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La filiation artistique entre femmes dans «Chocolat amer» de Laura Esquivel

Daphné Ouimet-Juteau
couverture
Article paru dans Mères et filles de soi(e): filiations tissées, nouées et rompues dans la littérature contemporaine transnationale, sous la responsabilité de Jennifer Bélanger, Manon Huberland et Marie-Pier Lafontaine (2022)

Chocolat amer, livre de réalisme magique écrit par Laura Esquivel en 1989 et traduit de l’espagnol par Eduardo Jimenez et Jacques Rémy-Zéphir, raconte l’histoire d’un amour impossible entre Tita, cuisinière douée dont les plats ont des propriétés magiques, et Pedro, jeune homme de son village. Benjamine de la famille, Tita doit, selon la tradition familiale, renoncer au mariage ainsi qu’à la maternité pour s’occuper de sa mère – femme redoutable qui élève ses filles avec une main de fer – jusqu’à la mort de celle-ci. Mamá Elena tient sa plus jeune sous une «emprise maternelle», concept avancé par Françoise Couchard (1991), la violentant physiquement ainsi que verbalement et la réduisant à sa possession. Elle perpétue les règles patriarcales et la soumission féminine au sein de sa famille. Isolée de ses sœurs, Rosaura et Gertrudis, et confinée dans l’espace de la cuisine, Tita passe tout son temps avec sa figure maternelle de substitution et cuisinière de la ferme, Nacha. Dans le présent article, nous démontrerons que l’art culinaire, un des seuls médiums à la portée de la benjamine, lui donne une voix/e de sortie. En effet, dans ce roman, les arts dits mineurs, tels que les recettes, permettent à Tita d’acquérir une forme de subjectivité et de s’inscrire dans une filiation de mère en fille spirituelle, d’artistes qui s’inspirent les unes les autres. Sa solitude est brisée du moment qu’elle intègre la lignée dont Nacha est la dernière héritière et qu’elle la poursuive avec sa descendance, comme sa petite-nièce, la narratrice de Chocolat amer, qui s’inspire du legs pour construire son histoire à partir des inventions de sa grand-tante. Si pour Lori Saint-Martin (2002), seule la figure de la mère-créatrice peut défaire l’impasse selon laquelle les femmes croient devoir abandonner leur féminité pour créer, nous faisons alors l’hypothèse que Tita entraînera la fin du destin circulaire de la Garza et instaurera une succession artistique féminine plutôt que de rejouer la tradition patriarcale et l’emprise maternelle. Les générations futures auront donc la possibilité d’être parents et créatrices sans compromis. 

 

Vivre pour servir sa mère: l’emprise à son extrême 

La mère paraît toute-puissante dans Chocolat amer. Elle maintient son entourage dans la terreur par son omniprésence. Tita la soupçonne même de pouvoir lire dans ses pensées. Chaque fois que Pedro et elle se rapprochent, un bruit de pas ou un cri de Mamá Elena les arrête. De ses yeux d’aigle, la matriarche espionne tout, scrute les occupant·es de sa maison, intrusive, et cherche des secrets dans leurs gestes nerveux. Contrôlante, elle supervise l’accès à la moindre cuillère de sucre. Toutes les portes et les armoires sont barrées, et c’est Mamá Elena qui est la seule détentrice des clés, attachées à sa taille dans un gros trousseau. La ferme constitue un univers presque entièrement féminin. Le mari d’Elena étant mort, la femme règne en maîtresse incontestée de la maisonnée; elle ne répond de quiconque, personnifiant une souveraineté maternelle. Elle défend le ranch, fusil en main, avec un tel aplomb qu’il fera sourcilier le capitaine de la révolution, venu voler des vivres à la ferme: 

Le regard de Mamá Elena était réellement difficile à soutenir, même pour un capitaine. Il avait quelque chose de terrifiant. Il suscitait chez ses destinataires une peur indescriptible, le sentiment d’être jugé et condamné pour les fautes commises. Chacun était en proie à une peur puérile de l’autorité maternelle1Laura Esquivel, Chocolat amer, Paris, Éditions Robert Laffont, 1991 [1989], p. 102. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle CA suivi immédiatement du numéro de la page..

De son simple regard, Mamá Elena fait retomber en enfance le plus puissant des soldats, soudain vulnérable comme s’il se retrouvait devant sa propre mère en train de le réprimander. Malgré l’absence d’hommes, la matriarche de la Garza reconduit tout de même les règles patriarcales. Elle force ses filles à se conformer aux rôles «féminins» et aux traditions ancestrales de la famille. La mère de Chocolat amer a une mainmise puissante sur ses enfants, et surtout sur Tita, qui doit se sacrifier et se soumettre à la tradition. L’«emprise maternelle», définie par Françoise Couchard, évoque un emprisonnement ou, du côté juridique, «une mainmise administrative sur une propriété privée» (Couchard, 1991: 67), ou encore une empreinte, marque visible laissée sur le corps. En effet, poursuit-elle,

[l]’emprise qui dépossède l’autre, qui peut aller jusqu’à l’anéantir dans ses désirs et son individualité, risque toujours de prendre corps, de prendre aussi les corps en s’abîmant dans les excès de la maltraitance exacerbée, dans les coups donnés par pur sadisme ou dans la torture (ibid.: 67-68).

Cette domination se manifeste, entre autres, par la reconduction et l’imposition de modèles typiquement féminins. Le rôle de la mère dans le schéma patriarcal consiste à transmettre les attentes sociétales qui restreignent le pouvoir d’action des femmes de génération en génération. En effet, la mère impose à sa fille d’obéir à ses désirs à elle, de s’inscrire dans les mêmes modèles qu’elle, et donc, de lui ressembler, de consentir à la soumission en la perpétuant. En d’autres mots, il revient à la mère de plier ses héritières à la loi patriarcale. Ce «dressage» (ibid.: 69), nous dit Couchard, varie selon les traditions de la culture à laquelle les femmes appartiennent. Les moules, dans lesquels doivent se couler certaines d’entre elles pour correspondre aux normes et aux attentes, incluent souvent l’injonction au silence et la nécessité d’être au service des hommes en accomplissant des tâches ménagères et en prenant soin des enfants. Cette «domestication» entraîne des révoltes intérieures chez les filles qui seront parfois étouffées par leur mère au moyen de la violence physique. Face à ce rapport de force absolu entre l’enfant et la mère, les filles refouleront leur colère ainsi que leurs désirs de rébellion et développeront des sentiments dépressifs en réponse à ces contraintes imposées si tôt. Le patriarcat, dans sa logique de fonctionnement, confère en effet une certaine influence à la mère; elle bénéficie d’une autorité importante sur l’espace domestique, à défaut d’en avoir une dans la sphère publique. Celle-ci peut mal supporter que sa descendante s’affranchisse et brise la tradition qui existe depuis des générations, car «cette répétition est pour la mère l’assurance d’asseoir son pouvoir et son emprise sur la fille» (ibid.: 79; souligné dans le texte).

La poigne de Mamá Elena dépasse complètement les bornes et réduit Tita à sa «chose». Son corps appartient également à sa mère, ce qui permet à une violence physique cruelle de s’installer. La femme insulte Tita, la menace et la bat avec une force brutale; elle la gifle et la jette par terre le jour où elle voit de la rébellion dans son regard. Entraînée par cette rivalité entre femmes encouragée par la société, la mère, qui ne se fie qu’à ses propres lois, veut répéter ce qu’elle a elle-même vécu. Lorsque les coups ne pleuvent pas, la violence verbale est employée: 

Tu ne vaux rien, tu es une moins que rien qui ne se respecte même pas! Tu as souillé le nom de toute ma famille, depuis celui de mes ancêtres jusqu’à celui de cette maudite créature que tu portes dans tes entrailles […]. Je vous maudis toi et lui à jamais! (CA, 188.) 

Ces mots sont criés par Mamá Elena qui croit à tort Tita enceinte du fils illégitime de Pedro. Couchard soutient que les menaces et les injures agissent, pour la figure maternelle, comme si elles s’infiltraient véritablement dans la chair de la fautive «pour en expulser le mauvais» (Couchard, 1991: 83). Les filles ainsi terrorisées et violentées désirent puissamment la mort de leur mère. Empêchée par ses propres parents de vivre son grand amour avec José Trevino, parce que la mère du jeune homme est noire, Mamá Elena est forcée à la place d’épouser Juan de la Garza. Elle impose un destin similaire au sien à ses enfants et prend la décision de lier Rosaura, la sœur de Tita, au fiancé de celle-ci. Elle poussera la violence plus loin encore en obligeant la benjamine à être confrontée au mariage de l’homme qu’elle aime, puisque tous et toutes habiteront sous le même toit. En conséquence, une rivalité exacerbée se développera entre les deux sœurs, car elles se battront pour l’attention du jeune homme, ce qui les condamne toutes les deux au malheur. Si la matriarche est intransigeante avec ses trois filles (et avec tout le monde), elle réserve un traitement particulièrement sadique à sa plus jeune, qu’«elle avait commencé à […] tuer dès l’enfance, à petit feu» (CA, 59). 

Cruelle, «quand il s’agissait de couper, démanteler, démembrer, ravager, servir, sectionner, bouleverser ou détruire quelque chose, Mamá Elena était une experte» (CA, 108). Justifiée dans ses actes par la tradition, elle traite Tita comme son esclave. En plus d’être la cuisinière de la maisonnée, elle doit accomplir quantité de tâches, qu’elle seule est autorisée à performer. La cérémonie du bain, par exemple, requiert de remplir la baignoire, de laver le corps de la mère, de repasser ses vêtements et de brosser ses cheveux, étapes qui ne sont jamais réalisées à la hauteur des attentes maternelles. Mamá Elena lui refuse la moindre marque de tendresse et prend un malin plaisir à lui retirer tout ce qu’elle possède. Elle ira jusqu’à renvoyer Roberto de la maison, le fils de Pedro et de Rosaura, «qui était plus à elle qu’à personne» (CA, 89). C’est en effet Tita qui s’occupe du bébé et qui le nourrit, ses seins procurant de façon «inexplicable» (CA, 87) du lait pour le petit affamé. Mamá Elena, attentive aux rapprochements que cette situation entraîne entre Pedro et Tita, forcera le déménagement de Rosaura, de Pedro et de Roberto à San Antonio, au Texas. Loin de Tita, sa source de nourriture, Roberto périt rapidement, événement qui plonge la mère de substitution dans une colère sourde. Elle se révolte pour la première fois, hurle qu’elle en a assez des règles de Mamá Elena et l’accuse de la mort de Roberto, ce à quoi la matriarche répond en lui brisant le nez avec une cuillère de bois. Tita se réfugie dans le pigeonnier et refuse de le quitter, le regard égaré, traumatisée par cette perte qui marque pour elle l’apogée de la violente emprise dont elle est prisonnière. Elle gave jusqu’à la mort un pigeonneau qu’elle a amené avec elle et persiste à presser des vers contre son bec alors même que la vie a quitté depuis longtemps son petit corps. L’épisode semble révéler son sentiment de culpabilité lié au décès du bébé, qu’elle n’a pu continuer d’alimenter. 

Mamá Elena envoie chercher un médecin pour faire enfermer sa fille, devenue «folle» (CA, 111). Le docteur John Brown, amoureux de Tita, la loge plutôt chez lui. La servitude familiale à laquelle sa mère avait destiné la jeune fille suscite chez elle une crise violente qui la laisse désorientée et muette pendant six mois, incapable de dire sa douleur. Retirée de l’environnement dangereux où elle a passé toute sa vie, Tita encaisse le contrecoup de la violence parentale. Hors de l’urgence de la survie, son corps n’a plus à s’activer et a désormais l’espace pour vivre ses émotions. Submergé et replié sur lui-même pour se conserver, il apparaît autrement aux yeux de la jeune femme. En effet, goûtant à la liberté pour la première fois de sa vie, loin de la terrible Mamá Elena et de ses ordres, elle passe

des heures entières à regarder ses mains. Elle les scrut[e] tel un bébé et les reconnai[t] pour siennes. Elle pouvait les mouvoir à sa guise, mais elle ne savait pas encore qu’en faire, à part tisser. Elle n’avait jamais eu le temps de penser à ces choses. Auprès de sa mère, les obligations de ses mains étaient froidement déterminées, sans la moindre hésitation (CA, 120).

Telle une enfant, Tita découvre tranquillement son corps, se l’approprie. Un nouveau langage corporel s’ouvre à elle, un qui parvient à dépasser la répétition du même. Elle le considère petit à petit, encore incapable de dédier ses mains à autre chose qu’aux motifs redondants des activités comme le tissage. Elle préférerait malgré tout les voir se transformer en ailes, souhaitant se fuir pour ne pas avoir à prendre de décisions et à confronter sa réalité. Elle chemine néanmoins vers l’avant, en se permettant ainsi de ne pas faire ce dont elle n’a pas envie. Durant cette période de détresse, ses mains ne seront pas au service d’une recette de cuisine; c’est d’ailleurs le seul mois où, au lieu de l’art culinaire, est pratiquée par John une technique de confection d’allumettes, suivant le savoir-faire ancien de sa grand-mère. 

Ce sera le bouillon de queue de bœuf de Nacha, préparé et apporté par Chencha, servante de la ferme, qui sortira Tita de sa catatonie. Elle retrouve, avec le souvenir de Nacha confectionnant la recette avec elle, l’envie de parler et de faire face à la vie. Elle se reconnaît enfin comme s’appartenant et peut réfléchir à un avenir plus libre et créatif. C’est comme si cet événement avait provoqué une fracture qui a permis à la fille de se séparer de la mère et d’ainsi entrer dans une nouvelle forme de subjectivité. Une fois le lien de sang et d’obéissance brisé, Tita renaît. Un flot de larmes jaillit de ses yeux comme le jour de sa naissance. Avec ces pleurs, la benjamine arrive enfin à reconnaître et à vivre ses émotions. Libérée en grande partie de l’emprise qu’exerce Mamá Elena sur elle, Tita, dont la première décision une fois guérie était justement de ne jamais retourner vivre au ranch, revient tout de même à la ferme pour s’occuper de sa mère blessée, par culpabilité. Rayonnante de santé, elle soutiendra cette fois-ci le regard de la matriarche jusqu’à ce que cette dernière détourne les yeux. Convaincue que sa plus jeune tente de l’empoisonner avec les assiettes qu’elle lui prépare, Mamá Elena meurt après avoir gobé trop de vomissant, décès qui réalise en réalité les fantasmes cachés de Tita. 

Dans le livre Chocolat amer, la nourriture est ainsi source de vie et de mort. Alors que les mets de Nacha redonnent force et espoir à Tita, les recettes de celle-ci anéantissent indirectement sa mère biologique. Mamá Elena est la seule à détecter dans son assiette un goût amer qui gâche tous les plats pourtant savoureux de Tita. Paranoïaque, elle devient alors obsédée par la peur d’être intoxiquée et renvoie les aliments à la cuisine. Si on assimile l’amertume que la mère décèle dans les préparations à la rancœur que ressent la benjamine, le rejet de Mamá Elena révèle son incapacité à reconnaître, à faire face et à accepter le même sentiment que ressent sa fille à son égard. Mamá Elena refuse, en même temps que les vivres, le moyen d’expression de cette dernière, les sentiments et l’individualité de sa plus jeune. Pour celle qui lui a donné la vie, l’émancipation de sa progéniture est redoutée, elle a tout à y perdre, car sous la loi patriarcale, sa puissance se gagne aux dépens de celle de ses filles. Or, Nacha trace un autre chemin pour Tita; elle l’insère dans une tradition où les femmes s’entre-rechargent, communiquent l’une à l’autre de la force vitale, et ce, principalement à travers la cuisine. Si le rôle de cuisinière est attribué par Mamá Elena à sa fille pour l’opprimer, la même occupation, guidée par Nacha, est retournée en un acte libérateur. C’est le rejet de la nourriture, signe de la libération de Tita, qui enverra Mamá Elena à sa mort. Une seule des deux peut survivre puisque la mère ne consentira jamais à partager ses privilèges et à coexister en égal avec sa fille.  

 

Faire avec le quotidien de l’art libérateur

Si la mère tyrannique fait des pieds et des mains pour détruire toute forme d’insoumission chez sa benjamine, celle-ci riposte grâce à l’art. Ses talents artistiques, plus particulièrement ses dons culinaires, lui permettront de se rebeller et de trouver sa voix/e. Bien que la mère réprime violemment tout écart dans les recettes lors de la conception des plats, Tita ne peut s’empêcher de transgresser les règles. Surveillée dans tous les aspects de sa vie, elle s’accorde quelques audaces au fourneau: «Les saveurs, les odeurs, les mixtures et leurs effets éventuels échappaient [au] contrôle rigoureux» (CA, 57-58) de Mamá Elena. Confinée dans l’espace domestique de la cuisine et au rôle de servante, Tita s’exprime à travers les arts ménagers, seuls médiums à sa disposition. En effet, la répétition des mêmes tâches structure tous ses jours:

Se lever, s’habiller, allumer le feu dans le poêle, préparer le petit déjeuner, nourrir les animaux, laver la vaisselle, les lits, préparer le repas, laver la vaisselle, repasser le linge, préparer le dîner, laver la vaisselle, et ainsi de suite jour après jour, année après année (CA, 120-121).

Tita n’a ni le temps ni l’espace pour exploiter ses talents artistiques autrement qu’à la cuisine. Elle ne bénéficie pas d’une chambre à elle pour créer.

Lori Saint-Martin explique, dans La voyageuse et la prisonnière (2002), que l’invention de l’artiste moderne et, du fait même, de la supériorité du grand art sur les arts mineurs, comme ceux pratiqués par la protagoniste de Chocolat amer, concorde avec un recul du droit des femmes aux XVIIIe et XIXe siècles. Si le Moyen Âge et la Renaissance ne reconnaissent pas de différences entre l’art et l’artisanat, l’artiste est, avec l’arrivée du romantisme, vu comme un génie, un «Dieu romantique, un mâle héroïque» (Saint-Martin, 2002: 265), créateur d’œuvres singulières qui reflètent sa sensibilité, alors que l’artisan devient un «technicien qui exécute les idées et les conceptions d’autrui» (ibid.: 272). Les qualités dites féminines, dont la pureté, la douceur et l’abnégation, sont en opposition avec celles de l’artiste moderne, soit «l’énergie créatrice, la force vitale et la fidélité absolue à sa vision intérieure» (ibid.: 263). Le créateur, masculin par défaut, se montre aventureux, alors que la femme, sage, reste à la maison; «[c]’est dire que les termes mêmes dans lesquels on définit l’artiste excluent les femmes», soutient Saint-Martin (ibid.: 265). Cette logique, qui renforce la dichotomie associant les femmes au corps, à la reproduction, et les hommes à l’esprit, à la création, entraîne l’hégémonie des seconds en culture. Lori Saint-Martin cite Germaine Greer, écrivaine et critique de l’art féministe, qui avance que ce serait l’éducation à la féminité qui défavoriserait le développement de traits propres à l’artiste moderne et non la biologie. Historiquement, les créatrices appartiennent plus souvent que les autres aux catégories de veuves, divorcées ou célibataires. Cela s’explique par le fait qu’elles ont des vies en dehors des contraintes qui accompagnent le mariage et la maternité. En effet, la mère fait face à plusieurs obstacles: «Il faut de l’énergie vitale pour créer et […] vampirisée en quelque sorte par ses grossesses et ses besognes sans fin, [elle] en est cruellement privée» (ibid.: 269). Les femmes se trouvent aussi désavantagées dans le milieu des arts, car elles possèdent de moindres possibilités de transmettre leurs habiletés et leurs expériences aux générations futures. En effet, elles n’ont pas accès aux centres où se développe la théorie artistique et ne peuvent non plus accéder aux postes d’enseignement, alors que le créateur qui a réussi deviendra, lui, le «père d’une lignée spirituelle» (ibid.: 271). La division historique entre art et artisanat fait apparaître une hiérarchie où les femmes ressortent grandes perdantes, réduites «à l’espace domestique, à l’amateurisme, à l’anonymat et à l’artisanat» (ibid.: 273), tandis que les hommes sont attachés «à la sphère publique (école, ateliers de peinture, salon, musées), au travail rémunéré, à la recherche de la renommée et aux formes prestigieuses, notamment la peinture et la sculpture» (idem). La critique féministe de l’art, à partir de 1970, a remis en question les critères qui définissaient ce qui relevait du grand art et ce qui n’en était pas afin d’élever les habiletés associées au féminin; ces arts dits mineurs ont hérité de ce statut justement (et uniquement) parce qu’ils sont devenus exclusifs au sexe féminin avec le temps, notamment «[c]ar l’impulsion créatrice de très nombreuses femmes s’est exprimée, faute de formation, de possibilité concrète et de temps, dans l’exercice des arts mineurs» (ibid.: 272).  

Tita fait partie de ces femmes qui se trouvent dans l’impossibilité, par leur condition, de produire de «grandes œuvres» comme le ferait l’artiste moderne. Son besoin de créer sera plutôt exprimé au moyen des arts dits mineurs, artisanaux. Née «sur la table de cuisine, parmi les odeurs d’une soupe au vermicelle qui cuisait, celles du thym, du laurier, de la coriandre, du lait bouilli, de l’ail et, bien sûr, de l’oignon» (CA, 13), Tita aurait provoqué sa naissance avant l’heure pour se retrouver au plus vite parmi les Tortas, son plat préféré. La petite renonce au confort du ventre de sa mère au profit de celui de la cuisine, espace chaud et douillet où les aliments et les liquides (larmes, bouillons et autres) font abondance. La benjamine développe une relation forte avec Nacha, la nourricière de la maisonnée qui, si elle ne sait ni lire ni écrire, cuisine divinement. Célibataire, elle se consacre à transmettre le savoir-faire culinaire à Tita, sa préférée puisqu’elle mange de tout, et cette dernière acquiert, dès son plus jeune âge, un «sixième sens pour tout ce qui touch[e] à la nourriture» (CA, 15), véritable vocation pour elle. La cuisine et la cour du domaine composent le royaume de la petite, «son monde» (CA, 16), et tout ce qui en déborde lui reste étranger.

Les inventions de Tita représentent bel et bien des œuvres d’art à part entière. Dans son essai, Lori Saint-Martin cite Judy Chicago, créatrice de l’installation artistique The Dinner Party, qui soutient que la différence entre art et artisanat tient à l’intention qu’a l’artiste et non au médium qu’elle emploie: «Dans l’art, la technique est subordonnée à la signification, alors que dans l’artisanat, la technique ou le processus est une fin en soi» (Chicago, citée dans Saint-Martin, 2002: 274). Saint-Martin remarque que l’œuvre d’art constitue une production unique qui révèle des traces de la personnalité de l’artiste. Selon elle, c’est «l’impulsion créatrice qui est valorisée, le produit final […] a en un sens moins d’importance que le chemin qu’on emprunte pour aller vers lui» (ibid.: 297). L’état d’esprit de Tita lorsqu’elle cuisine ou tisse est bien loin de celui d’une ménagère qui réalise mécaniquement des tâches pratiques. La jeune virtuose invente ses plats, submergée par les souvenirs et les émotions qu’elle transpose dans ses créations donnant vie à de véritables chefs-d’œuvre. Ses pleurs et son sang se mélangent aux mets qu’elle confectionne. L’acte créateur pourrait ici ressembler à un accouchement, Tita pleurant et se déversant comme on perd les eaux avant de donner la vie. Par exemple, ses larmes s’ajouteront au fondant du gâteau de mariage qu’elle prépare pour son fiancé Pedro et sa sœur Rosaura. Tita se revoit, pendant la confection du gâteau, enfant vêtue de blanc à l’église et rêvant du jour où elle y entrerait au bras d’un homme. Rejouant donc ici le sacrement de l’Eucharistie et le don de soi que promettent les vœux de mariage, Tita livre son corps et son sang dans les plats qu’elle confectionne. Tout ce qu’elle a et tout ce qu’elle est, autant physiquement que mentalement, débordent dans les créations qu’elle destine aux autres. Ceux et celles qui consomment ce qu’elle prépare sont dès lors lié·es à la jeune femme le temps d’un repas. Tita transmet ainsi ses émotions aux autres, la cuisine devenant un moyen de communication privilégié, un dispositif pour retrouver son droit de parole réprimé par sa mère. Dans cette communion des corps par la nourriture, les effets de ses inventions culinaires sur les convives sont des plus forts puisque celles-ci possèdent des propriétés magiques. La consommation du gâteau de mariage de Pedro et de Rosaura entraîne chez les invité·es une intoxication qui a pour symptômes de la mélancolie, de la frustration et un regret cuisant face à la plus grande romance qu’il·elles aient vécue. Nacha en perdra la vie, sanglotant sur une photo de son ancien fiancé qui avait été congédié par Mamá Elena.

Un autre événement du même registre se produit lorsque Tita confectionne des cailles aux roses pour faire disparaître sans le jeter, tel qu’ordonné par Mamá Elena, le premier bouquet reçu de Pedro. Bouleversée par l’amour et par le désir puissant que son corps dirige vers le mari de sa sœur, elle serre contre elle les fleurs au point de s’entailler les doigts et la poitrine, et saigne dans le plat. La préparation de cailles aux roses se montre irrésistiblement aphrodisiaque. Tita, bien que physiquement présente, s’absente pourtant durant ce rituel:

On eût dit que, par un extraordinaire phénomène d’alchimie, son être s’était dissous dans la sauce des roses, dans le corps des cailles, dans le vin et dans chacune des odeurs du repas. Elle s’insinuait ainsi dans le corps de Pedro, voluptueuse, aromatique, sensuelle, chaude, totalement sensuelle (CA, 62).

La nourriture provoque une communication entre les deux amants qui ne peuvent vivre leur inclinaison autrement, étroitement surveillés par la matriarche. Les amoureux sont unis par ce pont spirituel créé par le mets. Par le biais de celui-ci, une forme de sexualité empêchée s’installe et la sœur de Tita, Gertrudis, sorte de réceptacle de la relation, se sent consumée par le désir, son corps brûlant transpire de grandes gouttes à l’arôme de rose. La jeune femme est amenée et possédée par Juan, capitaine de la révolution commandé par une force supérieure de poser ce geste. Témoins de la scène «tels les spectateurs muets d’un film, Pedro et Tita furent émus aux larmes en voyant leurs héros réaliser un amour qui à eux était interdit» (CA, 65-66). La recette de cailles aux roses transforme en quelque sorte Gertrudis en un personnage de fiction afin de permettre aux amants interdits de vivre leur histoire par procuration. Leurs rêves éveillés et leurs fantasmes sont projetés sur elle, dont le corps devient un écran où se déroule le cinéma de leur passion. Alors qu’ils écrivent leur désir sur Gertrudis, ils attisent leur imagination et se languissent un peu plus de cet amour qu’ils goûtent de loin, suffisamment satisfaits pour entretenir le feu qui les consume. C’est à travers son don artistique que Tita recherche l’intimité et le contact avec les autres: sa séduction passe par le ventre et les mélanges d’aliments traduisent ce qu’elle éprouve. «De même qu’un poète joue avec les mots», précise le roman, «Tita jouait à sa guise avec les ingrédients et les quantités, et elle obtenait des résultats prodigieux» (CA, 80). 

 

Tisser des liens entre femmes par l’art 

Si les cailles aux roses permettent à Tita d’effacer par l’imaginaire la distance entre Pedro et elle pour ainsi consumer son amour, c’est surtout entre les femmes du roman que la cuisine construit un lien privilégié. Loin de ne partir de rien et d’inventer le savoir-faire culinaire de zéro, 

Tita était le dernier maillon d’une chaîne de cuisinières qui s’étaient transmis, depuis l’époque préhispanique et de génération en génération, les secrets de la cuisine, et on la tenait pour la meilleure représentante de cet art merveilleux, l’art culinaire (CA, 58).

Virginia Woolf affirme que l’aide des autres femmes est essentielle pour les créatrices. Elle célèbre un héritage littéraire féminin et linéaire qu’elle appelle «thinking back through our mothers»: «For masterpieces are not single and solitary births; they are the outcome of many years of thinking in common, of thinking by the body of the people, so that the experience of the mass is behind the single voice» (Woolf, citée dans Hirsch, 1989: 94). La créatrice s’inscrit alors dans une double filiation, artistique et biologique, qui la légitime. La transmission entre femmes dans Chocolat amer est toutefois particulière. Tita reçoit le savoir ancestral culinaire de Nacha, qui n’est pas sa mère biologique, mais qui devient pour elle une figure maternelle importante. La filiation ne se situe alors pas seulement au niveau artistique puisque la vieille femme a élevé la benjamine et a endossé le rôle de nourricière, à la place de la mère biologique. Nacha, confidente et compagne de jeu de Tita, à l’opposé de Mamá Elena, incarne les bons côtés de la maternité. Assimilée à la chaleur des fourneaux, elle entretient une flamme de vie et de passion chez sa «fille». Mamá Elena, elle, personnifie la maternité négative, tel un souffle glacé qui éteint toute étincelle. Elles sont les deux faces d’une même pièce, mère d’un côté et marâtre de l’autre, comme dans les contes de fées. Ce n’est alors pas surprenant que Tita soit envahie par la solitude et assaillie par la dépression lorsque Nacha meurt: «C’était comme si sa vraie mère était morte» (CA, 58). Les souvenirs qu’elle garde de la brave femme puisent leur origine dans la nourriture, son odeur et son goût: 

Nacha! Elle regrettait ses odeurs de soupe au vermicelle […], ses infusions, son rire, ses chiqueadores sur les tempes, sa façon de lui tresser les cheveux, de la border pendant la nuit, de la soigner quand elle était malade, de lui cuisiner ses caprices, de battre le chocolat! (CA, 183.)

Dans ce passage, Tita recherche l’ombre de la cuisinière derrière la réminiscence d’effluves et de sensations pour trouver la force et l’inspiration au fourneau. Après sa mort, la femme apparaîtra plusieurs fois auprès de la benjamine afin de l’orienter à travers son art et dans la vie, grâce à ses connaissances de créatrice et à ses expériences en tant que femme. Par exemple, Nacha vient à sa rescousse et lui souffle à l’oreille une recette précolombienne où les pétales de roses constituent un ingrédient, lors de la confection des cailles. Alors que Tita prépare le plat, «on aurait dit que c’était Nacha elle-même qui, dans [son] corps, se livrait à toutes ces activités» (CA, 60). La jeune femme ne se retrouve jamais seule à créer puisque sa mentore la guide. 

La relation de Tita et Nacha ressemble à celle qui lie, plus tard, Tita et Esperanza, la fille de Pedro et de Rosaura. Cette dernière, affaiblie par l’accouchement, ne peut nourrir sa progéniture ni s’en occuper; Tita prend donc sa place. Esperanza passe pratiquement tout son temps dans la cuisine «parmi les odeurs et les saveurs de cet endroit chaleureux et paradisiaque» (CA, 163). La parfaite entente entre la tante et la nièce dans ce petit nid chaud fait penser à un genre de pré-œdipe, période d’attachement exclusif de la fillette à sa mère, avant l’intervention du père. Tita et Pedro décident, à la suite de la mort de Mamá Elena, d’explorer enfin leurs sentiments. Un pacte se forme avec Rosaura: les amoureux entretiennent leur idylle en secret et, en échange, la mère consent à la coparentalité de sa petite avec sa sœur, celle-ci ayant renoncé à avoir un enfant illégitime avec Pedro. L’aînée s’occupe de l’éducation de la fillette et la benjamine, de son alimentation, en «lui enseign[ant] des notions tout aussi valables: les secrets de la vie et de l’amour par le biais de la cuisine» (CA, 256). Dans le roman, les aliments nourrissent le corps ainsi que l’esprit et apprendre à les transformer au moyen de diverses recettes entraîne la naissance d’une vision particulière du monde, bien à soi. Le triangle mère biologique (Mamá Elena), mère artistique (Nacha) et fille (Tita) se transpose d’une génération à une autre, et se répète ainsi entre Rosaura, Tita et Esperanza. 

Cependant, sous la supervision de Tita, maintenant mentore artistique, le devenir des femmes de la Garza ne sera pas circulaire et sera marqué d’une rupture importante: la tradition qui force la plus jeune de la famille à s’occuper de sa mère jusqu’à sa mort prend fin. Esperanza, fille unique de Rosaura qui ne peut plus enfanter dû à des complications lors de son accouchement, sera donc épargnée. Tita insiste pour qu’Esperanza soit éduquée dans la meilleure école de la région plutôt que d’être seulement initiée aux arts féminins nécessaires pour prendre soin de sa mère et la distraire. Bien que Pedro souhaite appeler sa fille Josefita (prénom complet de Tita), cette dernière s’y oppose fermement, par crainte que son nom porte malchance à la petite, qu’il inspire Rosaura à destiner l’enfant au même sort qu’elle. Elle fera tout pour empêcher Esperanza d’incarner une continuation d’elle-même, car elle aspire à rompre le cercle, l’aveu de répétition qui est rejoué à travers le temps, et refuse que se perpétue l’«emprise maternelle». Lorsque Rosaura interdit à Esperanza ainsi qu’à son fiancé le mariage, et qu’elle affiche alors ses intentions de poursuivre la cruelle tradition qui pèse sur de la Garza, une colère sourde, qui prend racine dans les années de torture que Mamá Elena lui a imposées, enflamme Tita. La maison s’apparente à un champ de bataille alors qu’une guerre dévastatrice entre les deux sœurs éclate. Rosaura interdit à Tita de nourrir Esperanza de peur qu’elle la souille, et ce geste signe la pire chose qu’elle aurait pu lui faire «[sachant] comment la blesser au plus profond d’elle-même» (CA, 230). Partager ces moments précieux de transmission culinaire avec la personne la plus importante pour Tita se révèle nécessaire à la vie de la jeune femme et, face à l’impossibilité de poursuivre ce dessein, «elle souhait[e] de toute son âme voir sa sœur avalée par la terre» (CA, 230). L’hostilité entre les deux femmes se termine effectivement par la mort de Rosaura suite à une indigestion. 

Cet événement peut se lire comme le deuxième matricide du roman. En effet, la cuisine de Tita tue indirectement, et d’une manière similaire, Mamá Elena et Rosaura (qui représente en un sens une extension de sa mère), figures de la tradition que l’artiste a alors la capacité de changer. Comme la nourriture que prépare Tita est liée à sa liberté, à son expression et à son pouvoir de créativité, elle semble tuer sa mère afin de pouvoir se forger une identité propre et gagner son indépendance. En effet, la disparition de Mamá Elena paraît obligatoire à l’émancipation, à la subjectivation de Tita: «La seule façon de se libérer vraiment de Mamà Elena, c’était qu’elle meure» (CA, 144). Le décès de Rosaura occasionne, pour sa part, une brèche radicale dans le destin d’Esperanza, de la petite-nièce de la créatrice ainsi que dans celui des générations futures de femmes de la Garza. Tita, une fois délivrée du joug de sa mère, choisit non pas de se venger sur «sa fille», mais de mettre fin aux souffrances. De deux coups mortels, elle éliminera Mamá Elena, puis son héritage. Ce second matricide annonce la fin de la transmission des valeurs patriarcales en faisant advenir une succession artistique sensible aux réels des femmes. La plus grande victoire de Tita en découlera, c’est-à-dire le mariage d’Esperanza qui permet à celle-ci d’avoir une enfant bien à elle, soit la petite-nièce de Tita et la narratrice du roman Chocolat amer. Si l’institution du mariage est souvent perçue comme maintenant les épouses dans un mode de vie patriarcal, le récit en conçoit également le potentiel libérateur. Les mariages arrangés de Mamá Elena et de Rosaura sont porteurs de souffrances, puisque décidés par d’autres et imposés par des attentes sociales qui leur préexistent. Tita et Esperanza, elles, choisissent leur fiancé, guidées seulement par l’affection. Leur amour en est un rebelle, s’opposant aux règles de la tradition, aux destins tracés d’avance pour les jeunes femmes. Tita, particulièrement, en démontrant son intérêt pour Pedro, prend une toute première décision pour elle-même. L’union qu’elle désire lui permettrait de se libérer de sa mère et de s’extirper de son rôle de fille pour devenir enfin une femme. Pedro est d’ailleurs un personnage qui ne possède pas vraiment de traits distinctifs sinon celui d’être un amoureux séduisant, existant principalement pour que Tita puisse découvrir et explorer sa sexualité. 

 

S’inspirer de mère en fille

La narratrice, bien qu’elle soit cuisinière comme sa mère, passe du côté du grand art de la littérature tel que défini en lien avec le créateur moderne. L’habileté artisanale de Tita n’est pas non plus présentée comme inférieure au talent littéraire de la narratrice, mais sur le même pied d’égalité. Les deux femmes présentent une passion et une intention de création similaires, l’artisanat de Tita inspirant même l’écriture de la petite-nièce. L’accès de cette dernière à la vie de femme artiste semble avoir été facilité par le fait que sa mère et sa grand-tante ont emprunté le même chemin avant elle. Saint-Martin dans son ouvrage souligne qu’on attend de la créatrice qu’elle abandonne sa féminité et son destin de femme, soit le mariage et la maternité, et qu’elle devienne symboliquement un homme, pour accéder au grand art, apanage du masculin. L’autrice avance que «puisque c’est dans le rapport à la mère et au maternel que prend racine l’incapacité de se représenter à la fois comme femme et comme artiste, seule la figure de la mère-créatrice permet de dénouer l’impasse» (Saint-Martin, 2002: 280). Cette figure à la fois de mère et d’artiste brise la dichotomie homme-création/femme-procréation et se montre inspirante pour sa descendante: «son récit, lové dans celui de la fille, en est le modèle premier» (ibid.: 285). 

Si Tita ne possède pas de lien filial direct avec Esperanza et donc, avec la narratrice, elle devient pourtant une mère symbolique et artistique pour elles deux, représentant, à bien des égards, une figure maternelle au niveau spirituel, sentimental et physique. Marie-Noëlle Huet résume bien la distinction entre mère biologique et symbolique dans sa thèse de doctorat (2018). La parente biologique est celle qui a porté l’enfant, l’a accouché et l’a habituellement pris en charge, tandis que la mère symbolique évoque le «rapport imaginaire et symbolique à la mère, à la femme-mère; [à] cette femme en dehors de son rôle social et matériel de reproductrice d’enfants, de nourrice, de reproductrice de force de travail» (lrigaray, citée dans Huet, 2018: 14). Marie-Noëlle Huet, reprenant Michelle Coquillat, indique que c’est l’aspect créateur des femmes à travers la maternité biologique qui se trouve constamment mis de l’avant par la théorisation masculine. Cela suggère alors que celles-ci sont seulement légitimées socialement lorsqu’elles rencontrent la maternité «physique» et qu’elles sont dévalorisées si elles ne vivent qu’une maternité «symbolique». Or, même si Tita incarne une mère symbolique pour les prochaines générations des femmes de la Garza, il n’en demeure pas moins qu’elle dépasse l’ordre du figuré pour agir dans le cours réel des choses. Sa petite-nièce l’insère d’ailleurs dans la même lignée qu’elle, bien avant sa grand-mère biologique. 

Le film Como agua para chocolate (Alfonso Arau, 1992), une adaptation du roman, met en images l’enjeu de la filiation qui parcourt le récit. La dernière scène montre la narratrice en train de cuisiner à partir du livre de recettes de sa grand-tante et de verser des larmes, affectée par les oignons comme sa grand-tante. Derrière elle, dans le clair-obscur, se tiennent Esperanza à gauche et Tita à droite. La narratrice partage avec cette dernière le savoir d’un art sensible, étroitement lié à la famille et à l’intime. Le livre de cuisine de Tita lui sert d’ailleurs de moteur dans l’écriture de son roman Chocolat amer. Légué par Esperanza à sa mort, cet ouvrage «retrace, dans chacune de ses recettes, [l’]histoire d’amour enfouie» (CA, 262) qu’a vécue Tita. La narratrice n’intègre pas les recettes à son récit, c’est plutôt l’inverse; de celles-ci émerge l’histoire. Elles représentent le centre autour duquel l’écrivaine brode sa narration, chacun des chapitres répondant à une recette et racontant la tranche de vie ou le souvenir qui s’y trouve associé. Le langage et les références que la narratrice emploie empruntent à l’univers de la cuisine, comme lorsqu’elle aborde la passion naissante de Tita pour Pedro: «[Cette dernière] comprit parfaitement à cet instant ce que devait ressentir la pâte d’un beignet au contact de l’huile bouillante» (CA, 23). L’espace clos et féminin de la cuisine s’ouvre alors à la sphère du public et de la reconnaissance, étant immortalisé dans un roman, une des formes établies du grand art. La petite-nièce donne ainsi une importance et une visibilité à cet univers dévalorisé. 

Chocolat amer contient également de multiples trucs domestiques et conseils de beauté, des poèmes et des chansons. Divers petits paragraphes se greffent au fil conducteur du récit et transmettent un savoir-faire féminin. Cette forme originale, où sont rassemblés pêle-mêle différents éléments, semble imiter la courtepointe confectionnée par Tita. Ajoutant chaque jour un morceau, «Tita avait utilisé pour sa couverture toutes les laines qui lui tombaient sous la main, sans s’occuper des couleurs, et c’était donc un amalgame de teintes, de textures et de formes» (CA, 111). Cet amalgame évoque également la manière dont est construite la filiation entre les femmes dans le roman. La lignée artistique à laquelle elles appartiennent honore ce qu’il y a de disparate et d’unique dans chacune d’elles. Parce que cette filiation s’émancipe des contraintes relatives aux liens de sang, le schéma mère/fille biologique qui commande la répétition du même, un corps asservi par un autre, s’effile. Les coutures se rompent et se réassemblent pour créer un nouvel ensemble hétérogène où toutes, peu importe la place qu’elles occupent, s’inscrivent dans un rapport de transmission horizontal, côte à côte. 

Dans son texte Of Needles and Pens and Women’s Work (1995), Kathryn R. King explique que l’intégration du modèle du textile au texte littéraire s’appelle le «text-textile», analogie mise en lumière par Jane Barker dans A Patch-Work Screen for the Ladies (1723). Selon R. King, cette métaphore présente l’écrit publié comme émergeant de ce travail traditionnel des femmes qu’est le textile, comme sa continuation logique, une extension des formes de labeur, dans laquelle l’écrivaine trouve des modèles qui rendent légitime sa création textuelle. En rattachant l’écriture à une conception établie du travail dit féminin, la technique du «text-textile» soutient que le métier d’autrice en est un adéquat pour les femmes et réconcilie deux identités, écrivaine et femme, qui ont été historiquement l’objet d’une exclusion mutuelle. L’écriture, comme le tissage, est ici considérée comme une tâche, une profession, avec ses réalités physiques et concrètes. En cela, R. King rompt avec la vision romantique de la création, qui dépeint l’artiste comme une voix transcendante, intemporelle et désincarnée. Elle avance aussi que cette comparaison peut être lue comme un désir de favoriser un lectorat de femmes qui seraient familières avec la sphère domestique, afin de réduire la distance entre l’expression textuelle et l’expérience extratextuelle, soit la vie, de celles-ci. Cette continuité entre les activités traditionnellement féminines et celles de l’édition, réservées habituellement aux hommes, promeut une communauté rapprochée d’autrices et de lectrices, dont l’image du «patchwork» rend d’ailleurs compte.

C’est ce que semble viser l’autrice de Chocolat amer en proposant le genre du roman-feuilleton, généralement associé aux femmes, tel le livre de cuisine. En effet, le programme du roman, que nous présente d’emblée Esquivel, se compose également d’éléments dits féminins. «On [y] trouvera des recettes, des histoires d’amour et des remèdes de bonne femme» (CA, 5), lit-on en ouverture. Les chapitres sont séparés par une page couverture, puis un mois et une recette, et se terminent par une invitation «à suivre» le récit au prochain numéro, donnant l’impression que l’histoire s’écrit au fur et à mesure, à l’instar du couvre-lit qui prend forme un jour à la fois. Dans ce mouvement progressif, il y a place aux variations. En correspondance avec le fond du roman, la forme semble elle aussi refuser une fois de plus la tradition, c’est-à-dire le prévisible qui force un chemin figé et rigide. Plutôt que de dessiner une ligne droite aboutissant à un dénouement décidé d’avance, la structure narrative installe une déambulation pleine d’incertitude, de nouveautés et de possibilités. On peut encore penser au modèle de la courtepointe, qui résulte souvent en un assemblage d’éléments de la vie quotidienne des femmes, comme des morceaux de vêtements ou divers tissus recyclés dont le sens et la fonction originaux ont été altérés dans ce changement d’utilité. Tout comme le vécu des femmes peut être retracé en suivant le fil de leur création, le roman Chocolat amer recolle des événements du passé, faisant jaillir, par le savoir-faire de la narratrice, la vie de Tita.

Comme Tita, la fille d’Esperanza récupère ce qui est associé à la féminité afin d’en faire quelque chose de créatif et de subversif. Elle met en valeur les émotions, la famille, le privé, célèbre le désir au féminin et questionne la condition des femmes au foyer. Le fait que la narratrice soit la petite-nièce de Tita permet de constater qu’il y a des différences positives entre sa situation et celle de sa grand-tante. La forme du roman, fragmentée, suggère que l’autrice ne publie qu’un chapitre par mois et que, le reste du temps, elle peut s’occuper de la cuisine. Même si son quotidien ressemble à celui de Tita, l’écrivaine, ayant reçu une meilleure éducation, s’autorise un temps hors de la routine domestique pour écrire. Sa vie rompt avec le destin de servitude auquel était condamnée sa grand-tante. Mais, surtout, l’existence d’un tel livre, qui porte moins sur la famille que sur la transmission multidirectionnelle au cœur de celle-ci et sur la survivance des unes par les autres, permet de montrer que la filiation artistique féminine se poursuit au cœur de cette communauté. Alors que la narratrice écrit son roman, les cendres de la ferme, brûlée par le feu passionnel qui a uni une dernière fois Pedro et Tita, consumant dès lors les amants qui ont débordé d’une euphorie mortelle suite à leurs fiançailles tant attendues, ont pénétré le sol pour le rendre extrêmement fertile. Les femmes de la Garza feront pousser longtemps des fruits et des légumes qui serviront d’ingrédients premiers aux plats magiques inventés par Tita, l’amoureuse. Celle-ci nourrira pour des générations le corps et l’esprit des femmes de sa lignée et «restera vivante tant qu’il y aura quelqu’un pour cuisiner ses recettes» (CA, 262). 

 

Un nouvel héritage féminin 

Nous avons démontré que, dans Chocolat amer, l’«emprise maternelle» est minée de l’intérieur par l’art, Tita utilise à son avantage les contraintes qui lui sont imposées. Si Mamá Elena veut que la jeune femme soit cuisinière et ménagère, à son service, alors sa fille trouvera le moyen d’exprimer sa créativité et sa rébellion à travers les médiums mis à sa disposition. Tita nourrira la maisonnée comme il lui est demandé de le faire, mais une fois seule dans la cuisine, elle ensorcellera ses plats avec tous ses sentiments réprimés. Le trivial devient, sous son doigté, du grand art. Passionnée par les transformations possibles de la nourriture, elle s’inscrit auprès de femmes habitées par la même ferveur et le même désir de changement quant aux trajectoires sociales qui leur sont imposées. Isolée et dominée par sa mère biologique, Tita trouve dans cette généalogie de créatrices une véritable famille symbolique. En immortalisant ses créations éphémères dans un livre de recettes, elle aidera des générations de femmes de la Garza à trouver leur voix à travers le savoir-faire culinaire ou à travers d’autres moyens d’expression. C’est elle qui, rappelons-le, inspire l’écriture du roman Chocolat amer, rédigé par sa petite-nièce. Dessinant le point de bascule et de non-retour de la tradition patriarcale, Tita brise la répétition qui maintenait les filles sous une toute-puissance maternelle et, ce faisant, pose les bases d’une nouvelle filiation artistique féminine régie par d’autres codes. 

Il y aurait beaucoup plus à dire sur le lien entre la cuisine et l’art, ainsi que sur leur potentiel à faire naître des subjectivités. Il est par exemple intéressant de noter que les plats de Tita réveillent chez les personnes ce qui se trouve déjà en elles. Les cailles aux roses libèrent la sexualité réprimée de Gertrudis et, inspirée à vivre sa vie comme elle l’entend, elle travaillera dans un bordel avant de devenir générale de l’armée révolutionnaire. À l’inverse, Mamá Elena et Rosaura restent de marbre lors de la consommation du plat. Elles sont incapables de s’ouvrir et de puiser en elles le même sentiment de sensualité que Tita leur transmet par le mets ni d’avoir de l’empathie envers cette dernière pour la ferveur interdite qu’elle éprouve. Rosaura refusera d’ailleurs la filiation artistique par deux fois en rejetant les conseils culinaires de Tita et, plus généralement, l’espace de la cuisine. 

Il serait également intéressant de creuser davantage les moyens de subversion employés par Tita qui se rebelle en usant des armes qui l’oppriment. Michel de Certeau, dans L’invention du quotidien (1990), s’est penché sur la façon dont les personnes ordinaires aux pratiques quotidiennes, souvent invisibles, peuvent tirer profit d’un système mis en place, en réemployant à leur avantage les règles établies. Il nomme «tactiques» ces manipulations qui, déployées à l’intérieur de contraintes, n’existent que par ces dernières. Le but est de contourner les rouages d’un système de pouvoir ou de les modifier en utilisant leur logique, en se les appropriant, sans avoir recours à la confrontation directe ou sans poursuivre l’utopie d’un espace en dehors de tout rapport de force. Prolongeant les réflexions du philosophe, Luce Giard (1998) soulève des pistes pertinentes sur la place qu’occupe la cuisine, mettant en lumière que les pratiques qui y prennent place sont souvent considérées comme passives et négligeables. L’autrice s’attarde entre autres au lien entre les femmes, la cuisine et le langage. Elle analyse cette question du point de vue de la transmission de recettes de génération en génération, avec ce que cela implique de similitudes et de changements. Elle souligne que si l’art culinaire a des origines anciennes et qu’il semble rejouer les mêmes savoirs, il est en réalité toujours en train d’être retravaillé et, ainsi, de varier d’une génération à l’autre, tout comme d’une société à une autre. C’est une tension constante, nous dit-elle, «but the everyday work in kitchens remains a way of unifying matter and memory, life and tenderness, the present moment and the abolished past, invention and necessity, imagination and tradition» (Giard, 1998: 222). Si les femmes de la Garza appartiennent à une longue lignée de cuisinières et d’artistes, les différentes représentantes, en suivant les mêmes recettes, n’obtiendront pas exactement les mêmes résultats, ajoutant chacune leur grain de sel à cet héritage. Toujours, elles navigueront entre la reconnaissance de leur passé et le besoin d’avancer. 

 

Bibliographie 

Corpus primaire

ESQUIVEL, Laura (1991 [1989]), Chocolat amer, Paris, Éditions Robert Laffont. 

Corpus secondaire 

ARAU, Alfonso (1992), Como agua para chocolate, Mexique, 123 minutes.

BARKER, Jane (1723), A Patch-Work Screen for the Ladies, New York et Londres, Garland. 

CERTEAU, Michel de (1990 [1980]), L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, «Folio».

COUCHARD, Françoise (1991), Emprise et violence maternelles: étude d’anthropologie psychanalytique, Paris, Dunod.

HIRSCH, Marianne (1989), «The darkest plots», The Mother / Daughter Plot: Narrative, Psychoanalysis, Feminism, Indiana, Indiana University Press, p. 91-121. 

HUET, Marie-Noëlle (2018), «Maternité, identité, écriture: discours de mères dans la littérature des femmes de l’extrême contemporain en France», Thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal.

GIARD, Luce (1998 [1980]), «The Rules of the Art», dans Michel de Certeau (dir.), The practice of everyday life, University of Minnesota Press, vol. 2 («Living and cooking»), p. 215-222.

KING, Kathryn R. (1995), «Of Needles and Pens and Women’s Work», Tulsa Studies in Women’s Literature, vol. 14, no 1, p. 77-93. 

SAINT-MARTIN, Lori (2002), «Portraits de l’artiste en femme», La voyageuse et la prisonnière, Montréal, Boréal,  Les cahiers Gabrielle Roy», p. 261-297. 

  • 1
    Laura Esquivel, Chocolat amer, Paris, Éditions Robert Laffont, 1991 [1989], p. 102. Désormais, les références à cette œuvre seront données dans le corps du texte à l’aide du sigle CA suivi immédiatement du numéro de la page.
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