Colloque, 17 au 19 novembre 2021
L’ombre de Frankenstein ou le pouvoir d’une œuvre
L’année 1818 aura permis de voir apparaître une œuvre (et deux personnages) dont la présence ne s’est jamais démentie: Frankenstein, or the Modern Prometheus de Mary Shelley. En effet, dès les années 1820, des adaptations théâtrales apparaissent, alors que le cinéma s’empare du sujet en 1910, et n’a jamais semblé l’épuiser. Au cours de la décennie 2010, on peut retracer plus de quinze films qui s’inspirent du roman, comme le titre en témoigne la plupart du temps. Cinéma et théâtre, mais aussi littérature, bande dessinée, télévision, jeu vidéo, musique, art visuel, publicité, journalisme (les crimes horribles qu’on rapprochent de la créature), philosophie et science (les questions éthiques autour du «syndrome Frankenstein»), culture numérique, tous proposent des versions plus ou moins fidèles de l’original. Comment penser ce réseau complexe et transmédiatique dans lequel circulent deux personnages et leur quête tragique de dépassement des frontières de la vie, pour l’un, et d’identité, pour l’autre?
Richard Saint-Gelais développe la notion de transfictionnalité (Fictions transfuges: la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, 608 p.) pour parler de la circulation entre plusieurs œuvres d’éléments fictionnels, la plupart du temps des personnages, circulation qui implique toutefois la présence d’une relation diégétique même minimale. Deux cas de circulation questionneraient les frontières du concept: les adaptations transmédiatiques (elles sont rarement lues comme des prolongements diégétiques) et les mythes modernes, dont l’«imprégnation à long terme de l’imaginaire collectif peut s’appréhender en termes transfictionnels, en tant que forme extrême de diffusion, à l’échelle non plus des textes, même nombreux, mais du discours social dans son ensemble» (36), qui serait par ailleurs «mythogène». Et on peut bien parler dans le cas de Frankenstein d’un mythe, au sens de Lévi-Strauss: «L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction (tâche irréalisable, quand la contradiction est réelle).» (Anthropologie structurale 1, Paris, Agora, 1985, p. 264.) Quoi de plus contradictoire que cette histoire de faux père et de vrai fils, de création qui échappe aussi bien aux dieux qu’à la nature, d’homme qui n’en est pas un tout en en étant un, de figuration du progrès qui en est sa parfaite critique?
Pour Saint-Gelais, la meilleure façon d’aborder la complexité de ces figures modernes est de les replacer dans des systèmes transfictionnels qui peuvent être sériels, cycliques, constellés ou rhizomiques. «[L]es ensembles transfictionnels [sont] autant de totalités provisoires et hétérogènes, […] le résultat en mouvement d’interventions scripturales qui ne sont pas toujours concertée […] et qui placent les lecteurs devant des polytextes de plus ou moins grande ampleur» (304). Parmi les grandes figures de l’imaginaire populaire, il identifie Frankenstein comme un exemple particulièrement intéressant en ce qu’il continue d’entretenir une forte relation à l’œuvre qui lui a donné naissance, tout en s’émancipant de celle-ci, dans une forme de double-vie transmédiatique et polyphonique. Il ajoute que «[c]ette labilité des figures fictives à forte circulation culturelle entraîne, de version en version, tout un jeu de sélections et d’additions, de sédimentations et de réaménagements qui font que la “vérité” de ces fictions ne repose plus sur les énoncés du texte-source» (379). Par exemple, plusieurs éléments, notamment visuels et diégétiques, du mythe frankensteinien proviennent des adaptations théâtrales (1823) ou cinématographiques (1931). Or, ces contributions sont largement anonymes, alors que Mary Shelley et son roman demeure connus. Ainsi, «l’œuvre originale est intégrée dans un système dont l’évolution résulte tout autant d’impulsions souvent impossibles à situer, “dissoutes” qu’elles sont dans l’espace transfictionnel qu’elles ont contribué à former.» (380) Cette multitude d’adaptations plus ou moins fidèles qui prolifèrent a échappé à Shelley comme la créature à Victor Frankenstein. La réalité fait un clin d’œil à la fiction.
L’année du 200e anniversaire de la publication a vu de nombreuses manifestations intellectuelles autour du roman de Shelley. Un colloque a notamment eu lieu à Bordeaux qui explorait le destin intermédial de Frankenstein. Celui que nous proposons en prendra le relais, accentuant la réflexion sémiotique, philosophique et historique sur le système transfictionnel frankensteinien, en analysant notamment la manière dont l’imaginaire scientifique du roman irrigue ses adaptations. Trois perspectives orienteront les travaux:
- les adaptations littéraires et transmédiatiques: étude d’adaptations spécifiques à partir d’approches théoriques diverses (sociocritique, psychanalyse, épistémocritique, etc.); réflexion sur les limites de l’adaptation (histoire culturelle); réflexion sur la notion d’adaptation en prenant Frankenstein comme point d’ancrage;
- le mythe moderne de Frankenstein et son système transfictionnel: étude sémiotique d’un ensemble d’œuvres et de leurs relations diégétiques autour du mythe moderne de Frankenstein, en tant que «figure fictive à forte circulation culturelle»; réflexion sur les notions de transfiction ou de mythe moderne en prenant Frankenstein comme point d’ancrage;
- l’imaginaire scientifique: réflexion sur la place de Frankenstein dans l’imaginaire scientifique moderne, tant sur le plan éthique, épistémique que langagier. Le discours scientifique, l’histoire et la sociologie des sciences, l’épistémologie, la vulgarisation scientifique et le journalisme pourront alimenter ces études.
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Communications de l’événement
«What’s in a name?» «Frankenstein» et ses nombreuses variantes
La créature n’a pas de nom, c’est le signe même de sa quête d’identité. Elle est pourtant régulièrement associée à un nom, qui est la démonstration même d’une incompréhension du roman, puisqu’on la confond avec son créateur en lui accordant le nom de Frankenstein. Pourtant, d’une part, c’est une manière de signifier que le savant et sa créature sont le double l’un de l’autre. D’autre part, les éditions du livre présentent souvent en couverture un dessin du monstre traversé par le titre, ce qui rend ce rapprochement presque naturel. Sur l’origine de ce nom, l’hypothèse la plus traditionnelle consiste à y voir un mixte de deux personnages tirés d’un livre de Matthew Gregory Lewis: Frankheim, tiré de Mistrust et Falkenstein tiré de Tales of Wonder, ce qui vient accentuer l’influence gothique du roman. Au-delà de l’origine du nom, Jean-François Chassay s’intéresse à son adaptation; le nom même de Victor Frankenstein a été trituré, ridiculisé et déconstruit de bien des manières depuis maintenant deux cents ans. Il y a les problèmes d’identité du monstre, mais l’identité de Victor Frankenstein paraît elle-même bien instable.
La figure de Frankenstein entre mythologies de l’écriture, poussière et électricité, chez Alberto Manguel
En quoi Frankenstein représente-t-il un «monstre fabuleux» et qu’est-ce que cette figure légendaire nous apprend sur l’imaginaire scientifique moderne? Outre l’essai éponyme que lui a inspiré en 2008 le film de James Whale La fiancée de Frankenstein (1935), Alberto Manguel a également abordé l’étude de cette figure légendaire dans deux autres essais: La Bibliothèque, la nuit (2006) et Monstres fabuleux: Dracula, Alice, superman, et autres amis littéraires (2019). Tour à tour affiliée au Golem ou à Prométhée avant d’être parfois comparée à Dracula, la figure de Frankenstein occupe une place singulière dans les productions culturelles qui se réfèrent aux mythologies de la création qui caractérisent certaines œuvres d’anticipation. Emmanuel Buzay interroge la façon dont ces trois essais repensent l’imaginaire scientifique qui met en scène une humanité en proie à la réification et aux métamorphoses et qui donne à repenser les limites de sa condition.
Et Frankenstein créa Frankenstein: (r)évolutions éthiques du mythe dans le cycle Hammer
Avec pas moins de six volets différents, la compagnie cinématographique de la Hammer a relancé le mythe de Frankenstein, près de 20 ans après les adaptations américaines de James Whale pour le compte de l’Universal. Si le projet initial était de ré-exploiter à l’écran l’imaginaire de Mary Shelley en y ajoutant, au niveau esthétique, la dimension chromatique, force est de constater les choix forts de la part du réalisateur Terence Fisher et du scénariste Jimmy Sangster. En effet, le personnage central n’est jamais la créature, contrairement aux versions datant des années 1930, mais son créateur, le Baron Victor Frankenstein, interprété par le seul Peter Cushing dans chacun des six films. Louis Daubresse en interroge les ambiguïtés, entretenues au fil des différents volets et rend compte de la très grande complexité psychologique du personnage.
Kornél Mundruczó («Tender son: The Frankenstein project»): ou l’ombre projetée du roman familial de Victor F.
L’ombre de Frankenstein se projette partout, on la voit s’étendre à tous les niveaux, et sur tous les plans, mais cette ombre, qui prolonge en partie le roman de Mary Shelley, finit aussi par l’occulter partiellement tant l’image fixée dans la culture populaire et la réduction du mythe de Frankenstein à quelques traits imaginaires semblent faire écran au roman lui-même. On oublie que sans être vraiment un roman précurseur de la littérature de science-fiction —c’est du moins un point sur lequel on peut encore discuter— il s’agit bien davantage d’un roman qui appartient à la tradition du romantisme noir ou du roman gothique, quoique plus directement romantique que gothique, et qui fait de l’horreur du monstre un enjeu relativement périphérique par rapport au roman familial qui nous est décrit dans le roman de Shelley. Dans une adaptation tout à fait libre du mythe de Frankenstein, le cinéaste hongrois Kornél Mundruczó, nous invite à renouer avec cet autre versant de l’histoire. Tender son: The Frankenstein project, présenté en sélection officielle, à Cannes, en 2010, interroge plus directement la relation d’un père vis-à-vis d’un fils, qu’il n’a pas reconnu, quand l’un et l’autre n’ont d’autre choix que de se rencontrer là où la faute du père rejaillit sur la faute du fils.
La référence à la créature de Frankenstein dans la sphère juridique
La science-fiction ou la littérature d’anticipation constituent assurément des pistes de réflexion de plus en plus prisées par les juristes. De la simple référence à la publication d’ouvrages entiers consacrés à la question, elles ont définitivement acquis droit de cité en droit. Quentin Le Pluard analyse les références à ce mythe moderne qu’est Frankenstein –ainsi qu’à son inspiration qu’était celui de Prométhée– et démontre comment les juristes s’en saisissent.
«Frankenstein» novellisé
Frankenstein est une figure propice pour réfléchir à la question de la novellisation et à l’imaginaire qu’elle peut susciter. C’est ce que Sylvano Santini nous propose, en s’intéressant tout particulièrement à la novellisation The Revenge of Frankenstein, écrite par Sean Austin et publiée en 2013.
«Depraved»: la créature et les monstres
Le dernier film de Larry Fessenden est une relecture moderne directe du Frankenstein de Mary Shelley. La créature, appelée ici Adam, se réveille dans un laboratoire de Brooklyn appartenant à Henry, ancien médecin dans l’armée américaine, et victime de stress post-traumatique suite aux horreurs vues pendant son service. Ce dernier est chapeauté par Polidori, un nouveau riche qui souhaite expérimenter une drogue novatrice sur le monstre pour s’enrichir dans le futur. Les deux sont des figures paternelles pour Adam, dont le cerveau appartient en fait à Alex, assassiné dans une rue de Brooklyn. Le film présente une lecture du mythe absente de tout romantisme et pose la question du véritable monstrueux à notre époque. La créature, enfant en quête de guidance paternelle, n’est en fait entourée que d’égos démesurés, de profiteurs capitalistes sans scrupules et de femmes impuissantes face à la bêtise masculine. Si le film interroge l’éthique de l’industrie pharmaceutique et les ravages de la guerre sur l’esprit des jeunes américains de retour au pays, il est surtout une lecture du monde pessimiste; un monde dans lequel l’innocence est trahie, où les rapports humains sont entravés par des intérêts mesquins, et où l’humanité semble aussi perdue que la créature naissante.
«You’re trying to take my knight, aren’t you, Mr Frankenstein?» De quoi Frankenstein est-il le nom dans «American Desert» de Percival Everett?
American Desert (2004) met en scène Theodore Street, universitaire en panne d’inspiration qui, fauché en route par un accident de voiture qui le décapite dès la première page du roman, rate jusqu’à son suicide. Lors de ses funérailles, il se redresse dans son cercueil, devenant un avatar comi-tragique des morts-vivants de la littérature victorienne, mais aussi et surtout un monstre, messie ou antéchrist, objet d’effroi et de convoitise pour l’armée et les savants désireux de comprendre les mécanismes du vivant et de réaliser le fantasme d’immortalité, fût-ce en le dépouillant de ses organes. Même si l’ouvrage n’est pas à proprement parler une ré-écriture de l’œuvre de Mary Shelley, l’ombre de Frankenstein l’accompagne néanmoins non tant dans la transformation d’un corps mort en puissance de vie que dans l’incapacité de rendre compte de cette transformation et de la maîtriser. Sylvie Bauer examine comment le mythe Frankenstein informe le roman, à travers l’analyse des clichés dont le texte se nourrit et qui le saturent et le suturent à l’image de la tête de Theodore, grossièrement cousue avec du fil de pêche. Comment le signifiant Frankenstein est-il tout à la fois saturé et évidé, dans un monde lui-même figure du «désert américain»?
Le monstre où l’on catche: Frankenstein dans l’arène de la lutte professionnelle
Même si ce scénario n’a pas été envisagé par Shelley, un lutteur Québécois cinquantenaire du nom de Pierre-Carl Ouellette s’est chargé de restaurer la réputation de Frankenstein dans le monde de la lutte professionnelle. Intitulant son retour au ring après une carrière fulgurante de «reconstruction», PCO se met maintenant en scène comme une créature recomposée. Accompagné de son docteur personnel Destro, PCO utilise d’habiles rappels à l’histoire de Shelley pour construire le récit de ses combats. Entre l’usage de la chaise électrique ou de la batterie d’automobile pour évoquer le Frankenstein de James Whale, allant jusqu’à la greffe de nouvelles mains, Pierre Carl Ouellette «Le French Frankenstein» prouve que l’imaginaire de la créature est bien vivant dans le squared circle. Jean-Michel Berthiaume présente comment la lutte professionnelle récupère des figures du roman Frankenstein pour commenter sur ses propres codes en tant que spectacle. Il s’intéresse à la résonance entre la plasticité des personnages et la création de corps mythiques. Il explique également comment les lutteurs eux-mêmes sont des composites diégétiques de plusieurs identités hétéroclites qui vise la cohérence narrative.
L’ombre de Frankenstein: Science et magie dans «The Prestige» de Christopher Nolan (2006)
La communication de Gaïd Girard relève plutôt de l’histoire culturelle dans la mesure ou le film de Nolan n’est pas une adaptation explicite de Frankenstein, mais celle d’un roman de Christopher Priest aussi intitulé The Prestige. À travers l’histoire de la rivalité entre deux grands prestidigitateurs dans le Londres victorien de la fin XIXe, elle met en scène les rapports complexes entre science et spectacle, que les adeptes du mesmérisme exploitaient déjà depuis la fin du XVIIIe siècle. Plus précisément, la mise en scène dans l’intrigue du film du personnage réel de Tesla, dont la machine à arcs électriques fait penser aux adaptations filmiques de Frankenstein (on pourrait parler ici de citation iconique) rappelle également que Mary Shelley s’intéressait de près aux expériences de Galvani et au vitalisme. Le numéro de télétransportation qui est le clou du spectacle de chacun des magiciens n’est pas sans rapport avec les ambitions d’un Elon Musk adepte du transhumanisme qui a adopté le nom de Tesla comme emblème. Dans tous les cas, la question du regard et de l’imagination spectatoriels au sens large est au coeur d’une interrogation essentielle sur le désir humain de se dépasser.
Frankenstein, Inc.: Quand le savant fou devient prolétaire
À l’ère néolibérale, les savants fous ne sont plus des iconoclastes isolés, mais une partie prenante d’énormes multinationales qui les emploient par centaines. Alexandre Desbiens-Brassard explorer comment Jurassic Park de Michael Crichton et Oryx and Crake de Margaret Atwood transforment la figure du savant fou héritée de Shelley en une nouvelle figure, celle du savant fou corporatif. Cette nouvelle figure donne à son tour naissance à un nouveau genre de récit d’horreur scientifique dans lequel la véritable menace n’est plus le savant fou, mais le système capitaliste qui réduit le scientifique fou au simple rang d’employé et lui vole son labeur pour créer des créatures un millier de fois plus dangereuses que celles que Victor Frankenstein pouvait jadis créer dans son sinistre manoir.
Frankenstein ou le photographe moderne
La photographie n’est que peu considérée dans les œuvres qui furent stimulées par l’ouvrage de Mary Shelley. Cependant, comment juger les innombrables transformations du corps humain proposées par l’image comme étant des corps vivants et réels, autrement que par l’influence de la créature composite? À travers l’étude d’œuvres photographiques, Jessica Ragazzini propose d’analyser une part méconnue de l’influence de Frankenstein comme mythe moderne.
Est/éthiques cyberterratologiques du corps en pièces de «Patchwork Girl» au code fantôme de «Galatea 2.2»… et réciproquement
Parus l’un comme l’autre en 1995, la cyberfiction de Shelley Jackson et le roman de Richard Powers interrogent la manière dont s’élabore une subjectivité à partir de ce qui relève d’un apprentissage littéraire débouchant sur un récit de soi, mise en abyme de la fiction par son double monstrueux, depuis une position d’extériorité radicale, puisque non humaine. Alors que Powers ne cesse de brouiller les frontières insaisissables qui séparent le fait de la fiction, l’autobiographie de l’invention pure, démarche en cela assez proche de celle de Shelley Jackson qui se confond avec le monstre, la question de la simulation devient centrale dans ce livre qui pourrait tout aussi bien être abordé comme une sorte d’expérience de pensée philosophique: que se passerait-il si une machine pouvait réellement produire une forme pertinente d’analyse littéraire et réussir à se faire passer pour un être humain? En d’autres termes, si elle pouvait accéder à une forme de sensibilité littéraire tout comme le monstre de Frankenstein avant elle… Question ancrée dans la lettre même du texte génétique comme du code informatique qui se répondent comme si l’encodage, qu’il soit binaire ou ADN, pouvait expliquer l’émergence d’une intelligence dont il conviendra de définir le rapport à l’humain. L’expérience esthétique reposerait-elle dès lors sur un dispositif biologique commun, partagé par la communauté des hommes et ne serait, in fine, qu’une simulation générée par notre cerveau, reproductible à l’infini?
«Graphic Frankenstein»: de quelques solutions graphiques à la Créature (Wrightson, Crepax, Desprez et alii)
Malgré leur grande plasticité en matière de valeurs imaginaires, chaque créature fantastique possède sa zone d’élection: le double s’attaque à l’ontologie comme à la mimésis, le vampire exprime la prolifération et la sexualité, le zombie s’impose comme métaphore de la catastrophe néo-libérale qui avance… Mais Frankenstein, de quoi est-il le signe? Figure essentielle de l’hétérogénéité et de l’assemblage, boulonné (le mythe cinématographique karloffien de la Universal) ou suturé (l’imaginaire scientifique du roman original), la créature inscrit dans son corps même la question de sa fabrique, du geste technique qui l’informe. Monstre de la chirurgie et de la mécanique, et partant du montage cinématographique, à quelles conditions cependant peut-il être une Créature de traits, du dessin, de l’expression graphique?
«Cybersix», 1991-1999: Frankenstein sans Frankenstein?
De 1991 à 1999, les auteurs argentins de bande dessinée Carlos Meglia et Carlos Trillo produisent pour le magazine italien Skorpio une longue série d’aventures intitulée Cybersix, vite traduite en espagnol et en français, et publiée en volumes en Argentine, en Espagne et en France sous le même titre. Dans la même décennie, le succès de la bande dessinée en Argentine permet de réaliser en 1995 une adaptation télévisée en prise de vues réelles puis en 1999 une série animée de 13 épisodes –Cybersix n’est pas seulement une adaptation de Frankenstein, mais devient elle-même un mythe (argentin).
«The guy with the bolt through his neck»: parallaxe et metalepse ou l’art de franchissement résolument trans dans «Frankissstein»
Publié en 2019, FranKissStein, a love story de Jeanette Winterson est l’un des derniers romans qui s’inscrit dans le sillage transfictionnel du roman de Mary Shelley. Hélène Machinal aborde trois facettes saillantes de cette nouvelle déclinaison du roman, de sa créature et des liens qui s’y tissent avec la notion de création, sans oublier les enjeux mythiques et philosophiques convoqués.
Quand Jane Austen rencontre Mary Shelley: «Pride and Prometheus» de John Kessel
Dans le prolongement de la courte nouvelle du même nom qui a remporté le Prix Nébula 2008, Pride and Prometheus, récent roman (2018) de l’écrivain américain de science fiction John Kessel, met en scène la rencontre improbable entre Mary, la plus terne des sœurs Bennet, faire-valoir de l’héroïne géorgienne de Pride and Prejudice, et Victor Frankenstein, le plus célèbre des personnages de savants fous de l’ère victorienne. À la croisée de deux univers romanesques que tout semble opposer, hormis leurs dates de publications, ce roman met la transfictionnalité au service d’une exploration à la fois stylistique et identitaire. Anne Ullmo propose d’étudier les conditions de possibilité d’un retour du monstre dans un récit dont l’hybridité subvertit les codes génériques, tout en mettant au jour le contenu latent des deux œuvres qui l’inspirent selon une perspective moins sensationnaliste qu’humaniste.
«Frankenstein» et les régimes de l’adaptation: le problème de l’intertextualité
En 2019, Anthony Morin-Hébert a mené une recherche, sous la supervision de Jean-François Chassay, dont l’objectif principal semblait simple: établir deux bibliographies qui recenseraient le plus d’adaptations possibles de Frankenstein. La première bibliographie se devait de contenir les adaptations déclarées, les oeuvres pour lesquelles le lien de filiation était assumé, c’est-à-dire celles qui reprennent le récit du scientifique Victor Frankenstein créant son monstre, qu’elles soient très fidèles au roman de Mary Shelley ou qu’elles se permettent de nombreuses libertés ainsi que les oeuvres dans lesquelles on retrouve la présence effective d’un des deux personnages principaux du récit. Souvent, ces productions énoncent clairement leur rapport à Frankenstein dans leur titre. L’élaboration de la deuxième bibliographie s’est avérée plus délicate. Celle-ci dressait les limites de ce que Jean-François Chassay avait surnommé «la périphérie», c’est-à-dire les oeuvres pouvant rappeler ou évoquer le récit de Frankenstein sans pour autant en reprendre clairement et de manière déclarée les thèmes principaux. À coup d’allusions, de reprises et de remédialisations profondément camoufflées ou plutôt apparentes, ces oeuvres tendent à déformer le récit originel à tel point qu’il en devient parfois méconnaissable. Anthony Morin-Hébert livre quelques unes des réflexions et des problématiques qu’ont suscité cette recherche.
La relecture du mythe de Frankenstein dans le cinéma de science-fiction japonais
Si les tourments de Victor Frankenstein trouvent un écho dans le cinéma japonais, sa créature a aussi engendré une prolifique descendance dans le bestiaire du kaiju eiga (film de monstres). Godzilla est à la fois une menace mais aussi une victime des excès de la science. En 1965, Frankenstein vs Baragon montre une créature qui, malgré son gigantisme, affiche certains traits communs avec le personnage imaginé par Mary Shelley notamment sa marginalisation due à son apparence qui, ici, s’explique par les retombées de l’explosion d’Hiroshima. Plusieurs autres films mettent en scène des personnages humains ont subi une mutation due aux radiations atomiques tels The H-Man (1959), Human Vapor (1960) et Matango (1963). La crainte de Victor Frankenstein à l’effet que la science puisse se muer en un «fléau» imposé «aux générations à venir» constitue à ne pas en douter un thème capital du cinéma de science-fiction nippon.
Épisodes frankensteiniens au cœur du fantastique télévisuel
Si le roman Frankenstein percole partout dans la culture depuis sa parution, il en va de même dans une de ses formes les plus populaires de fiction contemporaine: la série télé. Elaine Després s’intéresse à huit épisodes autonomes tirés de séries qui hybrident le feuilleton et la série: «Some Assembly Required» de Buffy The Vampire Slayer; «The Post-Modern Prometheus» de The X-Files; «Frankenlaura» de Nip/Tuck; «Time Is On My Side» de Supernatural; «Marionette» de Fringe; «There’s No Place Like Home» de Criminal Minds; «Boy Parts» d’American Horror Story: Coven et «The Son Also Rises» de Grimm. Elle utilise ces épisodes, diffusés entre 1997 et 2017, pour réfléchir à la circulation et à la réutilisation des éléments du mythe frankensteinien.