Entrée de carnet
S’essayer pour se transformer
Œuvre référencée: Chevillard, Éric. Dino Egger, Paris, Minuit, 2011, 160 pages.
Les récits d’Éric Chevillard se présentent comme plusieurs hybridations de formes. Souvent qualifiés de bizarreries tant par les critiques que par les lecteurs, ils réussissent à déjouer les attentes en subvertissant les règles de la logique littéraire, devenant par le fait même d’excellents exemples de «sabotage» du roman. L’anti-romancier qu’est Chevillard ne cherche pas à créer de nouvelles catégories, mais bien à mettre le désordre dans celles que nous connaissons déjà, et ce, tout en remettant en question des réalités qui nous semblent pourtant certaines.
Ne serait-ce que par la présence d’une réflexivité permanente et par la défense implicite ou explicite de certains idéaux littéraires, souvent défendus par des narrateurs-personnages eux-mêmes auteurs, l’oeuvre de Chevillard entretient un rapport de proximité avec le genre de l’essai. Dino Egger1Toutes les références à ce roman seront intégrées entre parenthèses dans le corps du texte mélange même adroitement fiction et essai, car si l’essai se montre souvent capable d’inventer des récits, avec Dino Egger, c’est le récit qui invente un essai. En effet, dans ce récit, Albert Moindre, un auteur exalté et quelque peu dérangé, entreprend une espèce d’enquête sous la forme d’un projet d’écriture qui s’approche remarquablement de la forme essayistique. Une question fondamentale, ontologique même, l’habite:
Enfin j’en tiens un et nous allons savoir. Nous allons savoir. Nous allons savoir! Nous allons obtenir une réponse à cette question qui ne laisse plus en paix une seconde l’esprit qui l’a un jour conçue incidemment ou au terme d’une réflexion bien ordonnée: que serait aujourd’hui le monde si Homère ou Marco Polo n’avaient pas existé? Ou Platon. Ou Pythagore. Ou Leonard. Ou Mozart, Einstein, Archimède, Colomb, Rembrandt, Marx, Newton, Shakespeare, Cervantès, l’un de ceux-là qui ont à un moment donné de l’histoire impulsé un mouvement, un désordre, ou mis en branle une ingénieuse et fatale mécanique dont a procédé la réalité nouvelle […]. Nous allons le savoir car j’en tiens un, je tiens Egger, et Egger – du moins cet Egger-là – Dino Egger –ce Dino Egger du moins– n’a jamais existé. Et force est de constater que le monde ne ressemble pas à ce qu’il eût été inévitablement si Egger avait vécu (7-8).
En somme, selon Albert Moindre –moindre parce que moindre que Dino, évidemment– Dino Egger était promis à un important destin et son inexistence laisse un vide énorme. Dino Egger est donc l’homme à naître, à engendrer, à inventer, et le récit de Chevillard se fait le pendant d’un œuf prêt à éclore.
L’essai de la fiction
À première vue, ce qu’écrit Albert Moindre semble être une sorte de journal de bord tenu sur son projet de recherche, journal dans et par lequel il réfléchit. Mais la prose de Moindre s’approche tant de celle de l’essayiste que l’on peut sans scrupule parler de son journal comme d’un essai. Il faut d’abord souligner le style conversationnel de l’écriture d’Albert Moindre dont émerge un dialogue in absentia. En effet, en s’adressant à Dino ou à divers destinataires inconnus, Moindre peut donner libre cours au va-et-vient de ses opinions et à la confrontation de ses hypothèses, selon un mode informel, sans ordre prédéterminé qui viendrait structurer ses idées. Propre au registre familier, ce style qu’adopte Moindre est aussi celui que privilégie l’essai, selon la tradition montaignienne du genre. Si l’essai, tel que l’a initié Montaigne2Michel de Montaigne, Essais, 3 volumes, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche», 1985., est considéré comme un processus qui s’écrit, l’écriture de Moindre, en avançant par tâtonnements, à coups de suppositions, de dénégations, de contradictions et d’essais-erreurs, est bel et bien fidèle au déploiement de sa pensée. D’ailleurs, un narrateur extérieur au récit fait parfois irruption pour mettre en évidence ce processus de réflexion simultané à l’écriture: «Albert Moindre se mordille la lèvre inférieure. Il se gratte la tempe. Au bout d’un moment, les idées lui viennent. Vite. Il les note» (12). Mais plus encore que la représentation d’une pensée en mouvement, le récit, au même titre que l’essai montaignien, prend tout à fait la forme d’une expérimentation par l’esprit: sans prétention à la vérité ou à l’exhaustivité, Moindre, en l’absence de preuves pouvant certifier ses hypothèses quant à la vie et l’œuvre de Dino, examine ses idées, incompatibles et contradictoires, les unes après les autres, en demeurant du côté du doute. Aussi, tel l’essayiste méditatif qui opère une réflexivité radicale sur son travail et sa posture, Moindre pose un certain regard critique sur lui-même. Bien qu’il s’investisse entièrement dans son projet, il est confronté à ses limites: s’il doit se frapper la tête et ainsi violenter sa matière grise, c’est bien parce que l’objectif visé le dépasse et que son projet ne s’accomplit pas avec facilité.
L’expression d’une subjectivité
Se situant entre la prose et la poésie, l’essai, toujours selon la forme souple que l’on doit à Montaigne, se prête à la réflexion, mais aussi à l’intuition, aux formules, aux commentaires et aux états d’âme, devenant ainsi propice à l’expression d’une forte subjectivité. Or, tout en recourant à des images pour illustrer son point de vue, Moindre se laisse constamment emporter par ses émotions. Les traces de sa subjectivité sont nombreuses: originalité du propos, présence de tropes, d’envolées lyriques, du «Je» et de commentaires explicites au sujet de sa propre posture d’énonciation. À travers ses digressions, Moindre s’abandonne même à diverses considérations autobiographiques, parlant notamment de sa famille et de son milieu d’origine. Apparemment, sa vie n’est pas en adéquation avec ses espérances, d’où, peut-être, cette volonté de porter secours à l’humanité en engendrant un génie tel que Dino Egger. Ici, l’idée du livre sur moi devient manifeste: non seulement Moindre parle de lui en se questionnant sur Dino, génie de son invention qui traduit ses propres aspirations, mais de surcroît, il désire réellement ne faire qu’un avec son sujet. Plus son projet avance, plus sa réflexion se développe, plus ce désir se dévoile. Il doute tant de l’identité de Dino qu’il ose avancer l’hypothèse suivante: «je suis, dis-je, si imprégné de son génie singulier et fuyant qu’il m’arrive de me demander si je ne suis pas Dino Egger et si le sens de ma recherche ne consistait pas plutôt à définir et préciser exactement la cadre de ma mission» (116). En d’autres mots, Moindre serait-il foncièrement la matière de son livre? À ce stade, le pronom «Je» disparaît, laissant place à une guerre impitoyable entre Moindre et Egger qui se disputent un même corps. En proie au morcellement de sa personne, Moindre se détache de son identité première, parle de lui à la troisième personne et accuse même l’être qu’il était d’avoir empêché l’existence de Dino. À la toute fin du récit, Moindre sera littéralement devenu Dino: l’affirmation montaignienne disant Je suis en mon livre et mon livre est en moi, je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait, est, dans cette circonstance, appliquée à la lettre.
Un essayiste à la dérive
Au fil du texte, Moindre remet tellement tout en question qu’il finit par interroger d’abord sa propre identité, puis sa légitimité à exister. La métaphore de la dérive utilisée par René Audet3René Audet, «Dérives de l’essai», Études littéraires, vol. 37, numéro 1, (automne), 2005, p.7-11. pour saisir tant la pensée en mouvement, notion inhérente au genre de l’essai, que la mouvance du genre lui-même, est ici tout à fait appropriée, car la pensée de Moindre dérive, véritablement, et donne lieu à une écriture des plus hybrides. Le projet d’écriture de Moindre devient un registre de ce qui se passe en lui, graduellement, jusqu’à sa chute dans le délire psychotique. L’essai, révélateur de la conscience, devient donc même, dans ce cas-ci, révélateur de l’inconscient. Alors que Moindre sombre dans son délire, il ne démontre plus la réflexivité et l’ouverture requises par la posture de l’essayiste, trop occupé qu’il est à se débattre entre deux entités qui ne peuvent cohabiter, soit la sienne et celle de Dino. Or, si son ethos ne s’éloigne pas complètement de celui de l’essayiste c’est que, malgré son incapacité à acquérir notre confiance, en laissant voir son caractère loufoque, ses espérances, son absence de malveillance, ses limites et sa vulnérabilité, il continue de se dévoiler tout en demeurant d’une honnête transparence.
L’essai comme performance
Enfin, Dino Egger raconte l’histoire de la «métamorphose» d’un homme, histoire dont l’événementialité et l’action du protagoniste, si maigre semble-t-elle, se trouvent entièrement rattachées à l’écriture essayistique. Par la souplesse de sa forme, l’essai issu de la prose montaignienne permet justement toute la part d’imprévisibilité nécessaire à un personnage d’auteur tel que Moindre: il semble évident que Moindre ne parvient pas au but conscient qu’il s’était initialement forgé, car son idée première n’était pas d’usurper l’identité de Dino ni, selon ses mots, d’amoindrir Moindre.
Le récit met ainsi l’accent sur le caractère performatif de l’écriture, performativité particulièrement importante chez l’essayiste qui expérimente ses idées à travers l’écriture: expérimenter ou essayer, c’est sans contredit être dans l’action, même si aucun programme n’est d’avance établi et que le résultat final, par conséquent, demeure imprévisible. La prose essayistique est d’ailleurs tissée, implicitement ou explicitement, de bien des verbes par lesquels se déclare l’action: «je propose», «je prétends», «j’avoue», «je reconnais», «j’essaie», «je m’essaie», etc. Non seulement l’essayiste met sa crédibilité en jeu, mais de surcroît, en présentant une part de son expérience subjective du monde par l’énonciation de son propre point de vue, il se met, en quelque sorte, lui-même en scène. Nécessairement, il se trouve en représentation et ainsi, se forme une identité à travers l’acte d’écriture. Mais si, dans Dino Egger, l’essai prend bel et bien la place d’une véritablement épreuve de connaissance de soi, Albert Moindre, pulvérisé par sa propre création, s’y heurte durement.
- 1Toutes les références à ce roman seront intégrées entre parenthèses dans le corps du texte
- 2Michel de Montaigne, Essais, 3 volumes, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche», 1985.
- 3René Audet, «Dérives de l’essai», Études littéraires, vol. 37, numéro 1, (automne), 2005, p.7-11.