Entrée de carnet

La perversion, variations mineures et tableaux grandeur nature

Martin Hervé
couverture
Article paru dans Lectures critiques VII, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2014)

Œuvres référencées: Georges, Karoline. Variations endogènes, Québec, Alto, 2014, 160 pages. / Maruo, Suehiro. L’Enfer en bouteille, Paris, Casterman, 2014, 200 pages.

Des corps déchiquetés, des corps suicidés, malades, violés, farandole de corps désarticulés, abattus par les soubresauts de l’excès ou de la démence, corps scotchés ou corps sadisisés: la gesticulation charnelle et macabre à laquelle invite le nouveau livre de Karoline Georges, Variations endogènes, affiche indéniablement un goût pour l’outrance. Outrance que l’auteure injecte en intraveineuses aux personnages traversant les nouvelles de son recueil apparenté à un «cabinet des perversités». Ces monstres du quotidien, individus non pas éperdument abjects mais tranquillement repoussants, tiennent-ils les promesses du programme énoncé par l’écrivaine ou bien se cantonnent-ils à ne susciter que malaise et aversion?

Certes, la poubelle de l’âme humaine s’hume ici à pages ouvertes. Certes, la poubelle de l’âme humaine s’hume ici à pages ouvertes. On y renifle à pleins poumons les fumets sordides d’une mère accueillant sur son lit de mort sa fille vengeresse et fratricide, ceux d’une épouse qui se repaît du calme retrouvé auprès du cadavre refroidi de son poitrinaire de mari, ou encore, les remugles rejetés par des enfants aguichant des pédophiles pas franchement finauds pour mieux les détrousser. Sensations glaçantes et dégoût assurés. Karoline Georges maîtrise son sujet avec brio, elle mène ses récits tambour battant. N’est pas finaliste au prix des libraires du Québec 2012 le premier écrivaillon venu (pour son récit Sous bêton, paru lui-aussi chez Alto). Les chutes surgissent ici à point nommé, plongeant le lecteur dans un effroi que les pages précédentes avaient tâché d’attiser. Pourtant, le procédé, tout rôdé qu’il soit, finit par (s’)épuiser, la machine s’enroue à force de répétitions et l’on se prend à devancer les combines d’écriture de l’auteure qui s’évertue sans cesse à mieux nous troubler. Reconnaissons toutefois que certains textes du recueil ressortent du lot, tel ce délire kafkaïen et résolument à part qu’est le «Lieu». Des projets d’agrandissement et de rénovation d’une maison conduisent un couple d’amoureux acheteurs à plonger toujours plus loin dans l’angoisse, car la ruine se dévoile au fur et à mesure que les travaux percent toujours plus loin le corps de granit de la bâtisse, alourdissant tant la facture que la belle passion. L’effondrement est un créancier insatiable.

Le style de Karoline Georges n’est pas en reste, se montrant tant alerte que polymorphe, capable de tirer de ses circonvolutions toute une gamme d’émotions et de descriptions percutantes. Nonobstant tous ces bons points, le lecteur l’aura compris, la sauce perverse ne prend pas. La faute sans doute au traitement qu’en fait l’auteure –flirtant par certains moments avec un angélisme douteux– et sans doute aussi, à l’architecture même de ses récits indépendants. Catalogue des rêves les plus noirs, les Variations endogènes ne parviennent pas à éveiller le lecteur à la démesure renversante de la scène de la perversion, à ce manège d’illusions, de mensonges et de faux-semblants où autrui n’est promis qu’à la destinée d’objet. Si Karoline Georges retient le gras de la perversion, ses aberrations et déviances sexuelles, ses tueries réelles ou fantasmées et son cynisme, elle en oublie la substantifique moelle: l’art du déni, sublime grâce du sujet pervers, et sa volonté subversive qui n’a jamais totalement fait une croix sur l’Autre.

Au lecteur assez tordu pour désirer contempler l’abîme pervers, nous ne pouvons que recommander la spirale cauchemardesque du Rêve québécois de Victor-Lévy Beaulieu, paru pour la première fois en 1972 et dont le pouvoir d’abjection ne s’est toujours pas effrité. Plus récemment, la publication de L’Enfer en bouteille présente aux plus téméraires une mise en images de fantasmes grouillants par le maître du manga horrifique japonais et de l’ero guro, Suehiro Maruo. Si les histoires compilées dans ces mangas pêchent souvent par leur légèreté narrative, force est de constater qu’elles sont le terreau privilégiée pour une moisson visuelle de délires pétris de ténèbres que le style du maître sublime. Sous ses doigts, c’est la nature même qui conspire à rapprocher indiciblement les corps d’un frère et d’une sœur prisonniers d’une île déserte et d’une passion grandissant sous l’œil borgne d’un Dieu de rocailles et d’embruns. Insectes, serpents, fleurs aux pistils menaçants et pieuvres déployées, un essaim de créatures, doucement, s’avance et envahit la page pour mieux manifester le désir étreignant les adolescents, autrefois enfants aimables élevés dans la foi catholique, mais dont le retour à l’état de nature et la puberté annoncent la montée des eaux sauvages. Incontestablement, le texte qui donne son titre au recueil en est le joyau.

Même si elles sont plus secondaires, il ne faut toutefois pas négliger les variations japonisantes autour de la tentation de Saint-Antoine ou le récit de la concupiscence ordinaire rehaussé par le motif quasi fétichiste de la rondeur –rondeur du crâne chauve d’un masseur ô combien vénal, rondeur du miroir ou du trou par lequel on épie et convoite son voisin, rondeur des gâteaux de riz que l’on avale jusqu’à l’étouffement… L’imaginaire a ici ses quartiers, et chacun des personnages délicatement tracés par Maruo ne paraît pouvoir échapper à son emprise aliénante. La jouissance, elle, demeure marquée du sceau de l’im-monde, de l’hors-monde. Au lieu de s’abandonner au plaisir, on divague et vagabonde dans des rêves de liberté, de richesse et de transgression. Le royaume pervers n’est jamais vraiment à notre portée, mais il a ses enclaves bien gardées que nous serions bien en peine de reconnaître, sises à l’ombre des monts de notre conscience éclairée. Ainsi, plus que des histoires de pervers, Maruo propose une série de tableaux pervertis où l’imaginaire totalitaire et saturé de fantasmes trouve un écrin des plus réussis. Si, suivant Freud, la perversion s’ancre à l’orée de la sexualité, il y a tout lieu de penser que ce qui se trame sous les yeux du lecteur médusé trouve quelques reflets dans l’arrière-fond de ses prunelles. Pour son plus grand désarroi? Qui sait, il suffit de tourner la page et de jeter son regard par le trou ainsi dévoilé…

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