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Le Passé défini, un journal posthume adressé aux lecteurs de l’an 2000

Rana El Gharbie
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

Le Passé défini: une rupture dans l’œuvre diaristique de Cocteau

Jean Cocteau a tenu de nombreux journaux personnels de 1911 jusqu’à sa mort en 1963. Il a publié de son vivant la majorité de ces textes: Opium. Journal de désintoxication en 1930, «Retrouvons notre enfance» en 1935, Tour du monde en 80 jours (mon premier voyage) en 1937, La Belle et la Bête. Journal d’un film en 1946, La Difficulté d’être en 1947, Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre en 1949 et Journal d’un inconnu en 1952. Trois des journaux du poète sont imprimés après sa mort: L’Apollon des bandagistesJournal 1942-1945 et Le Passé défini1. Nous ne connaissons pas l’intention du diariste quant à la publication des onze feuillets composant le manuscrit d’Apollon des bandagistes2. Toutefois, si les notes du Journal 1942-1945 ne nous renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier son texte, cette information est élucidée par Jean Touzot, éditeur de l’ouvrage. En effet, Journal 1942-1945 est posthume par défaut, Cocteau n’ayant pas trouvé d’éditeur après la guerre, certainement à cause de l’ambiguïté de son attitude durant le conflit3. Le poète ne programme une publication posthume que pour Le Passé défini.

Les commentaires métaréflexifs 

Le projet d’une publication posthume est évoqué, commenté et défendu à plusieurs reprises dans Le Passé défini. Les commentaires métaréflexifs expliquent cette rupture générique dans la ligne diaristique de Cocteau.

L’auteur réserve son journal à une découverte d’outre-tombe afin de contredire André Gide et de s’opposer à «la mode absurde de publier son “journal” de son vivant» (Cocteau, 1985: 48) véhiculée par son prédécesseur. Rappelons que Gide est l’un des premiers écrivains français à publier son journal de son vivant: il commence à envoyer des fragments de son texte à la N.R.F en 1932. La fervente critique du journal de Gide, diariste qui a fait valoir la notoriété du genre à la première moitié du XXe siècle, ne revient par seulement à appliquer le conseil de Radiguet et à «contredire l’avant-garde» (Cocteau, 1953: 27). Il s’agit d’une longue et vieille confrontation à un modèle littéraire imposant et incontestable qui oscille entre l’admiration, la jalousie et la recherche avide de reconnaissance. Il semble qu’il était impossible à Cocteau de tenir son journal de vie tant que Gide tient et publie le sien de son vivant. Le poète n’a-t-il pas commencé la rédaction du Passé défini en juillet 1951, c’est-à-dire cinq mois après la mort de Gide?

Cocteau explique sa prise de distance face au journal gidien par son désir de franchise et par son envie de promulguer un discours diaristique sincère –la publication anthume les menacerait, selon le poète. Cependant, le caractère intime du Passé défini ne semble pas différer des autres journaux de l’auteur. La défense d’une publication posthume n’est donc pas motivée par de véritables choix génériques. Ce type de publication s’explique par la peur de Cocteau d’être jugé de son vivant. De plus, il lui assure la possibilité de critiquer ouvertement les créateurs de son époque et de s’autocélébrer librement et passionnément.

D’autres enjeux éclairent le choix d’une publication posthume pour Le Passé défini et élucident la démarcation de ce texte de l’ensemble des journaux coctaliens. Le caractère posthume du dernier journal personnel du poète permet à ce dernier d’esquisser les contours de son œuvre idéale. Le journal d’outre-tombe garantirait la vivacité des images d’un auteur et d’un lecteur contemporains.

Le poète posthume 

Cocteau affirme qu’«un poète est posthume» (1985: 278) et que «toute œuvre est posthume» (1980: 41). Rappelant l’étroite correspondance entre l’œuvre et la vie, l’auteur se réfère à son système personnel de production et par conséquent, à sa morale de travail: «Dès que vous écrivez le mot “fin” au bout d’une œuvre, elle est morte et vous êtes mort pour cette œuvre» (1980: 41). La mort du poète est nécessaire afin d’éviter tout «pléonasme» (2011: 393), le créateur étant identique à sa création. Plus encore, elle est essentielle puisqu’elle assure la survie de l’œuvre. Cocteau utilise le terme de «phénixologie1Cocteau emprunte à Salvador Dali le terme de «phénixologie» afin de définir un concept inspiré de Friedrich Nietzsche.» afin de désigner ce sacrifice indispensable du poète qui doit, à l’image du phénix, constamment mourir afin de renaître de ses cendres. De ce fait, l’auteur considère toutes ses œuvres comme «une forme encore inconnue de suicide» (Cocteau, 2006: 475) témoignant de «l’héroïsme  [qui] est la condition même du poète» (Cocteau, 2003: 132).

Si Cocteau espère que les notes du Passé défini soient «vivantes et aptes à jouer [son] rôle lorsqu’[il] aur[ait] quitté les planches» (2006: 747), il considère également «chacune de [ses] œuvres un testament [qui exprime] [ses] dernières volontés» (2012: 125). Le statut posthume du Passé défini est issu d’une exigence morale du poète qui anime l’ensemble de ses œuvres et qui n’est donc pas spécifique à ce dernier journal personnel. Par exemple, dans ses deux journaux par chapitres, La Difficulté d’être et Journal d’un inconnu, le poète explique longuement sa notion de la création: la mort du créateur précède la naissance d’une œuvre, c’est-à-dire sa réception dynamique par un futur lecteur qui lui donne sens. De plus, dans La Belle et la Bête et Opium, l’auteur vit symboliquement cette mort. Les souffrances dues aux furoncles lors du tournage témoignent selon lui de la réussite de son film; son douloureux séjour à la clinique de Saint-Cloud est à l’origine de son journal de désintoxication et des Enfants terribles. Dans Le Sang d’un poète, le cinéaste met en scène à deux reprises la mort de son personnage principal, poète à son image. Dans Testament d’Orphée, il joue lui-même ses propres mort et résurrection. Le Passé défini, œuvre posthume par choix, illustre par excellence cette conception de la création de Cocteau, puisque la mort de l’auteur n’y est plus théorique, allégorique ou imaginaire comme dans les œuvres citées. La fin du Passé défini est le signe irrévocable de la véritable disparition de Cocteau. Toutefois, la décision d’une publication d’outre-tombe ne se résume pas à l’application d’une notion chère au poète.

Dans Le Passé défini, la devise de l’auteur «Le poète est mort. Vive le poète» (1989c: 176) prend son plein sens. En effet, l’image que Cocteau conçoit de lui-même, sa posture de créateur sculptée dans ses œuvres, ne s’anime qu’à titre posthume. Le Passé défini se distingue des autres créations de Cocteau, puisque ce journal n’est pas seulement l’œuvre d’un fantôme, d’un messager jonglant entre le monde des vivants et le royaume des morts. De même, ce texte n’est pas uniquement un testament littéraire, à l’exemple de Testament d’Orphée et de Requiem qui «formeront le point final de [l’]œuvre [de Cocteau]» (2012: 677). Le projet du Passé défini, comme l’indique très bien son titre, est de définir le passé posthume de l’auteur. Afin de déterminer exactement et pleinement son passé, il faut que ce dernier soit achevé. La publication posthume est donc une condition intrinsèque à la réalisation de ce travail. Plus encore, la définition de la vie révolue est synonyme de la fixation du portrait du diariste. Néanmoins, Cocteau précise son passé dans une écriture au jour le jour, privilégiant une éthique de la mouvance alliant contradiction, variation, répétition et évolution. Il suggère alors une représentation de soi changeante dont la cohésion n’est possible que dans la postérité et ce, grâce au travail laborieux du futur lecteur. Le Passé défini est cette «longue lettre» (Cocteau, 1985: 139) d’outre-tombe, tant rêvée par le poète, en attente d’un récepteur attentif.

Si l’image de l’auteur est représentée tout au long de sa vie, son intégrité ne prend forme qu’à titre posthume. La constitution de l’éthos du créateur dépend à la fois de sa réalisation dans un temps futur et de son accomplissement au sein d’une correspondance active avec le destinataire à venir.

Le lecteur posthume 

À cette présence au monde posthume du diariste s’ajoute alors un lecteur «émettant la même longueur d’ondes que [le poète]» (Cocteau, 1953: 206): le destinataire du journal coctalien doit naître après la mort de l’auteur. Le statut posthume du Passé défini est conforme à la conception de Cocteau du lecteur idéal de ses journaux personnels. En effet, dès 1928, le poète souligne que la destination est une caractéristique inhérente à sa définition du genre du journal. Il se démarque alors de nombreux écrivains diaristes de son époque qui, s’ils sont désormais inévitablement conscients de la future publication de leur texte, se méfient toujours de ces destinataires à venir. Opium, premier journal publié du vivant de Cocteau, s’ouvre sur cette thématique: «Ces dessins et ces notes […] s’adressent aux fumeurs, aux malades, aux amis inconnus que les livres recrutent et qui sont la seule excuse d’écrire» (1930: 13). L’expression «amis inconnus» sera utilisée par le diariste à plusieurs reprises afin d’évoquer les lecteurs de ses journaux personnels et, plus généralement, les récepteurs de l’ensemble de ses œuvres. Cependant, Cocteau ne se contente pas d’apostropher son lecteur dans ses journaux. Il délimite les caractéristiques de son destinataire favori et essaye par divers moyens d’activer sa présence au sein de ses textes. L’un des traits fondamentaux du lecteur idéal du journal coctalien est son appartenance aux générations d’un futur lointain.

Dans Le Passé défini, à l’exemple des autres journaux de Cocteau, un jeune et futur lecteur est interpellé fréquemment. Le poète utilise souvent le temps du futur simple lorsqu’il décrit la réception de son journal et recourt à diverses expressions pour insister sur l’appartenance de son lecteur rêvé aux générations à venir. Ainsi, les récepteurs programmés sont de «jeune[s] homme[s]» (2011: 120), des «amis futurs» (2006: 683), des «lecteur[s] encore né[s] d’un ventre» (2011: 107). De plus, à l’exemple d’Opium, la fonction même du Passé défini est en étroite correspondance avec l’image de ce futur lecteur. Le but du dernier journal du diariste est «de bavarder avec les camarades futurs que [son] œuvre [lui] apportera» (2005: 220). Par ailleurs, le destinataire idéal ne doit pas seulement être jeune, il doit surtout être posthume. L’image de ce lecteur est décrite dans plusieurs journaux de Cocteau. Par exemple, dans La Difficulté d’être, l’auteur affirme qu’il parle «aux enfants des enfants de [ses] enfants» (1989c: 176), «à la jeunesse d’une époque où [il] ne ser[a] plus là en chair et en os» (1989c: 176). De même, dans Le Passé défini, le diariste adresse son discours aux «jeunes gens de l’année 2000» (2006: 332).  Le destinataire posthume éclaire la volonté du poète de placer la réception idéale de ses journaux dans une dynamique de renouvellement. Le désir d’atteindre un futur public témoigne de la recherche d’un regard pur, d’un lecteur enthousiaste qui examine différemment son œuvre. L’inscription de la destination modèle dans un contexte historique distant éloigne le lecteur de la vague de haine que subit Cocteau de son vivant, symbolisée par le personnage d’André Breton. Elle distancie le lecteur modèle des critiques contemporains de l’auteur qui, selon lui, le jugent mal puisqu’ils s’appuient sur sa personne mondaine et non pas sur son œuvre. Ainsi, ce futur lecteur n’est pas influencé par la réception des œuvres du vivant de l’auteur et par la réputation de ce dernier telle qu’elle est véhiculée par la presse de l’époque. Ce destinataire à venir garantirait alors une lecture vive et inédite du texte.

Avec Le Passé défini, Cocteau ne se contente plus d’évoquer cette destination idéale. La publication posthume du dernier journal assurerait cette réception rêvée, puisque le lecteur empirique se rapprocherait, ne serait-ce que par cet écart temporel, du lecteur idéal de l’écrivain. Dès lors, l’expression «les cheveux tombent, les antennes poussent» (Cocteau, 2006: 332) qui succède à l’appel du destinataire du second millénaire en 1956, est une allégorie de cette parfaite correspondance post mortem entre l’auteur et son lecteur.

La programmation d’une réception contemporaine  

Au début de la rédaction du Passé défini en 1951, Cocteau a déjà publié plusieurs journaux qui s’opposent fermement aux règles conventionnelles du genre. L’absence de datation dans Opium, l’invisibilité du diariste dans Tour du monde et le refus de remarques factuelles dans La Difficulté d’être et Journal d’un inconnu sont quelques exemples des transgressions génériques opérées. Avec Le Passé défini, le poète ne cherche plus à faire valoir l’originalité de ses journaux expérimentaux, mais plutôt à prolonger son âme créatrice le plus longtemps possible après sa mort. L’un des moyens utilisés par le diariste est de mettre en place un système de réception posthume.

La programmation d’une réception ultérieure qui se distingue nettement de la réception passée dépend de l’actualisation des images d’un diariste et d’un lecteur posthumes. Si Cocteau affirme que sa véritable personne ne sera visible qu’après sa disparition et que le lecteur idéal de son œuvre ne naîtra qu’après sa mort, ce n’est que pour insister sur l’étroite relation entre ces deux instances de la production littéraire. Le futur lecteur doit actualiser le sens de l’œuvre et définir le portrait de l’auteur, démasqué ainsi après son décès: «Après ma mort il faudra me découvrir» (2006: 165), souligne le poète. Dès lors, le lecteur posthume est responsable de la résurrection de l’écrivain, c’est-à-dire de la transmission de l’image posthume du poète telle qu’elle est prédéfinie par Cocteau lui-même dans son œuvre. La «naissance posthume» (2011: 387) du poète et sa «gloire posthume» (2011: 396) qui se différentie de la «gloire bruyante» (1980: 370), mondaine, imminente et éphémère, dépendent du futur destinataire. Cette esthétique de la réception est présente sous diverses formes dans les journaux de Coteau. Le chapitre «De la Responsabilité» (1989c: 173-179) de La Difficulté d’être en est un excellent exemple. Dans Le Passé défini, Cocteau introduit un nouveau visage de son lecteur modèle. Le récepteur est également le futur éditeur de son journal, le «spécialiste du décryptage» (2006: 277) de «[ses] hiéroglyphes» (2006: 331). En effet, dans Le Passé défini, le diariste s’adresse à son futur éditeur et lui donne des recommandations quant à la publication du journal. Ainsi, il lui demande, entre autres, «d’empêcher les répétitions» (1989a: 201), de «COUPER» (2005: 347) les remarques «qui ne peuvent intéresser personne» (2006: 176) et celles qui sont «inadmissibles» (2006: 475), de «supprimer tout ce qui relève de la fatigue» (2006: 747). En d’autres termes, l’auteur exige que le futur éditeur censure Le Passé défini afin que son texte ressemble le plus possible à son journal idéal. Pierre Chanel, titulaire du droit moral sur l’œuvre de Cocteau, décide de suivre les instructions de l’auteur et de couper quand il le juge nécessaire2À ce sujet, consulter l’«Avertissement» de Pierre Bergé au Vème tome du Passé défini. Voir, Jean Cocteau, Le Passé défini, tome V, 1956-1957, Paris, Gallimard, 2006, p.13.. En somme, la spécificité du Passé défini réside dans ces adresses aux futurs éditeurs qui marquent davantage l’inscription du lecteur au cœur du processus de la création littéraire, puisque ce dernier participe activement à la construction du texte.

La contemporanéité du Passé défini ne dépend pas du contenu et de la forme de ce texte –nettement plus classiques de ceux de tous les autres journaux coctaliens–, mais de l’acte de réception programmé par son auteur. Le dialogue complexe que le diariste entreprend avec son futur lecteur, pleinement inscrit dans la production et la réception du journal, signe à la fois une prise de conscience approfondie de l’acte de lecture de son journal et une conception renouvelée de l’intime qui se définit non pas dans la sphère du secret mais face à un récepteur actif.

 

Bibliographie des ouvrages cités: 

Journal 1942-1945, Paris, Gallimard, 1989b.

Journal d’un inconnu, Paris, B. Grasset, «Les Cahiers rouges», 1953.

L’Apollon des bandagistes, Saint-Clément-la Rivière, Fata Morgana, 2006.

La Belle et la Bête. Journal d’un film, Monaco, Éditions du Rocher, 2003.

La Difficulté d’être, Monaco, Éditions du Rocher, 1989c.

Le Passé défini, 1951-1952, tome I, Paris, Gallimard, 1980.

Le Passé défini, 1953, tome II, Paris, Gallimard, 1985.

Le Passé défini, 1954, tome III, Paris, Gallimard, 1989a.

Le Passé défini, 1955, tome IV, Paris, Gallimard, 2005.

Le Passé défini, 1956-1957, tome V, Paris, Gallimard, 2006.

Le Passé défini, 1958-1959, tome VI, Paris, Gallimard, 2011.

Le Passé défini, 1960-1961, tome VII, Paris, Gallimard, 2012.

Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre, Paris, Gallimard, 1949.

Opium. Journal d’une désintoxication, Paris, Stock, 1930.

«Retrouvons notre enfance», Paris-soir, du 4 au 16 août 1935.

Tour du monde en 80 jours (Mon premier voyage), Paris, Gallimard, «Idées», 1936l

[Fragments publiés par Pierre Chanel du journal de jeunesse de Cocteau dans «Les vocalises de Bachir-Selim», dans Cahiers Jean Cocteau, n.1, Cocteau et les mythes, textes réunis par Jean-Jacques Kihm et Michel Décaudin, La Revue des lettres modernes, n.298-303, mars 1972.]

  • 1
    Cocteau emprunte à Salvador Dali le terme de «phénixologie» afin de définir un concept inspiré de Friedrich Nietzsche.
  • 2
    À ce sujet, consulter l’«Avertissement» de Pierre Bergé au Vème tome du Passé défini. Voir, Jean Cocteau, Le Passé défini, tome V, 1956-1957, Paris, Gallimard, 2006, p.13.
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