Entrée de carnet

Posthume et postérité: un dialogue irrésistible

Marius Conceatu
couverture
Article paru dans Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines, sous la responsabilité de Pierre Luc Landry (2013)

Suite française et Les Bienveillantes sont deux romans musicaux, construits et organisés comme des suites de tableaux-danses, dont les harmonies et les dissonances construisent un jeu troublant sur les conceptions sur la postérité du phénomène qui leur sert de leitmotiv: l’Holocauste. Pour le roman d’Irène Némirovsky, la question est d’autant plus vertigineuse qu’il s’agit d’une œuvre posthume. En effet, miraculeusement retrouvé et publié en 2004, plus de 70 ans après la mort de l’auteur à Auschwitz, à la suite des mêmes événements décrits dans son récit non autobiographique, Suite française participe non seulement d’une discussion sur la nature du posthume, mais aussi d’une interrogation sur le fonctionnement problématique de la réception dans des situations où le destin de l’écrivain est indissolublement lié à l’histoire de l’œuvre. Ce rapport se complique davantage dans le cas des Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell publié en 2006 et source d’acclamations et de critiques virulentes à la fois. Le lecteur est confronté d’abord à un narrateur difficile –nous y reviendrons–, ensuite à une sorte d’équilibrisme narratif entre fiction, morale et histoire et, finalement, à sa propre mémoire littéraire, récemment enrichie par la contribution décalée de Némirovsky.

Si Les Bienveillantes répond aux attentes d’un public contemporain par ses mécanismes littéraires postmodernes, Suite française, lu pour la première fois à peine deux ans avant le roman de Littell, ne saurait être pris pour une œuvre du 21e siècle, car son modernisme de type proustien et célinien n’est que trop manifeste. L’effort de Némirovsky d’inscrire dans le temps (selon le syntagme de Proust) le bouleversement d’un monde déjà absurde et atroce, celui de la société française des années 40, articule une histoire qui, même restée inachevée, s’enrichit de sens par son propre développement et satisfait l’horizon d’attente du lecteur contemporain. Par contre, Les Bienveillantes assume pleinement sa postmodernité et, tout en s’avérant plus difficile à digérer, prend en charge d’une manière provocatrice l’évacuation des significations en dehors du texte, dans une postérité en puissance dans le texte même. Cette étude se propose d’expliquer ce jeu des sens à la lumière de la postérité en analysant à distance (temporelle, tout d’abord) le dialogue entre ces deux romans du point de vue de leur effet immédiat et à long terme sur le récepteur.

Némirovsky et le piège de la lecture biographique

Malgré le temps relativement court écoulé depuis la parution des deux romans, leur exégèse est déjà bien riche. Cela est dû plutôt, il faut le dire, à des questions non-littéraires. Par exemple: le contexte particulièrement spectaculaire de la découverte récente du manuscrit de Suite française, caché par l’auteur avant sa déportation en 1941; la genèse des Bienveillantes, marquée de profondes recherches historiques, sociologiques, anthropologiques et journalistiques; l’histoire personnelle d’Irène Némirovsky et de Jonathan Littell –tous les deux d’origine juive, aux parents ou grands-parents émigrés de Russie en France et dont la première langue n’est pas le français; les controverses post-publication liées en général à des questions de moralité et véridicité historique par rapport à la représentation des événements de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement l’extermination des Juifs etc. Les deux romans constituent ainsi, séparément, des phénomènes littéraires et non-littéraires: ils ont reçu des prix littéraires prestigieux et improbables et sont de gros succès de librairie, tout en se faisant attaquer, parfois agressivement, par des critiques de diverses nationalités et spécialités (depuis les littéraires jusqu’aux philosophes, historiens, journalistes, etc.). Le phénomène en question est d’autant plus remarquable si les deux œuvres sont regardées chacune dans la perspective de l’autre.

Dans sa critique de l’édition américaine de Suite française, Tess Lewis discute la postérité immédiate de l’œuvre. Elle remarque que la préface de l’édition originale, écrite par Myriam Anissimov, décrivant en détail les stéréotypes antisémites présents dans les œuvres antérieures de Némirovsky, ses amitiés avec des écrivains antisémites comme Paul Morand et ses collaborations littéraires, sous pseudonyme, il est vrai, avec la revue antisémite Gringoire, a été raccourcie par l’éditeur américain qui a éliminé précisément ces éléments susceptibles d’atténuer la réaction émotionnelle du public devant la tragédie de la destruction de toute une famille par les Nazis. L’attitude décidément ambiguë d’Irène Némirovsky par rapport à sa judaïté fait sans doute partie de l’arrière-fond de Suite française. L’œuvre et l’auteur sont indissolublement liés, ce pourquoi toute réception fatalement posthume du roman sera influencée par le destin personnel de sa créatrice. D’où le scandale: l’on a pu percevoir, à la veille de la publication de Suite française, les stéréotypes antisémites qui pullulent dans certains des textes de jeunesse de Némirovsky, ses bonnes relations avec l’intelligentsia d’extrême-droite, l’absence de tout personnage juif de son grand roman inachevé, etc., comme un manque de sympathie et de sensibilité de l’écrivain pour ses coreligionnaires, une sorte de haine de soi qui mettrait en question sa moralité et, par conséquent, la valeur de son œuvre. Dans Irène Némirovsky: Her Life and Works, la biographie citée par Lewis dans son article, Jonathan Weiss explique tous ces aspects par l’identité vacillante, entre deux mondes, de l’écrivain et son désir de se faire accepter au sein de la culture et la littérature françaises. Lewis analyse en nuançant les conclusions de Weiss et voit dans les portraits extrêmement poignants de Juifs (notamment dans David Golder, roman de 1929) les marques d’une jeunesse morale et littéraire qui, dans Suite française, évolue vers une maturité, hélas, interrompue violemment. En reprenant le mot de Némirovsky dans une interview de 1939, Lewis croit qu’elle aurait dépeint la question juive bien différemment si elle avait eu le temps de finir son roman. Déjà, dans Suite française, «[n]ot only had Irène Némirovsky’s writing improved immeasurably, but, at incalculable cost, the myopia of her moral imagination had been corrected. The enormous leap in quality and promise evident in Suite française would never be realized» (Lewis 2006: 479). Comme c’est le cas lorsque l’on analyse une œuvre posthume, d’autant plus une œuvre inachevée, en essayant de décortiquer le texte et le contexte, le lecteur fait appel au mode conditionnel et ressort inévitablement à une grille interprétative biographique. Et pourtant, un acquis du modernisme littéraire veut qu’il n’y ait pas grand-chose à gagner si l’on explique l’œuvre par la biographie de l’auteur. Mais, dans ce cas, peut-on briser complètement le lien entre auteur et œuvre pour respecter à la lettre l’autonomie esthétique de la dernière et se conformer à la doctrine selon laquelle l’auteur meurt et ne compte plus une fois que son œuvre paraît? L’histoire littéraire montre que c’est possible, mais doit-on le faire ici? Suite française peint un tableau complexe d’une société française à la dérive, littéralement (l’exil vers le sud des Parisiens lors de l’occupation allemande) et métaphoriquement (les mœurs et la moralité des Français et des occupants allemands sont présentés en parallèle). Némirovsky ne s’occupe pas des déportations et des camps de concentration parce qu’elle n’en a pas connaissance. Le lecteur doit ici combler les lacunes objectives du texte –posthumément, le lecteur en sait plus sur le sujet que l’auteur. À nous de boucler la boucle–, un acte de réception littéraire parfaitement acceptable et un défi que nous relevons volontiers grâce à notre recul temporel. Nous nous identifions à la voix narrative et, en vertu du facteur posthume et inachevé, avons tendance à la doubler pour compléter, modifier et achever le récit. La réception et la compréhension de l’œuvre vont toujours dans le sens indiqué par l’auteur.

Littell et la fuite dans le mythe

Si le dessein de Némirovsky, que nous pouvons apercevoir à la lecture des notes et des plans qu’elle a laissés pour la continuation du roman, est la création d’un panorama social, politique et culturel d’une époque particulièrement bouleversée et bouleversante, l’enjeu des Bienveillantes de Littell est la mise en valeur d’une dynamique du bouleversement. Les Bienveillantes et une «suite allemande» dans la même mesure qu’une «suite française» –ce que l’on peut dire, jusqu’à un point, du roman d’Irène Némirovsky aussi. Narration virtuose combinant des événements véridiques et un protagoniste-narrateur inattendu (le bourreau parle) qui, selon Julia Kristeva, «pourrait être un contemporain du 3e millénaire», Les Bienveillantes piège le lecteur avec la question: à qui avons-nous affaire –à Maximilien Aue ou à Jonathan Littell? (Kristeva, 2007: 22) L’on a pu reprocher à l’auteur d’avoir exploité de mauvaise foi l’historiographie de l’Holocauste (notamment les ouvrages de Raoul Hilberg, Saul Fridlander, Charles Browning, Wieslaw Kellar) et bien des documents dévoilant et expliquant non seulement les actions politiques, mais aussi l’idéologie et la philosophie nazies. La mauvaise foi relèverait du fait que le narrateur et protagoniste Max Aue, capitaine de la SS, s’approprie les résultats de ces recherches, ce qui risque de leur donner un sens inverse. Julia Kristeva, quant à elle, remarque qu’Aue insère toutes ces connaissances dans sa psychopathologie (2007: 26): c’est un intellectuel brillant, un Nazi convaincu, profondément troublé, à la sexualité déviante (il a des relations homosexuelles matérialisant son fantasme d’être femme, plus précisément de ne faire qu’un avec sa sœur jumelle, Una, la bien nommée, et avec qui il a une relation incestueuse) et criminel.

Les critiques furent en effet polarisés par ce roman. La grande masse des lecteurs l’aiment bien, les chiffres des ventes le prouvent. Dans son article sur la réception critique des Bienveillantes, Richard Golsan inventorie les admirateurs et les détracteurs du livre en montrant que les deux positions sont soutenues avec autant de passion mais résolument irréductibles, puisqu’elles se fondent sur des visions opposées en ce qui concerne le traitement de sujets moraux et historiques dans l’œuvre littéraire (Golsan, 2010: 45-56). Golsan cite le philosophe Édouard Husson et l’historien Michel Terestchenko parmi les voix qui nient les qualités du roman de Littell. Selon eux, puisqu’il ne dénonce pas le mal nazi tout en le représentant, le roman ne fait qu’affirmer ce mal. Comme dans le cas de Némirovsky, critiquée pour n’avoir introduit aucun personnage juif dans Suite française, ce qui signalerait un refus de la compassion pour ses coreligionnaires, il est simpliste et même injuste de reprocher à un auteur de fiction de ne pas avoir écrit sur quelque chose ou de ne pas avoir utilisé certains personnages ou types humains.

Aux critiques reprochant le point de vue narratif et l’usage non orthodoxe des sources historiques se sont opposés ceux qui rappellent que le roman est une œuvre de fiction. Un rappel que l’on croyait superflu au 21e siècle si ce n’était le sujet, toujours controversé, de la Shoah. Les Bienveillantes n’est pas un roman historique et ne doit donc pas être lu comme une présentation de faits et de personnes véridiques, mais avec les outils que l’imagination peut mettre à notre disposition. Comme le dit Kristeva, «c’est une fiction qui restitue l’univers d’un criminel» (2007: 27). C’est l’énormité de la situation mise en scène par Littell qui a alarmé les critiques et les lecteurs trop sensibles: le narrateur est le bourreau, un criminel de guerre glosant doctement, comme les grands «méchants» de la littérature et du cinéma, sur les ressorts et ramifications de leur doctrine, tout en montrant des signes physiques et psychiques que la mise en œuvre de ladite doctrine leur répugne, ce qui ne les empêche pourtant pas de l’appliquer. Kristeva ne s’en tient pas là: pour elle, Max Aue est un anti-Œdipe, personnage à ramifications mythologiques –c’est Littell lui-même qui inscrit son œuvre dans la lignée de la tragédie antique d’Eschyle (Les Bienveillantes est le titre de la troisième pièce de l’Orestie). Au-delà de son nazisme manifeste, source de controverses du point de vue de la réception, ce personnage malsain, abject et saisissant se donne mieux à notre entendement grâce à ses pulsions psycho-sexuelles. Il nous est impossible de ne voir que le bourreau et non pas l’homme tourmenté aux tendances sadomasochistes qui le poussent à prendre le rôle féminin dans l’acte sexuel. Nous ne pouvons suivre la descente aux enfers d’une intimité troublée sans nous rappeler le sadisme du criminel de guerre. Aue est narrateur, homosexuel passif, frère incestueux, coupable de double meurtre tout comme de génocide, fou, docteur en droit, esthète raffiné –il est tout cela à la fois et chacune de ses identités se révèle à la lumière des autres.

Contemporain et posthume – mécanismes de lecture

Ce manque de distance entre les identités conduit à une banalisation du mal, selon Kristeva, au sens où le mal est étendu à l’échelle universelle. Le roman, par l’intermédiaire de son protagoniste-narrateur, expose l’abjection humaine et ne laisse en guise d’espoir que le salut par l’écriture. Dans l’incipit de son récit de 900 pages, Aue s’adresse à nous tous: «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé» (Littell, 2006: 13). Bardamu, lui-aussi témoin direct des horreurs de la guerre et de l’humanité en détresse, lui aussi amoral et déviant, commençait son histoire du Voyage au bout de la nuit par le célèbre «Ça a débuté comme ça» (Céline, 1952: 7). Il a fallu tout un roman et de grandes déambulations pour que le protagoniste célinien arrive à clore son récit par un brusque et décisif «qu’on n’en parle plus» (1952: 505). Bardamu refusait la continuation d’un récit au moment où il s’était inscrit dans le temps, comme l’œuvre du narrateur proustien, à la fin de la Recherche du temps perdu. La parenthèse ouverte par Bardamu se fermait pour contenir un univers romanesque fonctionnel, parfaitement moderne. Max Aue démonte d’emblée la structure célinienne (et proustienne) qui veut boucler la boucle d’un monde romanesque auto-suffisant. La seconde phrase de son récit est celle-ci: «On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir» (Littell, 2006: 13). C’est comme si les deux premières phrases des Bienveillantes renfermaient l’entier Voyage au bout de la nuit tout en niant la construction de ce monde plausible. Pourtant la boucle existe bel et bien, mais elle est bouclée presque hors du livre, comme le dit Kristeva (2007: 32). Il y a des allusions à l’Orestie d’Eschyle partout dans le texte, analysées en détail par Jonas Grethlein (2012), mais les seules références directes aux Bienveillantes de l’Antiquité sont dans le titre et la dernière phrase du roman. Si chez Proust ou Céline la révélation du sens ultime de l’œuvre se donne à la fin, mais se constitue en apogée de ce qui précède, Aue sait bien qu’il n’y a ni salut ni sens, puisque les lecteurs rejettent d’emblée son récit (et se tiennent à une distance critique, en refusant d’être ses confrères). C’est l’auteur, ici, qui nous vient en aide –car le sens et l’inscription dans le mythe s’articulent dans la construction romanesque, pas tellement au niveau du récit du narrateur. Dans l’épisode de Stalingrad, Aue et un prisonnier soviétique comparaient le nazisme et le communisme en faisant appel à des sources ultérieures à l’époque. Cette tournure postmoderne fait qu’un personnage soit contemporain avec sa propre postérité. Exposé aux horreurs d’une humanité déchue, celle d’Aue et de nous tous, le lecteur n’a d’issue qu’en suivant les indices de Littell, en l’occurrence les termes-clé «Les Bienveillantes». À les retrouver sur la couverture et dans la dernière phrase, le lecteur comprend que le sens se trouve au-delà du récit, plus précisément dans l’après-coup, dans l’interprétation, dans la réception de l’œuvre. Max Aue (ou bien est-ce Littell?) nous invite ainsi à vivre, dans le moment même, une dimension post-œuvre.

La voix narrative qui décrit, dans Suite française, l’occupation nazie, l’exil, les nouveaux rapports de forces en train de se créer, est investie d’une rigueur visionnaire tout en gardant son intériorité. Ce n’est pas le narrateur qui est omniscient, c’est plutôt le lecteur posthume qui doit l’être, par la force des choses. Contemporain de Littell et presque, au sein de la fiction, de son protagoniste âgé (celui qui se rappelle les événements et fait appel à ses «frères humains»), le lecteur se retrouve au pôle opposé tant il est forcé à épouser une subjectivité complexe, hautement intelligente, mais profondément odieuse. Même si elle est achevée, d’un point de vue narratif, l’histoire de Max Aue ne nous est pas facilement abordable (voir la réception critique divisée) et invite une question troublante sur le posthume : et si le sens de l’œuvre ne se révèle que dans la mort du texte, autrement dit dans l’état de réflexion qui doit s’instaurer bien après que la lecture est terminée, lorsqu’on a fait le deuil de tous les aspects qui ont occupé le lecteur pendant la lecture (structure, intrigue, conclusion, thèmes et implications littéraires, morales, historiques, philosophiques etc.)? Et si la mort de l’œuvre est la véritable bienveillante?

Conclusion

Dire que les deux romans se parlent en raison de leurs sujets complémentaires, de leurs symétries troublantes sur le plan de la construction romanesque (structure musicale, vision sombre de l’humanité), des aspects extra-littéraires abondants (philosophiques, historiques), voire des éléments qui les opposent si radicalement qu’ils rendent les comparaisons irrépressibles (le point de vue du narrateur, le traitement littéraire du sujet) est, ainsi, démontrable. Tout cela ne suffit pas, cependant, pour les ranger, tous les deux, parmi les œuvres contemporaines. Si l’on considère le critère du moment de la parution comme essentiel pour indiquer le contemporain, Les Bienveillantes est, manifestement, un roman du début du XXIe siècle, encore très pertinent pour le lecteur imbu de postmodernisme de la fin du XXe. Suite française, d’autre part, s’inscrit bien dans la définition d’une œuvre posthume. Par soi-même, grâce à son objectivité narrative moderniste et au caractère posthume et inachevé qui accroche et implique le lecteur dans l’histoire avec une force immédiate, Suite française répond sans doute aux sensibilités contemporaines. Mais ce n’est qu’en rapport avec Les Bienveillantes que le roman de Némirovsky se révèle encore plus brillamment comme une œuvre apparemment paradoxale de posthume contemporain (ou de contemporanéité posthume, si l’on veut). De même, c’est par référence à Suite française que la contemporanéité du roman de Littell s’avère, dans un sens, posthume.

Dans ce jeu, l’expérience de lecture joue un rôle crucial: en effet, l’étude de ces deux cas peut nous indiquer que le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané. Sur le plan de l’investissement du lecteur il s’opère, ici, deux mouvements inverses: dans Suite française, le lecteur posthume est forcé de combler les lacunes du texte inachevé avec les connaissances fournies par l’histoire ou d’autres (nombreuses) œuvres de fiction sur les mêmes sujets, notamment l’occupation nazie, l’exode et la vie sous le gouvernement de Vichy et les déportations des Juifs de France. Ainsi le caractère posthume vaudra-t-il au roman l’inscription dans un contemporain permanent, car les lecteurs de plusieurs époques se le revendiqueront en tant que tel. Au mouvement du posthume vers le contemporain perpétuel s’oppose le mouvement inverse dans Les Bienveillantes. Pour bien s’expliquer ce qu’il vient de lire, le lecteur doit recourir au mythe et aller en dehors du texte en essayant de comprendre le refus du récit, annoncé par un narrateur quasi-contemporain, mais difficilement compréhensible dans ses idées et actes, profondément controversé en tant que narrateur, personnage, et même en tant qu’humain. Il faut donc faire le deuil du texte, laisser se décanter les impressions et les pensées, évacuer les réactions émotionnelles inévitables lors d’une lecture investie. Le posthume, alors, relèverait de la mort du texte, qu’il faut nécessairement attendre pour une lecture réussie de cette œuvre. Les Bienveillantes est lui-aussi susceptible de se lire à toutes les époques grâce à cette vie hors- et post-texte. Dans les deux sens inverses mis en évidence dans ces deux romans et visibles surtout lorsqu’ils sont analysés ensemble, il y a des œuvres qui répondent aux attentes des lecteurs de plusieurs époques. Autant dire que ces attributs –contemporain et posthume– appartiennent au domaine du classique.

Bibliographie

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Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. «Folio Plus», 1952.

Golsan, Richard J., «Les Bienveillantes et sa réception critique: Littérature, morale, histoire», L’exception et la France contemporaine: histoire, imaginaire, littérature, 2010, pp. 45-56.

Golsan, Richard J., Suleiman, Susan Rubin, «Suite française and Les Bienveillantes, Two Literary Exceptions: A Conversation », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 12, no. 3, août 2008, pp. 321-330.

Grethlein, Jonas, «Myth, Morals, and Metafiction in Jonathan Littell’s Les Bienveillantes», PMLA, vol. 127, no. 1 (janvier) 2012, pp. 77-93.

Kristeva, Julia, «A propos des Bienveillantes (de l’abjection à la banalité du mal)», L’Infini, 99, 2007, p. 22.

Lewis, Tess, «A Cool Head and a Hard Heart: Irène Némirovsky’s Fiction», The Hudson Review, vol. 59, no. 3, 2006, pp. 471-479.

Littell, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.

Némirovsky, Irène, Suite française, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.

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