Entrée de carnet
Portrait de l’écrivain en artiste de la totalité
You know, I have a pathological fear, she said to me. I want to go with you, but I cannot. I have a fear of going anywhere. This street is in the center of town. It is one of the worst for snipers. And every morning I must go to work, and I must go to the doctor for my mother. I must always run. And I cannot sleep at night. The sounds of artillery terrify me. At that moment I would have died for her if doing that would have helped her, but nothing could help her. So we went to the door together, and the others laughed.
– William T. Vollmann
Il m’est ardu d’écrire à propos de l’œuvre de William T. Vollmann parce que celle-ci me confronte à une forme d’imposture de la pensée qui ne m’est pas étrangère. En 1982, après avoir abandonné ses études doctorales, Vollmann a quitté les États-Unis pour l’Afghasnistan, où il a partagé le quotidien des moudjahidines, alors en guerre contre l’armée de l’URSS. Cette expérience deviendra par la suite la matière du premier ouvrage de l’auteur, An Afghanistan Picture Show, or, How I Saved the World, qui ne sera publié qu’en 1992, soit cinq ans après le roman You Bright and Risen Angels1À ce propos, lire le texte de William S. Messier dans le présent dossier, «Un tall tale postindustriel».. Cette adéquation entre l’homme et son œuvre, qui épouse les contours de son existence, pose la question du rôle de l’intellectuel dans la société, de la place qu’il doit occuper dans le monde. Si j’ai tant de mal à parler de ce qui me passionne chez Vollmann —sa compassion à l’égard des misérables, des prostituées, des victimes de la guerre et des parias— c’est que celui-ci me ramène, par sa posture d’écrivain aventurier, à la posture qui est la mienne, c’est-à-dire celle de l’étudiant à l’écart du monde, le nez dans ses livres. Même si Vollmann, à ma connaissance, ne critique jamais frontalement le milieu intellectuel, la lecture de son œuvre provoque un questionnement fondamental en ce qui concerne le contact entre les idées et le monde, entre le penseur et l’objet de sa pensée. Il y a dans sa démarche une urgence rare, un rapport à l’écriture qui se moque de la contingence romanesque et des dispositions pyrotechniques de la postmodernité. Cette nécessité de la pensée, totalement étrangère à l’instrumentalisation des savoirs, est sans doute ce qu’il y a de plus admirable chez cet auteur.
Le recueil The Atlas illustre bien cette tension entre l’intellectuel retiré dans sa tour d’ivoire et celui qui, au contraire, voit dans l’expérience la condition préalable à tout acte de pensée. Ce livre, de diverses façons, affirme le parti pris de son auteur; l’écriture, l’inventivité et la pensée n’émergent pas de la contingence, mais de l’expérience. Ainsi chaque texte est campé dans un contexte bien réel, l’entête révélant la date et le lieu des événements relatés non pas par un conteur, mais, significativement, par un «compilateur» (p.XV). Au début et à la fin du volume se trouvent quelques photos des gens rencontrés par Vollmann lors de ses voyages. L’exergue insiste aussi sur le fait que les divers textes du recueil témoignent d’expériences vécues. Vollmann y remercie les éditeurs d’Esquire, de Spin Magazine et de Viking: «Without you, friends, I would have seen much less.» (p.XIII)
J’insiste sur cette accumulation d’indices parce que la forme des textes réunis dans The Atlas laissent souvent deviner un travail de fictionnalisation. Plusieurs d’entre eux sont écrits à la troisième personne du singulier et témoignent d’une mise en récit assurant la cohérence et l’intérêt de l’ensemble. L’important n’est pas de déterminer le degré de véridicité de chacun des textes, il serait vain de s’y essayer, mais plus simplement de garder en tête que ceux-ci naissent de la nécessité de comprendre le monde par l’expérience qui en est faite, et constituent autant de tentatives de rendre intelligible ce qui a priori dépasse l’entendement.
À ce propos, le titre The Atlas ouvre une piste de lecture dans laquelle je souhaite m’aventurer. L’atlas, en son sens le plus littéral, est un recueil de cartes et de documents décrivant un endroit du globe ou encore la Terre dans sa totalité. Mais il s’agit aussi du Titan qui fut condamné par Zeus à porter la voûte céleste sur ses épaules. La figure d’Atlas invite, par sa symbolique, à questionner la relation que le sujet entretient avec le monde qu’il habite. Peter Sloterdijk s’est engagé, dans sa récente trilogie des Sphères, à réfléchir à cette question importante. Dans une analyse riche de l’Atlas Farnèse2Il s’agit de la plus vieille sculpture représentant Atlas. Elle date du deuxième siècle de notre ère., Sloterdijk propose d’interpréter l’Atlas en tant que représentation du Philosophe antique: «Ainsi, l’Atlas Farnèse, avec ce tour de force avec le globe, met en image la théorie fondamentale de l’ascèse philosophique antique: est philosophe celui qui, en tant qu’athlète de la totalité, se sait chargé du poids du monde.» (Sloterdijk, 2010: 61)
Ce passage m’intéresse puisqu’il synthétise ce rapport idéaliste à la pensée duquel Vollmann, il me semble, tend à s’éloigner dans ses livres. Il souligne bien que le philosophe, et par extension le penseur, l’écrivain ou l’artiste idéal serait engagé dans un processus de compréhension de la totalité. Cet idéal, selon Sloterdijk, passait dans la culture antique par une vie menée à l’écart du monde. Les philosophes de l’Académie de Platon constituaient une communauté fermée, retirée du monde dans l’espoir d’en saisir l’essence. À l’entrée de l’Académie, se trouvait un «écriteau priant celui qui n’était pas géomètre de rester à distance de ce lieu.» (Sloterdijk, 2002: 11) Pour les académiciens, penser le monde impliquait de le tenir à distance: «Les premiers tenants du bios theoretikos savent que la liberté de la théorie ne se réalise qu’au prix d’une rupture avec la ville et avec ce que l’on appellera plus tard la “communauté du peuple”.» (Sloterdijk, 2010: 15)
Sloterdijk poursuit son analyse de l’Atlas Farnèse en soulignant le paradoxe soulevé par cette conception du philosophe:
Le personnage de l’Atlas Farnèse a concrètement placé devant nous, sous une forme sensible, le paradoxe de la sphère incluant tout. Si le globe céleste doit réellement présenter le symbole, se percevant lui-même, de l’inclusivité absolue, qu’en est-il alors du malheureux Atlas qui, de manière tellement manifeste, n’est pas contenu par ce qu’il tient entre ses mains? (Sloterdijk, 2010: p.85)
Ce passage incite à se demander à quel point le penseur vivant en retrait, quand bien même celui-ci se saurait «chargé du poids du monde», est en mesure de réfléchir avec acuité aux enjeux qui concernent la vie à l’intérieur du globe. Mon ambition n’est pas de répondre à cette question, mais plutôt de montrer comment Vollmann s’est engagé dans une démarche empirique où celui-ci pense le globe en le sillonnant. S’il est un athlète de la totalité, celui-ci parcourt littéralement le globe. Il ne s’agit pas d’un exercice de conceptualisation. Alors qu’une certaine tradition propose que la pensée émerge dans la distance, avec ses concepts et ses systèmes abstraits, Vollmann préfère la proximité, le contact et l’observation. La pensée, pour Vollmann, s’inscrit dans une pratique empirique, une expérience concrète du monde: «As James Cabell remarked, “Toward no one of those pre-eminent topics of my era do I feel incited to direct an intelligent and broad-minded concern.” What you hold, then, is but a piecemeal atlas of the world I think in.» (p.VX)
Il y aurait plusieurs idées à développer concernant l’humilité de Vollmann dans ce passage, la réflexion se gardant toujours chez lui de tomber dans l’inflation conceptuelle. Je souhaite toutefois m’en tenir à la façon avec laquelle celui-ci décrit son expérience du monde: «the world I think in.» Évidemment, cette locution déplace sensiblement la locution figée «the world I live in», et propose ainsi une adéquation entre vivre et penser. Si l’Atlas Farnèse évoque, suivant Sloterdijk, le poids métaphysique de la Sphère incluant le Tout, l’expérience que fait Vollmann de l’atlas du monde n’est pas exempte elle non plus d’un certain poids. Un poids dont l’écrivain choisi de se lester, par souci éthique, et sans doute aussi parce que celui-ci sait reconnaître, avec sensibilité, comment la souffrance du monde ne disparaît pas lorsqu’on décide de fermer les yeux sur elle.
Le tour du monde comme expérience de l’immonde
Le passage cité en exergue de ce texte me semble exemplaire. Vollmann, en 1992, a couvert le siège de Sarajevo en tant que journaliste de guerre. Dans un court texte, il relate ses discussions avec une femme qu’il y a rencontrée. Celle-ci est submergée par le désespoir. Elle est pauvre, elle est en danger et sa vie, affirme-t-elle, n’a aucun sens. L’empathie, chez Vollmann, est au centre de l’écriture, et la pensée y apparaît souvent être un tourment, peut-être justement parce qu’au cœur de l’horreur, elle se révèle dans toute sa friabilité: «At that moment I would have died for her if doing that would have helped her, but nothing could help her.» (p.9) Vollmann, comme le penseur à l’écart du monde, est engagé dans un processus de compréhension de la réalité. Cependant, celui-ci montre bien comment la compréhension d’un événement, par exemple le siège de Sarajevo, est radicalement différente selon qu’on l’observe de l’extérieur ou de l’intérieur:
Last week’s casualty list at the Holiday Inn, prepared by the Institute for Public Health, had figured up 218 killed and 1,406 wounded in Bosnia-Herzegovina, which worked out to 90 deaths and 540 injuries in Sarajevo, which became momentarily intelligible when, as I said, I smelled the day’s harvest at the morgue and saw the dried blood on the floor. With no electricity and no water a morgue is not very nice. I saw the unidentified man whose legs had been blown of by a grenade. By law they had to keep him for twenty-four days while he lay swelling and reeking on the table, a mass of shit and blood demarcating the end of his stomach. (p.6, je souligne)
Ce passage, qui reproduit dans un premier temps l’inventaire quantitatif de la souffrance auquel les médias nous ont si bien habitués, insiste sur la condition d’intelligibilité de ces chiffres qui résiderait, semble proposer Vollmann, dans un face-à-face avec la réalité. Et pourtant, on le voit, l’abject s’offre à l’entendement un instant seulement, devient «momentarily intelligible» avant de se draper à nouveau de non-sens. Dès lors, on peut se demander pourquoi Vollmann décrit avec tant d’insistance ces moments où la pensée achoppe. Les textes de The Atlas, d’une certaine façon, n’expliquent rien. Ils n’établissent pas, comme on pourrait s’y attendre, de plan de cohérence ou de point de vue précis sur les situations qui les préoccupent. Je pense que la visée de Vollmann est tout autre, à la fois humble et complexe. En confrontant ses lecteurs aux apories contre lesquelles il butte lors de ses pérégrinations, Vollmann travaille d’abord à restituer au monde sa complexité. Il y a un important travail dialectique dans la façon dont il rend compte des conflits armés et de la souffrance humaine, en ce qu’elle s’oppose radicalement à la lisibilité du monde tel qu’il est représenté dans la médiasphère. La télévision, depuis la guerre du Golfe, représente certes les conflits armés, mais elle le fait dans une visée d’abord informative. Or, aujourd’hui comme jamais, il est difficile d’entendre le mot «information» sans penser à Gilles Deleuze qui, dans une conférence intitulée «Qu’est-ce que l’acte de création?», insistait justement sur le fait que l’information, à l’ère des sociétés de contrôle, n’est rien d’autre que la circulation de mots d’ordre: «C’est pas très compliqué, tout le monde le sait: une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes sensés devoir croire.» (Deleuze, 1987) Le travail de Vollmann, en ce sens, dépasse largement la simple visée informative. Il n’y a pas de mots d’ordre chez cet écrivain, ni de pensées prescriptives. Il préfère l’ambiguïté authentique à la construction de cohérence artificielle et rassurante. Plutôt que d’offrir une version lisible du monde, en suggérant que le conflit armé aurait des causes précises, s’inscrivant logiquement dans une pensée téléologique des relations internationales, celui-ci préserve la dignité des victimes en démontrant l’irréductible opacité de leur situation. Une situation qui mérite qu’on lui consacre des traités de plusieurs milliers de pages3Je pense ici au traité publié par Vollmann, Rising Up and Rising Down: Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means (2003). où les perspectives sont constamment modulées par le self-consciousness de l’auteur, toujours hanté par l’idée qu’il y a plus à creuser, et non pas seulement une capsule informative de trente secondes dépourvue de nuance.
C’est sans doute dans cette démonstration par l’expérience de l’opacité du monde que réside toute la force de l’écriture de cet écrivain. Vollmann, peu importe le sujet qui le préoccupe, s’assure de déboulonner les idées erronées qui naissent en dehors de la sphère de l’expérience. Aucun concept, aucune notion ne suffit à épuiser la réalité. La pratique de Vollmann souligne à grands traits le vice inhérent à la pensée qui, à terme, manifeste toujours son insuffisance face à la souffrance humaine. La proximité apparaît dès lors comme un moyen de préserver le penseur de l’imposture. Elle lui rappelle aussi que les cris permettent une autre forme de compréhension, c’est-à-dire le geste de comprendre la douleur qui a priori n’est pas la nôtre, comme on dit d’une chose qu’elle en inclut une autre, de sorte qu’elles deviennent indissociables: «The screams were so horrible because life was beautiful. He, the dullard, needed to be hunted by screaming throughout his life, so that the fear, agony and grief at losing life which they evoked would remind him to cherish it in himself and others.» (p.259)
C’est dans ces rencontres intersubjectives que Vollmann rejoint, en la renversant, la figure de l’Atlas philosophique, cet athlète de la totalité. Celui-ci incarne le modèle de l’Atlas compatissant, alourdit du poids qui vient avec cet effort de compréhension, et s’efforce de garder intacte l’idée qu’il est possible, par la présence et le souci, d’alléger la souffrance des autres, ne serait-ce qu’un peu, en prenant sur soi une partie du poids sous lequel ils croulent.
Bibliographie
- 1À ce propos, lire le texte de William S. Messier dans le présent dossier, «Un tall tale postindustriel».
- 2Il s’agit de la plus vieille sculpture représentant Atlas. Elle date du deuxième siècle de notre ère.
- 3Je pense ici au traité publié par Vollmann, Rising Up and Rising Down: Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means (2003).