Cahiers ReMix, numéro 21, 2024

Présence de l’album jeunesse au Québec

Geneviève Lafrance
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Une introduction de Geneviève Lafrance

Quand Guy Mauffette et Frédéric Back font paraître en 1959 Ildège de la pomme fameuse et Un petit mousse, la critique universitaire ne fait pas grand cas de l’inventivité teintée d’irrévérence qui caractérise deux des tout premiers, voire les tout premiers albums jeunesse québécois. Soixante-cinq ans plus tard, on aurait tort de croire que les choses ont prodigieusement changé: au Québec, les livres illustrés pour enfants sont encore largement négligés par les études littéraires. Le contraste y est saisissant entre, d’une part, la place de choix réservée dans de nombreuses librairies à la littérature d’enfance et, d’autre part, le petit nombre de travaux universitaires qui lui sont consacrés. En dépit de quelques ouvrages phares, comme ceux de Françoise Lepage ou, plus récemment, l’anthologie de Marie Fradette, et malgré un investissement bien réel par de nombreux·ses chercheur·es en didactique, l’album jeunesse demeure trop souvent écarté du domaine du sérieux, comme le fut autrefois le roman feuilleton ou la bande dessinée.

Cette publication réunit des analyses mettant en relief l’arrimage possible de l’album jeunesse aux enjeux actuels de la recherche en études littéraires. Six des sept contributions rassemblées ici ont été écrites dans la foulée d’un séminaire donné en 2022 et 2023 au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal; la septième a été réalisée en marge des activités d’un collectif consacré depuis 2017 à la lecture et à la création d’albums jeunesse (https://projet-unlivrealafois.uqam.ca/). Les étudiant·es ayant participé à ce dossier ont été invité·es à analyser, au plus près des textes et des images, des albums écrits ou publiés au Québec, avec pour seule contrainte de chercher à saisir la pluralité des matériaux discursifs et visuels mobilisés par ces iconotextes. Les voies d’exploration qu’ils et elles nous engagent à suivre témoignent d’une conjoncture favorisant l’étude des constructions identitaires et des groupes minorisés. D’un travail interprétatif à l’autre, reviennent des questions qui ont trait à la représentation d’une collectivité poreuse et mouvante, débarrassée des a priori d’un «nous» statique et exclusif. Le titre de cette publication rend compte de cette confluence, chaque contribution visant à situer l’album jeunesse au cœur de l’actualité. Pour ces jeunes chercheur·es, il ne fait aucun doute que la littérature d’enfance offre matière à réflexion sur des enjeux sociopolitiques de la première importance et qu’elle contribue à façonner notre présence au monde.

En ouverture de ce recueil, Jeanne Murray-Tanguay s’intéresse à l’anthropomorphisation des animaux dans les albums jeunesse contemporains. Adoptant une perspective écopoétique, elle interroge la hiérarchisation des relations inter-espèces qu’implique la multiplication des personnages animaliers revêtant des attributs humains. Parmi la masse des livres pour enfants dans lesquels des souris dansent, des chats dissertent et des crocodiles vont à l’école, six albums publiés entre 2010 et 2021 retiennent son attention. Ceux-ci déjouent les attentes faunistiques en représentant «l’animal en tant qu’animal»: sans parole et dans son plus simple apparat. L’analyse qu’elle propose des diverses façons dont ce corpus singulier exploite le thème du bien-être animal éclaire le décentrement opéré par des œuvres susceptibles d’éveiller la conscience écologique des enfants.

Maurane Arcand traite à son tour la question du non-humain en se penchant sur un autre personnage clé de l’imaginaire enfantin. Le monstre, qu’il soit sympathique ou terrifiant, met en jeu les idées de norme, de contrainte, de marginalité et de transgression. Il nourrit ainsi dans plusieurs albums une pensée de la différence et de l’inclusion. En s’appuyant sur une cinquantaine d’œuvres contemporaines, Maurane Arcand souligne la pluralité des procédés littéraires et iconographiques par lesquels auteur·rices et illustrateur·rices usent d’une figure ambiguë de manière à problématiser l’expérience de l’altérité.

Mathilde Larouche prolonge ces réflexions sur la dissemblance et sur l’intégration en considérant la diversité corporelle dans les albums jeunesse. Sa contribution, ancrée dans les fat studies, examine les parcours iconotextuels de «protagonistes-enfants humains habitant un corps gros». Cinq histoires de discrimination sont appréhendées au regard de leurs interactions avec les discours grossophobes qui imprègnent l’imaginaire social. Mathilde Larouche relève tout à la fois le potentiel émancipateur (pour les jeunes stigmatisés en raison de leurs formes) et les limites diégétiques des rares albums qui rendent visibles et dicibles des rondeurs défiant la norme.

La construction identitaire des enfants se retrouve au cœur du corpus étudié par Carl-Emmanuel Rioux, qui observe au Québec une polarisation des figures paternelles dans les albums thématisant la relation père-fils. Tantôt maladroits, infantiles et bouffons, tantôt détenteurs d’une autorité spirituelle qui contraste avec l’archétype du père joyeusement irresponsable, les pères fictifs donnés en modèle aux enfants entretiennent tous une relation de proximité affective avec leur progéniture masculine. Carl-Emmanuel Rioux situe de telles représentations filiales par rapport à l’idéal du «nouveau père» promu dans l’espace public depuis la fin du siècle dernier. Libérées des carcans de la virilité, les figures paternelles fabriquées par les albums jeunesse n’en nouent pas moins, montre-t-il, un dialogue ambivalent avec l’imaginaire patriarcal.

Le poids des stéréotypes grève également une part de la production littéraire explorée par Olivier Hamel dans une étude consacrée aux représentations des Inuits et de leur territoire forgées par les maisons d’édition québécoises. De 1999 à 2022, il recense trente et un albums dépeignant la culture et l’environnement inuits publiés en français au Québec. Le rôle de ces livres ne saurait être sous-estimé, à la fois pour les enfants du Nunavik, susceptibles d’y trouver un matériel culturel auquel s’identifier, et pour les enfants allochtones, auprès de qui ces albums peuvent agir comme d’importants agents de sensibilisation aux réalités de l’Inuit Nunangat… ou comme de déplorables vecteurs de désinformation. Le tour d’horizon proposé par Olivier Hamel met de l’avant la variété des cadres diégétiques, des motifs, des clichés et des œillères qui caractérisent cette production hétérogène.

Si l’album aide à penser ce qui fonde les communautés, il invite aussi à imaginer ce qui les menace. Les deux dernières contributions mettent en évidence les présages que tire la littérature jeunesse quand elle aborde certains sujets jugés peu conciliables avec l’enfance: la violence armée et l’argent. Annie Talbot analyse les manières dont seize albums parus depuis le début du millénaire composent avec les défis narratifs et graphiques posés par l’exposition d’un jeune lectorat à la thématique guerrière. Les récits de guerre qu’elle analyse ne se limitent pas, remarque-t-elle, à propager des messages pacifistes. Nombre d’entre eux sont porteurs d’une réflexion sur l’altérité, sur l’exil, sur l’identité québécoise et sur le territoire. Alors même que raconter la guerre aux enfants revient souvent à la décontextualiser, les livres illustrés relatant les ravages créés par les conflits géopolitiques ouvrent des «espaces de projection fantasmatique» qu’il convient d’explorer avec circonspection en raison des préjugés qu’ils reconduisent parfois.

Florence Brassard clôt ce recueil par une lecture croisée de trois albums de 2010 racontant les péripéties de jeunes consommatrices, qu’elle analyse à la lumière des discours législatifs ayant entouré au Québec l’abolition de la publicité destinée aux enfants. La mise en récit iconique et textuelle des désirs matériels féminins met à l’épreuve, dans ces œuvres, des idées reçues sur l’harmonie familiale, sur l’autorité parentale et sur la vulnérabilité des enfants, en particulier celle des filles. Florence Brassard montre que la représentation de la fillette en sujet néolibéral fait converger des discours opposés sur les constructions de genre qui innervent nos façons de penser l’économie de marché.

L’album jeunesse contemporain invite, comme on le constate, à sonder la pluralité des modes de socialisation que nous donnons à lire et à voir aux enfants. Les textes qui suivent, en offrant une saisie composite (et forcément partielle) d’une production littéraire en plein essor, nous engagent à envisager celle-ci par le truchement de jeunes chercheur·ses exercé·es à déceler et à décortiquer les questions d’actualité qu’elle soulève: sur les identités culturelles, corporelles et de genre; sur les frontières (entre les groupes, les peuples, les espèces); sur l’invisibilisation de certains sujets; sur le rapport à l’autre et à la différence. Ce faisant, ils et elles affinent notre compréhension des enjeux animant des œuvres qui, davantage peut-être que tout autre objet culturel, sont soumises par leur lectorat à des relectures continuelles. Les enfants, en effet, n’ont-ils pas en commun avec les checheur·ses de rarement se contenter d’une seule lecture? L’inlassable rapport qu’ils entretiennent avec certains livres est une raison parmi d’autres pour prendre au sérieux l’album jeunesse et favoriser ses rencontres avec les études littéraires.

Nous tenons à remercier les nombreuses personnes (auteur·rices, illustrateur·rices, éditrices, graphiste, bibliothécaire, libraire, didacticienne) qui, en acceptant l’invitation d’intervenir dans le séminaire situé en amont de ces réflexions, ont substantiellement enrichi notre compréhension de l’album et nous ont éveillé·es à la multiplicité de ses formes de présence au monde: Jacques Goldstyn, Janice Nadeau, Nadine Robert, Carole Tremblay, Amandine Alessandra, Katia Courteau, Louise Fortin et Ophélie Tremblay. Les réflexions qu’on lira ici leur sont redevables, comme elles le sont à l’ensemble des étudiant·es ayant participé en 2022 et 2023 au groupe de recherche dont ce recueil est le fruit.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Geneviève Lafrance

Révision du contenu: Geneviève Lafrance

Intégration du contenu: Sarah Grenier Millette

Crédits de l’image: Forsythe, Matthew. 2022. Mina. Montréal: Comme des géants.

Articles de la publication

Jeanne Murray-Tanguay

Laisser les manchots, les tortues et les pieuvres vaquer à leurs occupations. Pour des représentations animales désanthropocentrées

La présence de l’animal s’impose comme une évidence en littérature jeunesse, au point qu’Isabelle Nièvres-Chevrel juge que celui-ci «est si fréquent dans les albums, et plus largement dans les livres destinés aux jeunes enfants, que l’on serait tenté d’y voir un trait propre à cette littérature». (139)

Maurane Arcand

Formes et usages du monstre dans l’album jeunesse au Québec (2016-2021)

La parution en 1967 de l’album Max et les Maximonstres (traduction de Where the Wild Things Are de Maurice Sendack) incarne, selon Sophie Van den Linden, le passage de l’album moderne à l’album contemporain en France.

Mathilde Larouche

Dents de lait et bedons ronds. Le corps gros présenté aux enfants (2010-2022)

Hansel et Gretel se régalent d’une maison de pain d’épices appartenant à une sorcière anthropophage. Obélix, enfant, tombe dans la potion.

Carl-Emanuel Rioux

L’ambivalence de la relation père-fils, entre bouffonnerie sympathique et initiation poétique

Très populaires à l’époque de leur publication, les livres didactiques de la série Rollo de Jacob Abbot (1803-1879) offrent un exemple du rôle confié au père dans la littérature jeunesse au XIXe siècle.

Olivier Hamel

Imaginer le monde inuit dans les albums jeunesse au Québec. Un état des lieux

Dans la foulée des mesures prises pour la réconciliation avec les Premières Nations, les Métisses et les Inuits, le Gouvernement du Canada a adopté, le 21 juin 2021, la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, un engagement qui l’unit «aux peuples autochtones pour qu’ils travaillent ensemble à la mise en œuvre de la Déclaration en se fondant sur la réconciliation, la guérison et des relations de coopération durables». (Gouvernement du Canada, 2023)

Anne Talbot

La guerre lue aux enfants

Dans un article de 2012 intitulé «La guerre pour la jeunesse», Yan Hamel affirmait qu’en raison de «la violence extrême qu’elle implique et […] [des] blessures physiques, morales et affectives qu’elle provoque, [la guerre est] l’un des thèmes les plus susceptibles d’attiser la “vigilance” de ceux qui créent et qui diffusent une littérature spécifiquement destinée à un jeune public». (85)

Florence Brassard

Portrait de la fillette en consommatrice

Dans plusieurs discours contemporains, qui vont de la psychologie aux cultural studies, «le consommateur ou la consommatrice n’est pas seulement un objet de théorisation, mais presqu’invariablement le personnage central d’une histoire; tantôt héros ou héroïne, tantôt victime, tantôt antagoniste [villain], tantôt dupe, mais toujours central» (Gabriel et Lang: 2; je traduis).

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