mon histoire familiale est tissée d’abandon. […] [L]e lien a été tranché, des gens sont partis sans revenir en laissant plein de petits trous chez les suivants» (Barbeau-Lavalette 2021, 255). Cette préoccupation par rapport à la stabilité et à l’enracinement crée un cadre symbolique pour le récit, montrant que le roman explorera non seulement la relation de l’autrice avec la nature, mais aussi son parcours intérieur pour trouver une stabilité personnelle, un ancrage identitaire, puisqu’elle a une généalogique «pleine de petits trous». Ainsi, ces citations établissent un ton introspectif et posent les bases du questionnement identitaire qui traverse le livre.
Elle écrit aussi plus loin, au début du séjour dans la Maison bleue et dans la forêt : «Je ne sais plus si je suis, moi, mal ou bien. Je ne sais plus exactement qui je suis tout court» (Barbeau-Lavalette 2021, 96). Cette ambivalence et cette confusion révèlent un conflit intérieur, une quête de compréhension de soi, qui devient le fil conducteur de son parcours dans l’œuvre, mettant en lumière les défis et les questionnements qui sous-tendent son exploration identitaire.
Nommer
En sachant nommer les choses, en attribuant des noms aux lieux et aux caractéristiques géographiques ou fauniques d’un territoire, les individus et les communautés créent un lien entre leur identité et cet environnement spécifique. Louis-Edmond Hamelin, géographe et linguiste québécois qui, dans les années 1950, a contribué à développer le vocabulaire de la géographie nordique, pense que le fait de nommer les choses qui nous entourent, de les comprendre, favorise le développement d’une connexion avec celles-ci : elles ne nous sont plus indifférentes (Hamelin et Désy 2014, 101). Il croit aussi que «[q]uand [on a] les mots pour en parler, [on a] une relation un peu plus grande avec le milieu» (Hamelin et Désy 2014, 101). Cette citation met en lumière l’idée que le langage et la capacité de nommer les éléments de notre environnement ne sont pas simplement des actes verbaux, mais des moyens de créer une connexion plus profonde avec le monde qui nous entoure. Nous commençons à voir et à ressentir le monde de manière plus personnelle, à reconnaître sa valeur et sa beauté.
Dans une entrevue accordée au Devoir, Anaïs Barbeau-Lavalette constate «[s]on analphabétisme» lorsqu’elle s’installe en forêt et se met à explorer ce monde qui l’a pourtant vu grandir une partie de son enfance. Elle ne sait rien nommer des choses qui l’entourent (Barbeau-Lavalette dans Dumais 2021). Dans le roman, elle raconte qu’elle «fréquente les plantes sans vraiment les connaître» (Barbeau-Lavalette 2021, 21‑22). Bien qu’elle côtoie cette forêt depuis longtemps, elle n’a pas les mots pour la décrire, elle ne connaît pas les plantes qui l’habitent. Un peu plus tard, elle décrit la «fragile perfection» du paysage hivernal qui l’entoure :
Je cisèle sa blancheur et je cherche mes mots. […] Le pays me tient. Mais les mots qu’il me reste pour le dire sont secs et vides. Même le mot “nature” est tout effrité, il n’a plus ni brillance ni lumière. Il s’agira donc de remettre des mots au monde. Il s’agira donc d’une renaissance. (Barbeau-Lavalette 2021, 48)
Malgré la splendeur du paysage, l’autrice exprime une difficulté à trouver les mots adéquats pour le décrire dans toute sa beauté. Une des raisons pour lesquelles elle ne trouve pas les bons mots, c’est parce qu’elle ne les a pas : elle doit «remettre des mots au monde», les refaire exister pour être capable de décrire ce qu’elle voit. On sent dans ce passage le sentiment de déconnexion que l’autrice vit, mais aussi la prise de conscience de ce manque langagier, et la nécessité pour elle de revitaliser son langage. On sent aussi dans son désir de «renaissance» une volonté de renouvellement personnel, un désir de retrouver peut-être une partie de son identité à travers cet apprentissage lacunaire du langage.
Comme le souligne le philosophe Jean-Paul Sartre, nommer, c’est faire exister, c’est changer, transformer : «que la chose soit une fois nommée et la voilà faite. Il suffit du nom» (Sartre 1998, 20). En redonnant leur nom aux choses qui l’entourent, la narratrice crée une interaction dynamique avec son environnement. Les mots deviennent des outils pour dévoiler la complexité et la richesse de la forêt. En transformant sa relation avec le paysage par le biais de la nomination, l’autrice modifie également sa propre identité en tant qu’observatrice. Elle devient une participante active dans la création et l’interprétation de la réalité qui l’entoure. Nommer devient ainsi un processus d’appropriation et de personnalisation de son environnement, influant sur la manière dont elle se positionne et interagit avec celui-ci.
Tout au long du livre, la protagoniste écrit les noms des arbres, des plantes, des animaux et des insectes, qu’elle apprend en même temps que ses enfants : les érables rouges, à sucre, argentés, les pruches, l’oxalis, le pourpier gras, la tique, la luciole, le papillon tigré, la grive fauve, et bien d’autres (Barbeau-Lavalette 2021, 65‑66, 86, 99, 178, 190, 212, 270). On suit son processus d’apprentissage au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’elle écrive finalement : «Je commence à reconnaître ce qui m’entoure. […] ce que je sens n’est pas exactement du même ordre que la joie. Je me solidifie. […] J’ai l’impression que je m’étends. Je ne suis ni plus grande ni plus forte. Je suis simplement plus vaste» (Barbeau-Lavalette 2021, 214). Ce passage est très révélateur : l’autrice, parce qu’elle sait nommer son environnement et les choses qui l’entourent, sent qu’elle en fait soudainement complètement partie. Il semble y avoir un changement plus profond qui s’opère en elle, peut-être une forme de compréhension nouvelle de la forêt, d’elle-même et de la connexion avec la forêt qui transcende la simple joie. Ce processus amène l’autrice à «se solidifier» et à «s’étendre», comme si son identité se consolidait, se renforçait, tout en s’ouvrant au monde.
Jacques Tassin, chercheur en écologie végétale, nous rappelle, dans son livre Penser comme un arbre, que celui-ci a une valeur surfacique qui dépasse l’entendement. Ce qui est fascinant, «c’est la capacité de l’arbre, en exacerbant ses surfaces, à faire lien avec le monde et à le sonder dans son inépuisable diversité ; bref, à s’extérioriser» (Tassin 2020, 40, l’auteur souligne). Lorsque Barbeau-Lavalette dit qu’elle se solidifie, s’étend et devient plus vaste, on peut faire un parallèle avec ce dont parle Tassin. Elle aussi s’extériorise et crée des liens avec le monde forestier. En apprenant le langage de la forêt, c’est comme si elle commençait à réellement faire partie de l’écosystème qui l’entoure. Elle devient une extension organique de cet écosystème, une immersion qui semble l’«immensifier», transcendant «ses limites pour la projeter dans une rêverie de l’infini» (Bouvet 2022, 76), comme le souligne Rachel Bouvet. On peut ainsi voir à travers l’œuvre le parcours de redécouverte identitaire de l’autrice, où l’apprentissage du langage naturel correspond à une révélation personnelle et à une renaissance. L’autrice, initialement confrontée à son analphabétisme face à la nature, transcende cette lacune linguistique pour retrouver une connexion profonde avec son environnement, rétablissant ainsi une partie de son identité.
Habiter
Selon l’anthropologue Marion Segaud, «[h]abiter c’est, dans un espace et un temps donné, tracer un rapport au territoire en lui attribuant des qualités qui permettent à chacun de s’y identifier» (Segaud 2010, 71). Créer des liens avec le monde qui nous entoure permet véritablement de ressentir qu’on en fait partie intégrante. Établir une connexion avec notre environnement nourrit notre perception de l’unité et de notre place au sein de celui-ci, renforçant notre sentiment d’appartenance et permettant ainsi de nous y enraciner. C’est précisément ce que la narratrice de Femme forêt accomplit au fil de l’œuvre. D’ailleurs, Segaud met en évidence la nécessité de comprendre comment nous habitons notre espace vital, «comment nous nous enracinons dans un “coin du monde”» (Segaud 2010, 70, je souligne). En s’identifiant à son espace et à son territoire, Anaïs Barbeau-Lavalette peut donc y trouver une forme d’ancrage.
La géopoétique, conceptualisée et élaborée par Kenneth White à la fin des années 1980 et formulée pour la première fois dans son ouvrage de 1994, Le Plateau de l’albatros, vise à transcender les limites conceptuelles de la littérature, à élargir notre compréhension du lieu et à promouvoir une connexion plus profonde et consciente entre l’individu et son environnement. S’inspirant de Thoreau, chez qui on trouve «une remise en cause radicale de la manière qu’a l’homme d’habiter la terre, d’être au monde» (White 1994, 98), la géopoétique se caractérise par une démarche «foncièrement vouée à repenser la manière d’habiter le monde» (Jan 2022, 93). Comme le rappelle Rachel Bouvet dans son ouvrage Vers une approche géopoétique : «Opter pour une approche géopoétique de la lecture implique de privilégier un rapport à l’espace fondé sur la mobilité, le mouvement, plutôt que sur la stabilité, la surface à occuper ; une posture ouverte, une attention dirigée vers l’avant» (Bouvet 2015, 107). Cette approche invite à explorer le monde avec une conscience dynamique, à embrasser la mobilité physique et conceptuelle, ce qui, en fin de compte, redéfinit notre compréhension de notre place dans le monde et de la manière dont nous habitons l’espace qui nous entoure. En adoptant cette approche, la démarche géopoétique offre un cadre pour repenser notre rapport à l’environnement et pour envisager une habitation du monde en constante interaction avec les éléments qui le composent. Dans ce cadre, il est possible de constater que la protagoniste vit une tension constante entre les espaces qu’elle habite : la Maison, lieu de tous les enfermements, et la forêt, où elle peut enfin être libre.
L’intérieur: la Maison
La Maison bleue, où habite l’autrice, est vue de manière négative par la narratrice. Elle représente l’enfermement, la contrainte. Parce qu’elle est surpeuplée (Barbeau-Lavalette 2021, 20), l’autrice étouffe : «Et la honte d’étouffer m’étouffe davantage. Trop-plein d’humains sur le même plancher» (Barbeau-Lavalette 2021, 136). Elle doit «[s]urvivre à neuf dans [leur] vieille maison. […] Répondre aux attentes de tous sauf aux siennes. Découper sa liberté, ne pas savoir quoi faire avec tous les morceaux» (Barbeau-Lavalette 2021, 233). Les citations soulignent le sentiment d’enfermement et de contrainte que la narratrice associe à la Maison bleue, où elle réside. La maison, décrite comme surpeuplée, devient un lieu où la protagoniste se sent submergée par les attentes des autres, au détriment de sa propre liberté. L’idée de devoir «répondre aux attentes de tous sauf aux siennes» suggère un conflit entre les obligations de la protagoniste et sa quête personnelle d’identité. Ces passages évoquent également la difficulté de trouver sa place et son identité au sein d’un environnement familial qui semble imposer des contraintes, symbolisées par la nécessité de «découper sa liberté». La narratrice perçoit la Maison bleue comme un lieu d’enfermement physique et psychologique, pour lequel elle doit trouver une issue. Dans ce contexte, la maison ne constitue pas un refuge (Bouvet 2022, 73) ni un «endroit privilégié» (Loubes dans Bouvet 2022, 81) pour explorer le monde, mais plutôt un espace fermé.
Néanmoins, on trouve aussi dans l’œuvre une figure plus près de la cabane, un entre-deux, davantage fondu dans la forêt, qui, comme le spécifie l’autrice, «n’est pas vraiment une maison». C’est «une toile d’arbres savamment tissée. Des arbres imbriqués les uns dans les autres, juste assez pour laisser passer le vent et les étoiles, juste pour y trouver refuge» (Barbeau-Lavalette 2021, 84). L’homme qui l’a construite «récolte des rameaux qu’il tisse pour s’en faire des murs qui n’en sont pas. Des murs qui respirent et qui ne protègent de rien» (Barbeau-Lavalette 2021, 85). C’est dans cet espace intermédiaire que l’autrice trouve parfois refuge lorsqu’elle souhaite fuir la Maison bleue, dans cet endroit qui laisse entrer l’extérieur, le vent et les étoiles et qui rappelle la cabane. Jean-Paul Loubes, anthropologue et architecte, écrit dans son ouvrage Traité de l’architecture sauvage qu’une facette importante de la cabane est «sa faculté de mimétisme, d’osmose avec l’environnement avec lequel elle fait corps par son peu d’étanchéité au monde. La maison fournit le clos alors que la cabane recherche l’ouvert» (Loubes 2010, 97‑98, l’auteur souligne). On voit très bien dans l’œuvre la dualité entre les figures de la maison et de la cabane, puisque la première est vue comme un lieu d’enfermement, alors que la deuxième, complètement intégrée dans son environnement, constitue un abri rassurant. Même si la cabane «ne protège de rien», l’autrice sent qu’elle n’a pas besoin d’être protégée de la forêt, puisque celle-ci est perçue comme un lieu sécuritaire. En effet, le roman suggère que c’est l’espace forestier lui-même qui se présente comme le refuge de l’autrice. Celle-ci «[s]e sauve hors des murs pour protéger le morceau aimant qui existe encore en [elle]. […] [Elle se] sauve pour éviter qu’il ne s’assèche. [Elle] lui cherche une autre source. [Elle va] retrouver la forêt» (Barbeau-Lavalette 2021, 70).
L’extérieur: la forêt
La forêt devient le refuge de l’autrice, bien davantage que la Maison bleue. Lorsqu’elle en a besoin, c’est là qu’elle fuit, à travers les arbres et les sentiers, pour échapper aux contraintes et trouver un pan de liberté. Elle écrit, par exemple : «Il y a trop de lignes autour de moi, trop de traces qui me délimitent, trop de frontières où je m’écorche. J’ai besoin d’un espace où les faire éclater et c’est ici [dans la forêt], […] où il n’y a plus de murs et plus de toit, que je deviens un saut dans le vide» (Barbeau-Lavalette 2021, 163). Cette citation souligne le pouvoir transformateur de la forêt, offrant à la narratrice un refuge où elle peut échapper aux contraintes imposées par sa microsociété — la Maison bleue — et explorer un espace sans entraves, propice à la découverte de soi, à sa quête identitaire.
D’ailleurs, la géopoétique «place au premier plan de ses préoccupations l’exploration physique des lieux, in situ, l’interaction concrète avec l’environnement, la perception intime des paysages, le cheminement singulier d’un individu immergé dans le monde» (Bouvet 2022, 75). Ainsi, le lieu dynamique devient un refuge, où la liberté se trouve dans le mouvement. Au fil des déambulations de l’autrice, une connexion intime se tisse entre elle et la forêt environnante. Sa manière d’habiter le monde lui permet de développer cette connexion : «Grâce à l’adoption d’une posture dynamique consistant à s’ancrer dans un paysage pour mieux l’apprécier, l’individu est à même de “vivre le paysage”, pour reprendre le titre de l’essai de François Jullien : “Encore s’agit-il moins de contempler le paysage que de s’ancrer en lui et de l’habiter”» (Bouvet 2022, 75‑76). C’est ce que fait l’autrice tout au long de l’œuvre : elle vit le paysage de manière dynamique, le traverse. C’est ce mouvement qui la sauve : «Je cherche la mienne. Ma tranchée, ma zone de repli, ma cachette, mon salut. Je pédale jusqu’à la courbe du chemin» (Barbeau-Lavalette 2021, 195). C’est cette courbe du chemin qui lui offre une échappatoire, «le petit sentier juste derrière la Maison bleue» (Barbeau-Lavalette 2021, 71). Lorsqu’elle est dans la maison, «tout [d’elle] se distille dans les autres, [elle est] vide. [Elle se] sauve à vélo sur les lacets de gravier, [elle] avale les montagnes et [elle s’]invente des voyages» (Barbeau-Lavalette 2021, 151). Ce n’est donc pas seulement la montagne ou la forêt qui la sauve, mais aussi le déplacement vers celles-ci, sur les sentiers ; c’est la fuite, en quelque sorte, qui lui permet de réellement trouver refuge.
C’est donc surtout par la déambulation et l’exploration physique de l’univers qui l’entoure que la narratrice découvre la forêt, par le mouvement, la mobilité :
Je grimpe à nouveau la montagne. Ça fait du bien de ne servir à rien ni à personne. Je ne suis que mouvement. Je n’ai aucune autre utilité que celle d’avancer vers le sommet. Je prends des chemins qui s’inventent sous mes pas, je cherche à m’égarer quelque part mais je ne peux pas, tous les ruisseaux me connaissent et m’enlacent. […] Ici, je peux enfin me perdre. (Barbeau-Lavalette 2021, 178)
Ce passage suggère que la narratrice trouve une forme de libération dans l’acte d’être dans la forêt. Le mouvement et l’exploration deviennent ses seuls objectifs, symbolisés par le fait de prendre des chemins qui se créent spontanément, d’inventer des sentiers qui n’existent pas. De ce fait, l’autrice adopte une approche géopoétique. L’idée de se perdre exprime une recherche délibérée d’oubli de soi et d’immersion totale dans l’environnement naturel. Cette immersion en forêt comble le besoin de l’autrice de s’échapper des contraintes de la vie dans la Maison bleue. Les ruisseaux, qui la connaissent bien, créent une connexion personnelle avec la nature, mettant de l’avant la dimension intime de cette expérience d’exploration personnelle des paysages, conforme à la perspective géopoétique. Comme White, l’autrice est «[d]ehors à nouveau, mais dans le territoire qu[‘elle a] choisi d’habiter, [elle] marche, dans toutes les directions, prenant connaissance de tous les divers terrains, essayant sans doute de [s]’orienter […] Présence au monde» (White 1994, 316, l’auteur souligne). Barbeau-Lavalette, comme White, explore, va dans toutes les directions, se perd, s’oriente. Elle s’évade et, de ce fait, devient présente au monde.
Pour l’autrice, les sentiers qui zigzaguent, qui contournent, ou même qui n’existent pas, sont beaucoup plus intéressants que les sentiers droits : «une forêt sans droit chemin est une forêt heureuse» (Barbeau-Lavalette 2021, 238). C’est pourquoi, lorsqu’elle marche dans la forêt de son voisin, elle écrit :
À travers la forêt dense, Hermann a tracé des sentiers qui zigzaguent entre les arbres, propulsant le promeneur à la rencontre de ce qui surgira. De petits ponts traversent la myriade de vifs ruisseaux qui strient le sol. Ses sentiers sont à l’écoute, ils contournent, serpentent, ils ne sont pas droits ni pressés. Quand on marche sur les sentiers d’Hermann, quelque chose d’immense coule en nous. Un lien au monde. Une vaste étreinte. Une assurance que la solitude est une chose pleine. (Barbeau-Lavalette 2021, 115‑16)
Les sentiers, dans ce passage, sont vivants : ils sont «à l’écoute, ils contournent, serpentent», «ne sont pas pressés». Ce sont eux qui décident où ils amènent les promeneur·euses. Cette personnification renforce la notion de l’interaction intime de la protagoniste avec l’environnement, exprimant ainsi une sensibilité géopoétique. En percevant les sentiers comme des entités vivantes, l’autrice établit une connexion encore plus profonde avec la nature, reconnaissant que même les éléments du paysage font partie intégrante de la forêt. Le simple acte de marcher sur ces sentiers crée un lien puissant avec la nature, englobant la narratrice dans une «vaste étreinte», ajoutant encore davantage à l’aspect intime de la relation avec la forêt. De plus, plutôt que de percevoir la solitude comme un vide ou une absence, cette phrase suggère que lorsqu’elle est vécue dans cet espace particulier, la solitude est une expérience profonde et saisissante, puisque l’autrice a ainsi le sentiment d’être pleinement en présence d’elle-même et de la forêt, d’être en train d’habiter son espace. Cette «chose immense» qui coule en elle, c’est une «présence au monde» comme l’appelle Kenneth White. C’est le pouvoir transformateur de l’espace forestier. C’est une des manières qu’a trouvées l’autrice de se lier à son environnement. Dans sa quête identitaire, l’autrice après avoir appris à nommer ce qui habite déjà la forêt, se met à habiter elle-même l’espace forestier, pour sentir qu’elle y appartient, qu’elle peut s’y identifier. En habitant la forêt, elle transcende la simple reconnaissance intellectuelle des éléments qui la composent. Elle cherche davantage à fusionner avec l’environnement. Ce processus va au-delà de l’interaction physique ; il représente une tentative de fusion identitaire avec la forêt.
Devenir
C’est finalement ce que l’autrice parviendra à accomplir à travers l’œuvre : une fusion identitaire et presque physique avec la forêt. Cette dernière finira par incarner une partie de son identité perdue, et les arbres de la forêt finiront également par remplacer métaphoriquement les trous dans son arbre généalogique.
Fusion avec l’arbre
Le rôle central des arbres dans l’œuvre est incontestable. Le désir de s’enraciner se manifeste à travers le lien étroit de l’autrice avec les arbres. Ceux-ci sont présentés comme des piliers essentiels dans sa vie, agissant comme des points d’ancrage qui lui procurent stabilité et sécurité. La protagoniste recherche un enracinement similaire à celui des arbres, symbolisé par son besoin de se sentir solidement connectée à un lieu, à des valeurs, voire à ses propres racines familiales. Les arbres, avec leur capacité à résister et à s’enraciner profondément au sol, deviennent une métaphore puissante pour exprimer son désir de stabilité et de connexion avec son identité et son histoire. Elle considère les arbres comme des symboles apaisants, déclarant que, pour elle, «les arbres […] représentent la sécurité» (Barbeau-Lavalette 2021, 64). Ils jouent un rôle crucial en l’aidant à dénouer les complications restantes de sa vie. En effet, les arbres ont le pouvoir de «démêler les nœuds qu’il [lui] reste» (Barbeau-Lavalette 2021, 154) et «ont un grand pouvoir de consolation» (Barbeau-Lavalette 2021, 92), agissant ainsi comme des catalyseurs de guérison. Les arbres sont aussi des symboles de réconfort et de soutien pour l’autrice, l’aidant à se sentir plus forte, en particulier face aux lacunes de sa filiation.
Comme l’écrit le géographe Bernard Debarbieux, cette métaphore, celle de «la plante qui s’enracine, qui puise ses ressources dans le sol dans lequel elle s’est fichée ; puis par glissement sémantique, [de] l’humain […] qui bien que dépourvu de racines, au sens originel du terme, est pensé ou se pense lui-même comme né du sol, nourri par le sol qui le spécifie» (Debarbieux 2014), est très souvent utilisée en sciences sociales, comme en littérature. C’est bien cette métaphore que l’autrice utilise tout au long du roman, puisque les humain·es deviennent bien souvent symboliquement des arbres dans l’œuvre. Lors de l’accouchement de son premier-né, par exemple, survenu au bord de l’autoroute, son conjoint devient un homme-chêne : «cet homme […] devient un arbre. Un chêne solide au bord de l’autoroute, brèche victorieuse au flanc du désert urbain» (Barbeau-Lavalette 2021, 55). Il incarne la solidité et la présence rassurante, solide, d’un arbre, sur laquelle elle peut compter. Cette symbolique renforce l’idée que les arbres sont des symboles de sécurité, en particulier en raison de leurs racines qui les ancrent solidement. Celles-ci deviennent un motif récurrent de réconfort et de recherche de stabilité dans les expériences de l’autrice.
Au cours du récit, l’autrice crée aussi une association entre sa propre force intérieure et la puissance des arbres. À un certain moment, elle évoque le souvenir de son premier concert de piano et ravive à sa mémoire la stratégie qu’elle utilisait dans son enfance pour surmonter le trac : «Je suis un arbre. Je suis un arbre et mes racines sont fortes et longues. Elles s’enfoncent dans les abysses de la terre. Je ne peux pas m’effondrer. […] Aujourd’hui, je me ramène ce secret en corps. Je suis un arbre quand j’ai mal. Je suis un arbre quand j’ai peur» (Barbeau-Lavalette 2021, 107‑8). En se percevant comme un arbre aux racines robustes s’enfonçant dans les profondeurs de la terre, elle évoque une symbolique de force et de stabilité. Cette analogie devient une ressource précieuse dans sa vie quotidienne, à laquelle elle puise quand elle vit des moments difficiles. Devenir un arbre : c’est dans cette métaphore qu’elle découvre une source d’assurance et de confiance qui lui permettent d’aborder les vicissitudes de son existence. Devenir arbre comble aussi une partie de son identité fragmentée, car cette métaphore offre un moyen symbolique de résoudre les dissonances qui peuvent exister au sein de son être, de reboucher les trous qui existent en son sein.
Néanmoins, s’enraciner, devenir arbre, ne veut pas dire ne plus se déplacer. Comme on l’a vu plus haut, c’est le mouvement qui permet à l’autrice d’entamer son processus de guérison. Mais l’arbre n’est pas immobile. Au contraire, comme l’écrit Jacques Tassin, il n’y a pas plus vagabond qu’un arbre : «du moins durant sa phase dévolue au voyage. […] il est constitutivement forgé pour voyager vers des terres inconnues. Pour ce faire, il prend alors la forme d’une graine et, libéré de l’ancrage racinaire, s’abandonne aux contingences du lieu et du moment en se remettant» (Tassin 2020, 50) aux éléments. L’ancrage, loin de signifier une immobilisation, peut être interprété comme une préparation à l’exploration. Comme l’écrit Rachel Bouvet, «qui dit ancrage annonce en même temps le départ» (Bouvet 2015, 13). La «présence au monde» dont parlait Kenneth White, c’est un enracinement dans le présent, dans le lieu où l’on se tient, qui permet d’«ancrer [s]a poétique dans l’existence» (Bouvet et Marcil-Bergeron 2013, paragr. 2), de reprendre racine. En retrouvant ce qui la lie au monde, l’autrice retrouve une partie de son identité. En s’ancrant dans un lieu donné, on s’assure que si l’on part, ce n’est pas une fuite. Puisque l’autrice sent qu’elle est bel et bien ancrée dans son territoire, elle renforce sa stabilité émotionnelle et crée des bases solides sur lesquelles déposer ses assises, ce qui lui permet d’être plus ouverte aux changements. Devenir arbre représente, pour elle, un processus d’ancrage profond dans son identité : «Il s’agirait donc, pour celui qui cherche à renouveler son rapport au monde, […] de ne pas craindre, d’abord, de s’enfoncer, de descendre en soi» (Desjardins 2017). Descendre en soi, s’enfoncer, comme les racines qui creusent le sol. Cette transformation symbolique sert de mécanisme de consolidation qui permet de se connecter plus intimement à ses propres racines intérieures, pour transcender les fractures internes.
Fusion avec la forêt
Si l’autrice opère une fusion symbolique d’abord avec l’arbre, c’est avec la forêt en entier qu’elle achèvera sa symbiose à la fin du roman. Ce n’est pas surprenant, puisque «[l]’arbre fusionne avec son environnement. Il croît dans et avec ce dernier, de sorte qu[‘ils] […] se prolongent l’un l’autre. Il demeure difficile de les dissocier. […] Les arbres ont si puissamment empoigné le monde qu’ils n’en sont plus séparables» (Tassin 2020, 43). Après s’être transformée en arbre, c’est donc en forêt qu’elle se métamorphose, comme en témoigne la citation suivante : «Je sens que je peux appartenir à cette surface-là. […] Je deviens perméable à ce qui bouge, à ce qui tremble. Ce n’est pas ma tête que ça intéresse, c’est mon sang. […] Je me laisse avaler. Il n’y a plus de peau entre les arbres et moi» (Barbeau-Lavalette 2021, 237). La narratrice évoque une dissolution des barrières physiques et symboliques entre elle et les arbres, se percevant comme faisant partie intégrante du tissu naturel de la forêt. En exprimant le sentiment d’appartenir «à cette surface-là», elle manifeste une intégration totale à la topographie de la forêt, où son identité semble se fondre dans le paysage. La forêt devient un espace où les fractures de son identité, liées à sa filiation manquante, semblent temporairement effacées.
L’idée de se «laisser avaler» suggère un acte volontaire de fusion avec la forêt, où elle abandonne la notion physique de séparation entre elle et l’écosystème environnant, mais où elle fusionne également avec la forêt au niveau identitaire. La citation reflète ainsi un dialogue subtil entre la protagoniste et son environnement, un échange qui va au-delà de la simple observation pour devenir une métaphore puissante de la recherche de l’identité, marquée par des lacunes et des questions liées à la filiation. C’est dans cette communion avec la nature que l’autrice semble trouver un espace de complétude et de réparation, une expérience où son identité et le paysage se fondent harmonieusement. Ce faisant, elle parvient à habiter l’espace qui, autrefois, lui semblait étranger, à fusionner avec la toile vivante de la forêt et à devenir une partie intégrante de cet écosystème. Elle dépasse la simple coexistence pour véritablement s’intégrer dans le réseau complexe de relations entre les êtres vivants et leur environnement. Elle devient ainsi une extension organique de cet espace, contribuant à la richesse et à l’équilibre de l’écosystème au sein duquel elle s’est pleinement investie. L’expérience personnelle de Barbeau-Lavalette dans la forêt reflète une tentative de résoudre ces fractures identitaires en embrassant l’idée que sa nature propre est justement entrelacée avec le tissu même de l’environnement sylvestre qui l’entoure. Lorsqu’elle dit : «Ce n’est pas ma tête que ça intéresse, c’est mon sang», on comprend que l’expérience vécue par l’autrice ne se limite pas à une simple compréhension intellectuelle, symbolique ou rationnelle de cette connexion. Au contraire, l’importance est placée sur une connexion plus profonde, presque viscérale. Plutôt que de simplement chercher dans sa tête des réponses sur son identité, elle explore quelque chose de plus primal et ancestral, symbolisé ici par le sang.
En effet, à la toute fin du roman, en parlant d’elle et de sa famille, l’autrice écrit : «La forêt coule dans notre sang. […] Il n’y a plus de portes ni de murs, plus de contours ni de frontières. Il n’y a qu’un dehors, auquel s’entremêlent nos corps. Nous sommes ensemble, tissés au reste des vivants. Fragiles. Enracinés. Miraculés» (Barbeau-Lavalette 2021, 287). La citation précédente suggère une abolition des limites qui séparent traditionnellement les êtres humains et leur environnement, accentuant l’idée d’interconnexion entre les deux. Ce jeu avec le réel permet de faire comprendre aux lecteur·rices qu’il s’agit de l’ultime scène de l’enracinement dans son espace : la narratrice et sa famille s’unissent à la forêt, y prennent racine par les liens du sang.
D’ailleurs, dans les deux extraits, la question du sang est centrale : c’est son «sang» que ça intéresse, et «la forêt coule dans [leur] sang». On pourrait soutenir que les arbres, en formant la forêt environnante, semblent remplacer de manière métaphorique l’arbre généalogique troué de l’autrice, établissant ainsi une connexion où le sang hérité d’une généalogie lacunaire trouve un équivalent ou une résonance dans le flux vital de la forêt. La métaphore de l’arbre généalogique, utilisée pour représenter les ancêtres d’un individu par le biais de branches qui se ramifient, est ici « littéralisée» : les arbres et la forêt remplacent littéralement l’arbre généalogique incomplet de l’autrice. La question des enfants à qui elle passe cette filiation est aussi importante. Elle parle au «nous» : cette généalogie remplacée par les arbres, ce n’est pas seulement la sienne, mais aussi celle de ses enfants.
Conclusion
Au cœur de cette quête identitaire, la forêt a donc émergé comme un acteur puissant, un lieu d’enracinement personnel pour Anaïs Barbeau-Lavalette. Dans cet écrin naturel, elle trouve un abri, une toile de fond propice à la reconnexion avec sa propre identité. La forêt se révèle être un lieu d’enracinement personnel profond où l’autrice trouve refuge, et offre un espace où elle peut reconnecter avec une part d’elle-même abîmée par sa filiation féminine trouée. Dans cette quête identitaire, l’autrice emprunte des sentiers qui ne sont ni droits ni pressés. La forêt devient un lieu de métamorphose, où elle peut réparer les brèches de son identité créée par son arbre généalogique fragmenté et cultiver un enracinement solide dans le présent.
Il a été possible de voir, grâce à l’utilisation d’une approche géopoétique qui privilégie la mobilité et l’interaction concrète avec l’environnement naturel, que le fait de nommer les éléments de la forêt qui l’entoure et d’habiter réellement l’espace qu’elle occupe lui permet finalement de devenir arbre, de devenir la forêt. Les arbres, les sentiers et la forêt elle-même ne sont pas de simples éléments du décor, mais des guides essentiels dans la quête de l’autrice pour retrouver son identité fragmentée et reboucher les trous de sa filiation trouée. C’est dans la nature, l’enracinement dans un lieu particulier et l’errance à travers les sentiers que la narratrice atteint une résolution. Cet aboutissement n’est pas une finale rigide ; il incarne plutôt une ouverture à la reconnaissance que l’identité n’est pas une destination fixe, mais un constant entrelacement entre le soi et le monde environnant. Notre identité se façonne à travers une dynamique d’interactions constantes avec les autres et avec l’environnement : tout comme l’arbre, cet être divisible, nous sommes «un, ensemble» (Barbeau-Lavalette 2021, 254).
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