Entrée de carnet

Entre création et transmission, le végétal et l’écriture comme vecteurs de partage dans «Comment faire une danseuse avec un coquelicot» de Mona Thomas

Alizée Goulet
couverture
Article paru dans Imaginaires du Jardin, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

J’écris comme je jardine

George Sand

L’essentiel est « d’apprendre à voir »

Évelyne Bloch-Dano

Goulet, Alizée. 2014. “Sur un bord de chemin, près de Bézier (France)”. Photographie

Goulet, Alizée. 2014. “Sur un bord de chemin, près de Bézier (France)”. Photographie
(Credit : Goulet, Alizée. 2014. “Sur un bord de chemin, près de Bézier (France)”)

Dans Comment faire une danseuse avec un coquelicot, de Mona Thomas, le jardin est présenté comme un lieu du multiple où se rencontrent végétaux, animaux et humains. Dans son enceinte, l’entretien des plantes est pratiqué à travers différents gestes : installer des tuteurs, planter, arracher, arroser, traquer les limaces, tailler, cueillir, confectionner des bouquets, surveiller les mauvaises herbes. Puis d’autres, encore : contempler, sentir, s’asseoir, se promener, penser, lire, jouer. Au jardin, plusieurs types de connaissances et de compétences sont sollicités. Il y a le savoir botanique, précédé ou suivi d’une exploration sensible du monde. Il y a la mémoire, activée par les parfums et les atmosphères particulières que compose la nature et qui, souvent, relancent souvenirs et idées. Dans ce cas, le jardin tient le passé et le futur en tension. Les années antérieures servent de mesure, le printemps est formé d’espoir, de curiosité: à quoi ressemblera le jardin cette année? Des plans sont tracés, la créativité invitée dans le processus de plantation et dans les ajustements sans cesse apportés au jardin.

Le roman à l’étude est essentiellement un récit du jardin, celui du quotidien, des grands et des petits événements de la vie familiale. Pour la narratrice, une écrivaine animant des ateliers de création littéraire qui lui demandent de se déplacer régulièrement en territoire d’Île-de-France, son jardin représente son bout de monde à inventer, un lieu où agir pour transformer la vie. Espace partagé avec sa fille, Vita, son fils Jacob et son mari David, le jardin familial est occupé, vivant, vécu. David taille les arbres, Vita s’allonge au soleil, Jacob joue au pirate ou lit avec sa mère, qui elle, s’occupe des fleurs. Privé, mais également ouvert, le jardin est un lieu où discuter avec les voisins, où inviter les amis. Par ailleurs, d’autres jardins, entrevus par les fenêtres du train ou au hasard des déplacements à bicyclette de la narratrice, deviennent aussi, à l’occasion, territoires de l’Autre, de l’inconnu. En effet, ces lieux aperçus stimulent l’imaginaire de la personnage et l’entrainent à s’arrêter un moment pour fabuler sur les vies humaines et végétales qui se côtoient derrière les clôtures.

Bien que la figure du jardin soit explorée de manière diversifiée dans le texte, la facette qui nous occupe dans ces pages est la représentation du jardin comme vecteur de partage et de transmission. Associées à cette activité, la lecture et l’écriture sont également considérées dans leur fonction de liaison, de mise en relation entre la fiction et le réel, entre Jacob et sa mère qui, ensemble, lisent Le Seigneur des Anneaux de J. R. R. Tolkien. Ce roman, comme l’espace du jardin, est bientôt complice d’aventures imaginaires, de rires et de pleurs, d’habitudes doucement formées. L’avancée dans le roman de fantasy accompagne les mois de mars à juillet, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour en terminer la lecture. Cette période est relatée de manière fragmentaire par la narratrice qui raconte des anecdotes et des réflexions liées à des passages du roman ou au contact du végétal. En ce sens, ce sont le jardin et le livre qui activent l’écriture de la narratrice, agissant comme des embrayeurs d’imaginaire. La vue d’un lilas ou d’une jonquille éveille des souvenirs, la lecture du roman de Tolkien stimule une réflexion sur la voix des plantes, les mauvaises herbes, incomprises, provoquent l’empathie envers le végétal. Dès lors, le récit signale une relation sensible entre l’écriture et le jardinage, la lecture et l’observation, réunissant le jardin et le livre en un même espace d’écriture où s’entremêlent paroles et tiges, phrases et feuillages, où l’épanouissement floral sert de mesure à la grandeur changée des enfants, inspire tout à la fois des recettes et des poèmes. Conséquemment, nous proposons d’étudier ce rapport entre le livre et le jardin de même que leur fonction commune de transmission et ce, afin de déterminer les effets esthétiques et formels engendrés par ce rapprochement. 

D’abord, le récit de Mona Thomas adopte une forme parcellaire. Comme celle du jardin, la matière verbale regorge de vie et les mots s’assemblent pour activer un parcours de lecture. Le livre est divisé en extraits aux titres et au développement floral tels que « Figure de la jonquille », « La vie de l’arbre » ou encore « La loi du bégonia ». De plus, plusieurs références livresques se mêlent aux souvenirs, permettant de relancer l’imaginaire végétal, notamment grâce à la trilogie de Tolkien dans les sections « Une graine de courage » ou « La voix nocturne des plantes ». Ainsi, le texte invite le lecteur à réorienter son regard vers le végétal, à rencontrer les nouveaux fragments comme autant d’espèces de plantes qui, voisinant les souvenirs et les réflexions de la narratrice, éveillent les sens et la curiosité. Puisque le livre accueille le végétal, l’auteure doit effectivement s’en occuper comme d’un jardin divisé en multiples parcelles. Cet agencement en petites parties qui, parfois, débordent de manière thématique dans d’autres fragments, révèle un effort d’arrangement qui évoque la dynamique particulière du jardin, entre le foisonnement et l’organisation humaine. Évelyne Bloch-Dano en relève ainsi le rapprochement :

Comme l’écriture, il [le jardin] impose aussi la mise en ordre. Comment trouver le juste équilibre entre le trop et le pas assez, entre le sauvage et le figé? La luxuriance et le désordre peuvent lui être fatals. La poussée de la sève, l’impulsion, le jaillissement doivent être domestiqués, « cultivés » au sens propre, dans l’écriture comme dans le jardin (2015 : 179).

De ce fait, dans le roman, l’écriture et la lecture sont présentées comme des activités qui suscitent des gestes similaires à ceux du jardinage : « on ne s’étonne pas, par conséquent, que le jardin devienne la métaphore du travail de l’écrivain lui-même » (109-110). Tel que l’indique la narratrice, le jardin est un morceau de monde où agir avec ses mains : « c’est d’abord une ligne droite, une courte horizontale. Puis une sombre petite surface, un quadrilatère découpé au milieu du vert. Un jardin. L’envie de modifier l’état du monde, de le voir s’épanouir » (Thomas, 2004 : 28). C’est dire que, tout comme l’écriture, le jardin nécessite un effort d’imagination, de projection dans le futur de la part de la jardinière : « un sachet de graines bouchonné sur le tuteur signale le semis. Une couleur suffit à dire l’activité humaine, l’été qu’on anticipe, le projet, l’indécrottable besoin que quelque chose arrive » (29). De plus, l’écriture et le jardinage débutent tous deux par l’action de creuser, qu’il s’agisse de la pensée ou de la terre : « l’écriture progresse comme un travail organique : il y a insémination, mûrissement dans le noir – puis poussée, naissance, floraison […] au début on ignore tout. Il y a gestation, enfouissement, descente » (Novarina, 2010[1999] : 56).

Mouvement de descente que donne justement à voir l’écriture de Mona Thomas. Effectivement, le récit se présente comme une tentative de creuser dans la mémoire afin de joindre le passé au présent, de lier les êtres aimés disparus à ceux qui parviennent tout juste à ramener « des jonquilles sans tiges, à la mesure des petites mains » (Thomas, 2004 : 20). Dans le livre, l’assemblage de multiples moments de vie de la narratrice dévoile la capacité qu’a l’écriture de joindre la vie et la mort : « l’écriture garantit l’éternité aux morts autant qu’aux vivants, elle conserve l’instant de la perte autant que l’instant de la vie, elle permet les retrouvailles autant qu’elle active l’ombre de l’objet perdu » (Neau, 2014 : 95-96. Le texte est donc un espace où peuvent s’articuler la vie et la mort sans mettre la narration en échec, alors que ces deux phénomènes s’entremêlent et que les mots, à la manière des végétaux, les activent d’un même mouvement. En effet, Francis Hallé indique que : « la plupart des plantes sont capables de “mourir par un bout”, tout en continuant à s’accroître en d’autres endroits » (1999 : 126) c’est pourquoi elles ont la « capacité de mourir et de continuer à vivre simultanément » (128), de donner à voir deux processus opposés qui s’unissent pour former des plantes, ou même, un paysage.

Dans le roman de Thomas, ce principe se manifeste dans la juxtaposition du passé et du présent, dans l’échange qui a lieu entre les deux. Souvent, une fleur ou un objet près de la narratrice lui rappelle des moments passés, qu’il s’agisse de son enfance ou d’un temps où Jacob était plus petit. En retour, le souvenir agit sur le présent en y apposant un filtre qui le transforme. Par exemple, lorsque Vita (plus vieille alors) invite Jacob chez elle pendant une semaine, la narratrice regrette l’absence de son fils. Alors qu’elle se promène dans le jardin, elle utilise un objet que son grand-père traînait toujours avec lui, ce qui déclenche chez elle un rapprochement entre l’absence de Jacob et celle de ses grands-parents. Paradoxalement, c’est leur éloignement de la narratrice qui les fait coexister dans un même espace, celui de l’écriture :

Je déambule vaguement dans les allées du jardin. À quoi bon un jardin sans enfants, sans grande fille agacée du soin que sa mère donne aux jeunes plantes […] et pas un chevalier pour piétiner les parterres […] je sors un bristol usagé de ma poche. Ma grand-mère est morte la veille de Pâques, sa fête préférée. Mon grand-père, la fête qu’il aimait c’était Noël […] il chantait et il inventait des jeux […] sur le bristol usagé, j’essaie de retrouver la formule de mon grand-père […] “touche avec les yeux, regarde avec esprit, garde au cœur” (Thomas, 2004 : 51-52, l’auteure souligne).

Se dégage, de cette union du passé et du présent, une volonté de transmission qui, au fil des différents fragments, en vient à assumer un rôle central. Cet enjeu est d’abord révélé par la relation qu’entretient la famille de la narratrice avec le jardinage et la littérature, alors que ces deux activités sont passées de génération en génération et continuent à lier les êtres. En effet, le récit s’ouvre sur la rencontre de ces deux univers incarnés par les grands-parents de la narratrice, le premier littéraire et la seconde jardinière. Ainsi, dès les premières lignes du texte, l’expérience de lecture (ou de l’objet livre) de la narratrice se trouve associée au végétal et à la terre : « je ne lis pas encore […] mon grand-père lit le soir les contes d’Andersen. La journée, je peux rester des heures devant les images du livre […] la petite sirène a un jardin […] je veux un jardin. Je demande un jardin. Accordé. Un petit carré » (7). La narratrice hérite donc de ces deux passions jointes par le mariage des êtres aimés, passions qui influencent grandement son rapport au monde. Suivant ce principe de transmission, la narratrice offre à son tour un mode d’accès privilégié à l’imaginaire botanique à son fils, qui bien initié au jardinage, est fréquemment montré en situation d’apprentissage ou encore de partage de son propre savoir : 

Quand il fait la visite, Jacob commence par « le jardin du rhodo ». Rhododendron, un sauvage on ne peut mieux acclimaté, hauteur maximale, confortable embonpoint entre un buddleia bleu et un immense camélia rouge, avec à ses pieds, quinze jours par an, le muguet. C’est mon jardin, déclare-t-il […] le visiteur conçoit sans peine qu’à bientôt onze ans ce garçon souriant, disert, soigne les fleurs et compose des bouquets pour les amis. D’ailleurs, sécateur bien en main, il demande, C’est quoi vos fleurs préférées? […] Il explique qu’après la floraison du rhodo, il est recommandé d’enlever les centres fanés pour fortifier l’arbre, multiplier les fleurs. Mais nous on ne le fait pas, ça fleurit tellement déjà (11-12).

Dans cet extrait, le discours de la narratrice est marqué par ses connaissances du jardin : elle indique la condition du rhododendron et annonce la période de floraison du muguet. Comme le montre ensuite l’intervention de Jacob, celui-ci est également familier avec le jardin et une partie des savoirs qui y sont associés. Le jeune garçon en apprécie, par ailleurs, certains usages, comme la cueillette des fleurs. Il s’approprie l’espace du jardin en « pirate qui décapite les giroflées » en « champion qui envoie son ballon dans le camélia » (51) et ce ludisme s’introduit même dans le vocabulaire qu’il transforme : le rhododendron devient le « rhodo », un copain près duquel jouer durant l’été.

Dans une autre situation où Jacob s’amuse avec les plantes (souvent à leurs dépens), le végétal permet à l’enfant de partager un moment de jeu avec sa mère. Alors qu’ils s’arrêtent dans un champ pendant une randonnée en bicyclette, Jacob demande à la narratrice : « tu disais à la maman d’Évariste que les bonnes sœurs t’avaient appris plein de choses quand t’étais petite […] quoi par exemple? Comment faire une danseuse avec un coquelicot » (157). S’en suit l’apprentissage de Jacob qui, heureux d’avoir une petite danseuse fabriquée par sa mère, essaie d’en faire une nouvelle sans succès : « Chsais pas comment tu fais, moi ça se déchire sans arrêt, les petites jupes, et ch’trouve pas la bonne herbe […] fait lui un copain, un costaud sans jupe de soie fragile […] il y a plein de petites pommes tombées, tu piques des allumettes, bras et jambes, hop » (161). Dans ce passage, le végétal est considéré comme une matière permettant de fabriquer des personnages et d’exercer ses capacités créatrices. La fleur rouge, métamorphosée en danseuse, est l’occasion de renouveler le regard de l’enfant sur ce qui l’entoure, puisqu’il voit le potentiel d’inventions diverses que contient le végétal. Plus encore, en cherchant la « bonne herbe » avec laquelle assembler des petites poupées florales, Jacob est incité à explorer le champ et à observer les végétaux avec attention. Un sens nouveau vient alors se déposer sur la fleur et lui ajouter une dimension imaginaire et possiblement nostalgique, si, comme l’anticipe la narratrice, le souvenir du jeu persiste pour Jacob : « il est dans le champ à côté. Plus petit dans la marée des herbes, perdu dans les fleurs qui chatouillent, sentent bon mais moins que dans le souvenir qu’il en aura » (158).

Par le jeu, le végétal est rencontré et fréquenté. Le récit souligne cet apprivoisement du monde des herbes et des fleurs, tout en invitant à reconsidérer ce qui peut être devenu si commun qu’on en oublie les particularités. Effectivement, lors d’une scène de repas, Jacob redécouvre des aliments qui font partie du jardin, de sa vie de tous les jours sans qu’il s’en aperçoive :

J’avais préparé une salade du jardin, [différentes herbes] toutes simples mêlées, sel, poivre, un trait de vinaigre, un trait d’huile d’olive. Jean-Luc a dit : On ne trouverait pas une salade comme ça au restaurant. Ah bon? Jacob surpris regarde notre hôte puis, longuement son assiette. Pourquoi? Et lui qui d’ordinaire enfourne, se met à mâcher. Lentement. Parce que, dit Jean-Luc […] ce n’est pas une salade, c’est une composition. La mâche est sauvage et la roquette cultivée. Il y a des fleurs de ciboulette et des graines de coriandre. De la coriandre fraîche, du persil plat et un soupçon de deux menthes. Quelques capucines pour la couleur. Du basilic, très peu. Et de l’estragon. C’est une variété de verdures et d’herbes, c’est une création due à ce jardin, à ce moment de la saison et à ta maman […] alors, vois-tu, cela mérite d’être savouré. Il savoure. Il fait connaissance avec chaque brin de vert (177).

De fait, tout comme apprendre à s’occuper du jardin ou jouer avec les végétaux, manger est une manière de se familiariser avec les plantes, de faire une expérience différente de leur texture et de leur parfum. Comme l’explique David Le Breton : « de manière simultanée ou successive dans l’évaluation de la nourriture, la bouche conjugue des modalités sensorielles diverses : gustative, tactile, olfactive, proprioceptive, thermique » (2006 : 317). Grâce à l’intervention de Jean-Luc, Jacob prend conscience de la singularité de la salade devant lui et y dirige son attention autrement en considérant sa provenance et en activant l’usage de ses sens. En d’autres termes, l’acte de manger, lorsqu’on s’y attarde, stimule des sens aussi bien utilisés lors d’une promenade au jardin qu’à table (pensons à la vue des fleurs dans un parterre, puis à celle de la salade enjolivée de capucines), en plus de provoquer une expérience singulière et très intime. Ainsi, stipule Le Breton, « à l’inverse des autres sens, le goût exige l’introduction en soi d’une parcelle du monde. Les sons, les odeurs, les images naissent hors du corps. La gustation d’un  aliment ou d’une boisson implique l’immersion en soi » (329). À cet égard la dégustation se présente comme un contact unique avec le végétal qui, ajoutée au jeu, à la cueillette et à l’imaginaire littéraire (avec les arbres parlants de Tolkien, par exemple), encourage les personnages, mais également le lecteur à réévaluer leur relation aux plantes. Par sa présence marquée dans le livre, le végétal apparaît donc sous un autre jour et, chargé d’imaginaire, il active la curiosité. Transformées par l’écriture de Mona Thomas, les plantes sont représentées selon plusieurs angles d’approche (botanique, jeux de langage, réflexions philosophiques, etc.), ce qui les rend impossible à ignorer. Si, au quotidien, les plantes peuvent s’effacer – ce que déplore Francis Hallé : « elles sont, presque partout, d’une extrême banalité, et c’est pourquoi je prétends qu’elles nous sont trop familières pour que nous leur accordions une attention suffisante » (1999 : 29) – le texte opère un véritable travail de retraçage des végétaux. En effet, ces derniers, continuellement associés aux événements de la vie, voient leurs contours augmentés de descriptions qui permettent de les envisager dans un rapport plus sensible et, par conséquent, à la fois plus accessible et plus stimulant.

Comme le suggère Caroline Stefulesco : « on a souvent tendance à considérer le végétal comme une masse de verdure opaque. Or, le cycle des saisons rythme à intervalles réguliers les périodes de foliaison et de floraison » (1993 : 126) et ce mouvement change le paysage, crée des jeux de transparence, découvre puis cache les horizons. Une fois ce dynamisme relevé, le regard de l’observateur est apte à changer. En signalant sans cesse la curiosité partagée de la narratrice et de son fils par rapport au monde végétal et littéraire, le livre pose ainsi l’attention et l’observation au centre de la transmission. Si, comme l’écrit Proust : « le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers » (2017 [1919] : 47), alors le récit répond bel et bien de cet effort de communication : il tente d’éveiller les significations diverses du végétal qui, liées à l’expérience individuelle, se transforment en moyens d’appréhender le monde.

En ce sens, le roman suggère qu’il faut apprendre à mieux voir les plantes que nous considérons généralement comme une masse verte indifférenciée. Pour cela, dès la première page du livre, la grand-mère de la narratrice en donne l’exemple : « ma grand-mère regarde beaucoup son jardin. Regarder fait partie du jardinage » (Thomas, 2004 : 7). Comme le suppose ce passage, pour remarquer les plantes, il faut leur porter une attention répétée, et voir quelqu’un d’autre le faire permet d’en stimuler la pratique. En ce sens, le texte souligne l’importance d’une initiation aux végétaux, essentielle à leur appréciation : « s’intéresser aux plantes, c’est aussi se situer dans une tradition : on éprouve spontanément une attirance envers les animaux, mais on apprend à aimer les plantes » (Yildiz Aumeeruddy dans Hallé, 1999 : 28). Justement, dans le roman, la narratrice est élevée dans la tradition du jardinage, ce qui a pour effet d’éveiller son intérêt pour les végétaux. Perpétuant l’héritage de ses grands-parents, elle partage à son tour ses connaissances et ses souvenirs avec ses enfants qui les intègrent à leur manière. Par ailleurs, ce mouvement de transmission, implique aussi un échange qui s’effectue alors que la protagoniste est appelée à renouveler son rapport ludique aux plantes notamment, grâce à l’imaginaire de Jacob. Ainsi, les après-midi passés dans la cabane sont l’occasion de jouer avec la langue et d’inventer des noms de fleurs : « bien des expériences ont lieu là […] on y forge des armes pour la guerre contre Saroumane, on y distille de puissants poisons auxquels on donne des noms de fleurs à terminaison latine façon Astérix » (Thomas, 2004 : 17). Dans le récit, le lien qu’entretiennent Jacob et sa mère avec le végétal est souligné lors de moments de découverte vécus ensemble, puis, également, à travers les souvenirs de la narratrice qui s’entremêlent souvent aux jours passés avec Jacob. Effectivement, différents fragments du livre agencent, ici et là, des épisodes d’enfance de la narratrice au cours desquels elle est introduite à l’univers végétal en les faisant suivre d’anecdotes concernant l’apprentissage de Jacob. Une correspondance est donc établie entre les expériences de la mère et celles du fils, positionnant, dans le cadre du le récit, la communication du savoir botanique et l’appréciation des plantes comme des moyens privilégiés d’unir les générations. Dans ce cas, le végétal assume un rôle de transmission, et sa polyvalence fait de lui un élément omniprésent, aux fonctions et aux usages variés (culinaires, ludiques, matériels, esthétiques, etc.). Puisque la famille de la narratrice est particulièrement attentive aux végétaux, les contacts répétés avec les plantes créent alors de continuelles opportunités de discuter et de vivre des moments ensemble.

Dans plusieurs fragments du livre, le végétal occupe une place prépondérante, assumant de ce fait une fonction poétique de mise en relation des individus entre eux et avec le monde qui les accueille, ou encore de lien entre l’imaginaire et les souvenirs. Par exemple, l’amour que la grand-mère entretient pour les fleurs a pour conséquence d’orienter le regard (déjà attentif) de la narratrice vers le végétal durant ses escapades. Effectivement, lors de ses voyages, celle-ci préfère se prendre en photo avec les fleurs plutôt qu’avec les monuments touristiques. Elle utilise les photographies pour que sa grand-mère puisse trouver une place dans ses aventures, pour qu’elle voyage avec elle de manière imaginaire : « quelques fois, pour avoir la fleur bien visible, je plaçais seulement ma main droite devant. Ce genre-là plaisait particulièrement. On voyait, en plus de la fleur, l’intention de lui offrir cette fleur. Sur cette photo, avec cette fleur, elle était avec nous » (57). Ainsi, la narratrice donne un signe de vie, de la sienne et des plantes qui poussent ailleurs sur le globe terrestre. En capturant ce cliché, elle souhaite que sa grand-mère pense : « c’est une photo de ma petite-fille, tout en découvrant un parterre ne poussant pas dans son Finistère » (55). Les déplacements de la narratrice et les photographies de plantes qu’elle en rapporte deviennent donc une occasion, pour les deux femmes, de renforcer le lien qui les unit et de cultiver leur passion commune pour le jardinage en échangeant de nouvelles connaissances : « toujours fleurs, il lui fallait de la fleur. Et le nom. Botanique ou courant » (55).

Dans un dernier extrait qui nous apparaît essentiel pour relever la mise en relation que déclenche le végétal, la narratrice regarde des photographies dans lesquelles apparaissent sa fille et sa grand-mère :

Vita en gros plan, la tête penchée […] son arrière-grand-mère tient la pause, les mains « mangées » par la masse de boucles en désordre au premier plan. Et dans le dos, deux ailes bleues au potelé végétal veillent sur son âge frêle […] il y a l’image complètement floue où la jeune photographe a cueilli un hortensia et l’a porté au visage. Pour être assortie à son modèle, lui ressembler davantage? Pour que la fleur abolisse la peine, qu’elle fonde la joie d’une petite fille au plaisir d’une grande dame, jusqu’à leur faire franchir ensemble, d’un bond, face au même objectif, les générations (187).

Dans ce passage, le végétal agit à nouveau en tant que médiateur entre les personnages créant un pont entre les âges. De ce fait, les végétaux du jardin, puis ceux qui sont cueillis ou observés sur la route forment une attache entre les individus.

En articulant divers rapports au végétal, le livre de Mona Thomas agit lui-même comme un outil de transmission d’informations sur les végétaux, informations basées sur l’expérience personnelle de la narratrice. Les plantes nommées sont rencontrées dans des cadres variés (jardinage, cueillette, alimentation, discussion et lecture) et certains de leurs usages ou de leurs caractéristiques sont inscrits à même le récit. En ce sens, dans un extrait où la narratrice se remémore les cueillettes de pissenlit qu’elle faisait avec ses grands-parents – « on arpente le champ, couteau ouvert, les yeux dans les touffes, traquant la dent-de-lion » (44) – un partage de connaissances s’opère entre la jeune fille et son grand-père : « chaque pied cueilli est l’objet d’un examen attentif. Tu vois bien qu’il est vieux ce pied, dit grand-père. Il est épais, il sera dur et amer. Observe mieux les jeunes pousses à peine dentelées » (44-45). Comme une plante qui pousse et se développe, la transmission du savoir s’étend en partant de l’expérience de la chasse au pissenlit et des conseils du grand-père pour aller jusqu’aux repas saisonniers que la narratrice présente ensuite au lecteur : « vers l’automne évidemment, pour accompagner l’omelette aux girolles ou aux trompettes-des-Maures, une couronne de dernière mâche suffit, en léger ornement […] tandis qu’au premier printemps, le pissenlit constitue un très confortable matelas de verdure à l’assiette du dimanche soir » (45). À la manière de la propagation des végétaux, le livre s’appuie donc sur un principe de mise en commun qui module l’écriture et étend le discours. Avec ses multiples fragments qui signalent l’entremêlement organique des moments de vie, le texte place le partage comme condition vitale. Une scène en particulier permet de souligner la corrélation entre la solidarité des végétaux et celle des mots : lors d’un entretien désagréable avec un vendeur qui veut convaincre la narratrice d’acheter de la pelouse et des bégonias sans essayer de créer une communication réciproque, le commis priorise une transaction mercantile sans considération pour les besoins et les goûts de sa cliente. Lassée, la narratrice coupe court à la conversation et s’en va sans rien acheter. Cet échec de la réciprocité est ensuite comparé au jardinage par une femme inconnue s’assoyant près de la narratrice dans un café et entamant une conversation détendue avec elle au sujet des plantes: « au jardin, la force est dans la diversité. Vous souriez. Avec une pelouse-produit-bégo, que devient l’échange des plantes? Sans le don des fleurs, vous savez bien, sans ce premier geste jardinier, on n’a pas de beau jardin, vivant, dans la durée » (34). Cet extrait traduit bien l’importance des plantes, du principe d’échange qui les lient entre elles, mais aussi avec l’air et la terre, avec les insectes et la faune. Dans une sorte de dialogue idéalisé, elles utilisent le dioxyde de carbone et le convertissent en oxygène, elles consomment certains minéraux présents dans la terre et aident : « à la construction des sols, tant sur le plan physique par croissance racinaire, que sur le plan chimique par l’apport de matière organique » (Hallé, 1999 : 311). En ce sens, les rapports que les végétaux entretiennent avec les différents éléments de leur environnement s’organisent en fonction d’un système d’interdépendance transformateur dans la mesure où il contribue à la croissance d’une grande variété d’organismes vivants et s’inscrit dans une continuité temporelle. Comme l’ajoute la dame qui donne son support à la narratrice, « en mélangeant les types, les essences, on freine sacrément les maladies du ciel et du sol. Les plantes sont plus fortes ensemble pour lutter » (Thomas, 2004 : 34). En parlant des herbes vagabondes, John Walker s’accorde au discours de la jardinière : « [les] mauvaises herbes à racines profondes remontent à la surface les éléments nutritifs du plus profond de la terre, les rendant ainsi accessibles aux plantes qui poussent en surface » (2005 : 15).

Pareillement, avec ses fragments variés, le livre de Mona Thomas forme un jardin où les idées se supportent entre elles pour relancer la vie : les gestes du jardinage se révèlent liés à ceux de l’écrit, et, comme les espèces végétales qui se relaient au jardin dans leurs floraisons, les nombreuses références à des expériences passées ou à des textes littéraires, de même que les paroles rapportées des personnages rencontrés se joignent pour étendre le domaine fictionnel et assurer un renouvellement de la parole. Ce principe d’intertextualité, abondamment utilisé par l’entremise de citations directes et indirectes, s’avère un moyen efficace de faire proliférer le discours. Comme l’indique Sophie Rabau, l’intertextualité : « engage à repenser notre mode de compréhension des textes littéraires, à envisager la littérature comme un espace ou un réseau […] où chaque texte transforme les autres qui le modifient en retour » (2002 : 15). Il y a donc une mise en relation des discours qui forment un réseau d’échange, alors que « les textes communiquent entre eux » (25) dans un continuel déplacement du sens qui alimente la créativité. Comme l’écrit Valère Novarina :

Au sol, des mots. Et puis – mais parfois rien ne bouge et tout est mort pendant des semaines – le livre commence à respirer, avance de manière arborescente, comme par un travail printanier : Un devient deux, quatre devient huit, seize devient trente-deux […] c’est un mouvement d’expansion selon les lois du désordre vivant de la nature (2010 [1999] : 56-57).

Seulement, le désordre évoqué par Novarina se trouve finalement organisé dans le livre qui forme le résultat final. Car si, dans le jardin, la propagation des plantes est orientée par la jardinière, l’écriture procède de manière équivalente. Par exemple, lors d’une séance de lecture du Seigneur des Anneaux avec Jacob, une tentative de traduire l’univers imaginaire du roman dans le réel a lieu, provoquant l’apparition de souvenirs et engageant l’écriture : 

C’est la nuit, Frodon croit entendre des pas derrière lui. Le nain Gimli, qui marche à son côté, s’arrête et se penche jusqu’à terre : – je n’entends que la voix nocturne des plantes et des pierres, dit-il […] je me demande à quoi peut ressembler la voix nocturne des plantes et des pierres […] des arbres qui pleurent, je vois bien des arbres pleurer. Les larmes des jacarandas, des bougainvillées en Afrique, dans la “Grande-Île”, sur le chemin de l’école. Combien de fois ai-je regardé les fleurs bleues aux violettes emmêlées, grandes clochettes interrogatives des arbres-lianes, la larme lente au milieu. Pourtant, je ne les ai jamais entendues (Thomas, 2004 : 85-86).

Cet extrait signale la capacité du texte à faire dialoguer des éléments épars en les joignant, déclenchant ainsi des parcours associatifs, des détours et des écarts dans lesquels il devient possible d’explorer des territoires imaginaires : « la notion même d’intertextualité engage à modifier le paradigme qui fonde le travail de l’interprétation, à passer du temps à l’espace […] car l’espace […] permet toutes les trajectoires que l’intertextualité invite à multiplier » (Rabau, 2002 : 44). En faisant correspondre plusieurs formes de discours, le récit se rapproche à nouveau du jardin, à celui de la narratrice en l’occurrence, où elle plante toutes sortes de végétaux, certains achetés et d’autres transplantés. En ce sens, à la manière des plantes, qui modifient l’espace du jardin à petite et à grande échelle, selon leur croissance et leurs interactions, l’usage de l’intertextualité dans le récit est l’occasion d’établir un espace visiblement polymorphe – au sens de la forme et du discours – où la diversité des propos, eux-mêmes dispersés en fragments, élabore malgré tout un livre structuré.

Ce qui nous ramène aux questionnements, précédemment mentionnés par Évelyne Bloch-Dano au sujet de l’écriture : « comment trouver le juste équilibre entre le trop et le pas assez, entre le sauvage et le figé » (2015 : 179)? Le texte de Thomas, tout comme la narratrice avec son jardin, tente lui aussi d’y répondre. Contre l’aspect figé des jardins aux bégonias et aux pelouses régulières, la narratrice : « introduit […] un joli quota de sauvages du bord de mer et des bois, au grand dam des voisins incrédules, passablement concernés » (Thomas, 2004 : 76). Mais comme elle l’ajoute ensuite : « le genêt a sa coupe au carré dès septembre. J’arrache les vieux pieds de digitales, je divise les œillets de rochers, les camomilles de sable sont taillés avant juillet » (76). Le sauvage et l’étranger s’accordent donc à la vision qu’a la narratrice de son jardin, une vision vivante et dynamique. Dans ce cas, les passages de textes empruntés qui sont ajoutés au récit participent de cette même volonté de mise en réseau du végétal et de la pensée humaine qui, ensemble, engendrent le partage. En ce sens, la question de la voix des plantes, qui se développe d’abord à partir d’une remarque du personnage de Gimli dans Le Seigneur des Anneaux, se mêle ensuite aux réflexions de la narratrice et stimule sa mémoire. Plus tard, la question refait surface, alors qu’apparaissent les Ent (arbres mobiles et parlants dans le roman de fantasy), ravivant le réseau de pensée préalablement exploré. Cette fois, l’observation que s’était d’abord faite la narratrice est modifiée et partagée avec son fils de manière ludique : « tu pourrais peut-être trouver la voix des arbres comme il y a le parler chat avec Foufou? Tu n’as pas une idée? Peut-être ils sifflent, ou bien ils roulent les R comme Jeanne et Sylvebarbe. Je vois bien un arbre dire Rrracine et rrramille » (87). Dès lors, riche de son imaginaire végétal, le roman de Tolkien constitue souvent un point de départ pour la narratrice qui se plaît à réfléchir aux plantes.

Comme c’est le cas dans le jardin, ce sont bel et bien les végétaux, avec leur pollen et leurs rhizomes, qui perpétuent la vie du texte, car la majorité des épisodes du livre trouvent leur point de départ chez une espèce de fleur ou d’arbre, ou encore, s’organisent autour de fruits ou de légumes. De plus, la présence du végétal dans les textes cités est également un déclencheur d’écriture. Il y a alors entremêlement entre le matériel végétal et textuel, cette alliance entre les deux faisant pousser le récit. Par exemple, dans une seconde apparition d’un passage du Seigneur des Anneaux, l’intertexte suscite une pensée critique au sujet de l’imaginaire végétal : « Tolkien est anglais. À s’en rouler dans l’herbe. Frappante fréquence des apparitions de pelouse dans Le Seigneur des anneaux. […] pour Tolkien, la pelouse ne représente rien de moins que le paradis sur terre. Comme ailleurs, la conscience du paradis naît de l’avoir perdu » (122). Tel que l’explique ensuite la narratrice, l’appartenance de l’auteur à la culture anglaise se glisse subrepticement dans son travail d’écriture à travers cette apparition de pelouse. La Comté, une jolie campagne verte où vivent les Hobbits, rappelle effectivement les jardins paysagers et les vastes espaces consacrés à la pelouse du territoire anglais, ou du moins, ce que l’histoire et l’imaginaire culturel en ont gardé. À ce sujet, John Dixon Hunt en souligne les traits typiques dès la première ligne de son anthologie sur le paysage anglais du 17e au 19e siècle :

The typical English landscape as generally visualized would consist of undulating grass that leads somewhere down to an irregularly shaped piece of water over which a bridge arches, of trees grouped casually, with cattle or deer about the slopes, and of houses and other buildings glimpsed in the middle or far distance (1988 [1975] : 1).

Or, cette description évoque bien La Comté qui, en territoire idéal, représente le paradis sur terre dans le roman. Par conséquent, lorsque les Hobbits quittent ce lieu pour parcourir des terres inconnues et y vivre de grandes épreuves, ils repensent fréquemment à l’herbe douce de leur région, symbole de sérénité: « La première fois où Frodon connaît la peur, traversant l’obscurité hostile des mines sous la montagne, il voudrait être de nouveau à Cul-de-sac “à tondre la pelouse”. Pippin croit-il sa dernière heure venue? “Je voudrais bien revoir la fraîche lumière du soleil et l’herbe verte » (Thomas, 2004 : 122-123).

Dans ce cas, l’imaginaire anglais du paysage, lié aux aventures fantastiques des Hobbits, permet de former un réseau de sens fertile pour la narratrice, qui sans s’arrêter à l’œuvre de Tolkien, profite de chaque ajout de passages de livre, de Diderot à D.H Lawrence, en passant par Faulkner et Harry Potter, pour poursuivre le discours et offrir une expérience du monde végétal diversifiée. En effet, le ludisme est vite suivi de critique, d’anecdotes et de questionnements qui créent une voie d’accès au végétal dans laquelle chaque lecteur peut trouver une manière de voir, de reconnaître ou de s’initier aux plantes. Le livre signale ainsi un effort de transmission du savoir et d’une expérience du végétal qui puisse rejoindre le lecteur en suggérant des manières de s’en rapprocher. Citant Diderot, la narratrice écrit : « il n’y a pas de mauvaises herbes, seulement des herbes que l’on ne connaît pas » (76-77, l’auteure souligne). Il y a donc invitation à reconsidérer nos acquis et nos manques. En ce sens, le récit s’inscrit dans une tradition du jardin telle que le conçoit Gilles Clément :

Le jardin autorise le désarmement ; quiconque pénètre le jardin bardé de certitudes se trompe de porte, car même si le jardin est « botanique », hérissé d’étiquettes savantes, ce n’est pas la science qu’il nous demande d’apprécier avec dévotion, mais l’incroyable projet de nous livrer les clefs du vivant grâce à l’approche scientifique immédiatement conjurée par l’éclat des pétales de fleurs [ou] cette lumière sur l’herbe rousse de l’été qui rejette dans l’ombre un sous-bois inconnu, donc nouveau (2012 : 27).

À cet égard, le livre, pareillement à l’exploration dans le jardin, provoque des lectures entremêlées de différents domaines du savoir : scientifique, culturel, sensoriel, émotionnel, etc. C’est dans cette action du « désarmement », dans le  renouvellement des regards, que la poésie du monde se dévoile. Dans le récit, cette poésie prend la forme d’un partage entre les êtres, qu’il s’agisse de végétaux, d’animaux ou d’humains. Elle est également visible dans la posture d’ouverture et de disponibilité qu’adoptent la narratrice et plusieurs autres personnages à l’égard du végétal, que ce soit par le biais d’une expérience directe ou imaginaire (avec la littérature notamment). Dans un passage où la narratrice raconte la vue d’un arbre bien particulier, elle attire justement l’attention du lecteur sur le potentiel qu’a le végétal de surprendre et d’émerveiller : 

Il y a cette idée répandue que l’herbe pousse où elle veut, arrive au milieu de tout, tandis que l’arbre a des exigences qui le fragilisent et l’exposent. Je connais un chêne venu au milieu de tout, assez extravagant pour croître sur le toit pointu d’un moulin […] il pousse étalé, les houppiers au large, jouant sa vie de chêne perché. Qui emprunte la quatre-voies ne peut le manquer […] c’est un lyrique, un rétif aux enracinements terre-à-terre, aux mesquineries. Rien de bas pour l’arbre qui sauve l’honneur des êtres immobiles en rappelant par son existence même que « radical » et « racine » ont une même étymologie (Thomas, 2004 : 97-98).

Dans cet exemple, la narratrice renverse les perspectives habituelles associées aux arbres. En évoquant un chêne perché, loin du sol, elle marque la faculté de tout végétal à s’adapter, à se faire une maison dès que des conditions minimales de confort sont présentes. Dans un même temps, le rapprochement symbolique que fait la narratrice entre l’étymologie de « radical » et de « racine » occasionne une réflexion poétique sur le végétal : l’enracinement de ce chêne vivant en hauteur affiche le caractère essentiel de l’arbre, celui de s’élever, de toucher le ciel. Perché sur le toit, l’arbre raconte son essence. Comme l’écrit Francis Ponge à propos de ces végétaux : « ils ne sont qu’une volonté d’expression […] ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction […] ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire » (1996 [1942] : 82). C’est bien ce que fait la narratrice en observant et en interprétant le chêne comme un texte. Dans ce cas, l’écrivaine-jardinière traduit ce qu’elle voit dans son écriture et, de ce fait, souligne la capacité du végétal à susciter une réponse créative lorsque nous entrons en contact avec lui.

En effet, plusieurs fragments du livre montrent une relation entre la curiosité à l’égard des plantes et la créativité. Il suffit de repenser aux gestes d’écriture et de jardinage qui se rejoignent dans un effort d’imagination et de projection, dans une envie commune de : « modifier l’état du monde, de le voir s’épanouir » (Thomas, 2004 : 28). Un exemple de ce rapprochement se présente lorsque la narratrice lit le Seigneur des Anneaux avec Jacob et qu’elle repense ensuite à son enfance. Dans ce passage, rapporté dans le récit, Gandalf raconte la vie de Sméagol (un Hobbit plus tard corrompu par le pouvoir maléfique de l’anneau) :

Il s’intéressait aux racines et aux origines ; il fouissait sous les arbres et les plantes en croissance ; il creusait dans les monticules verts ; et il cessa de lever le regard sur le haut des collines, les feuilles, sur les arbres ou les fleurs s’ouvrant dans l’air : sa tête et ses yeux étaient dirigés vers le bas (53).

S’attardant à la partie cachée et méconnue des plantes, Sméagol manifeste une attention au monde qui rappelle non seulement celle des enfants, mais également le travail du jardinier qui, nécessairement, remue la terre et apprend à la connaître. Or, cet acte de creuser, qui est celui qui rend possible l’épanouissement de la vie au jardin, est précisément l’acte fondateur de l’écriture : « le jardin est […] le paradigme d’une vie d’écriture […] gratter la terre, gratter le papier […] il n’est de création que dans cette curiosité de la profondeur, du trésor enfoui » (Bloch-Dano, 2015 : 182-183). Dans l’extrait suivant, la narratrice s’identifie à Sméagol, alors qu’elle se remémore ses premiers enfouissements et déterrages de bulbes et de racines, autant de gestes qui se terminent sur le papier :

Dans mon jardin aussi, je voulais trouver ce qui paraissait égaré au fond, enfoui dans l’humus […] j’enlevais une touffe de fleurs au talus du chemin, pour l’enfoncer dans la terre de mon jardin. Je la soulevais sans arrêt pour voir si elle poussait […] je regardais mon jardin Éden de terre à cailloux, comme ma grand-mère regardait ses parterres. J’habitais le monde en enfant solitaire, qui se demande et qui espère. Puis ensuite, gribouillant, crayonnant, mais ne levant plus les yeux sur le haut des choses (Thomas, 2004 : 53, l’auteure souligne).

L’intertexte tissé avec Le Seigneur des Anneaux permet ainsi à la narratrice de se remémorer ses expériences enfantines d’apprentissage et de jeux créatifs qui, comme nous pouvons le constater, marquent un lien sensible entre le versant souterrain des végétaux et l’exploration nécessaire à toute création. Qu’il s’agisse de la terre, du papier ou de la pensée, les racines et les idées se remuent, se relaient pour faire grandir un projet. En réfléchissant sur la création et le jardinage, Évelyne Bloch-Dano fait un constat similaire au sujet de George Sand : « paysagiste née, elle compose aussi “des paysages et des jardins magiques” en écoutant les contes de fées que lui lit sa mère, et entre dans la création par ce biais » (2015 : 104). Dans le témoignage de la narratrice comme dans celui de Sand, l’expérience de jeu se trouve liée à la lecture et au végétal, ce qui engendre une réponse créative. Dès lors, le rapport entre l’écriture et le jardinage, entre le livre et le jardin est une fois de plus suggéré : les deux espaces sont porteurs de plusieurs projets, et chaque plante, comme chaque phrase, prend une direction qu’il revient à la jardinière et à l’écrivaine d’encourager ou de réorienter.

Finalement, dans le livre de Mona Thomas, le végétal occupe le rôle essentiel d’assurer la poursuite du discours. Il agit comme un vecteur de transmission et de partage qui s’inscrit dans les relations qu’entretiennent les personnages entre eux ainsi qu’avec les plantes, puis dans la forme même du livre grâce à l’usage du principe d’intertextualité. Agençant une collection de moments de vie, le texte réunit des expériences, des réflexions et des souvenirs qui se répondent grâce à l’organisation fragmentaire du texte. En ce sens, le livre rappelle le jardin, qui accueille de multiples formes de vie : dans le dynamisme mouvant du foisonnement, une certaine structure est maintenue afin que puisse en émerger une vision créatrice. En montrant des scènes d’échanges intergénérationnels et interespèces, le récit fait du partage un principe vital de cohabitation qui prend la forme d’une esthétique littéraire de la mise en réseau s’appuyant sur le végétal. En effet, la narratrice écrit sur et avec les plantes, et c’est à partir de leur contact que se créent les entremêlements de sens qui relancent l’écriture. Conséquemment, le récit invite le lecteur à activer ses propres réseaux de sens et à repenser sa relation avec le végétal.

Bibliographie

Bloch-Dano, Évelyne. 2015. Jardins de papier. De Rousseau à Modiano.
Clément, Gilles. 2012. Jardins, paysage et génie naturel. Paris: Fayard.
Hunter, John Dixon et Peter Willis. 1988. The Genius of the Place: The English Landscape Garden 1620-1820.
Hallé, Francis. 1999. Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie.
Le Breton, David. 2006. La saveur du monde. Une anthropologie des sens. Paris: Métailié, «Traversées».
Neau, Françoise. 2014. «Sylvia Plath et l’urgence d’écrire». Libres cahiers pour la psychanalyse.
Novarina, Valère. 1999. Devant la parole. Paris: P.O.L.
Ponge, Francis. 1942. Le parti pris des choses.
Proust, Marcel. 2017. Journées de lecture.
Rabau, Sophie. 2002. L’intertextualité.
Stefulesco, Caroline. 1993. «Les saisons du végétal, cycles, séquences et improvisations». Les annales de la recherche urbaine.
Thomas, Mona. 2004. Comment faire une danseuse avec un coquelicot.
Walker, John. 2005. Plantes vagabondes et mauvaises herbes.
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