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La guerre lue aux enfants
Dans un article de 2012 intitulé «La guerre pour la jeunesse», Yan Hamel affirmait qu’en raison de «la violence extrême qu’elle implique et […] [des] blessures physiques, morales et affectives qu’elle provoque, [la guerre est] l’un des thèmes les plus susceptibles d’attiser la “vigilance” de ceux qui créent et qui diffusent une littérature spécifiquement destinée à un jeune public». (85) Compte tenu de la gravité d’une telle thématique, jamais complètement dégagée de considérations éthiques et mémorielles, sa prise en charge dans des livres destinés aux enfants inspire en effet la circonspection. Pour représenter les guerres, auteurs et illustrateurs jeunesse naviguent entre le dicible et l’indicible, le figurable et l’infigurable, le réel et l’imaginaire. S’il ne fut pas toujours du ressort des livres illustrés pour enfants de traiter de l’horreur des guerres1Ce constat fait consensus dans les travaux qui portent sur la thématique de la guerre dans la littérature jeunesse, comme le relèvent Patricia A. Crawford et Sherron Killingsworth Roberts dans leur article «Ain’t Gonna Study War No More? Explorations of War through Picture Books» (2009): «Traditionally, the horrors and graphic pain of war were considered to be largely out of bounds for the domain of children’s literature.» (371), les génocides du XXe siècle, plus particulièrement la Shoah, ont entraîné un changement de paradigme en Occident. Dans un article consacré à l’écriture du trauma dans la littérature jeunesse, Kenneth B. Kidd a expliqué en quoi ce point de rupture dans l’imaginaire collectif a affecté nos conceptions du monde et de ce qu’il convient ou non de montrer aux enfants:
[T]he Holocaust fundamentally changed the way we think about memory and […] human nature. Presumably the exposure model became necessary because we no longer have the luxury of denying the existence of or postponing the child’s confrontation with evil2«L’Holocauste a fondamentalement changé notre façon de concevoir la mémoire et […] la nature humaine. Vraisemblablement, le modèle d’exposition est devenu nécessaire parce que nous n’avons plus le luxe de nier l’existence du mal ou de reporter à plus tard la confrontation de l’enfant avec celui-ci.» Nous traduisons.. (120-121)
Dans cette optique, un pan de la critique conçoit qu’il importe désormais d’exposer les enfants à ce qu’Elizabeth R. Baer appelle le nouvel algorithme du mal. Selon elle, toute «bonne» littérature jeunesse sur la Shoah (mais la remarque pourrait aussi bien porter sur toute littérature jeunesse des atrocités) se doit non seulement d’aborder directement le mal et de le contextualiser en évitant les explications simplistes, mais aussi d’avertir les enfants des dangers de la haine ou de la complaisance, de manière à les conscientiser et à prévenir la résurgence du mal. (Baer: 391)
Depuis 1990, la thématique guerrière acquiert de plus en plus d’importance dans la littérature pour la jeunesse au Québec (Hamel: 84)3À la suite d’Élise Poirier, rappelons toutefois que, toutes proportions gardées, la production d’albums à thématique guerrière dans la francophonie européenne excède toujours considérablement celle que l’on observe au Québec depuis les années 1990. (Poirier: 13). La présente étude propose de se pencher plus spécifiquement sur la production québécoise d’albums jeunesse des vingt dernières années afin d’esquisser un portrait global des représentations contemporaines de la guerre dans celle-ci4Pour constituer notre corpus, nous avons interrogé le catalogue de l’Espace Jeunes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) à l’aide de la vedette-matière «guerre» et en ciblant les catégories «LI» (livres d’images) et «TI» (textes illustrés). En plus d’avoir été édités au Québec et d’avoir été publiés à partir des années 2000, les albums retenus devaient avoir la guerre pour thème principal ou à tout le moins accorder à sa représentation une place significative. Ont été écartés du corpus les albums jeunesse européens et américains réédités au Québec.. Il sera question des différentes manières dont seize albums édités au Québec entre 2002 et 2021 abordent cette thématique et composent avec les défis de sa représentation, tant sur le plan visuel que textuel. Nous nous attacherons d’abord au traitement de la violence dans ces albums et chercherons à cerner dans quelle mesure ils exposent leur jeune lectorat à la brutalité des conflits armés ainsi qu’aux conséquences de ceux-ci sur les populations civiles. La guerre est-elle représentée crûment ou un traitement poétique ou ludique en atténue-t-il les horreurs? Lorsque la narration abonde en non-dits, comment le rapport entre texte et image est-il mis à profit? Nous nous intéresserons ensuite à la contextualisation des guerres mises en scène dans les albums de notre corpus. Ces œuvres présentent-elles des événements avérés et identifiables? Que leur ancrage soit fictionnel ou factuel, rendent-elles compte du contexte social, historique, géographique et politique dans lequel sévit le conflit présenté? Nous explorerons enfin les trajectoires de réfugiés que retracent plusieurs récits de guerre. Nous tâcherons alors d’identifier les axiologies que les mises en scène de ces migrations reconduisent, tout en dégageant les manières dont elles interpellent les lecteurs. Nous verrons que les albums jeunesse québécois qui abordent aujourd’hui la thématique guerrière parlent tout autant de l’ici que de l’ailleurs, du présent et du passé que de l’avenir. Si l’on considère avec Yan Hamel que la littérature jeunesse à thématique guerrière est «une sorte de degré zéro consensuel de ce que tout un chacun est moralement autorisé à dire, à montrer et à penser des conflits armés, de leur violence, de leurs causes et de leurs conséquences» (Hamel: 85), que peuvent donc nous apprendre les albums jeunesse québécois sur notre imaginaire contemporain?
Violence, trauma et horreur… à hauteur d’enfant
Dans Poétique du récit de guerre contemporain: la littérature comme laboratoire d’éthique, paru en 2021, Kathryne Fontaine explique en quoi les récits de guerre constituent généralement le lieu de toutes les transgressions:
On y raconte comment la vie est bafouée, comment l’homme empiète sur l’homme, comment des individus sont menés à enfreindre leurs propres principes; l’ordre social y est souvent renversé, les repères y sont brouillés, les limites y sont outrepassées. Mais surtout, l’écriture s’y déploie, garante d’une parole sur des événements qui trop souvent contraignent, pour des raisons politiques, psychologiques ou éthiques, au silence. (121)
Qu’elle le fasse frontalement ou de manière implicite, la littérature jeunesse à thématique guerrière expose son jeune public à la violence, à la souffrance, à la mort et au mal. Aussi s’étonne-t-on de constater que, dans certains albums, les horreurs de la guerre sont très peu édulcorées. C’est le cas dans Une petite bouteille jaune d’Angèle Delaunois et Christine Delezenne, un album qui aborde le traumatisme de deux enfants grièvement blessés par l’explosion d’une mine antipersonnel. Dans cet iconotexte paru en 2010 aux Éditions de l’Isatis, une jeune fille prénommée Marwa raconte, dans une sorte de journal-témoignage, le terrible jour où son ami Ahmad découvre «une petite bouteille jaune» qui s’avère être un explosif, puis le difficile parcours de réadaptation de cet ami qui, après la violente déflagration, doit apprendre à vivre avec un corps gravement mutilé. Si la menace de la guerre plane dans cet album, elle paraît d’abord lointaine:
Au village, on savait que les gens se battaient au loin, dans la montagne. On voyait des fumées, on entendait des explosions, mais on se sentait loin de tout ça. […] Chez nous, on ne faisait la guerre à personne. Mais un jour, comme des guêpes menaçantes, des avions ont survolé nos maisons. Ils ont vomi un chapelet de gros objets gris qui sont tombés dans la campagne. […] Au début, on a tous eu très peur. […] Et puis après quelques jours, comme tous les enfants, on a un peu oublié. (Delaunois, 2010: s.p.)
Dans le petit bois ensoleillé où s’amusent les deux amis non loin de leur village, rien ne laisse présager le drame. Camouflée sous des herbages et cerclée de fleurs, la petite bouteille jaune se fond dans le paysage doré à l’avant-plan de la double page. Tout sourire, Ahmad prend l’étrange objet dans ses mains, se retourne vers son amie et s’exclame: «Tu as vu?» Ces moments d’insouciance détonnent avec la suite: une fois la page tournée, une giclée rouge sang vient illustrer la déflagration et sceller le sort des deux enfants (figure 1). En avalant tout sur la page, même les mots, l’explosion surprend les lecteurs. Non seulement la tourne contribue à dire la coupure, mais les couleurs des illustrations, qui passent soudainement du clair à l’obscur, s’accordent au changement de ton fulgurant. La violence de l’explosion et l’horreur de la blessure d’Ahmad sont ensuite explicitement décrites dans le texte:
Je n’ai pas eu le temps de dire un mot. Un éclair intense nous a aveuglés. La douleur a envahi tout mon corps, comme si mille flammes me brûlaient en même temps. J’ai vu Ahmad s’écrouler dans l’herbe en criant. Puis, tout est devenu noir autour de moi. […] En explosant, la petite bouteille jaune s’était cassée en mille morceaux aussi coupants que des rasoirs. Certains éclats avaient criblé mon visage, ma poitrine et mes bras. […] Mais pour Ahmad, c’était bien plus grave. En explosant, la petite bouteille jaune avait transformé sa main en bouillie et elle avait presque arraché une de ses jambes. Même le plus grand médecin du monde aurait été incapable de réparer ses membres broyés. Il a fallu couper sa main et sa jambe. (Delaunois, 2010: s.p.)
Si les mots sont crus et terriblement inquiétants («mille flammes me brûlaient», «criblé», «bouillie», «arraché», «broyé»), la narration visuelle s’éloigne quant à elle du registre sordide. Pour représenter les corps lacérés et démolis, de même que pour illustrer l’amputation mentionnée par le texte, la double page présente une sorte de collage, presque enfantin: suivant des lignes pointillées, une paire de ciseaux dentue découpe les images d’un pied et d’une main grossièrement barbouillée. Dans les albums de notre corpus, le texte est généralement plus explicite que les images pour raconter l’horreur et la violence abjecte5On observe par exemple un rapport similaire entre texte et image dans Tu me prends en photo (2011) de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel, où les illustrations voilent, dans une certaine mesure, l’horreur que dénonce le texte: «Qu’est-ce qu’il a, mon pied? Il a trois orteils en moins, et après? Une mine les a arrachés. Mon ami, c’est la moitié de la jambe, son ami, c’est tout le bras, l’ami de son ami, c’est sa vie entière, qu’ils ont perdus.» (Hébert 2011: s.p.) En aucun cas les amputations décrites dans le texte ne figurent dans les illustrations de l’album.. On peut attribuer cela au fait que, comme l’avance Anne Guibert-Lassalle dans une thèse intitulée « Identités, guerres et conflits dans le livre pour enfants », «nos sociétés technologiques créditent les images d’une influence plus marquée que les récits oraux ou textuels […], la réputation dangereuse des images de guerre domin[ant] [en effet] largement celle des témoignages» (Guibert-Lassalle: 422). À la dernière double page d’Une petite bouteille jaune, un montage photographique d’enfants blessés ou amputés que la guerre a marqués pour toujours met cependant en évidence le réalisme du traumatisme relaté. Apparaissent alors les visages, les corps et les noms («Hassan», «Hamid», «Ali», «Shirine», etc.) d’enfants bien réels qui, comme ceux de l’album, ont connu la guerre et ont rencontré «sous leurs pas une petite bouteille jaune.» (Delaunois, 2010: s.p.) À travers l’histoire de Marwa et de son ami, l’album d’Angèle Delaunois et Christine Delezenne sensibilise ses lecteurs aux expériences traumatiques des victimes «collatérales» que font les conflits armés. En traitant des blessures physiques encourues en temps de guerre par des populations civiles innocentes, l’album expose à une violence aussi injustifiable qu’incompréhensible.
Une petite bouteille jaune fait cependant exception: dans les œuvres de notre corpus, la violence est rarement abordée de front. Pour rendre compte de celle-ci, les albums étudiés privilégient plutôt un traitement allusif, métaphorique ou poétique. C’est le cas du Citronnier d’Ilia Castro et Barroux, paru en 2017 aux Éditions D2eux. Cet album raconte la vie d’une jeune fille («Elle») et de sa famille sous la dictature dans un pays en guerre qui n’est pas nommé, mais qu’on devine être l’Argentine6Nous reviendrons un peu plus loin sur l’inscription géographique du conflit présenté dans cet album.. À plusieurs reprises dans le texte, la même phrase – «Silence. Silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades» (Castro: s.p.) – rappelle la répression armée et la censure, évoquant non seulement le silence que prescrit le régime dictatorial, mais aussi celui qui s’impose parfois, dans les témoignages et les récits de guerre, au moment de relater la terreur, le traumatisme et la mort. L’itération, du reste courante en littérature jeunesse, crée dans cet album un sentiment d’angoisse: comme «Elle» et sa famille sur qui pèse la menace d’une répression, le lecteur appréhende les scènes de violence annoncées par le lugubre leitmotiv. Au mitan de l’album, la même formulation suggère l’assassinat des parents de la jeune fille:
Un bruit. Elle a entendu un bruit au loin, un bruit brutal, un bruit que son ventre a reconnu sans le connaître. Des pas, des pas, des bottes insolentes qui franchissaient sans peur, sans pudeur, les barrières, des portes cassées, des coups, des cris, des cris, des cris. […] Elle a fermé les yeux comme pour ne pas entendre, comme pour tout entendre. Silence. Silence pour la parole, mais pas vraiment pour les fusillades. Tac tac tac tac tac tac tac tac tac tac tac tac tac. (Castro: s.p.)
Dans ce passage qui multiplie les allusions, la fillette « reconn[aît] sans […] conn[aître]», devine sans comprendre tout à fait. Le crescendo de la violence résiste à l’entendement jusqu’à la répétition de l’onomatopée «tac», qui suggère le bruit sec et saccadé de l’arme au moment de la fusillade. Pour figurer la scène, la narration iconographique est tout aussi allusive que la narration textuelle. Des ombres gigantesques, coiffées de casquettes de soldats, s’emparent de la maison familiale comme d’une maison de poupée. À la double page suivante, une inquiétante créature, mi-requin mi-ogre, porte le corps minuscule du père à sa gueule béante et sertie de dents acérées (figure 2). La fusillade devient dévoration dans une scène qui entretient une parenté certaine avec de nombreux contes pour enfants7Sur la peur de la dévoration, qui serait «profondément ancrée dans le psychisme infantile», voir Bernard Chouvier, «La terreur de la dévoration», dans La médiation thérapeutique par les contes. (31).. Si la violence de la guerre est bel et bien représentée dans cet album, son traitement métaphorique oblige néanmoins à lire entre les lignes. Il en va de même par la suite, lorsque sont décrits la détresse et le deuil de la fillette devenue orpheline: «Elle» pleure des larmes acides qui inondent la terre au pied du citronnier où elle s’est blottie, jusqu’à former un lac, puis une rivière dont le torrent emporte tout sur son passage.
Dans Nul poisson où aller de Marie-Francine Hébert et Janice Nadeau, un album paru en 2003 aux 400 coups, l’extrême violence de la guerre est exprimée dans un passage qui n’est pas sans rappeler (par ses répétitions, ses phrases nominales, son onomatopée) la scène de la fusillade du Citronnier:
Un brasier là-bas! N’est-ce pas leur école qui brûle? Des cris étouffés. Quelqu’un s’enfuit. Le directeur de l’école? […] Le fuyard est rattrapé. Bang! tu meurs. Il tombe. […] Toutes les mamans détournent la tête. Seuls les enfants regardent. Regardent. Regardent. Qu’est-ce qu’il attend pour se relever? Pourquoi le vainqueur revient-il, la queue entre les jambes? On croirait que le mort, c’est lui. (Hébert, 2011 [2003]: s.p.)
Sur un fond aquarellé aux teintes rougeâtres et cendrées, une forme à peine humaine, dont l’étrange silhouette rappelle à la fois une flamme et un corps inerte, tombe du ciel devant un amas de maisons asymétriques (figure 3). Comme le ferait une photographie floutée, l’image «concour[t] à instaurer une distance importante entre la scène brutale [narrée par le texte] et le lecteur». (Guibert-Lassalle: 431) Nombreux sont les albums qui, comme celui-ci, usent de voiles ou de procédés d’effacement pour illustrer la guerre et ses violences. Cette même tendance a été constatée par Euriell Gobbé-Mévellec dans un corpus d’albums espagnols sur la guerre. Elle y a observé plusieurs «images qui affirment, en multipliant les voiles et les écrans, leur nature d’image, c’est-à-dire leur nature de simulacre, de double du réel» (Gobbé-Mévellec: 82). En «s’invisibilis[ant] elle[s]-même[s] à force d’effacement», ces images «invitent à penser une autre scène, celle où est advenue la brutalité». (ibid.) L’aspect onirique des illustrations de Nul poisson où aller permet en outre de dire l’incompréhension d’un enfant exposé à des scènes de guerre. Comme l’a relevé Elizabeth R. Baer,
[t]he depiction of evil as inexplicable is almost always presented as the view of the child in the book […]; that is, the story is often of a happy childhood suddenly disrupted, of the child trying to piece together clues from adult conversation, violence on the street, […] and so forth in an effort to understand8«La représentation du mal comme inexplicable apparaît presque toujours comme émanant du point de vue de l’enfant dans le livre […]; plus précisément, l’histoire est souvent celle d’une enfance heureuse soudainement perturbée, d’un enfant rassemblant des indices à partir de conversations d’adultes, de la violence dans la rue ou ailleurs, et tâchant de comprendre.» Nous traduisons.. (385)
Avant la guerre, Zolfe, la jeune protagoniste de Nul poisson où aller, n’avait connu qu’une violence feinte, c’est-à-dire reproduite dans les films ou simulée dans le cadre d’activités ludiques, comme en témoigne sa réaction aux premiers signes du conflit armé: «On dirait des fusils de cinéma et des masques de carnaval. C’est pour rire, voudrait croire Zolfe. […] C’est pour jouer. Il se relèvera. Ce sont des grands qui jouent à la guerre.» (Hébert, 2011 [2003]: s.p.) Lorsque son père et son grand frère sont entraînés dans un boisé pour y être exécutés, Zolfe ne parvient pas à concevoir (ni à nommer) ce que le contexte permet pourtant de deviner. Contrairement aux adultes, la jeune fille peine à appréhender correctement l’événement:
Au sortir de la maison, deux hommes entraînent papa et grand frère dans le boisé d’à côté. Pourquoi? Que va-t-il leur arriver? […] Soudain, une détonation perce les oreilles, laissant un grand trou de silence dans la tête. La rue s’immobilise, la campagne avoisinante, le ciel, tout. […] – Qu’est-ce que c’est? demande Zolfe. On dirait des coups de fusil. Comme au cinéma. Une odeur de feux de Bengale ou de pétards – comment savoir – parvient à leurs narines. – Ce n’est rien… finit par répondre maman. […] Pourquoi sa voix perche-t-elle si haut dans sa tête alors? Pourquoi cherche-t-elle son souffle, ses bras rabattus sur bébé qui en oublie sa purée? Pourquoi son attention semble-t-elle perdue dans le boisé de la disparition? (Hébert, 2011 [2003]: s.p.)
Les illustrations qui accompagnent ce texte sont sobres, presque douces, montrant d’abord un soulier planté dans un sol stérile, puis des oiseaux perchés sur les racines d’un arbre sous terre. Dans le texte et dans les images, le geste meurtrier est tu, comme voilé par l’innocence et la naïveté de l’enfant. Ainsi que l’explique Euriell Gobbé-Mévellec, «[p]our atteindre ce qu’il y a à voir dans ces images, il faut […] déchirer le voile, dissiper l’écran de fumée, penser ce qu’il y a derrière, […] ce qui se déroule sur [l’]“Autre Scène”» (Gobbé-Mévellec: 76), celle que l’on cache, à l’envers des images. Les voiles tendus par ces illustrations s’accordent à la perte de repères et à l’incertitude vécues par l’enfant, qui font d’ailleurs l’objet d’une réflexion philosophique à la fin de l’album:
«Comprendre», si tant est que le verbe comprendre convienne dans les circonstances. Aucun verbe ne convient. Il n’est question d’aucun état. D’aucune action. Surtout pas d’un devenir. De rien de ce genre. Mais d’un genre dont la compréhension est hors d’atteinte. D’une espèce de brume opaque. […] Une seule question demeure, qui grandit, s’agrandit: Pourquoi? (Hébert, 2011 [2003]: s.p.)
Dans Nul poisson où aller comme dans la plupart des autres albums de notre corpus, les narrations textuelle et iconographique sont rarement redondantes; texte et image entretiennent plutôt des rapports de complémentarité, d’enrichissement mutuel ou de contrepoint9Nous empruntons ces notions relatives aux interactions entre texte et image dans les albums jeunesse (complémentarité, enrichissement et contrepoint) à la typologie élaborée par Maria Nikolajeva et Carole Scott dans How Picturebooks Work (2006).. Dans Kissou d’Angèle Delaunois et Jean-Claude Alphen, paru en 2020 aux Éditions D2eux, les illustrations épurées contrastent fortement avec le tumulte que décrit le texte:
Dans la rue, le vacarme est infernal. Les gens courent partout. Quelques immeubles se sont écroulés. Mère et fille partent en courant à la recherche d’un coin plus paisible. Elles sont seules, terrorisées par le chaos qui les entoure. L’homme de leur maison est parti à la guerre pour protéger sa famille. Elles ne savent pas où il est. Mais la guerre, elle, a rejoint leur foyer. (Delaunois, 2020: s.p.)
Sur des pages presque toutes blanches – avec de subtils accents de brun, de jaune, de bleu et de rouge –, les dessins aux traits approximatifs ont des allures d’esquisse. L’album nous livre une scène de guerre, mais sans en restituer le décor (figure 4); l’attention est plutôt dirigée vers Amina, une fillette accrochée aux bras de sa mère. Si les illustrations paraissent envahies par le vide, les lecteurs attentifs y décèleront pourtant une intrigue parallèle à celle qui occupe la narration textuelle: tout au long de l’album, on peut suivre le périple du petit chat qui accompagne silencieusement Amina et sa mère dans leur fuite. Au fil de la lecture, les jeunes lecteurs peuvent s’amuser à repérer l’animal dans les planches, ce qui leur permet de se distraire momentanément de la détresse et du chaos dont rend compte le texte. Ce récit secondaire, inscrit en creux dans les images, allège le ton de l’album.
Dans Kissou comme ailleurs dans notre corpus, la présence d’êtres autres qu’humains permet de faire diversion à la violence des hommes. Dans L’étoile de Sarajevo de Jacques Pasquet et Pierre Pratt, paru en 2008 chez Dominique et Compagnie, les soldats sont décrits comme des monstres:
Des monstres se tiennent de l’autre côté du mur. Amina le sait. Ils viennent enlever les enfants, comme dans les livres qu’elle lisait plus jeune. Pour la rassurer, son père lui avait dit un jour: «Si tu en croises un, ne lui montre pas que tu as peur. Regarde-le droit dans les yeux et il n’osera pas t’approcher.» Mais il est impossible de voir les yeux des monstres du mur: ils n’en ont pas. Ou alors ils les dissimulent. (Pasquet: s.p.)
On trouve le même procédé de mise à distance dans Une guerre pour moi… de Thomas Scotto et Barroux, un album paru en 2015 aux 400 coups, qui présente l’expérience de guerre d’un enfant-soldat. L’ennemi y apparaît comme un amas de lave hurlant (figure 5), alors même que le texte met de l’avant sa composition métallique: «Je suis sûr qu’en face ils rêvent de nous faire peur. Avec leurs corps de char en métal, avec leurs bras crache-feu.» (Scotto: s.p.) À la toute fin de l’album, l’étrange monstre – dans lequel on peut voir une incarnation du mal ou une personnification de la guerre – s’empare du petit garçon, comme pour saper son énergie vitale. Imaginer l’ennemi comme un monstre serait-il moins violent que de rendre compte d’une brutalité spécifiquement humaine? On est tenté de le croire à la lecture de ces albums qui, au moment de décrire les auteurs de la violence, thématisent la perte de leur humanité. C’est aussi le cas dans Nul poisson où aller, où la violence est perpétrée par des hommes connus (et aimés) de la jeune Zolfe:
Zolfe reconnaît l’épicier, le pharmacien, un voisin sous leur masque improvisé. Un fichu couvrant le bas du visage. Elle «reconnaît», façon de parler. Leur corps est bien là, mais un envahisseur l’aura visité pendant la nuit. Vidant l’épicier de son rire moqueur, le pharmacien de sa sollicitude, le voisin de sa gentillesse. Ce sont bien leurs mains qui tiennent le fusil, mais l’envahisseur l’aura chargé pendant la nuit. (Hébert, 2011 [2003]: s.p.)
Dans le contexte d’une guerre civile, la cruauté des hommes est expliquée par un clivage, par une séparation du corps et de l’âme. La guerre «mélange les cœurs» (Nicolas: s.p.) peut-on lire dans Lapin-Chagrin et les jours d’Elko de Sylvie Nicolas et Marion Arbona, paru en 2011 chez Trampoline. Puisque la guerre altère, ceux qui commettent des actes de violence apparaissent, dans une certaine mesure, dédouanés de la pleine responsabilité de leurs crimes. Dans le même esprit, certains albums donnent aux armes une conscience autonome, indépendante de ceux qui les manient. Dans Nul poisson où aller, le fusil est présenté comme une «bête féroce retenue par une laisse de fortune» (s.p.) à laquelle les hommes se cramponnent. Cette bête d’acier et de fer est indomptée: un personnage est «pris en chasse par une bête entrainant à sa suite son maître, à la laisse attaché. Elle court, elle court, la bête, hors de contrôle, son maître derrière elle, hors de lui.» (Hébert, 2011 [2003]: s.p.) Plutôt que d’être un simple outil, l’arme apparaît comme le principal responsable de la mort et de la violence. Dans Koletaille de Sylvie Pinsonneault et Lino, un album publié en 2002 aux 400 coups, le char d’assaut est présenté comme un personnage à part entière: il a un nom (Koletaille), des affects, des envies, des hantises, etc. Tandis que les images d’une double page évoquent la répression armée sur la place Tian’anmen lors des manifestations pacifiques de 1989, le texte, déphasé, raconte sur un ton candide: «Koletaille aime les places publiques, les grands espaces et les rues étroites.» (Pinsonneault: s.p.) La dernière double page invite avec ironie à réfléchir aux coûts monétaires de la guerre:
Vous songez à l’achat d’un char d’assaut? […] Un investissement destructeur sans limites. Sans compter qu’il suffit d’un missile pour que votre char se transforme en ferraille. Vous préférez construire? Voici quelques suggestions de dépenses évaluées à 6,5 millions de dollars américains (le coût moyen d’un char d’assaut) et qui, c’est garanti, feront naître des sourires […]. L’ensemble des pays du monde dépense chaque jour plus de deux milliards de dollars américains pour les armées et l’achat d’armes. Imaginez ce que nous pourrions changer en un jour…(Pinsonneault: s.p.)
Les albums de notre corpus, tout différents soient-ils les uns des autres dans leur traitement de la violence, ont en commun ce même message antimilitariste et pacifiste, empreint d’humanisme.
Contextes de guerre ou guerres sans contexte?
Dans un article consacré au métier de correspondant de guerre, Marc Kravetz observait l’impossibilité de «dire la guerre» en dehors de son contexte d’inscription: «Les guerres ne se ressemblent pas, ni les pays, ni les circonstances, et les gens encore moins. Et même dans chaque cas, au plus près de la réalité, “la” guerre n’existe pas, ou si peu. Impalpable, fantomatique, elle n’est que le nom générique d’un vaste désastre humain […].» (48) Selon Yan Hamel, la littérature jeunesse à thématique guerrière n’accorde cependant «à peu près pas d’attention aux motifs historiques, politiques, sociaux ou religieux susceptibles d’expliquer pourquoi les différentes guerres mises en scène font rage». (86-87) Il convient d’ajouter que très peu d’albums québécois contemporains abordent le thème de la guerre à partir d’événements historiques identifiables. En effet, seulement deux des seize albums à l’étude intègrent à leur trame narrative des éléments de contexte précis permettant d’identifier avec certitude le conflit relaté. Dans ces rares cas, l’ancrage référentiel est assuré par l’intégration à la diégèse d’une dimension testimoniale ou historico-documentaire10Dans certains albums, il arrive que des indications paratextuelles – sur la quatrième de couverture ou dans la dédicace – permettent d’identifier le contexte d’inscription général de la guerre. C’est par exemple le cas de Lapin-chagrin et les jours d’Elko (2011), dont l’histoire est «[i]nspirée du récit de l’enfance mouvementée de Nermin Grbić pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine», ainsi que l’indique la quatrième de couverture. Bien que la narration intègre quelques mots en langue bosniaque, la guerre de Bosnie-Herzégovine n’est pas pour autant mise en contexte dans l’album. Autrement dit, le récit n’aborde pas les causes qui permettraient d’expliquer l’éclatement du conflit.]. Les deux albums en question portent sur la Première et sur la Seconde Guerre mondiale. Avec Jules et Jim, frères d’armes (2018), Jacques Goldstyn rend hommage aux soldats qui ont combattu durant la guerre de 1914-1918, tout en commémorant le centenaire de l’armistice. Sur les pages de garde, un motif de coquelicots évoque d’emblée l’événement. À la dernière double page, on apprend que le livre est dédié à la mémoire de George Lawrence Price, le dernier soldat canadien tué dans ce conflit, le 11 novembre 1918 à 10h58, soit deux minutes avant le cessez-le-feu. Jacques Goldstyn invite à suivre la trajectoire de deux meilleurs amis qui s’engagent dans l’armée canadienne pendant la Première Guerre mondiale. À la différence des autres albums de notre corpus, Jules et Jim, frères d’armes incorpore une leçon d’histoire à même sa trame narrative: les planches informent sur les causes du conflit («l’assassinat d’un archiduc et de sa femme»), sur la composition des deux camps ennemis, sur la conscription canadienne, sur les conditions de vie dans les tranchées, sur l’implication des femmes dans l’effort de guerre, sur la durée du conflit («1564 jours») et sur les négociations qui ont mené à l’armistice. Les raisons de faire la guerre demeurent cependant imprécises aux yeux des protagonistes: «Jules et Jim ne comprenaient pas ces histoires de traités et d’alliances, mais le pays avait besoin d’eux. Alors les deux amis se sont engagés dans l’armée.» (Goldstyn, 2018: s.p.) Bien que l’œuvre présente la guerre du point de vue des soldats, leur participation à celle-ci n’est pas héroïsée: «Malgré ses médailles, Jim avait aussi peur que Jules. […] Parfois même, ils pleuraient en rêvant de rentrer au pays.» (s.p.) La dure réalité des tranchées, «figées dans la boue et les barbelés», ainsi que la brutalité des combats secouent Jim et Jules, qui, avant d’y être engagés, avaient une conception romancée et épique de la guerre. Comme l’affirme Esther MacCallum-Stewart dans un article consacré à la Première Guerre mondiale dans la littérature jeunesse, «[i]t is no longer acceptable to present the war as a glorious conflict, as earlier texts did. Strong moral points or acts of self-discovery have become integral parts of war writing, but are explored through modern concerns and issues that have arisen about the war11«Il n’est désormais plus acceptable de présenter la guerre comme un conflit glorieux, ainsi que le faisaient les textes d’autrefois. Des questions morales ou relatives à la découverte de soi sont devenues des parties intégrantes de l’écriture de la guerre, mais elles sont explorées à travers le prisme des préoccupations et des problématiques modernes que la guerre soulève.» Nous traduisons..» (182) Sur un ton généralement ludique – le motif des «deux minutes de retard» qui rythment la vie de Jules est cocasse et les illustrations empruntent à l’esthétique de la caricature avec leurs personnages à grosse tête et à gros nez –, l’album traite de la fatalité et du deuil avec finesse et sensibilité. Dans les dernières pages, la mort de Jim marque à tout jamais son «frère d’arme»: «À 10h58, deux minutes avant l’armistice, Jim a reçu une balle dans la poitrine. Jules a tout tenté pour le sauver, mais son ami est mort dans ses bras. C’était la fin de la guerre et… c’était aussi la fin de Jim.» (Goldstyn, 2018: s.p.) En rendant compte de l’humanité et de la vulnérabilité des soldats, cet album s’éloigne des représentations monstrueuses observées plus haut et montre que ceux qui sont chargés de faire la guerre en sont parfois aussi les victimes12L’album de Thomas Scotto et Barroux sur les enfants-soldats, Une guerre pour moi…, porte le même message..
Dans Chère Traudi, Anne Villeneuve raconte quant à elle les souvenirs d’enfance de Kees Vanderheyden pendant la Seconde Guerre mondiale13Né aux Pays-Bas en 1932, Kees Vanderheyden a connu l’occupation allemande en Hollande pendant la guerre de 1939-1945. Au Québec, où il a émigré avec sa famille en 1954, il a publié plusieurs livres à teneur autobiographique qui reprennent cet épisode de sa vie, notamment La guerre dans ma cour (1994), Enfants en guerre (2001) et L’enfant de l’ennemi (2006). Voir «Vanderheyden, Kees», L’infocentre littéraire des écrivains québécois. En ligne. https://www.litterature.org/recherche/ecrivains/vanderheyden-kees-1052/. Cet album prend la forme d’une lettre que Vanderheyden, une fois adulte, aurait écrite à Traudi, une «enfant de l’ennemi» qui avait été envoyée par la Croix rouge dans sa famille après la guerre14Dans L’enfant de l’ennemi, Kees Vanderheyden raconte ses retrouvailles avec une petite Allemande accueillie par sa famille. La fin de l’album d’Anne Villeneuve intègre le fac-similé d’une lettre de la Croix-Rouge reçue par Vanderheyden, qui atteste de l’ancrage référentiel de l’histoire racontée. On lit en outre dans une sorte d’épilogue: «Depuis 1954, Kees Vanderheyden vit au Canada. Il a raconté l’histoire de son enfance à des centaines d’enfants dans les écoles. En 2004, presque 60 ans après la fin de la guerre, il a reçu une lettre de la Croix-Rouge. Ils avaient enfin retrouvé Traudi Berndi, la petite Allemande que sa famille avait accueillie après la guerre. Depuis ce temps, Kees et Traudi s’écrivent régulièrement.» (s.p.). En se remémorant différentes anecdotes de son quotidien d’enfant sous l’occupation allemande, l’homme livre sa vision de la guerre et témoigne d’une expérience intime de l’événement. Les illustrations s’accordent au ton intimiste de l’album grâce à des couleurs pastel et à un fini délavé. Dans les souvenirs relatés, le jeune Kees apprend rapidement que la guerre n’est pas un jeu. Lorsqu’il comprend que les frappes aériennes des alliés font des victimes innocentes en Allemagne, décimant des familles ordinaires comme la sienne, les choses se compliquent encore davantage pour l’enfant, qui voit ses conceptions du monde, du bien et du mal changer:
À mes yeux, les soldats allemands étaient tous des machines de guerre, faits du même acier que leurs tanks. Sans cœur ni âme. Ils pillaient, détruisaient, tuaient. Cette photo changeait tout. Maintenant, j’avais devant les yeux un homme, un père comme le mien. Avec le souvenir de sa femme et de ses enfants dans le creux de sa main. Ces avions dans le ciel nous rendaient heureux et promettaient la fin de la guerre, mais eux aussi détruisaient, tuaient. Dans un autre pays que le mien. (Villeneuve: s.p.)
Chère Traudi est l’un des rares albums de notre corpus à présenter ainsi une vision nuancée de l’ennemi, propre à remettre en question les préconceptions de l’enfant: «Ç’aurait été tellement plus simple de détester ces hommes qui nous faisaient la guerre et envahissaient ma maison. Que tout soit noir et blanc.» (Villeneuve: s.p.) La confusion née des conflits armés et les questions sans réponse qu’ils soulèvent sont également mises en évidence lorsque le texte aborde brièvement, de manière allusive, voire évasive, le sujet de l’antisémitisme et du génocide juif:
Petite Traudi, te souviens-tu du cimetière juif au fond du petit bois? J’allais souvent l’espionner. Tout y était si calme. Trop calme. Je me posais des questions. Pourquoi les juifs du village portaient-ils une étoile, cousue comme une honte à leurs vêtements? Je voyais souvent ces gens tristes, marqués de l’étoile, qui marchaient dans les rues d’Oisterwijk. Un jour, ces étoiles ont disparu, emportant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Et moi, je n’y comprenais rien, mais qui aurait pu m’expliquer? (Villeneuve: s.p.)
Loin de conduire à une explication, les questions posées par le jeune Kees pendant la guerre mènent à de nouvelles interrogations, formulées cette fois par le Kees adulte rédigeant la lettre, qui reconduit ce faisant la «vision partielle des événements» (Delbrassine: 124) associée au point de vue juvénile.
Dans d’autres albums, certains indices textuels ou iconographiques permettent de déduire le contexte d’inscription du conflit présenté. Ainsi peut-on lire dans Le citronnier d’Ilia Castro et Barroux: «Partout dans la ville, il y avait des banderoles accrochées aux édifices annonçant “el silencio es salud” “el silencio es salud”» (Castro: s.p.), un slogan associé à la dictature militaire en Argentine. Un autre passage de l’album fait référence aux corps qui, pendant cette période, «étaient lancés depuis les avions à la mer ou au Río de la Plata» (Sartora: 96): «Et juste avant de […] quitter [la ville], elle a senti le poids des corps, des corps lourds qui tombaient du ciel, des corps chauds, des corps dont elle sentait “los latidos del corazón…” Des hélicoptères on les lançait vivants.» (Castro: s.p.) Ces éléments contextuels ne donnant cependant lieu à aucune explication, l’ancrage référentiel de l’album demeure somme toute flou; ne reconnaîtront l’Argentine des années 1970 que ceux et celles qui connaissent déjà son histoire.
Bien qu’elles incorporent parfois des indications d’ordre historique, géographique, social ou politique, les œuvres étudiées ici présentent généralement des guerres décontextualisées. Dans la production québécoise contemporaine d’albums jeunesse, la guerre est le plus souvent perçue comme une abstraction d’un point de vue géopolitique. S’ils ne mettent pas la guerre en contexte, écartant de leurs narrations les causes et les spécificités des conflits, de quelles réalités (outre celle de la violence armée) ces albums rendent-ils donc compte?
Ici et ailleurs: la guerre, une question d’identité?
Évacuant pour la plupart une perspective militaire15À l’exception de Jules et Jim, frères d’armes (2018) de Jacques Goldstyn, aucun album de notre corpus ne met en scène la guerre du point de vue des soldats adultes., les œuvres de notre corpus mettent généralement l’accent sur l’expérience sensible des victimes de la guerre, surtout des enfants16Comme l’a observé l’historienne Manon Pignot, «[l]es enfants occupent […] une place spécifique dans le dispositif guerrier contemporain, à la fois comme cibles et victimes potentielles, mais aussi comme témoins, voire comme acteurs». (47) Rares sont cependant les albums qui mettent en scène des enfants qui, en même temps que de la subir, participent à la guerre. Dans les albums retenus pour cette étude, seul Une guerre pour moi… rend compte de l’expérience de guerre d’un enfant-soldat. Dans cet album, le jeune garçon est à la fois acteur, témoin et victime de la violence.. Lorsqu’elle fait irruption dans leur vie – que ce soit sous la forme d’une explosion, de bruits inquiétants ou d’intrus malveillants –, la guerre opère une rupture dans l’espace et dans le temps: «Quand la guerre entre quelque part, elle arrête les horloges et mélange les aiguilles» (Nicolas: s.p.) observe le jeune Nerko dans Lapin-Chagrin et les jours d’Elko. En chassant toute normalité du quotidien, la guerre instaure une sorte de hors-temps, une période limbique au cours de laquelle les personnages, dépossédés et déterritorialisés, cherchent à rejoindre des lieux d’asile. Dans plus de la moitié des albums jeunesse à thématique guerrière qui composent notre corpus, le récit de la guerre s’accompagne d’un récit d’exil. Les trames narratives dépeignent alors non seulement ce que la guerre bouscule ou empêche, mais aussi les déplacements auxquels elle contraint. Les albums qui rendent compte de pareilles trajectoires mettent en scène et thématisent l’impuissance, l’attente inquiète, l’incertitude, la peur et la fatigue, tandis que les personnages sont ballotés d’un espace transitoire à un autre, de camps de réfugiés à des bateaux qui, en pleine nuit, les emportent outre-mer. Abandonnant leur terre natale et la quasi-totalité de leurs possessions dans leur fuite, ils s’expatrient dans l’espoir de (re)trouver la paix.
Au sein des albums jeunesse qui participent ainsi à «la création de nouveaux imaginaires de la figure du réfugié» (Allouch et al.: 2-3) se déploient différents espaces de projection fantasmatique. L’éreintant voyage des migrants dans les albums, rythmé par une série de deuils et d’embûches, s’achève la plupart du temps par leur intégration dans une terre d’accueil idyllique qui ressemble au Québec. C’est le cas dans Y’a pas de place chez nous d’Andrée Poulain et Enzo Lord Mariano, paru en 2016 chez Québec Amérique, où des Québécois tendent la main en sauveurs à un groupe de réfugiés que personne jusqu’alors n’a voulu accueillir. En plus d’être présentées de manière dépréciative17Le texte souligne à trois reprises la supposée puanteur des réfugiés: «Un garçon dit: — ils sont vraiment sales. Ils doivent puer…» (24); «Tarek demande à son grand frère: Est-ce qu’on pue? — Dans notre nouveau pays, il y aura de l’eau. Pour boire et pour nous laver. Dans notre nouveau pays, nous ne puerons plus, répond Marwan» (26); «Est-ce que je pus? demande Tarek. La petite fille [«québécoise»] sourit et lui dit: — Un peu, oui. Mais pas pour longtemps.» (32) dans cet album, les victimes de la guerre, désignées par le terme «sans-pays», accèdent à peine à la narration et sont dépourvues de toute agentivité. En dépeignant des scènes misérabilistes18Une double page sans texte montre par exemple des réfugiés entassés sur un petit bateau se disputer un morceau de pain., certaines illustrations participent d’un certain sensationnalisme, voire de la complaisance voyeuriste d’une société qui observe l’horreur de loin, sans chercher à la comprendre. L’album tend ainsi à livrer une conception réductrice et stéréotypée des populations affligées par la guerre.
D’autres albums témoignent cependant du vécu des réfugiés avec plus de nuances et rendent compte de leur expérience en évitant les pièges «de la victimisation, de la caricature, de l’exotisme ou d’un brouillage énonciatif leur attribuant des identités collectives». (Allouch et al.: 3) Il en va ainsi de Dounia de Marya Zarif, paru en 2021 chez Bayard Canada, qui retrace le parcours migratoire d’une jeune fille et de ses grands-parents, de la Syrie au Québec. Le récit entretient son lectorat de la violence et de la mort, des difficultés du voyage, de l’impuissance et de la peur ressenties, de l’espoir et de la résilience. Alors que, dans la plupart des autres albums de notre corpus, les exilés n’expriment presque jamais de nostalgie pour leur terre d’origine, l’album de Marya Zarif célèbre la beauté de la ville d’Alep et de sa culture avant de mettre en scène leur destruction par la guerre. Les illustrations, éclatantes de couleurs, témoignent d’une vie empreinte de magie, de douceur et de féérie, ce qui permet non seulement de mesurer l’ampleur de la perte, mais aussi de rapprocher l’ailleurs et l’ici dans l’esprit des lecteurs. Dounia aime son pays et pleure sa ruine; la fillette ne veut pas quitter sa ville, mais elle y est contrainte pour survivre.
Sans pour autant toujours présenter des parcours de réfugiés, plusieurs albums de notre corpus exposent leur lectorat à l’idée de frontière. Au regard des imaginaires qu’ils convoquent et des espaces de projection qui s’y déploient, ces œuvres invitent à repenser notre rapport au monde, à autrui et à l’identité québécoise. Selon Yan Hamel, la littérature de jeunesse à thématique guerrière constitue justement
un marqueur clé de l’idée que le Québec contemporain se fait de sa propre identité collective, de sa condition dans le monde, de ses valeurs cardinales et, surtout, du devenir commun dans lequel il voudrait voir s’engager ceux qu’il forme aujourd’hui et qui, en retour, seront amenés à le perpétuer. (85)
Plusieurs albums de notre corpus insistent de fait sur la distance – symbolique, sociale, culturelle, géographique ou temporelle – qui sépare le contexte de guerre de celui dans lequel évoluent les lecteurs et les lectrices du Québec. La juxtaposition des expériences y est fréquente. Dans Arthur et Malika de Paule Brière et Claude K. Dubois, paru en 2018 aux Éditions D2eux, la guerre est présentée à la jeunesse québécoise comme une réalité fort lointaine: sur la première double page, le petit Arthur n’est exposé à la guerre qu’à travers «la télé», tandis que Malika en fait l’expérience concrète. De façon similaire, l’album Pow Pow t’es mort! de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel, paru en 2017 aux 400 coups, juxtapose l’ici et l’ailleurs à travers les enfances contrastées de Manu et d’Unam. Pendant que Manu s’ennuie à l’école, se prépare un goûter ou joue à un jeu de guerre violent, Unam, de son côté, rêve d’aller à l’école, est torturé par la faim et est témoin d’une violence bien réelle. Les privilèges et les caprices du premier mettent en relief les souffrances du second et exposent l’injustice dont il est victime. L’effet de symétrie est accentué par les prénoms des deux enfants, Manu et Unam, qui forment un palindrome, ce qui contribue à montrer que l’univers de l’un est l’envers de l’autre, mais aussi à signifier que l’un aurait pu être à la place de l’autre.
D’autres albums font se rencontrer des personnages aux expériences de la guerre également divergentes: ceux dont l’existence est conditionnée ou détruite par les conflits et ceux qui en sont de simples observateurs. Loin d’abolir les frontières, ces iconotextes tendent plutôt à les rendre encore plus prégnantes. Dans Azadah, paru en 2016 aux Éditions La Pastèque, Jacques Goldstyn témoigne de l’impuissance d’une photographe européenne dépêchée par les Nations-Unies au Moyen-Orient dans un pays en guerre, face aux supplications d’une fillette (Azadah) qui, dans une soif de liberté et de paix, l’implore de l’emmener avec elle. En même temps que de montrer tout ce que les violences armées torpillent pour l’enfant – un avenir rempli de possibilités, une jeunesse insouciante, une scolarisation, etc. –, l’album brosse le portrait d’un bonheur et d’une liberté fantasmés. Sans aucun attachement apparent à sa culture d’origine, Azadah rêve de livres, de musées et de films européens, américains et québécois, autant d’exportations culturelles qui nourrissent son imaginaire et l’emportent loin de chez elle en pensée; ce que la guerre empêche dans cet album, c’est l’épanouissement d’une vie aux apparences normales, c’est-à-dire d’une vie à laquelle sont susceptibles de s’identifier les enfants du Québec. L’album communique ainsi subrepticement l’idée que la paix a des traits occidentaux. Le dénouement de l’album renforce d’ailleurs cette idée: si la photographe ne peut exaucer le souhait d’Azadah, les outils contenus dans le sac qu’elle lui lègue avant de partir permettront quand même à la fillette de s’évader, au sens figuré. L’album Tu me prends en photo de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel, paru en 2011 aux 400 coups, traite également de l’intervention internationale dans les pays en guerre. En rendant compte de l’impuissance d’un photographe face à des enfants de la guerre dépossédés et déconcertés, figés devant son objectif comme devant la pointe d’un fusil, cet album reconnait le caractère intrusif de sa présence. Écrit à la deuxième personne du singulier, le texte se donne à lire comme une interpellation: il s’adresse au photographe qui, contrairement aux enfants qu’il immortalise avec son appareil, peut rentrer chez lui, sain et sauf. L’album dénonce ainsi l’instrumentalisation des expériences de guerre par des étrangers exerçant une forme de violence qui, pour être symbolique, n’en est pas moins réelle: «Hé le photographe, tu prends sans rien rendre, pas même la photo!» (s.p.)
Ce rapide portrait des représentations de la guerre dans la production québécoise d’albums jeunesse des vingt dernières années nous a permis de relever certaines récurrences formelles et thématiques. Nous avons d’abord constaté que, lorsqu’il est question de traiter de la violence, de l’horreur et du trauma de la guerre, nombreuses sont les œuvres qui font usage de différents procédés de voilement et d’effacement. Par la sollicitation d’images métaphoriques ou par un traitement textuel poétique, les albums traduisent le mal et l’horreur de manière à les rendre digestes pour les enfants. Dans les albums québécois à thématique guerrière, il n’est donc pas question d’explorer la fascination pour l’abjecte, au sens où l’entendait Julia Kristeva19«Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. […] Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui.» (Kristeva: 9). Ces iconotextes abordent la violence avec autant de pudeur que de prudence. Nous avons ensuite observé que peu d’albums jeunesse québécois contextualisent les conflits qu’ils mettent en scène. Nos observations rejoignent ainsi celles de Yan Hamel, selon qui la guerre est «racontée et représentée d’une manière qui la rend fondamentalement incompréhensible pour la jeunesse québécoise» (Hamel: 88), ce qui contribue à en accentuer l’aspect scandaleux. Seuls les albums portant sur la Première et la Seconde Guerre mondiale mettent en contexte les conflits relatés. Au plus près du réel, ces albums offrent une vision complexe et nuancée de la guerre et des soldats qui sont contraints de la faire, évitant de verser dans une simplification abusive. Enfin, nous nous sommes penchée sur les récits d’exil que livrent les albums de notre corpus et sur les manières dont ils interpellent les lecteurs québécois en mettant en jeu l’idée d’une frontière entre un ailleurs en guerre et un ici pacifiste et humaniste. Dans La conflictualisation du monde au XXIe siècle, Alain Renaut et Geoffroy Lauvau énoncent efficacement le message qu’ont en partage les albums jeunesse québécois contemporains à thématique guerrière:
Globale par son extension, massive par les pertes humaines qu’elle engendre, extrême par les types de violences qui accompagnent les meurtres et s’y surajoutent, […] [la] conflictualisation, par sa teneur même, ne peut simplement pas être pensée comme un mal dont pourrait sortir un bien plus grand ou une contribution paradoxale et déplorable, mais utile, au dur apprentissage du pluralisme par les sociétés humaines. Ce serait en vérité faire injure aux victimes en même temps qu’au sens commun. (Renaut et Lauvau:18)
S’ils illustrent et racontent différemment la guerre, les albums de notre corpus constituent presque tous des outils de sensibilisation et de conscientisation efficaces pour la jeunesse. Après tout, en racontant aux enfants la guerre et ses horreurs, les œuvres n’invitent-elles pas à imaginer la paix?
Bibliographie
Corpus primaire
BRIÈRE, Paule et Claude K. Dubois. 2018. Arthur et Malika. Sherbrooke: D2eux, 40p.
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GOLDSTYN, Jacques. 2016. Azadah. Montréal: La Pastèque, 51p.
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HÉBERT, Marie-Francine et Jean-Luc Trudel. 2011. Tu me prends en photo. Montréal: Les 400 coups, 32p.
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NICOLAS, Sylvie et Marion Arbona. 2011. Lapin-Chagrin et les jours d’Elko. Longueuil: Trampoline, 44p.
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POULAIN, Andrée et Enzo Lord Mariano. 2016. Y’a pas de place chez nous. Montréal: Québec Amérique, 32p.
SCOTTO, Thomas et Barroux. 2015. Une guerre pour moi… Montréal: Les 400 coups, coll. «Carré blanc», 32p.
VILLENEUVE, Anne. 2020 [2008]. Chère Traudi. Montréal: Les 400 coups, coll. «Carré blanc»,52p.
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Corpus secondaire
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- 1Ce constat fait consensus dans les travaux qui portent sur la thématique de la guerre dans la littérature jeunesse, comme le relèvent Patricia A. Crawford et Sherron Killingsworth Roberts dans leur article «Ain’t Gonna Study War No More? Explorations of War through Picture Books» (2009): «Traditionally, the horrors and graphic pain of war were considered to be largely out of bounds for the domain of children’s literature.» (371)
- 2«L’Holocauste a fondamentalement changé notre façon de concevoir la mémoire et […] la nature humaine. Vraisemblablement, le modèle d’exposition est devenu nécessaire parce que nous n’avons plus le luxe de nier l’existence du mal ou de reporter à plus tard la confrontation de l’enfant avec celui-ci.» Nous traduisons.
- 3À la suite d’Élise Poirier, rappelons toutefois que, toutes proportions gardées, la production d’albums à thématique guerrière dans la francophonie européenne excède toujours considérablement celle que l’on observe au Québec depuis les années 1990. (Poirier: 13)
- 4Pour constituer notre corpus, nous avons interrogé le catalogue de l’Espace Jeunes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) à l’aide de la vedette-matière «guerre» et en ciblant les catégories «LI» (livres d’images) et «TI» (textes illustrés). En plus d’avoir été édités au Québec et d’avoir été publiés à partir des années 2000, les albums retenus devaient avoir la guerre pour thème principal ou à tout le moins accorder à sa représentation une place significative. Ont été écartés du corpus les albums jeunesse européens et américains réédités au Québec.
- 5On observe par exemple un rapport similaire entre texte et image dans Tu me prends en photo (2011) de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel, où les illustrations voilent, dans une certaine mesure, l’horreur que dénonce le texte: «Qu’est-ce qu’il a, mon pied? Il a trois orteils en moins, et après? Une mine les a arrachés. Mon ami, c’est la moitié de la jambe, son ami, c’est tout le bras, l’ami de son ami, c’est sa vie entière, qu’ils ont perdus.» (Hébert 2011: s.p.) En aucun cas les amputations décrites dans le texte ne figurent dans les illustrations de l’album.
- 6Nous reviendrons un peu plus loin sur l’inscription géographique du conflit présenté dans cet album.
- 7Sur la peur de la dévoration, qui serait «profondément ancrée dans le psychisme infantile», voir Bernard Chouvier, «La terreur de la dévoration», dans La médiation thérapeutique par les contes. (31).
- 8«La représentation du mal comme inexplicable apparaît presque toujours comme émanant du point de vue de l’enfant dans le livre […]; plus précisément, l’histoire est souvent celle d’une enfance heureuse soudainement perturbée, d’un enfant rassemblant des indices à partir de conversations d’adultes, de la violence dans la rue ou ailleurs, et tâchant de comprendre.» Nous traduisons.
- 9Nous empruntons ces notions relatives aux interactions entre texte et image dans les albums jeunesse (complémentarité, enrichissement et contrepoint) à la typologie élaborée par Maria Nikolajeva et Carole Scott dans How Picturebooks Work (2006).
- 10Dans certains albums, il arrive que des indications paratextuelles – sur la quatrième de couverture ou dans la dédicace – permettent d’identifier le contexte d’inscription général de la guerre. C’est par exemple le cas de Lapin-chagrin et les jours d’Elko (2011), dont l’histoire est «[i]nspirée du récit de l’enfance mouvementée de Nermin Grbić pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine», ainsi que l’indique la quatrième de couverture. Bien que la narration intègre quelques mots en langue bosniaque, la guerre de Bosnie-Herzégovine n’est pas pour autant mise en contexte dans l’album. Autrement dit, le récit n’aborde pas les causes qui permettraient d’expliquer l’éclatement du conflit.]
- 11«Il n’est désormais plus acceptable de présenter la guerre comme un conflit glorieux, ainsi que le faisaient les textes d’autrefois. Des questions morales ou relatives à la découverte de soi sont devenues des parties intégrantes de l’écriture de la guerre, mais elles sont explorées à travers le prisme des préoccupations et des problématiques modernes que la guerre soulève.» Nous traduisons.
- 12L’album de Thomas Scotto et Barroux sur les enfants-soldats, Une guerre pour moi…, porte le même message.
- 13Né aux Pays-Bas en 1932, Kees Vanderheyden a connu l’occupation allemande en Hollande pendant la guerre de 1939-1945. Au Québec, où il a émigré avec sa famille en 1954, il a publié plusieurs livres à teneur autobiographique qui reprennent cet épisode de sa vie, notamment La guerre dans ma cour (1994), Enfants en guerre (2001) et L’enfant de l’ennemi (2006). Voir «Vanderheyden, Kees», L’infocentre littéraire des écrivains québécois. En ligne. https://www.litterature.org/recherche/ecrivains/vanderheyden-kees-1052/
- 14Dans L’enfant de l’ennemi, Kees Vanderheyden raconte ses retrouvailles avec une petite Allemande accueillie par sa famille. La fin de l’album d’Anne Villeneuve intègre le fac-similé d’une lettre de la Croix-Rouge reçue par Vanderheyden, qui atteste de l’ancrage référentiel de l’histoire racontée. On lit en outre dans une sorte d’épilogue: «Depuis 1954, Kees Vanderheyden vit au Canada. Il a raconté l’histoire de son enfance à des centaines d’enfants dans les écoles. En 2004, presque 60 ans après la fin de la guerre, il a reçu une lettre de la Croix-Rouge. Ils avaient enfin retrouvé Traudi Berndi, la petite Allemande que sa famille avait accueillie après la guerre. Depuis ce temps, Kees et Traudi s’écrivent régulièrement.» (s.p.)
- 15À l’exception de Jules et Jim, frères d’armes (2018) de Jacques Goldstyn, aucun album de notre corpus ne met en scène la guerre du point de vue des soldats adultes.
- 16Comme l’a observé l’historienne Manon Pignot, «[l]es enfants occupent […] une place spécifique dans le dispositif guerrier contemporain, à la fois comme cibles et victimes potentielles, mais aussi comme témoins, voire comme acteurs». (47) Rares sont cependant les albums qui mettent en scène des enfants qui, en même temps que de la subir, participent à la guerre. Dans les albums retenus pour cette étude, seul Une guerre pour moi… rend compte de l’expérience de guerre d’un enfant-soldat. Dans cet album, le jeune garçon est à la fois acteur, témoin et victime de la violence.
- 17Le texte souligne à trois reprises la supposée puanteur des réfugiés: «Un garçon dit: — ils sont vraiment sales. Ils doivent puer…» (24); «Tarek demande à son grand frère: Est-ce qu’on pue? — Dans notre nouveau pays, il y aura de l’eau. Pour boire et pour nous laver. Dans notre nouveau pays, nous ne puerons plus, répond Marwan» (26); «Est-ce que je pus? demande Tarek. La petite fille [«québécoise»] sourit et lui dit: — Un peu, oui. Mais pas pour longtemps.» (32)
- 18Une double page sans texte montre par exemple des réfugiés entassés sur un petit bateau se disputer un morceau de pain.
- 19«Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. […] Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui.» (Kristeva: 9)