Entrée de carnet

Concert de voix singulières ou récit totalitaire

Kiev Renaud
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Wilhelmy, Audrée. Les Sangs, Montréal, Leméac, 2013, 156 pages.

«Ce roman parle de désir, de violence, de fantasmes et d’écriture», annonce la quatrième de couverture des Sangs, le dernier roman d’Audrée Wilhelmy paru chez Leméac. S’il est vrai que l’œuvre traite de pulsions enfouies, –dérangeant par son érotisme déviant et fascinant– c’est peut-être son rapport à l’écriture, central dans le projet romanesque, qui est le plus intéressant à analyser.

Les Sangs se présente comme une réécriture du conte La Barbe bleue, donnant la parole à toutes les victimes du meurtrier. Chacune des voix est remarquablement bien maîtrisée: sept femmes racontent dans des carnets leur relation avec Féléor Barthélémy Rü, personnage mythique –«un conte à lui tout seul» (p.122)– à qui on attribue le meurtre de ses épouses. Chaque récit s’adresse à un destinataire en particulier: Constance Bloom écrit à son ancien amant, Abigaëlle Fay écrit ses mémoires à l’intention de la future femme de Féléor, Frida Malinovski s’adresse directement à son mari, Marie des Cendres écrit pour elle-même des notes sur des bouts de papier qu’elle coud sous ses jupes. Certaines des femmes écrivent de leur propre chef, d’autres sont invitées à le faire par Féléor. Dans tous les cas, la prise de parole est justifiée par un contexte d’énonciation précis. Les narratrices se lisent entre elles: Frida a accès au récit d’Abigaëlle, et Marie des Cendres lit tous les écrits des anciennes épouses de Féléor. De cette manière, chaque récit parle à la fois de lui-même et des autres textes qui constituent le roman. L’histoire dépasse le récit qui nous est livré: Les Sangs est un univers en expansion, un puzzle que le lecteur doit assembler et compléter.

La cinquième femme, Phélie Léanore, fait de l’écriture l’objet principal de son récit. L’incipit de son carnet parle de l’acte d’écrire, pour lequel elle avoue posséder peu d’habilité: «J’écris. Seulement ça, c’est déjà un geste drôle pour moi. Je ne suis pas quelqu’un qui devrait prendre un crayon et écrire. Je n’ai pas le talent de présenter les choses pour les rendre intéressantes.» (p.97) Son écriture sans artifices soulève des enjeux littéraires à la lumière desquels on peut analyser tout le roman. Elle note par exemple que «les choses auxquelles on pense trop deviennent fausses. Leur réalité est cachée derrière l’idée qu’on s’en est faite» (p.101), justifiant le projet du livre. En effet, Les Sangs s’attaque aux idées reçues, en revisitant un conte dont l’interprétation est bien ancrée dans l’imaginaire occidental. Phélie renchérit: «il ne faut jamais dire les choses qu’on pense en espérant qu’elles seront logiques pour quelqu’un d’autre» (p.100). Respectant cet énoncé, Wilhelmy n’affirme pas directement ses idées; elle a recours à l’évocation. Plutôt que de nommer les sentiments, elle représente les scènes dans le détail: elle fait appel aux odeurs, aux textures, aux goûts, etc. La richesse des descriptions situe le récit très près de l’expérience sensorielle. À première vue, Les sangs n’est donc pas un roman d’idées, bien que le carnet de Phélie nous permette de comprendre l’ensemble du roman comme le projet de déconstruction d’un mythe univoque «cach[é] derrière l’idée qu’on s’en est faite», celui de Barbe Bleue.  Plutôt que d’énoncer clairement des opinions en «espérant qu’elles seront logiques pour quelqu’un d’autre», Wilhelmy fait vivre à son lecteur une succession de scènes incarnées, semant le doute dans son esprit.

Par ailleurs, la question de la fiabilité des différents narrateurs est centrale dans la reconstitution de l’intrigue des Sangs, puisqu’elle suggère une multitude d’interprétations possibles. Féléor apporte sa version des faits à la suite de chacun des carnets. Il est donc un narrateur omniprésent, qui influence la façon dont le lecteur perçoit les femmes. On peut également lui attribuer les portraits précédant les carnets, qui servent à introduire les personnages. En effet, on comprend que c’est Féléor, et non pas un narrateur omniscient, qui est l’auteur de ces textes brefs, quand il écrit qu’«il est agréable d’enfouir le nez dans [la] toison jamais taillée [du pubis de Lottä]» (p.111). Dès son premier commentaire, Féléor apprend au lecteur que «les pages d[u] carnet [de Mercredi Fugère] étaient bourrées de mensonges» (p.28), remettant en doute le propos de la précédente narratrice. Le fait que la première épouse soit accusée de mensonge influence la lecture de la suite du roman: le lecteur ne sait plus à qui se fier. Féléor s’immisce jusque dans les récits des autres narratrices: il lit chaque jour les entrées du journal d’Abigaëlle et réagit à ce qu’elle écrit. Cela laisse supposer que son influence s’étend jusqu’à l’écriture même des femmes. Plus encore, c’est lui qui agence en un discours suivi les fragments de texte retrouvés sous les jupes de Marie des Cendres, choisissant dans quel ordre son propos est livré. À la clausule de l’œuvre, on apprend que c’est Féléor qui retranscrit les carnets de toutes les femmes. Le lecteur, qui croyait jusque-là avoir accès directement aux voix des sept épouses de Barbe bleue, a été berné: au final, Féléor a sans doute filtré le contenu de l’ensemble des carnets. Peut-être qu’il a tourné à son avantage tous les récits; peut-être que les femmes n’ont pas demandé à être tuées; la prétendue liberté de parole de ses victimes était peut-être feinte. Alors que l’œuvre se présentait comme un texte polyphonique proposant différents regards sur une situation, le contrat de lecture est renversé: il est possible de lire Les sangs comme un roman monolithique, totalisant, contrôlé par un narrateur meurtrier qui s’infiltre dans le récit des autres narratrices, ses victimes, pour influencer la perception du lecteur. Mais rien n’est certain: à travers la multitude de récits, l’histoire véritable du roman est inaccessible.

Les Sangs est un roman conscient de lui-même, qui place l’écriture au centre de ses enjeux, comme beaucoup de publications contemporaines: il s’agit d’une œuvre ouverte, dont plusieurs interprétations contradictoires sont plausibles. Audrée Wilhelmy exploite les enjeux de l’écriture et de la narration –la fiabilité des narrateurs, la forme du carnet, le métadiscours sur l’écriture–, pour suggérer en subtilité différentes pistes d’analyse et, surtout, sans jamais arrêter le sens de l’œuvre, faisant des idées reçues sa cible principale.

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