Entrée de carnet

La rassurante présence des déclassés

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvres référencées: Despentes, Virginie. Teen Spirit. Paris, Grasset, 2002, 222 pages. / Despentes, Virginie. Bye Bye Blondie. Paris, Livre de poche, 2004, 245 pages.

D’un certain point de vue, ça m’aurait contrariée, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j’aurais pas trouvé moral qu’on épargne le seul vrai bourge qu’on croise1Virginie Despentes, Baise-moi, France, Florent Massot, 1994, p.248..

 

À l’évidence, la lutte des classes dans la littérature tient d’une autre époque. La théorie littéraire marxiste est passée de mode, et sans doute nos contemporains espèrent-ils que la littérature d’aujourd’hui se soit enfin débarrassée des divisions de classe. Comme l’explique Frederic Jameson dans la conclusion d’Aesthetics and Politics [1977], un livre qui retrace les célèbres débats à propos de l’esthétique de plusieurs penseurs d’inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, l’attaque la plus récurrente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l’utilisation des classes sociales pour appréhender les textes littéraires: «Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally ‘petty bourgeois’) to textual or intellectual objects2Frederic Jameson, «Reflections in Conclusion», in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, Aesthetics and Politics, coll. «Radical Thinkers», London-New York, Verso, 2007, p.201.». Le travail de Lukács, qui a notamment contribué aux développements théoriques du concept de médiation 3Au sens marxiste, la «médiation» est le concept qui permet d’expliquer que le sujet n’est en contact directement avec la nature. Il n’y a pas d’immédiateté entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde., a montré la désolante réification du monde inhérente à l’œuvre chez les écrivains naturalistes. D’une certaine manière, on reproche à leur tour aux penseurs marxistes de réifier les individus par l’utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l’analyse idéologique des discours que défendent les intellectuels marxistes est indissociable d’une conception théorique des classes sociales. La théorie littéraire marxiste ne peut pas se passer d’une réflexion en profondeur à propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s’en détacher pour plaire à ses détracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montré que les étiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui désignent un groupe d’individus, comme ceux de «prolétaire» et «bourgeois», sont suspects selon eux, car ils sont trop limités et pas suffisamment nuancés pour décrire le monde rempli de différences qui est le nôtre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, Teen Spirit [2002] et Bye Bye Blondie [2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas désuètes; elles sont bien au contraire au cœur des déchirements que vivent les personnages qu’ils mettent en scène. J’aimerais réfléchir à cette tension importante dans ces romans entre prolétaire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d’utiliser ces nominatifs dans un contexte littéraire. Elle tire ces catégories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s’est complètement réappropriée le vocabulaire marxiste.

Despentes, la parvenue

En 1998, à l’émission culturelle française Le Cercle de minuit, Virginie Despentes est reçue le même jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s’agit de la parution de Les jolies choses. L’animateur tient à opposer les deux écrivaines. Défendant l’idée que Calle travaille à partir de sa vie imaginaire et que Despentes écrit plutôt à partir de sa vie réelle, il dit de Despentes qu’elle est l’anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme être devenue écrivaine «par inadvertance», rétorque qu’elle invente beaucoup au contraire. Elle considère la différence entre les deux femmes comme une différence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois4L’expression «petits bourgeois» est aussi tirée du vocabulaire marxiste. Elle sert à désigner la classe moyenne qui est plus libre que les prolétaires puisqu’elle possède un certain contrôle sur ses moyens de production, sans être «propriétaire» ou «dirigent d’entreprise» comme le bourgeois. Le père de Calle, par exemple, est médecin., écrit pour son milieu, un milieu qui connaît bien l’écriture, alors que Despentes appartient, au moment où elle rédige son premier roman Baise-moi [1993], au monde de ceux qui n’écrivent pas, comme elle l’explique à l’animateur:

Il y a un courage de ma part, d’où je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme ça, mais à part ça, il n’y a rien d’autre. […] Je ne suis pas rendue compte que j’étais en train de faire un truc qui n’appartenait pas à ma classe sociale, je ne m’en suis pas rendue compte du tout, je m’en suis rendue compte une fois que je suis arrivée dans une classe sociale nouvelle5J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse [consulté le 17 juin 2010].

Au tout début de Teen Spirit apparaît d’ailleurs cette idée que la parole des bourgeois serait plus légitime que celle des prolétaires:

Une jolie voix de femme, très classe, petit accent de bourge pointu, une façon de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu’ils ont le droit au temps de parole et à l’articulation précieuse, m’a tout de suite mis une légère gaule. Une voix qui évoquait le tailleur et les mains bien manucurées. (TS, p.11)

La bourgeoise qui téléphone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu’elle serait plus éduquée, mais parce qu’elle se sait détenir «le droit au temps de parole», droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu’elle s’exprime et de rendre tous les mots dans l’entièreté de leur forme. Cette voix séduit tout autant qu’elle dégoûte le narrateur.

Sur le plateau de Tout le monde en parle, en 2002, Thierry Ardisson demande à Despentes: «Dites-moi, Virginie, vous êtes embourgeoisée ou non?» On peut déceler dans cette question une critique qui viserait à remettre Despentes à sa place; elle ne peut plus jouer à l’écrivaine trash et rebelle si elle appartient désormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction à travers la formule «oui ou non»: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de «parvenue» de l’écrivaine. Pas du tout heurtée par la question, Despentes répond sans hésitation6Enfin, on le suppose en regardant l’émission. S’il y a eu une hésitation, elle fut coupée au montage!: «Par rapport à l’époque de Baise-moi [le roman], oui carrément. C’est pas vraiment la même vie quoi7J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse[consulté le 17 juin 2010]». Pour cette émission, elle était d’ailleurs habillée selon les mœurs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes sérieuses, elle ne s’y présentait pas habillée en punk comme elle a pu le faire à d’autres occasions. De toute évidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-être déçu qu’elle réagisse si bien à sa question, Ardisson renchérit: «Vous avez l’impression d’avoir été récupérée par le système?». Elle répond le sourire aux lèvres: «Non, vu la sortie du film [Baise-moi8Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, Baise-moi, France, 2000, 77 minutes.], ça va. Je suis tranquille de ce côté-là.» L’écrivaine s’est embourgeoisée peut-être, mais loin est encore l’époque où le film Baise-moi fera partie du grand répertoire cinématographique bourgeois. La frontière trop mince entre le film d’auteur et la pornographie hardcore fait de Baise-moi un film qui résiste à une récupération par le système. Du moins, pour le moment9Marie-Hélène Bourcier, qui fait de Baise-moi le grand film de la théorie féministe queer, en résume efficacement l’enjeu: «Baise moi veut dire à la fois Fuck me! et Fuck off! C’est là que réside la prouesse du film: constituer une resignification opérée par des femmes, féministe et politique, qui ne fait pas l’économie de la sexualité». Tant que le film constituera une «resignification» inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de résister à sa récupération. Marie-Hélène Bourcier, Queer zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001, p.26..

Dans King Kong Théorie, essai féministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole nécessairement irrecevable de certains individus. Elle se réfère aux sorties médiatiques qu’elle a entreprises pour la promotion du film Baise-moi avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-réalisatrice du film. Elle s’est aperçue que certaines citations de Trinh Thi lui étaient souvent injustement attribuées:

Les uns et les autres tombaient d’accord sur un point essentiel: il fallait lui ôter [à Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l’empêcher de parler. Jusque dans les interviews, où ses réponses ont souvent été imprimées, mais m’étaient attribuées. Je ne focalise pas ici sur des cas isolés, mais sur des réactions quasi systématiques. Il fallait qu’elle disparaisse de l’espace public. Pour protéger la libido des hommes, qui aiment que l’objet du désir reste à sa place, c’est-à-dire désincarné, et surtout muet10Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p.97..

Entre les deux femmes, l’écrivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d’autorité auprès de la classe dominante que l’ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu’elle est la seule des deux qui a un certain droit à la parole.

 

Les moins que rien du Lumpenproletariat

Je ne tenterai pas dans ce texte de démontrer la validité ou l’invalidité politique des classes sociales aujourd’hui. Cependant, pour réfléchir à Teen Spirit et à Bye Bye Blondie, cette question refait nécessairement surface. Virginie Despentes, l’écrivaine, aborde le monde autour d’elle selon ces divisions de classes, sa sensibilité connaît cette tension entre prolétaires et bourgeois. C’est à partir de cette séparation que Despentes se positionne. Je l’ai montré avec l’exemple de Tout le monde en parle, c’est aussi à partir des classes sociales qu’on s’adresse à elle. Bruno, le narrateur de Teen Spirit, et Gloria, le personnage principal de Bye Bye Blondie, sont tous les deux des prolétaires. On pourrait même dire, pire encore, qu’ils appartiennent au Lumpenproletariat11Le Lumpenproletariat, selon le terme de Marx, qu’on traduit en français par «sous-prolétariat», signifie littéralement en allemand: le prolétariat en haillons.. Ils sont des ratés, des déclassés, des êtres totalement sans intérêt pour le monde bourgeois puisqu’ils ne s’adaptent même pas à la vie de salarié. Le scénario des deux romans se ressemblent beaucoup, d’où l’intérêt de réfléchir à ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout début du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, Éric, vingt ans après leur séparation.

Bye Bye Blondie raconte l’histoire d’amour entre Gloria, une «punkette destroy» (BBB, p.95), et Éric, un «skin psychopathe» (BBB, p.95), qui se rencontrent, adolescents, dans un hôpital psychiatrique alors qu’on tente de les réhabiliter. Ils partagent à ce moment le même mal de vivre, le même dégoût devant l’obligation de s’adapter au système. Gloria ne cède jamais. Pour elle, son dégoût est bien réel, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu’à s’exclure du monde en refusant le travail salarié, alors qu’Éric travaillera fort pour s’adapter. Il réussit tellement bien qu’il devient une vedette du système, l’icône séduisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d’Éric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux à ce milieu la rebute d’emblée. Lorsqu’elle visite sa chambre la première fois, après qu’ils aient tous les deux quitté l’hôpital, elle voit bien leur différence: «Chaîne hi-fi, collection de disques, magnétoscope, télé, jeu vidéo, consoles, maquettes d’avion. Gloria était touchée, en même temps que catastrophée, qu’il n’ait pas honte de l’emmener là» (BBB, p.97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans Teen Spirit, qui excite et dégoûte Bruno, Gloria est à la fois attirée et repoussée par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d’Éric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fréquentation pour leur fils; ils le menacent donc de l’envoyer dans une école militaire suisse s’il continue de la voir. Il décide alors de quitter la maison.

Avec Gloria, il part en cavale dans la France à la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arrêtés par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de près la violence que peuvent exercer les forces de l’ordre au nom du maintien des privilèges des mieux nantis. Dans une scène du roman Baise-moi, par exemple, Manu est témoin d’un accident. Elle veut sauver la victime, Karla: «Elle appelle les pompiers dans la foulée ; les flics, elle n’a pas trop confiance parce qu’elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance12Virginie Despentes, Baise-moi, Paris, J’ai lu, 1994 [2000], p.68.». Manu se sent condamnée d’avance, elle ne peut demander l’aide des policiers en toute confiance parce qu’elle ne maîtrise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Après la nuit que Gloria et Éric passent en prison, ils sont séparés. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inadéquat pour la vie de punk, décident de le remettre à ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui.

Éric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement Éric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la télévision, l’animateur en vue d’une émission culturelle. Malgré tout ce succès, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la dégoûte, mais il recherche son aversion. Il désire près de lui cette femme qui rejette son métier plus que toutes les autres. Il a toujours aimé cette colère immense qu’elle porte en elle. Lors de leurs premières rencontres, Éric lui a dit: «Moi, je ne m’énerve jamais. J’aimerais beaucoup que ça m’arrive.» (BBB, p.67) Il a besoin de sa colère pour survivre. La narratrice de Bye Bye Blondie ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les problèmes qu’elle vit avec Éric à partir d’une incompatibilité de classe, qu’ils tentent de surmonter pour vivre ensemble13Il s’agit aussi d’un conflit homme-femme. J’ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D’abord, bien qu’il s’agisse d’un thème très important chez Despentes, elle le développe plus efficacement dans Baise-moi, Les chiennes savantes et Les jolies choses. Aussi, dans la version cinématographique de Bye Bye Blondie qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplacé Éric par une femme, soulignant ainsi l’aspect secondaire du conflit homme-femme dans le récit..

 

L’étonnant destin d’un raté

Comme je l’écrivais, dans Teen Spirit, Despentes construit le scénario similaire. Au tout début du roman, Bruno reçoit un appel d’une ancienne amante qui lui apprend qu’elle a eu un enfant de lui. N’étant plus capable de contrôler sa fille qui veut à tout prix connaître son père, Alice fait ce qu’elle croyait jusqu’alors impensable, elle propose à Bruno d’entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce père que sa mère lui avait présenté comme un «clodo» (TS, p.81); la présence négative de Bruno, qui est tout le contraire de sa mère, l’enchante. Au grand dam d’Alice, qui espère que cette folie –celle de faire de Bruno un père– ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se révèle plutôt doué dans son rôle:

Alice était déçue que j’arrive à l’heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s’était fait une idée de moi: zonard, incapable, pas fiable et caractériel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C’était ce genre de bourge, déçue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soignée, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d’un punk traînant dans ses barrages. (TS, p.128)

Elle n’a aucune envie de connaître ce Bruno transformé qui prend ses responsabilités et qui s’occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme Éric dans Bye Bye Blondie, Alice recherche elle aussi dans sa vie une présence négative. On aime les ratés à leur place, dans leur rôle bien rassurant et apaisant de perdant.

À la fin de Teen Spirit, un événement extérieur à la vie des protagonistes survient: les tours du World Trade Center tombent, détruisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d’Alice. Despentes propose ainsi sa lecture à la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais très efficacement elle nuance son portrait. Devant l’événement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une présence réconfortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu’un. Confronté à un événement tragique, Bruno est plus résistant qu’Alice, plus apte qu’elle à s’adapter aux bouleversements du monde: «Je faisais partie des gens mal adaptés que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase» (TS, p.221) Personne n’est préparé à être confronté à un événement, un événement est toujours de trop, toujours imprévisible. Judith Butler situe brièvement de façon théorique, dans un passage du Pouvoir des mots [1997], l’événement traumatique et le trauma social:

L’événement traumatique est une expérience prolongée qui échappe [defies] à la représentation et la propage simultanément. Le trauma social prend la forme non d’une structure qui se répète mécaniquement, mais plutôt celle d’une sujétion continuelle, celle de la remise en scène de l’injure par des signes qui à la fois oblitèrent et rejouent la scène14Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Amsterdam, 2004, p.59..

L’événement est un phénomène, au sens philosophique, qui n’est jamais à l’arrêt. Il est fuyant, comme l’écrit Butler, et cette fuite, hors de l’immédiate représentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le déclassé, victime d’un certain trauma social, est celui qui a réussi à survivre à sa manière aux violences de ce monde qui l’exclut. Peut-être cette expérience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face à une grande catastrophe? C’est ce que la finale de Teen Spirit donne à réfléchir. Les deux derniers romans de Despentes nous révèlent ainsi une vérité à la fois belle et horrible: on a besoin des marginaux, des déclassés, pour survivre.

  • 1
    Virginie Despentes, Baise-moi, France, Florent Massot, 1994, p.248.
  • 2
    Frederic Jameson, «Reflections in Conclusion», in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, Aesthetics and Politics, coll. «Radical Thinkers», London-New York, Verso, 2007, p.201.
  • 3
    Au sens marxiste, la «médiation» est le concept qui permet d’expliquer que le sujet n’est en contact directement avec la nature. Il n’y a pas d’immédiateté entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.
  • 4
    L’expression «petits bourgeois» est aussi tirée du vocabulaire marxiste. Elle sert à désigner la classe moyenne qui est plus libre que les prolétaires puisqu’elle possède un certain contrôle sur ses moyens de production, sans être «propriétaire» ou «dirigent d’entreprise» comme le bourgeois. Le père de Calle, par exemple, est médecin.
  • 5
    J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse [consulté le 17 juin 2010]
  • 6
    Enfin, on le suppose en regardant l’émission. S’il y a eu une hésitation, elle fut coupée au montage!
  • 7
    J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse[consulté le 17 juin 2010]
  • 8
    Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, Baise-moi, France, 2000, 77 minutes.
  • 9
    Marie-Hélène Bourcier, qui fait de Baise-moi le grand film de la théorie féministe queer, en résume efficacement l’enjeu: «Baise moi veut dire à la fois Fuck me! et Fuck off! C’est là que réside la prouesse du film: constituer une resignification opérée par des femmes, féministe et politique, qui ne fait pas l’économie de la sexualité». Tant que le film constituera une «resignification» inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de résister à sa récupération. Marie-Hélène Bourcier, Queer zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001, p.26.
  • 10
    Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p.97.
  • 11
    Le Lumpenproletariat, selon le terme de Marx, qu’on traduit en français par «sous-prolétariat», signifie littéralement en allemand: le prolétariat en haillons.
  • 12
    Virginie Despentes, Baise-moi, Paris, J’ai lu, 1994 [2000], p.68.
  • 13
    Il s’agit aussi d’un conflit homme-femme. J’ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D’abord, bien qu’il s’agisse d’un thème très important chez Despentes, elle le développe plus efficacement dans Baise-moi, Les chiennes savantes et Les jolies choses. Aussi, dans la version cinématographique de Bye Bye Blondie qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplacé Éric par une femme, soulignant ainsi l’aspect secondaire du conflit homme-femme dans le récit.
  • 14
    Judith Butler, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Amsterdam, 2004, p.59.
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