Entrée de carnet

Des doigts sur la pellicule: digressions sur la conférence d’André Habib et le mode haptique de l’approche du cinéma expérimental

Lila Roussel
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Avec l’essor des technologies numériques dans le domaine cinématographique, y compris dans les domaines du film d’art et du cinéma expérimental, de nombreux artistes, théoriciens et pédagogues du cinéma ont été conduits à réfléchir au statut et à la spécificité du médium par l’intermédiaire de leur pratique artistique, de leur production théorique ou de leur approche de la transmission du savoir sur l’art cinématographique. Une des orientations prises par ces réflexions face au paradigme introduit par la technologie numérique consiste à réaffirmer la matérialité du support filmique en mettant celle-ci à l’avant-plan de la théorisation du film, au cœur du propos artistique véhiculé par l’œuvre ou, comme le fait parfois André Habib, professeur au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, lorsqu’il fait dérouler la pellicule d’un film fraîchement visionné entre les doigts de ses étudiants1En quelque sorte à l’instar de Peter Kubelka qui laisse parfois dérouler la pellicule de ses films entre les mains du public. afin de leur permettre de «voir de quoi le film qu’ils viennent de voir est fait»2Habib, A. (2014). De la pellicule au pixel. À propos des remédiations numériques de films expérimentaux sur Internet (et YouTube en particulier). Miranda [Online]. 10, p. 2. URL: http://miranda.revues.org/6312, en intégrant l’expérience de la proximité de la pellicule-objet à la transmission du savoir sur le film, lorsque cela est pertinent et lorsque l’état matériel de la pellicule le permet.

L’orientation «haptique» de l’approche du cinéma, qui valorise la trace de l’objet ou de la main de l’artiste laissée directement sur la pellicule ou qui incorpore la manipulation physique directe de la pellicule-objet dans le processus de création et parfois même de diffusion de l’œuvre cinématographique, trouve des antécédents historiques dans la pratique photographique, la célèbre œuvre de Man Ray de 1923 intitulée Le retour à la raison illustrant un tel passage d’une pratique photographique vers le cinéma. Incorporant la technique de la rayographie, technique consistant à produire une trace négative de l’ombre d’objets directement posés sur une surface photosensible sur laquelle on projette de la lumière3Les rayographies de Man Ray se distinguent des photogrammes antérieurs (tels que ceux de Christian Schad) en ce qu’elles emploient de la lumière provenant d’une ampoule plutôt que de la lumière naturelle pour produire les images. Voir Elcott, N. M. (2008). Darkened Rooms: A Genealogy of Avant-Garde Filmstrips from Man Ray to the London Film-Makers’ Co-Op and Back Again. Grey Room, (30), p. 25.
, ce film fait l’économie d’un degré de médiation entre les images et leurs objets d’origine par l’élimination du recours à la caméra.

L’inclusion par M. Habib de cette œuvre lors de sa conférence intitulée Pièces touchées: digressions sur le cinéma expérimental et la cinéphilie présentée le 23 mars 2016 à l’UQAM s’inscrit parfaitement dans la tradition en vertu de laquelle le plan de l’expression devient le point focal de la théorisation et de la pratique cinématographique4 Selon Rea Walldén, la focalisation sur le plan de l’expression chez les cinéastes de l’avant-garde peut se lire comme “une stratégie pour contrer l’illusion de l’indépendance du plan du contenu et du caractère ‘naturel’ de la référence”. Voir Walldén, R. (2012). Matter-Reality in Cinema: Realism, Counter-Realism and the Avant-Gardes. Gramma: Journal of Theory & Criticism, 20, p. 196., tradition à laquelle appartiennent notamment le cinéma d’avant-garde et les courants «matérialiste» et «structurel-matérialiste» du cinéma expérimental. Les œuvres telles que Le retour à la raison qui questionnent la spécificité du médium cinématographique sont particulièrement intéressantes dans leur capacité à mettre en évidence ce que Pavle Levi appelle «l’équivocité» ou «le dualisme apparent» du médium cinématographique5 Voir Levi, P. (2012). Cinema by Other Means. Oxford University Press, p. 120. Toutes les traductions de citations sont les nôtres..

Ce dualisme de l’œuvre cinématographique dont on peut faire l’expérience tant en l’envisageant comme objet matériel que comme processus temporel (projection) a fait l’objet d’investigations artistiques et théoriques par le cinéaste expérimental Paul Sharits. Ce cinéaste associé au groupe Fluxus a non seulement fait valoir la matérialité du film comme objet esthétique, par exemple avec ses Frozen Film Frames (c. 1971-76) qui exhibaient des bandes de pellicule hautes en couleurs entre deux feuilles de plexiglass suspendues, encore voulait-il conduire «le/la spectateur/trice à s’investir dans l’existence dynamique des films ‘au-delà’ de leur substrat matériel»6Ibid., p. 121., par exemple en exhibant  également les schémas, les partitions et les diagrammes correspondants, l’exhibition de tels artefacts déployant plutôt, selon Yann Beauvais, une expérience de type «analytique»7Beauvais, Y. (2008). Figment. Dans Beauvais, Y. (Ed.). Paul Sharits. Dijon: Presses du réel, p. 9.. Soucieux de révéler «les particules élémentaires de signification» submergées au niveau des «infrastructures générales du cinéma»8Sharits, P. (1978). Cinema as Cognition – Introductory Remarks. Film Culture, (65-6), p. 76., Sharits demeure néanmoins, selon Levi, un cinéaste «véritablement matérialiste»9Levi, P. (2012), p. 122. puisqu’il cherchait à explorer la mesure dans laquelle des éléments du plan conceptuel-idéationnel-expérientiel peuvent «être retracés dans les matières premières [du film] avant même que ceux-ci soient assemblés en un dispositif cinématographique fonctionnel»10Ibid..

Outre la réaffirmation de la matérialité de l’objet filmique (que nous estimons concerner non seulement le support physique de l’image, mais aussi les conditions matérielles de la diffusion de l’œuvre et les conditions matérielles de la réception de celle-ci à travers le corps percevant du spectateur), l’une des pratiques par lesquelles le cinéma d’avant-garde questionne la spécificité du médium cinématographique se fait par l’inscription visible du processus de création à même l’œuvre. Certaines œuvres riches en auto-référentialité soulignent la nature «manufacturée» de ce qui se déroule sous les yeux du spectateur en exhibant des gestes habituellement occultés dans le cinéma classique, gestes dont la vue pourrait briser l’illusion de réalité que veut instituer nombre de films. Par exemple, le court-métrage Dream Work de Peter Tscherkassky (2001) fait entre autres figurer les mains du cinéaste en train de manipuler et de découper la pellicule, des mains qui se présentent du coup comme un facteur causal en ce qui a trait à la réalité se déployant localement à travers le film. Celui-ci se veut par ailleurs être un hommage à l’œuvre cinématographique de Man Ray, chose manifeste dans son emploi de la rayographie et de l’impression par contact.

Réaffirmant le rapport tactile avec la pellicule mais sans forcément faire littéralement figurer l’image de la main du cinéaste, les films employant l’animation directe sur pellicule s’inscrivent également, selon Tess Takahashi, parmi les films qui «soulignent la présence du corps de l’artiste dans la production de l’image»11Takahashi, T. (2005). “Meticulously, Recklessly Worked Upon: Direct Animation, the Auratic and the Index.” Dans C. Gehman & S. Reinke (Eds.), The Sharpest Point: Animation at the End of Cinema, Toronto, p. 169.. À l’ère du traitement automatisé des images que permet la technologie d’édition numérique, l’essor, que constatait déjà Takahashi en 2005, de l’animation directe et d’autres pratiques soulignant la présence physique de l’artiste serait à lire comme «l’une des réponses face à l’ubiquité des effets digitaux facilement produits»12Ibid., p. 166. Ainsi et dans bien des cas, la trace directe laissée par le corps de l’artiste sur la pellicule peut se lire comme l’indice de l’application d’une intelligence tactile face à la variabilité, à l’irrégularité, voire à la résistance de la matière concrète et, selon Takahashi, cette variabilité et cette irrégularité constitueraient pour le film «des aspects nouvellement importants de son ontologie»13Ibid., p. 169.

L’émergence d’un désir de soumettre le geste créatif aux contraintes imposées par l’irrégularité et par la résistance de la matière pourrait expliquer, ne serait-ce qu’en partie,  l’engouement observé par M. Habib chez nombre de jeunes créateurs pour les technologies analogiques dans le domaine de la production photographique et cinématographique. De plus, la manipulation d’une plus grande variété d’instruments et de substances permet, durant la production, le traitement et le montage des images, d’intensifier l’engagement du corps du créateur selon des modalités ne pouvant être reproduites avec l’emploi d’interfaces de production et d’édition numériques—du moins dans leur état actuel de développement. Les interfaces numériques, bien qu’introduisant un degré de médiation supplémentaire entre le créateur et l’image, induisent toutefois leurs propres gestuelles et leurs propres résistances.

  • 1
    En quelque sorte à l’instar de Peter Kubelka qui laisse parfois dérouler la pellicule de ses films entre les mains du public.
  • 2
    Habib, A. (2014). De la pellicule au pixel. À propos des remédiations numériques de films expérimentaux sur Internet (et YouTube en particulier). Miranda [Online]. 10, p. 2. URL: http://miranda.revues.org/6312
  • 3
    Les rayographies de Man Ray se distinguent des photogrammes antérieurs (tels que ceux de Christian Schad) en ce qu’elles emploient de la lumière provenant d’une ampoule plutôt que de la lumière naturelle pour produire les images. Voir Elcott, N. M. (2008). Darkened Rooms: A Genealogy of Avant-Garde Filmstrips from Man Ray to the London Film-Makers’ Co-Op and Back Again. Grey Room, (30), p. 25.
  • 4
    Selon Rea Walldén, la focalisation sur le plan de l’expression chez les cinéastes de l’avant-garde peut se lire comme “une stratégie pour contrer l’illusion de l’indépendance du plan du contenu et du caractère ‘naturel’ de la référence”. Voir Walldén, R. (2012). Matter-Reality in Cinema: Realism, Counter-Realism and the Avant-Gardes. Gramma: Journal of Theory & Criticism, 20, p. 196.
  • 5
    Voir Levi, P. (2012). Cinema by Other Means. Oxford University Press, p. 120. Toutes les traductions de citations sont les nôtres.
  • 6
    Ibid., p. 121.
  • 7
    Beauvais, Y. (2008). Figment. Dans Beauvais, Y. (Ed.). Paul Sharits. Dijon: Presses du réel, p. 9.
  • 8
    Sharits, P. (1978). Cinema as Cognition – Introductory Remarks. Film Culture, (65-6), p. 76.
  • 9
    Levi, P. (2012), p. 122.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Takahashi, T. (2005). “Meticulously, Recklessly Worked Upon: Direct Animation, the Auratic and the Index.” Dans C. Gehman & S. Reinke (Eds.), The Sharpest Point: Animation at the End of Cinema, Toronto, p. 169.
  • 12
    Ibid., p. 166
  • 13
    Ibid., p. 169
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