Entrée de carnet

La beauté bousculée

Julie St-Laurent
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Beauregard D., Virginie. Les heures se trompent de but, Montréal, L’Écrou, 2010, 171 pages.

L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, née de l’initiative de Mathieu Arsenault, a récompensé cette année Les heures se trompent de but, premier recueil de Virginie Beauregard D., publié aux Éditions de l’Écrou, avec le prix Tank-girl. Le nom de cette récompense, faisant allusion à un trépidant film de guerre mettant en scène une redoutable héroïne, met en valeur la force à l’œuvre dans cette écriture féminine. Beauregard est bien connue de la scène poétique montréalaise; Andrée Lachapelle a lu un de ses poèmes au Théâtre de Quat’Sous pour la soirée poétique Dans les charbons de Loui Maufette. Ce court texte, «Vous êtes tous des petits garçons qui rêvez de lilas en fleurs», a maintenant trouvé sa place définitive dans Les heures se trompent de but; le titre du poème, qui entremêle le masculin et le féminin le plus floral à travers l’image du lilas, évoque déjà une dureté qui n’est qu’assumée par instants, l’écriture de la guerrière oscillant constamment entre la retenue et le déchaînement.

À la recherche de la beauté et des contrastes1Ces deux qualités sont les plus importantes dans le processus de création de la poète, selon ce qu’elle déclarait elle-même dans une interview diffusée sur YouTube, tournée quelques jours avant le lancement du recueil en mars 2010; malheureusement, la vidéo a été retirée d’Internet à l’été 2011, cela pour une raison inconnue., la poète cultive une tension dont les nombreuses antithèses et oxymores du recueil sont les symboles, que ce soit des «mégots de fleurs» (p.46) ou encore le «château en hauteur et suicide assisté» (p.85). Un certain formalisme marque l’entreprise de Beauregard, le sens des poèmes se dissolvant souvent dans les images, mais tout hermétisme est évité. L’émotion demeure toujours visible, sensible, dure comme «un poing dans la gorge» (p.94). Ainsi se déploie-t-elle grâce à ce regard épris du minuscule, du beau comme du moins beau, tant êtres, objets et lieux de tout genre font l’objet de poèmes ou d’illustrations à l’esthétique brouillonne qui ponctuent la lecture. L’écrivaine parfois paraît «ne [plus] sa[voir]/ quoi faire de sa tendresse» (p.29). De toutes les manières, il s’agit de faire voir le vulnérable, et de l’aimer, comme le personnage étrange de ce poème miniature:

l’homme sans bras
a encore
perdu
son sac à dos (p.52)

Le recueil ne tombe pas pour autant dans la mièvrerie. Parasitée par une sorte de mosaïque urbaine, la voix du sujet se développe lentement, progresse au fil «d’écho[s] insolent[s]» (p.44).

tu dessines des dragons

tu dessines des dragons

Avancer

Ce désir de subtilité est dévoilé dès le début du livre, et cela deux fois plutôt qu’une: l’écrivaine avancera «à petits pas de peur» (p.12), car elle «doi[t] feutrer les pas/ qui craquent le couloir/ enneigé d’accessoires» (p.13). Dès lors, chaque poème se propose comme un fragile élan de plus vers le désordre, pour le pénétrer mais peut-être pour le franchir aussi. L’écriture de Beauregard semble habitée par la recherche d’un vecteur de mouvement, d’un mouvement qui serait au ras du sol, au plus près de soi. C’est ce qu’indiquent les multiples manifestations de l’horizontalité autour desquelles se structure pratiquement chacun des poèmes: entre autres, le trottoir, les rues, les voitures, le lit, le train, la marche, la course, les cours d’eau, la mer, le temps. Si la poète semble vouloir déjouer à certains moments cette tendance, ce n’est toujours que partiellement: «[elle] pense/ qu'[elle] pourrai[t] arracher les nuages/ et courir dessus» (p.141), comme pour ramener le ciel au niveau terrestre, et continuer à avancer à cette hauteur d’homme, de femme. «[Ç]a casse le temps d’avoir du style» (p.115), mais les heures reprennent bien vite leur cours.

Dans le recueil, l’errance prend parfois le pas sur la progression tant une esthétique de la prolifération marque les poèmes, mais le pronom «tu» semble tout de même diriger l’énonciation vers une finalité stable. C’est ce que suggèrent les quelques vers d’où est tiré le titre du recueil: «tu me prends sous ton bras bouclier/ et m’empêches de regarder de côté/ pendant que les heures se trompent de but» (p.112) L’amour éclipse tout le reste. Le statut du «tu» se révèle cependant ambigu dans d’autres poèmes, comme si, dans ces cas-là, on ne tentait que de rendre plus distante la première personne, le «je». Or, une sorte de dialogisme s’instaure, à la manière d’une quête de soi, l’énonciatrice mesurant sa propre identité à l’aune d’une altérité qui demeure l’horizon de sens de l’écriture. Elle cherche quelque part son propre reflet: «as-tu la chance d’être/ de ceux qu’on reconnaît/ fichés sur le poteau des disparus?» (p.114)

tu as quarante bouches criantes

tu as quarante bouches criantes

Parler

Dans un monde saturé d’images, de matériel, de gens, où il y a à peine de place pour soi, la subjectivité demeure une matière précaire. Bien sûr, la poésie procède toujours d’une expression du «je», mais l’écriture de Beauregard, comme un grand pan de la poésie contemporaine, montre que cette prise de parole ne peut plus s’effectuer à huis clos, même s’il se produit un retour du sujet. Il faudra prendre part à cet univers grouillant –que la ville et sa vivacité représentent bien dans ce recueil– et s’y situer:

bientôt tu achèveras ton cahier
il faudra en acheter un autre
pour continuer à fixer
cours des choses et regards du paysage (p.117)

Cet extrait montre une écriture qui réfléchit sur elle-même, se donnant par moments en spectacle, attirant l’attention sur le sujet et son acte créateur. Pourtant, par ces mêmes commentaires métatextuels, les poèmes cherchent aussi bien à démonter toute supériorité, toute valeur particulière que l’énonciatrice pourrait s’octroyer au fil de son introspection, car «[elle] ne veu[t] pas penser/ que [s]a tête/ vaut plus que celles des autres» (p.147). Ainsi les propos sur le processus de création me semblent témoigner d’un souci de l’autojustification, dans une sorte de crainte de complaisance à soi. Autrement, l’écriture est mise en scène comme sujet de dérision, ce qui s’avère d’autant plus révélateur que c’est la forme la plus personnelle des écritures du soi qui est mise en cause: «tu as mis le feu au chien/ pour que je gagne/ la guerre du journal intime» (p.16). L’énonciation est instable, «d’où la combinaison oxymorique dans [l’]œuvre d’une “hésitation devant l’énonciation” et d’une “logorhée incontrôlable2Barbara Havercroft, «Quand écrire, c’est agir: stratégies narratives d’agentivité féministe dans Journal pour mémoire de France Théoret», dans Dalhousie French Studies, vol.XLVII (été), 1999, p.104.», comme chez France Théoret. Or chez Beauregard, l’agentivité (la qualité du sujet cherchant à agir sur le monde effectif) achoppe: la poésie se voudrait un renversement de l’ordre du monde, un lieu d’ennoblissement du soi, mais en vain. La subversion rêvée n’est jamais vraiment réalisée ni même peut-être assumée: «je suis punk et je provoque/ comme le petit garçon poli/ qui voulait devenir cruel» (p.77). Que la poète cherche dans la figure de l’enfant mâle un caractère rebelle et qui légitimerait son écriture, comme si le féminin n’y suffisait pas, il reste que la volonté d’une violence, d’une force, demeure tout autant virtuelle.

les mains levées de ces hommes sont leurs fusils

les mains levées de ces hommes sont leurs fusils

Se taire

La poète met en évidence le caractère mineur de son entreprise poétique, mais ce n’est pas le résultat d’une haine ou d’une pure honte de soi. Un sentiment de vacuité générale traverse le recueil, qu’illustrent bien «[l]es camions de vidange [qui] passent/ pour remplacer l’autobus/ plein de monde» (p.72), comme si on ne se déplaçait dans la ville que d’un dépotoir à l’autre, nous décomposant peu à peu, dans un mouvement sûr, mesuré. Le transport en commun et la collecte des poubelles sont deux cycles qui organisent le temps urbain, son écoulement: il apparaît naturel que la poète s’y attarde, ce sont des certitudes du temps, des heures qui ne se trompent pas de but. Le recueil se termine d’ailleurs sur l’engloutissement de l’énonciation dans un autre rythme certain, celui-là plus originel, suprême: «je me tais/ dans la marée montante» (p.171). Cette finale s’avère assez surprenante pour clore un recueil assez costaud en son genre (171 pages), l’expansivité de la parole ne s’étant déployée que pour atteindre le silence.

Virginie Beauregard D. a inscrit son processus de création dans une recherche de la beauté. Pourtant, cette quête ne m’a parue tendue vers aucun idéal; le recueil n’a ni l’élégance ni la fine clarté des Douze bêtes aux chemises de l’homme de Tania Langlais (2000), par exemple, jeune poète phare de la poésie québécoise contemporaine, bien que les deux livres partagent une certaine fantaisie dans l’écriture. Je crois que Les heures se trompent de but possède tout de même une qualité profondément esthétique, exprimée de façon brute, non dégraissée, et loin de tout impératif classique d’harmonie ou de hauteur. Beauregard s’est tue devant le désordre de son monde et l’a pris comme il est, pour en faire voir la défaillance et la profusion, pour se laisser aspirer par sa fragilité, dont émane une sorte de beauté postmoderne.

des aigles entre les gratte-ciel

des aigles entre les gratte-ciel

L’auteure tient à exprimer sa gratitude envers Virginie Beauregard D. et les Éditions de l’Écrou pour l’autorisation de reproduire des illustrations de Les heures se trompent de but.

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    Ces deux qualités sont les plus importantes dans le processus de création de la poète, selon ce qu’elle déclarait elle-même dans une interview diffusée sur YouTube, tournée quelques jours avant le lancement du recueil en mars 2010; malheureusement, la vidéo a été retirée d’Internet à l’été 2011, cela pour une raison inconnue.
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    Barbara Havercroft, «Quand écrire, c’est agir: stratégies narratives d’agentivité féministe dans Journal pour mémoire de France Théoret», dans Dalhousie French Studies, vol.XLVII (été), 1999, p.104.
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