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Introduction. Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques

Francine Saillant
Nicole Lapierre
Bernard Müller
François Laplantine
couverture
Article paru dans Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques, sous la responsabilité de Francine Saillant, Nicole Lapierre, Bernard Müller et François Laplantine (2018)

Salvatore Puglia, Etruscan Places, Intruders 00, 2016, 15×30. Un peu à l’étroit sous le plafond trop bas de la tombe 3713 à Tarquinia, Franz Boas mime, pour les scénographes du National Museum of Natural History, la cérémonie de l’hamatsa, la soi-disant danse cannibale des Kwatkiutl de Colombie britannique. C’est à New York en 1895. Neuf danseurs de Tarchna l’accompagnent au son du tambourin, au IVe siècle av. JC.

Salvatore Puglia, Etruscan Places, Intruders 00, 2016, 15×30.
Un peu à l’étroit sous le plafond trop bas de la tombe 3713 à Tarquinia, Franz Boas mime, pour les scénographes du National Museum of Natural History, la cérémonie de l’hamatsa, la soi-disant danse cannibale des Kwatkiutl de Colombie britannique. C’est à New York en 1895. Neuf danseurs de Tarchna l’accompagnent au son du tambourin, au IVe siècle av. JC.
(Credit : © Salvatore Puglia)

Les sciences sociales et en particulier l’anthropologie ont longtemps considéré les moyens dont elles disposent comme suffisants et adéquats pour décrire et traduire les mondes qu’elles exposent. Ces moyens, dans la plus pure tradition, sont l’écriture scientifique et les appareils conceptuels.

Or, dans l’acte d’écriture, en passant du monde de l’expérience à celui de sa formalisation par le texte, la plupart des chercheurs ressentent, à un moment ou à un autre, que «quelque chose se perd».

Ce «quelque chose» est, entre autres, la partie sensible de cette expérience et sa dimension relationnelle. L’une et l’autre, bien que faisant partie des piliers nécessaires à toute démarche de connaissance, sont soit négligées, soit restituées dans des récits littéraires souvent talentueux, soit encore livrées brutes dans la publication tardive d’un journal d’enquête. Ils sont considérés comme une part sinon maudite, du moins marginale, de l’activité de recherche. Ils sont en quelque sorte l’à côté des récits, que l’on conserve trop fréquemment pour plus tard.

Bien sûr, ce problème n’est pas nouveau et certains avant nous ont exploré d’autres formes et d’autres langages que celui de la science pour «représenter» le monde réel. Dans le passé, des auteurs tels que Roger Caillois, Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss, entre autres, se sont aventurés dans les sillons littéraires. Dans les années dites postmodernes, d’autres ont exploré des voies expérimentales d’écritures (seuls ou à plusieurs mains), sous l’influence de Clifford Geertz et de Marcus et Fischer. Peu nombreux, ils ont cherché des formes hybrides, en entrecroisant analyses et narrations, impressions et descriptions, en restituant rencontres, dialogues et exercices réflexifs. Les écritures ethnographiques issues du courant féministe dans le monde anglo-saxon ont, quant à elles, insisté sur les récits biographiques et sur des modalités de restitution ouvertes aux actrices de la recherche considérées comme des sujets et des participantes (Behar et Gordon). Un questionnement majeur en est ressorti sur les modalités adéquates de la représentation de l’autre et du statut de l’auteur. Il a conduit à de nouvelles pratiques sur de nouveaux terrains, incluant la participation des sujets de l’anthropologie à l’écriture (et à l’image) et créant les conditions de formes diverses de co-écriture. Cette perspective ne déplace pas l’objet, mais plutôt ses modalités de représentation. Bien que mal reçu en France, ce courant a eu, ailleurs dans le monde, une influence considérable. D’autres courants, notamment les études postcoloniales, lui ont emboité le pas. Ces formes d’écritures, tout en ayant gagné en popularité, n’ont pas la notoriété des versions canoniques de l’écriture ethnographique. Mais elles ont contribué à ce que divers anthropologues réputés incluent dans leurs récits une dimension sensible, s’affranchissant ainsi, en partie, d’une vision détachée et en surplomb (Anzaldúa). La littérature et le genre biographique ont certainement été les premières formes d’expression et d’explorations ethnographiques à la frange de l’anthropologie et de l’art.

Sur un tout autre mode, d’autres ont substitué le stylo à la caméra et choisi la voie de l’anthropologie visuelle. Ils ont contribué à transformer cette mise à distance de l’expérience au nom de la science en un monde sensible et délibérément partagé par l’image (Pink). Cela a permis à nombre de jeunes (et de moins jeunes) anthropologues, mais aussi de chercheurs en sciences sociales, de reconsidérer l’écriture ethnographique scientiste à travers celle de l’écriture visuelle. Toutefois, une telle perspective, tout en ouvrant sur d’infinies possibilités, a amené les cinéastes-anthropologues à devoir composer avec les paramètres de ce qu’il convient de nommer l’écriture cinématographique, et avec elle, les conditions de ce qui serait au fondement d’un «véritable» objet anthropologique. De plus, les œuvres issues de ces «ethnographies visuelles» sont parfois mal reçues dans le champ artistique, voire cinématographique, car elles n’en maitrisent pas obligatoirement les codes, ou s’en écartent tout simplement. Ces flirts avec la littérature et le cinéma comportent des risques que leurs auteurs connaissent trop bien: le plus important restant celui de se retrouver en marge de l’académie.

Une autre voie, plus récente et présente des deux côtés de l’Atlantique, allie les sciences sociales, l’art et l’anthropologie. Une association comme la très puissante American Anthropological Association proposait entre 2009 et 2016 un évènement, Ethnographic Terminalia, qui tout au long du congrès annuel, rassemblait des ethnographies expérimentales audacieuses, en proposant aux participants exposition en arts visuels, installations, performances, films et essais ethnographico-littéraires (voir Ethnographic Terminalia). Dans le même esprit, l’Association canadienne d’anthropologie a mis en place, en 2018, une série d’ateliers sous le titre Moving Toward Ethnographic Hallucinations, qui rassemblait des ethnographies sonores, visuelles, la performance, la poésie, la BD et autres (voir le PDF du programme du Contrapunta CASCA-Cuba). Dans ces deux cas, la collaboration étroite avec les artistes est la règle ainsi que l’influence réciproque dans leurs pratiques. Cette autre voie, audacieuse, passe donc à la fois par des pratiques artistiques et des pratiques de type scientifique. Elle favorise des mises en situation avec des publics et avec des participants qui engagent pleinement les uns et les autres. La médiation culturelle et les approches participatives des méthodes qualitatives sont au cœur de ces expériences dont les frontières disciplinaires sont floues. La préoccupation des créateurs, qu’ils soient ou non reconnus comme artistes, est souvent tournée vers les sujets de la narration, c’est-à-dire ceux et celles dont on prétend traduire et représenter les expériences. Les artistes abordent alors des thématiques familières aux anthropologues et autres spécialistes des sciences sociales; et ces derniers, de leur côté, puisent aux disciplines artistiques. Le théâtre, les arts visuels, la littérature, la vidéo, la performance, pour ne citer que ces exemples, entrent sur la scène anthropologique et viennent remettre en question la façon dont ces disciplines extériorisent trop souvent leur objet. Les artistes finissent par se préoccuper du «monde réel», des conditions politiques et sociales de la création et aussi de ceux qui ne peuvent se réduire à n’être que des publics. Les scientifiques s’interrogent sur le statut des participants à leurs travaux qui ne peuvent pas non plus être réduits à n’être que des objets de l’observation ethnographique. Alors que des expériences de ce type se multiplient du côté des Amériques (Radice et Boudreault-Fournier, Elliot et Culhane) on les retrouve aussi du côté européen (voir par exemple Müller, Ardnt et Schneider, Leggo, Ingold).

Les journées d’étude organisées en 2018 à Québec et à Paris1La première eu lieu à Québec et fut organisée par Francine Saillant sous les hospices de l’école d’art visuels et du CÉLAT (Université Laval). La deuxième, organisée par les responsables de cette édition des Cahiers Remix, a eu lieu à Paris au Musée du Quai Branly et à l’EHESS, sous les hospices du CÉLAT, du IIAC et de l’IRIS (EHESS/CNRS). sur la rencontre des écritures ethnographiques et artistiques se sont saisies de toutes ces questions émergentes. Il s’agissait d’ouvrir un dialogue entre des auteurs en sciences sociales comme en anthropologie et des artistes sensibles à ces disciples, certains invités cumulant les rôles. Ce dialogue s’est appuyé sur des préoccupations, des propositions de travail et des expériences récentes conduites par les uns et les autres à partir du large thème des altérités et des mises en scène du divers. Il ne s’agissait pas de faire une «anthropologie de l’art», mais de se demander: que peut l’art pour l’anthropologie aujourd’hui et que peut l’anthropologie pour l’art? Comment l’art et l’anthropologie croisent-ils la question des altérités, des diversités, par des propositions inspirantes et innovantes, ou comment pourraient-ils le faire? L’anthropologie fut, en raison de sa tradition imposante au sujet des approches participatives et de la part expériencielle reconnue de ses méthodes, une source d’inspiration lors de ces échanges dont l’esprit fut toutefois résolument interdisciplinaire.

Dans cette perspective, des communications plus ou moins classiques ont alterné et résonné avec d’autres, prenant la forme d’un langage poétique, théâtral, performatif, cinématographique, sonore. Il s’agissait bel et bien de journées d’études expérimentales.

 

 

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Ce numéro spécial des Cahiers Remix a permis aux artistes chercheurs et aux chercheurs artistes participants de ces journées d’ouvrir leurs carnets: notes de terrain, dessins et croquis, enregistrements audio ou vidéo, photographie, récit littéraire. Nous nous sommes intéressés au carnet dans tous ses états, comme élément central de la fabrique ethnographique et artistique. Un peu comme l’artiste Alechinsky écrit ses notes marginales dans ses tableaux, ou comme l’anthropologue Taussig dessine des observations ethnographiques dans son calepin, chacun consigne ce qu’il ne veut pas perdre. A travers ces pages pleines de vie, de tâtonnements aussi, se donne ainsi à voir la réalité sensible du travail ethnographique et artistique.

 

Questionner les écritures ethnographiques, ouvrir les récits

Un premier ensemble de contributions nous plonge dans les essais d’anthropologues qui osent le récit littéraire. La socio-anthropologue Nicole Lapierre rappelle, après Geertz, que «pour embarquer le lecteur dans les réalités de l’ailleurs, il faut déployer d’agiles procédés discursifs.» On admet mieux ne pas pouvoir se passer des procédés que sont la description, la condensation, les métaphores. Ce qui conduit à la distinction entre modes fictionnels et mondes fictifs. Mais au-delà de cette distinction (et de la tentation de passer outre chez quelques anthropologues célèbres, dans des textes marginaux par rapport à leur œuvre sérieuse), Nicole Lapierre propose les notions de «réalité prolongée» et de «connaissance augmentée» par l’écriture fictionnelle et présente une «tentative «modeste [qui]  cherche à lier la pensée et ce qui apparaît comme un nouvel objet prometteur d’une approche phénoménologique et sensible en sciences sociales: l’atmosphère ou l’ambiance». L’idéal, dit-elle, étant de pouvoir en arriver à «un texte choral […] où les rencontres, les discussions, les voix, les ambiances seraient restituées.»

De manière très contrastée, Martin Hébert nous engage dans la voie de la science-fiction. Critique du virage littéraire de la discipline induit par le postmodernisme, il considère que le récit ethnographique est encore trop ancré dans son réalisme dix-neuvièmiste. Selon lui, le réalisme positiviste fait barrage. «Ce n’est que difficilement que le projet caché de l’anthropologie (il cite Marcus et Fischer), celui de produire bien plus que de décrire les possibles sociaux, n’arrivera à percer ce barrage de “réalisme” scientifique et littéraire qui fixent les limites du dicible et du pensable de l’anthropologie disciplinaire non-problématique, qui inclut aujourd’hui les discours critiques soulevant les enjeux de réflexivité et de pouvoir». Hébert poursuit sa réflexion par la description de deux expérimentations, au cœur de la production des mondes possibles, son propre récit de littérature science-fiction et son engagement récent dans le monde du jeu science-fictionnel.

Une troisième proposition est celle de Bernard Müller et de son OUvroir d’ANthropologie POtentielle ou OUANPO. Il en appelle à un «un ré-enchantement de la relation ethnographique, (à sa poétisation), […] en renouant avec l’expérimentation, le flou méthodique et un principe d’imprévisibilité qui rend fous ceux qui veulent organiser notre vie à notre place, comme dans nos têtes et les recherches que nous y imaginons mener.» Ainsi, le temps de l’enquête devient espace de liberté dans des micro-communautés par l’usage de méthodes artistiques et ethnographiques, au sein du milieu académique et en dehors de ce dernier. Müller invite à un lâcher-prise académique, à la multiplication des formes d’écritures, littéraire, dramaturgique, théâtrale, à leur traduction plastique (installation, performance etc.), à leur entrecroisement  et à une meilleure connaissance de la diversité. «L’OUANPO est une micro-utopie, une proposition politique qui tire son urgence de la nécessité d’échapper au broyage bureaucratique (Graeber) contemporain en proposant des “ouvertures”, pour utiliser une référence au jeu, ici aux échecs chers à Guy Debord autant qu’à Marcel Duchamp.»

Ces trois propositions sont suivies d’une expérimentation de texte-dessin de l’artiste Fanny Hénon-Levy qui vient enrichir une certaine idée de l’écriture augmentée et dont l’installation fut partie intégrante des journées d’étude à Paris.

 

Artographies en mouvements

Le deuxième ensemble de propositions nous entraine vers d’autres chemins d’expérimentations, à la limite des arts vivants et du nouveau cinéma ethnographique, tout en étant venus directement de l’anthropologie. Ces propositions ont en commun de questionner le politique qui fait partie de la réalité des sujets participants aux projets. Elles sont relatés par des anthropologues qui eux-mêmes se frottent de diverses manières à des formes artistiques singulières. Ils ne se limitent pas à des formes de restitutions originales mais osent le risque de la méthode au sens plein du terme. Ces projets sont à divers degrés d’achèvement et nous plongent dans des univers en mouvements.

Le premier de ces textes, celui de Francine Saillant, exige la réflexion sur un ensemble de pratiques (poésie, film, dessin) dont l’auteure a fait l’essai et qu’elle continue de pratiquer et d’affirmer. De manière frontale, elle expose les relations entre art et anthropologie, pour ensuite questionner, depuis des terrains divers (Québec et Brésil), ce «quelque chose qui échappe» des mondes sensibles qu’elle cherche à restituer comme anthropologue et comme créatrice. Les diverses transformations de l’auteure et diverses positions épistémologiques adoptées au fil du temps constituent autant d’artographies (ethnographie fondée sur l’art), qui ne sont pas sans lien avec les ouvroirs d’anthropologie potentielle ou toutes les prises de risques auxquels nous incitent Lapierre et Hébert.

Véronique Benei nous convie à l’opéra. Confrontée aux violences de la mémoire de l’esclavage, le corps et la voix de la mémoire traumatique y apparaissent pleinement comme sujet politique. Son opéra (projet en cours) est fondé sur des matériaux historiographiques et ethnographiques portant sur l’histoire et la mémoire de l’esclavage à Santa Marta (Caraïbe colombienne).  «Il s’agit dans cette œuvre de tisser une toile -non exhaustive- des histoires, imaginaires, représentations et réappropriations localisées d’un phénomène de l’Histoire globale, à bien des égards fondateur de l’Amérique latine contemporaine.» Ce que l’écriture ethnographique laisse trop souvent de côté, c’est justement le corps, celui de l’anthropologue, mais aussi celui des «ethnographiés» réduits dans les écrits à une matière discursive. A travers cet opéra, le corps (en particulier des participants) se présente comme activateur de méthodologie et instrument de connaissance. C’est aussi un lieu de mémoire qui met en scène un corps «porteur d’histoire(s) testamentaire(s), de la traite de l’esclavage et du déracinement Outre-Atlantique, de plusieurs dizaines de millions d’Africains.»

Tout comme Benei, Caterina Pasqualino n’hésite pas à plonger dans le monde sensible. Elle présente un texte émouvant qui nous fait passer d’une Italie mussolinienne à une Espagne franquiste, par des chemins de traverse où l’on croise les souvenirs de l’anthropologue dans un récit réflexif attentif à la mémoire corporelle et au sens des implications souterraines. Ces souvenirs font écho à la narration d’un monde fictionnel créé par les interlocuteurs de l’anthropologue faite témoin. En effet, le film Tierra Inquieta dont Pasqualino et Chiara Ambrosio sont coréalisatrices, raconte le monde de ces Catalans qui inventent un rituel autour de la tombe de Frederico Lorca en même temps qu’ils créent leur jardin de survie et de mémoire.

Ces propositions sont suivies de celle de Claudia A. Schnugg qui présente Precarium et le projet Art on Prescription que réalise le duo d’artistes Elisabeth Schafzahl et Philipp Wegan.

 

Plongées dans les mondes sensibles

La troisième partie rassemble des propositions d’artistes (arts visuels, scénographie, théâtre) qui s’inspirent directement de l’anthropologie dans des formes de terrain, qui appellent à la collaboration et à la co-création. Là-encore, on retrouve les démarches participatives, la plongée dans les mondes sensibles et dans des zones grises que fréquentent artistes, anthropologues, participants. Elles viennent se greffer à la proposition globale et plus théorique de François Laplantine, qui, depuis longtemps, plaide pour une anthropologie modale, faisant de la sensorialité une modalité de connaissance.

D’emblée, François Laplantine se demande «comment ouvrir ensemble un horizon de connaissance qui ne soit plus celui d’un dualisme stérile dissociant le sens et ce que l’on appelait autrefois le style. À la création artistique, le style. À la recherche scientifique, le sens. […] D’un côté la forme, de l’autre le fond. D’un côté l’imagination et la fiction, de l’autre la raison décrivant et analysant la réalité des faits.» Si Müller nous a proposé l’OUANPO, Laplantine, lui, nous annonce la venue de la polygraphie, soit l’ethnographie contemporaine qui aurait l’aptitude de susciter des graphies multiples. Il interroge les passages des sens au langage artistique et ethnographique, et invite à des pratiques permettant de faire varier notre rapport au réel, en explorant ses virtualités et le non advenu.

Joëlle Tremblay, artiste visuelle, nous engage dans une correspondance sur la création, la participation et ce qu’elle appelle l’art qui relie. Elle se demande: «Se pourrait-il que l’anthropologie apporte à l’art des façons de récupérer “ce qui se perd” lors du processus et de l’œuvre; de petits restes d’importance qui feraient avancer la pensée créatrice et la question des altérités?», Elle qui a parcouru la France des cités et de l’exclusion programmée, dans les quarts-mondes des villes, relate ces expériences d’art relationnel, de «cet art qui relie». Un art organique et processuel, empruntant la règle de présence de l’anthropologue, en y répondant par l’accueil de «l’œuvre [qui] est libre, libérée des prévisions; nourrie de rencontres avec d’autres, en chemin, [… qui] avance dans une optique expérientielle d’inclusion, de construction avec divergences, étrangetés, vers plus grand que soi, ensemble.»

Carolina E. Santo, scénographe, a fréquenté quatre villes suisses homonymes, les Buchs et leurs places publiques, en posant des questions comme une anthropologue. Elle a arpenté, observé, écouté, inscrit sa démarche dans un story board: celui de la journée type d’une jeune fille travaillant à mi-temps dans un café. Elle en a tiré un livre de photos et de textes présentant ces rencontres. Cette première expérience, proche de l’ethnographie multi-située, l’a conduite vers des lieux de mémoire (France) fréquentés et ethnographiés par une anthropologue (Armelle Faure) qui a archivé soigneusement les témoignages, des habitants de villages engloutis par des barrages. «Pendant 40 jours et 40 nuits, j’ai parcouru 611 km en écoutant et en choisissant des extraits de […] ces témoignages, répertoriés dans les archives départementales de la Corrèze et du Cantal, [qui] racontent la vie d’une vallée disparue.» Les paysages parcourus et les histoires entendues se sont imprimés de façon quasi indélébile dans ma mémoire, mais aussi dans mon corps.» Cette performance itinérante s’est terminée par une installation et une exposition. Marcher fut ici l’outil premier de l’écriture.

C’est par des voix-témoins que Milena Kartowski-Aïach, formée en anthropologie, mais aussi femme de théâtre et chanteuse, nous entraîne vers Leros, cette île grecque héritière des drames multiples, déportation sous le nazisme, puis relégation de la psychiatrie asilaire et enfin lieu de refuge pour ceux qui, venus d’Afrique ou d’Orient, échouent sur ses rives. Grâce à des extraits d’entrevues, des chants, des images des lieux réels, mêlés à une reconstruction scénographique inventive, les voix des morts d’hier et des vivants d’aujourd’hui, en particulier des  réfugiés Yezidis, se rencontrent dans une polyphonie des possibles. Les participants, Yezidis trouvent ainsi une terre d’écoute, celle d’une dramaturge également anthropologue, auteure d’un oratorio qui leur est aussi destiné. Par ce théâtre qui fait fi des frontières, les acteurs-témoins se trouvent sur scène par caméra interposée et projection immersive, en se mêlant au monde fictionnel et poétique que proposent les acteurs. Sans une immersion préalable dans le terrain (anthropologique) à Leros, l’immersion théâtrale proposée n’aurait pas eu lieu. C’est le récit de ce parcours du terrain au théâtre qu’on nous propose.

Cette section est ponctuée d’une présentation de Jérome Pruneau, anthropologue et directeur de l’organisation Diversité artistique Montréal (DAM) et de la revue Tic Tac Art consacrée aux artistes migrants. Les œuvres nous amènent plus directement que jamais dans cette mise en scène du divers.

 

Pratiques d’art contemporains et transformations sociales

L’anthropologie de l’art a longtemps été liée aux musées et collectionneurs qui se consacraient à la découverte, au classement et à l’analyse des œuvres des pays anciennement colonisés. Appliquant des schèmes appartenant à l’histoire de l’art occidental, ils venaient enrichir la compréhension d’un art universel venu «d’ailleurs». Toutes les contributions de cette dernière partie se détachent de cette perspective; anthropologues, historiens de l’art, sociologues et politologues se penchent sur l’art contemporain. Les œuvres proviennent soit d’artistes qui auraient pu être autrefois considérés «d’ailleurs», soit d’artistes nord-américains ou européens qui s’inspirent ou non de traditions, ou encore les inventent ou les rejettent. Chacun de ces textes fait dialoguer art contemporain, sciences sociales et anthropologie. Cet ensemble complète bien un numéro qui, jusque-là, échappait à l’analyse des œuvres elles-mêmes et à certains des processus auxquels elles donnent lieu. Déplacement, détournement, réparation, décolonisation, critique politique et sociale sont ici au rendez-vous. Tous ces auteurs donnent à voir, d’une manière ou d’une autre, l’écriture d’un monde en pleine mutation par des artistes d’art contemporain.

Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini proposent «d’explorer la capacité de l’art à alimenter un questionnement anthropologique […] sur les processus transculturels d’appropriation.» Et cela à partir de trois artistes français -Kader Attia, Arman et Marc Couturier- dont les œuvres comprennent des artefacts non occidentaux. Les installations de Kader Attia intègrent des objets africains, sans mention d’origine, pour scénographier et dénoncer la prédation européenne sur les arts premiers. Ce faisant, l’artiste à son tour réalise une autre forme d’appropriation. Arman, lui-même, grand collectionneur, sélectionne des milliers de pièces, avec ou sans valeur, pour en faire un matériau de création. Alignées, entassées, les soudées ou figées dans le polyester, comme pour ses accumulations d’objets manufacturés européens, elles deviennent ainsi indissociables de son œuvre. Quant à Marc Couturier, en exposant sans les montrer des objets rituels des Aborigènes d’Australie, il n’a pas échappé, malgré tout, aux controverses sur la légitimité de sa démarche. A travers ces trois exemples, les auteures explorent les frontières sensibles entre esthétique, éthique et politique, dans une perspective de décolonisation.

S’intéressant à l’art engagé, Ève Lamoureux «envisage l’art dans sa double composante: refléter une certaine réalité et contribuer à la transformer». Les œuvres influencées par leur environnement social contribuent modifier «le regard des gens sur l’art lui-même, mais aussi sur les réalités constituantes des œuvres». Au-delà du primat de l’œuvre, elle se demande quel impact ont aujourd’hui des pratiques en art conceptuel, relationnel, contextuel et comment penser l’intentionnalité des artistes et les processus de création devenus si importants. Autrement dit, comment aborder le rôle socio politique de l’art. Dans un contexte de diversité (des élaborations créatives mais aussi des participants et des mondes où vivent les artistes), elle en appelle à la pluralisation des voix dans les processus de diffusion et de discussion des œuvres, tout en portant attention au commun qui transcende les différences. Sensible aux collaborations entre artistes-chercheurs et chercheurs en sciences humaines et sociales immergés dans l’art contemporain, elle analyse sa propre participation aux démarches esthétiques et politiques d’artistes engagés.

La sociologue de l’art Magali Uhl suggère une approche décloisonnée qui s’accorde au constat des transformations réciproques de l’anthropologie et de l’art. Elle présente deux pratiques artistiques situées dans un espace indécis, «ni tout à fait art ni tout à fait anthropologie, elles conjuguent ce que les deux formes de savoir offrent aujourd’hui de plus stimulants pour une saisie du présent.» À travers une conception générative du montage visuel, l’œuvre de l’anthropologue artiste Camille Henrot expose les effets de la «touristification» des cultures en contexte de mondialisation. Susan Hiller, également artiste anthropologue, par des procédés de juxtaposition, permet de faire résonner les «voix éteintes ou en train de s’éteindre des cultures vernaculaires.» Ces anthropologues artistes rendent compte de cultures actuelles en profonde transformations, éloignées dans le temps ou dans l’espace, et témoignent tout comme la sociologue, d’une «présence au monde de ses acteurs.trices.»

C’est avec l’anthropologue Alain Mons que ce dossier se clôt, lui qui s’intéresse à d’autres modalités de transformations: «comment les arts contemporains nous ouvrent à toutes ces possibilités par des opérations de démultiplication, de déplacement, de déstabilisation, de mise en vertige du regard et des corps?». Restituant les propositions d’artistes qui suggèrent des œuvres vertigineuses, qui bousculent les codes et les regards, qui déstabilisent l’expérience ordinaire, qui créent du décalage, avec de nombreux exemples en appui, l’auteur, à l’instar de Saillant et Laplantine (cf. ce numéro) mais sous un tout autre mode, suggère la parenté étroite entre l’expérience anthropologique et l’expérience artistique, à travers les notions de désorientation, de perturbation, de fragilisation, de malaise. Se référant à l’anthropologue Tim Ingold et à l’historien de l’art Didi-Huberman, Mons rappelle l’importance de camper l’anthropologie dans les processus créatifs d’environnements vécus et perçus (Ingold), en même temps que langagiers. L’auteur termine sa contribution par cette phrase: «Entre un régime de pensée textuel et un régime de pensée gestuel ou iconique, il existe une inadéquation et une tension. Cette tension entre l’écrit, l’écran, la toile, la scène et la salle me parait l’un des enjeux majeurs des articles réunis de ce cahier.»

Cette inadéquation et cette tension sont peut-être une part de ce qui traverse ce numéro, soit ce quelque chose qui échappe et que les auteurs ici réunis cherchent à nommer.

 

Bibliographie

Alechinsky, Pierre. 1988. Centres et marges. Paris : Galilée.

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    La première eu lieu à Québec et fut organisée par Francine Saillant sous les hospices de l’école d’art visuels et du CÉLAT (Université Laval). La deuxième, organisée par les responsables de cette édition des Cahiers Remix, a eu lieu à Paris au Musée du Quai Branly et à l’EHESS, sous les hospices du CÉLAT, du IIAC et de l’IRIS (EHESS/CNRS).
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