Entrée de carnet

La plus petite unité de temps

Laurence Côté-Fournier
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Ernaux, Annie. Les Années. Paris, Gallimard, 2008, 241 pages.

À la lecture de Les Années d’Annie Ernaux, il apparaît que le projet de ce livre, déjà, était contenu en germe dans toute la production romanesque antérieure de l’écrivaine, dont les particularités semblent avoir été fondues en un seul ouvrage pour aboutir à ce livre aux allures de somme. L’auteure qui, issue d’un milieu populaire, voulait écrire pour «venger sa race1Cité par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d’Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p.93.», n’a eu de cesse depuis son entrée en littérature de cartographier les mœurs, les différences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre expérience pour donner corps à son entreprise et l’ancrer dans le réel. Les Années est, à cet égard, l’aboutissement annoncé d’une quête visant à retracer par le biais d’une vie singulière le mouvement de toute une génération.

C’est du délicat balancement entre intime et collectif que naît la singularité du livre, impossible à réduire à une catégorie générique. Pas de personnages, pas de récit, plutôt une collection de fragments bruts, déversés sans aucun pathos, qui mettent côte à côte des souvenirs de voyage et des scènes de films, des échos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispersés de 1940 à la fin des années 2000, ils dressent ensemble le portrait d’une génération, exprimé à travers le «elle», le «on» et le «nous», jamais le «je». Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d’anecdotes sans grand intérêt sur différentes époques est récupéré par la volonté de l’auteure de se compromettre pour révéler le corps nu de chacune de ces années, d’exposer son expérience intime pour la perdre dans une réalité plus vaste. Les rapports troubles à la religion, à la sexualité ou à la famille qui sont décrits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa génération, mais aussi les siens. Des allusions brèves, phrases en apparence banales parmi tant d’autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l’auteure relatés dans d’autres livres: son avortement dans l’illégalité (L’Événement), la tentative d’assassinat de son père sur sa mère (La Honte), sa passion sans issue pour un Soviétique (Se perdre). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d’autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa génération, en cela à la fois uniques et anodins.

 

D’une Histoire l’autre

L’ouvrage débute au crépuscule d’un temps héroïque: la fin de la Deuxième Guerre mondiale a permis de départager, non sans violence, les héros des traîtres, et a consacré la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent à l’ombre du récit de l’Occupation, «plein de morts et de violence, de destruction, narré avec une jubilation que semblait vouloir démentir par intervalles un “il ne faut plus jamais revoir ça”» (p.24), qui leur inculque dès leur prime jeunesse le regret «de ne pas avoir été nés, ou à peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des bohémiens» (p.25).

La nostalgie d’être née trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d’Algérie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d’histoire. Or la narratrice, comme une écrasante majorité des gens de sa génération, éprouve le plus souvent le sentiment de vivre à l’écart de cette histoire-là, ou de n’y participer que brièvement, le temps d’épauler et de se reconnaître «dans les étudiants à peine plus jeunes que nous balançant des pavés sur les CRS» (p.103) ou de voter «contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confusément dans les années de l’Algérie française, François Mitterrand.» (p.95) L’auteure insiste encore et toujours pour répéter l’absence de conséquences qu’ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du siècle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de décisions n’ayant qu’un rapport oblique, détourné, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,

aucun rapport entre sa vie et l’Histoire dont les traces demeurent déjà pourtant fixées par la sensation de froid et le temps gris d’un mois de mars […]. Dans quelques mois, l’assassinat de Kennedy à Dallas la laissera plus indifférente que la mort de Marilyn Monroe l’été d’avant, parce que ses règles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89)

Pourtant, si la narratrice ne cesse de démentir le rôle de l’Histoire et de son cortège d’événements, c’est pour mieux réaffirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des décisions qui dictent, à un moment précis, le cours d’une vie, renforcée en cela par les barrières qu’imposent le sexe, la classe sociale, l’âge. Un demi-siècle de discours social, de dicible et de scriptible défilent pêle-mêle. Les interdits qui pèsent sur chacun à un moment précis de l’Histoire se déplacent, atteignent d’autres zones. La condamnation de la sexualité devient dictature du plaisir, les termes autrefois jugés obscènes sont réadmis alors que sont nettoyées d’autres zones du langage: «On se déshabituait des mots à la moralité courante, pour d’autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments à l’aune du plaisir, “frustration” et “gratification”.» (p.125) L’Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des vêtements, des gestes amoureux, non pas bien sûr par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n’est mesurée l’importance que bien plus tard, lorsque l’angle mort d’une époque se trouve soudainement éclairé d’une lumière nouvelle. «Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement “rien ne changera donc jamais” à des milliers d’individus en même temps» (p.74), écrit la narratrice, et ce sont précisément sur ces modifications subtiles de la pensée que s’attarde Ernaux.

 

Les débuts de temps nouveaux

Dans son essai «Sur le concept d’histoire» Walter Benjamin énonce: «L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance2Walter Benjamin, «Sur le concept d’histoire», Œuvres III, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p.430.». C’est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases brèves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un détail l’esprit d’une époque. Cette concision accélère le rythme, confère un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avancées d’une génération obsédée par le progrès et la nouveauté, constamment au seuil d’un plus grand bien-être qui, s’il n’est jamais tout à fait là, ne peut manquer de survenir bientôt.

Les possibles d’une époque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l’avenir qui aura brièvement existé avant d’être remplacé par un autre. Ainsi, en lieu du récit d’une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouillée et confuse. Pendant un temps il est «inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance» (p.61). Malgré la paranoïa entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n’adviendront les révolutions attendues impatiemment après les événements de Mai 68. La croyance positiviste d’une marche vers le progrès, qui culmine quelque part au seuil des années 70, n’est, finalement, qu’une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible «vertige de l’immuable, comme si rien n’avait bougé dans la société» (p.136). Les transformations de l’horizon d’attente de chaque époque, l’épuisement des idéologies qui la façonnait, surviennent avec une rapidité qui n’offre qu’une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progrès, ne causent plus qu’un vague émerveillement. Une autre génération se lève, insouciante et inconsciente des luttes du passé, et pour transmettre à leurs enfants l’expérience d’une vie qui avait été la leur, leurs parents n’ont en bouche que «des mots en circulation et des stéréotypes» (p.156), impuissants à rendre compte de la densité du monde qui existait naguère.

 

Prosopopée de la photographie

Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie La Chambre claire, avait raconté ainsi l’étrange émoi que lui causait l’observation de portraits de sa mère jeune:

Je lisais mon inexistence dans les vêtements que ma mère avait portés avant que je puisse me souvenir d’elle. […] Pour retrouver ma mère, fugitivement, hélas, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette résurrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu’elle avait sur sa commode. […] Ainsi, la vie de quelqu’un dont l’existence a précédé d’un peu la nôtre tient enclose dans sa particularité la tension même de l’Histoire, son partage. L’Histoire est hystérique: elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu.3Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard (Cahiers du cinéma), 1980, p.102.

Cette Histoire hystérique dont sont retrouvées les traces sur la pellicule ne diffère pas de celle mise en scène dans Les Années. Les descriptions de photographie abondent et permettent la médiation entre des temporalités autrement irréconciliables. C’est par l’observation froide, clinique, de clichés de la narratrice à différents âges que sont transmises une multitude d’informations qui redonnent vie à ce qui semblait perdu, qu’est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d’une émotion subjective. L’auteure regarde des portraits d’elle-même comme d’une inconnue dont tant les vêtements, les manières, que les états d’âme lui sont étrangers: «Photo en couleurs: une femme, un garçonnet d’une douzaine d’années et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme disposés en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres à côté d’eux, devant un édifice qui pourrait être un musée.» (p.140) Si, dans L’Usage de la photo, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu’elle commentait, elle se contente dans Les Années de les raconter, bien qu’elles occupent un rôle de premier plan dans la construction du livre et la scansion des années, effaçant ainsi davantage sa propre présence.

À la photographie s’adjoignent au fil du siècle d’autres modes de conservation du temps: la vidéo, la télévision, Internet, qui participent à la naissance d’un nouveau rapport à la mémoire et au passé. À ce titre, Les Années forme une chronique de la transformation des processus mémoriels au fil du siècle, sous l’impact des avancées technologiques et des changements sociaux. La grande étendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les décennies, de jauger l’évolution survenue en un demi-siècle dans la conception même de la temporalité au sein de la société. Ainsi au sortir de la guerre la mémoire est d’abord corporelle, elle se lit dans l’identité physique des êtres: «Hors des récits, les façons de marcher, de s’asseoir, de parler et de rire, héler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la mémoire passée de corps en corps du fond des campagnes françaises et européennes» (p.31). Les anecdotes entourant des photographies «brunies au dos taché par tous les doigts qui les avaient tenues» (p.30), partagées et préservées, peu nombreuses et précieuses, sont racontées lors de repas où défilent les récits des exploits de jadis. Or ces mémoires ancrées dans le corps se désincarnent de plus en plus, représentées à la télévision par «des documents d’archives commentés par une voix de nulle part» (p.151) qui éliminent toute relation personnelle à l’Histoire. La télévision, puis Internet, deviennent gardiens du passé, bibliothèques inépuisables de ressources qui, en entremêlant une quantité toujours grandissante de souvenirs et d’informations de toutes les époques sans qu’un tri ne soit effectué, maintiennent les gens dans un «présent infini» (p.223):

L’enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubliées et débarrassées du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue durée, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodiguées, les scènes insolites ou violentes, dans une superposition où Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir été trouvés morts dans la même voiture. (p.133)

Tandis qu’on cherche «à sauvegarder en une frénésie de photos et de films visibles sur-le-champ» (p.223) chaque instant du présent, le passé devient paradoxalement périmé avec une rapidité croissante. «Toutes les images disparaîtront» (p.11), est-il écrit en ouverture du livre, et cette certitude confère poids et nostalgie au désir d’Ernaux de faire revivre par son écriture des bribes d’un passé qui ne manquera pourtant pas de s’effacer.

Le projet qui fonde Les Années est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d’une manière de plus en plus précise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en âge. L’auteure tâtonne au fil des décennies pour aboutir à la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicitée dans son entièreté à la toute fin de l’ouvrage. «Capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par la mémoire collective» (p.54), «saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant» (p.238), celui d’«une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération» (p.179): la narratrice reformule sans cesse le même plan, qui ne pourra s’accomplir qu’avec l’arrivée de sa propre vieillesse.

 

Entre Marcel Proust et Scarlett O’Hara

Compte tenu de l’importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n’est guère surprenant d’y trouver de fréquentes allusions à Proust et à son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins prévisible, s’insinue toutefois à ses côtés, celui de Scarlett O’Hara (p.240), dans la peau de laquelle l’auteure affirme avoir souhaité se réveiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, héroïne romantique par excellence, dans Les Années? Peut-être la vie de Scarlett O’Hara, haute en aventures et péripéties, symbolise-t-elle l’appartenance à une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d’agir et de prendre place, et qui à ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un même mouvement vers l’avant. Or l’utopie d’une telle fusion devra être oubliée pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne possèderont pas, ou très brièvement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d’une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu’expose Les Années.

  • 1
    Cité par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d’Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p.93.
  • 2
    Walter Benjamin, «Sur le concept d’histoire», Œuvres III, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p.430.
  • 3
    Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard (Cahiers du cinéma), 1980, p.102.
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