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Portrait de la fillette en consommatrice

Florence Brassard
couverture
Article paru dans Présence de l’album jeunesse au Québec, sous la responsabilité de Geneviève Lafrance (2024)

   

Dans plusieurs discours contemporains, qui vont de la psychologie aux cultural studies, «le consommateur ou la consommatrice n’est pas seulement un objet de théorisation, mais presqu’invariablement le personnage central d’une histoire; tantôt héros ou héroïne, tantôt victime, tantôt antagoniste [villain], tantôt dupe, mais toujours central» (Gabriel et Lang: 2; je traduis). En 1978, lorsque le Québec se dote d’une loi contre la publicité destinée aux enfants de moins de treize ans – laquelle demeure, aujourd’hui encore, «de loin la plus restrictive en Amérique du Nord» (Paré) –, c’est une conception des petit·es consommateur·rices en tant que victimes qui guide les législateur·rices. Les enfants, constatent «plusieurs régulateurs», sont «des personnes vulnérables “qui n’ont ni la capacité de discernement nécessaire, ni le pouvoir économique pour être consommateurs à part entière et se défendre adéquatement contre les pièges de la publicité commerciale”» (Arbour et al.: 5, citant Lafond: 314). Du reste, les enfants «ne sont pas les acheteurs des produits annoncés, mais jouent le rôle d’intermédiaires auprès des acheteurs réels, les parents» (Ramoisy, 26). Les «incitation[s] à l’achat» qui visent les moins de treize ans «mine[nt] l’autorité […] parent[ale]», «en plus d[e] génér[er] de[s] conflits » entre parents et enfants (ibid., 26, 27). Deux figures antagonistes émergent ainsi des arguments ayant mené à l’abolition de la publicité destinée aux enfants: celle de l’enfant en tant que proto-consommateur·rice dépourvu·e d’esprit critique (Ramoisy: 24) et celle du parent en tant que consommateur·rice averti·e qui, en refusant d’accéder aux demandes déraisonnables de son enfant, risque de mettre l’harmonie familiale en péril.

Parus en 2010, les albums Le pire des papas de Danielle Simard et Bruno St-Aubin, Parents à vendre de Carole Tremblay et Ninon Pelletier et Si Simone… de Sarah Lalonde et PisHier ont pour narratrice un personnage de petite fille dont les désirs matériels engendrent un conflit avec ses parents. Dans les deux premiers, qui exemplifient un des scénarios que l’adoption de la loi contre la publicité destinée aux enfants vise à prévenir, le conflit résulte des tentatives menées par les protagonistes pour convaincre leurs parents de leur acheter ce qu’elles convoitent. Le troisième album montre plutôt ce qui arrive lorsqu’une petite fille entrée en possession d’une carte de crédit fait un achat démesuré. Comme le déplorent Yiannis Gabriel et Tim Lang, les nombreux discours qui recourent au concept de consommateur·rice ont tendance à en proposer une interprétation unidimensionnelle, ce qui s’explique selon eux par la propension à la «rigidité morale» qui tend à accompagner la mobilisation de ce concept (3). Les consommateur·rices réel·les, expliquent-ils, sont caractérisé·es par leur imprévisibilité: ils et elles sont fragmenté·es, volatiles, susceptibles de muter rapidement d’un rôle à un autre (4). Qu’en est-il des personnages de consommatrices dans les albums à l’étude? Ces représentations reconduisent-elles le rôle de victime potentielle habituellement dévolu aux enfants dans les discours contre la publicité et le consumérisme? Il s’agira ici de montrer comment ces trois albums problématisent et complexifient le portrait de l’enfant en consommateur·rice qui sous-tend la loi québécoise contre la publicité destinée aux enfants, selon lequel les plus jeunes d’entre nous sont caractérisé·es par un manque de discernement et par une absence de pouvoir économique. L’examen des moyens par lesquels les iconotextes à l’étude figurent l’ambivalence des héroïnes et narratrices, dont le comportement est un savant mélange d’irrationalité et de calcul, sera suivi d’une analyse des manières dont leurs désirs de consommation mettent à l’épreuve les liens familiaux.

    

De jeunes consommatrices en mal de discernement?

Dans la période de l’après-guerre, la dénonciation des techniques de manipulation utilisées par les publicitaires et des faux besoins façonnés par le capitalisme et le consumérisme a contribué à mettre à l’avant-plan la figuration de la personne consommatrice en tant que victime (Gabriel et Lang: 130). L’avènement du postmodernisme et de l’idéologie néolibérale dans les années 1980 a cependant fait en sorte que cette idée perde du terrain. Selon ces nouveaux discours, la consommation est une pratique «active, affirmative et joyeuse» (132), et la personne qui s’y adonne, un individu rationnel capable de «veiller à ses intérêts et de faire des choix éclairés» (134). Ainsi responsabilisé·e, le·la consommateur·rice moyen·ne ne correspond plus à l’image d’une victime «passive et conditionnée, qui cherche à fuir la réalité» (132); le statut victimaire que l’on reconnaissait jadis volontiers à l’ensemble des consommateur·rices n’est désormais accordé de facto qu’aux personnes issues de groupes vulnérables et aux enfants (134). La «naïveté, la crédulité et le manque de discernement» de ces personnes font en sorte qu’elles paraissent «faibles, à la merci de forces qui les dépassent, mais aussi à la merci de leurs propres insécurités, anxiétés et peurs» (146). Comment les albums à l’étude actualisent-ils ces caractéristiques du·de la consommateur·rice en tant que victime?

Dans l’incipit de Parents à vendre, la petite Marianne raconte combien elle était excitée, «l’autre jour», d’aller faire les emplettes avec ses parents au grand magasin MégaSuperTout: «J’avais emporté toutes mes économies et j’avais tellement hâte de les dépenser que je poussais le chariot à toute vitesse.» (Tremblay et Pelletier, s.p.) Une telle attitude rappelle l’idée selon laquelle «le plaisir est au cœur du consumérisme», qui sous-tend la figuration, promue par cette idéologie, du·de la consommateur·rice en hédoniste (Gabriel et Lang: 108). La naïveté de l’enfant, qui n’a pas encore connu la désillusion suivant l’achat d’une marchandise finalement décevante, fait de lui·d’elle non seulement une victime potentielle des fausses promesses du discours publicitaire, mais aussi l’incarnation par excellence de la facette hédoniste du·de la consommateur·rice1L’idée selon laquelle l’enfant serait la figure par excellence du·de la consommateur·rice hédoniste ressort des propos de Gabriel et Lang, qui rappellent le «frisson» accompagnant les premières expériences d’achat et qui évoquent l’enthousiasme manifesté même par des activistes des droits des consommateur·rices au moment de raconter leurs premières expériences d’achat (133).. Parents à vendre montre combien le glissement de l’une à l’autre de ces figurations est aisé. Dans les deux doubles-pages suivantes, l’anticipation d’un plaisir à venir se transforme, pour la narratrice, en besoin de soulager un mal présent. Elle évoque ses désirs matériels comme autant d’atteintes physiques pathologiques, ce qui rend compte à la fois de leur force et de son impuissance à se défendre de ceux-ci:

En arrivant au rayon des jouets, j’ai eu une attaque. Je n’ai pas fait exprès. C’était plus fort que moi. Il me fallait ab-so-lu-ment la nouvelle Barbie-qui-pue-des-pieds-pour-vrai, sinon j’allais être malheureuse pour le restant de mes jours. Je le sentais. J’en étais sûre. C’était une fatalité. (Tremblay et Pelletier: s.p., je souligne)

La somatisation du désir de consommer s’accompagne d’hyperboles qui dramatisent la durée et la gravité du mal ressenti. De cette tendance à l’exagération participe également une gradation ascendante («Je le savais. J’en étais sûre.») qui culmine avec une allusion à la nécessité du destin («C’était une fatalité.»), dont la tournure impersonnelle tend à confirmer le diagnostic par lequel la narratrice se peint en victime de son désir.

Figure 1: Marianne en adoration devant la «Barbie-qui-pue-des-pieds-pour-vrai» TREMBLAY Carole et Ninon Pelletier. 2010. Parents à vendre. Montréal: Les 400 coups, s.p.

Sur la belle page en regard, l’illustration met en évidence le décalage entre l’attitude admirative de l’héroïne pour le jouet qu’elle convoite et le caractère peu désirable de celui-ci. La composition de l’image évoque une scène d’adoration quasi-religieuse: le cadrage en contre-plongée place le lecteur à la hauteur de Marianne qui, les mains jointes et les yeux aux ciel, contemple la poupée dans une boîte transparente posée sur un présentoir faisant office d’autel (figure 1). L’aspect plastique de la figurine correspond bien à la beauté stéréotypée attendue d’une Barbie. Or la particularité de celle-ci, qui est de puer des pieds, est davantage susceptible de provoquer le dégoût que le désir, ce que les messages publicitaires entourant le jouet ont pour fonction de souligner. Sur le présentoir, le nom «Barbie» est écrit en verdâtre (alors qu’on associe plutôt cette marque à un rose éclatant) et il est surmonté de volutes blanches et de mouches, deux conventions graphiques utilisées pour représenter des odeurs nauséabondes. Sur le côté de la boîte où se trouve la poupée, les points du i de l’onomatopée «snif» et du point d’exclamation qui le suit sont remplacés par des têtes de mort, symbole de toxicité, et une «Mise en garde» prévient les acheteur·euses potentiel·les du fait que «ce jeu peut devenir moins drôle avec l’usage»2La mise en garde est toutefois quelque peu difficile à lire en raison du faible contraste entre le mauve de l’arrière-plan et le rouge des caractères, ce qui n’est pas sans rappeler la pratique qui consiste à afficher de telles informations («certaines conditions s’appliquent», par exemple) en caractères minuscules dans les marges d’une publicité.. La poupée est par ailleurs vendue avec un pince-nez, bien mis en évidence sur la paroi intérieure de l’emballage. Texte et illustration concourent ainsi à mettre en évidence le caractère irrationnel de Marianne et de ses désirs. À l’inverse du·de la consommateur·rice éclairé·e que conçoit l’idéologie néolibérale, qui soupèserait froidement les avantages et les inconvénients liés à l’achat d’un objet, l’héroïne apparaît dominée par son corps, portée à l’exagération et entichée d’un jouet peu ragoûtant.

Fréquente dans les albums jeunesse traitant de surconsommation, comme Le catalogue des gaspilleurs (2003) et La clé à molette (2012) d’Élise Gravel ou encore Le livre où la poule meurt à la fin (2017) de François Blais et Valérie Boivin, la représentation d’objets inutiles ou dégoûtants destinés à la vente est manifestement jugée apte à susciter non seulement le rire de l’enfant, mais aussi sa réflexion critique sur ce qui constitue ou non un bon achat3Le «pyjam[a] qui chant[e] des berceuses», listé dans l’incipit de Parents à vendre parmi les produits disponibles chez MégaSuperTout (Tremblay et Pelletier, s.p.), annonce le «PYJAMA MUSICAL» qui «joue de l’opéra, du rock and roll et de la trompette» acheté par Bob chez Megamart dans La clé à molette (Gravel, 2012: s.p.; les majuscules sont de l’autrice).. Dans Parents à vendre, le caractère peu désirable de la poupée est mis en évidence au moyen de l’illustration, mais il n’est pas souligné par les figures de consommateur·rices averti·es que sont les parents de Marianne. La réponse qu’ils offrent au souhait de leur fille est plutôt sous-tendue par la distinction entre désir et besoin: son père lui fait valoir qu’elle a déjà bien trop de poupées, tandis que sa mère lui «sugg[ère] de choisir un nouveau cahier à colorier» à la place de la Barbie. Une nouvelle poupée ne constituerait pas un apport significatif à une collection déjà bien garnie; à l’inverse, un «nouveau cahier à colorier» (je souligne) comblera un manque en se substituant à l’ancien, que l’on devine déjà complété (ou presque).

Si l’on peut interpréter les atteintes physiques par lesquelles se manifestent les désirs de Marianne comme des signes de son irrationnalité, il est aussi possible d’y voir une tentative de manipuler son père et sa mère en les convainquant de la réelle nécessité des biens convoités. Selon cette logique, des symptômes corporels révéleraient d’authentiques besoins, comme la faim, auxquels de bons parents devraient s’empresser de répondre:

On était à peine arrivés dans le rayon des bonbons que les premiers symptômes sont apparus. Le visage blême, le ventre noué, les dents qui claquaient. Ça y était. J’avais faim. Il fallait que je mange d’urgence, sinon j’allais sûrement mourir. (Je souligne.)

Les parents de Marianne ne sont pas dupes de cet appétit soudain. L’expression de ce nouveau souhait donne l’occasion à la mère de réitérer, toujours implicitement, la distinction entre désir et besoin. Refusant de «laisse[r] [Marianne] dépenser tout son argent en bonbons», elle propose plutôt de lui acheter un fruit. Après avoir ignoré la première suggestion de sa mère, celle de se procurer un cahier à colorier4«[M]aman m’a suggéré de choisir un nouveau cahier à colorier. Comme j’étais furieuse, j’ai fait comme si je n’avais pas entendu.», Marianne se dit «tellement estomaquée par [la] cruauté» de celle-ci qu’elle refuse sa nouvelle idée (je souligne). Alors que la narratrice s’offusque d’être invitée à faire la différence entre la faim et la gourmandise, il apparaît significatif qu’elle évoque l’estomac d’une manière qui ne fait pas référence à son sens propre ni à sa fonction première. En utilisant plutôt une expression figurée qui allude à cet organe pour désigner le fait d’être frappée d’étonnement, Marianne utilise la langue d’une manière qui reproduit sa tendance à privilégier ce qui est accessoire, laquelle participe des caractéristiques qui témoignent de son manque de discernement.

Tout comme Marianne, l’héroïne et narratrice de Si Simone… recourt volontiers à l’exagération et évoque son corps d’une manière qui tient de la déresponsabilisation et de la manipulation. Simone raconte comment elle a laissé fondre dans le sous-sol de sa maison la quasi-totalité des quatre cents litres de crème glacée qu’elle avait commandés par téléphone avec la carte de crédit de sa mère, provoquant ainsi des dommages matériels au foyer familial et la colère de ses parents. Sur le plan diégétique, l’achat d’une quantité astronomique de crème glacée atteste du manque de discernement de Simone et de sa tendance à l’exagération – laquelle est mise en évidence, sur le plan formel, par une poétique de l’excès faite de redondances sémantiques5Une redondance peut être observée par exemple dans la gradation consacrée «promis, juré, craché», dans le pléonasme «mon chien-canin», répété à trois reprises, et dans l’exclamation enthousiaste «Miam-hum-très-bon!», que lance Simone lorsqu’elle s’apprête à commander la crème glacée. et de répétitions de sons6Le texte présente des allitérations en s («Si Simone s’excuse sans cesse, c’est signe qu’une énorme bêtise vient d’être commise» [Lalonde et PisHier: s.p.]) et en g («grossiste – crème glacée», «Glace-à-gogo»). Cette dernière allitération comporte une motivation diégétique: elle correspond à la logique alphabétique de l’annuaire téléphonique que l’héroïne consulte à la lettre G. et de syllabes7Le titre de l’album fait entendre la répétition de la syllabe «si», une répétition que l’on trouve aussi dans une phrase que les parents de la narratrice, nous dit-elle, prononcent «souvent». La syllabe «si» fait également l’objet d’une répétition sur le plan graphique, puisqu’elle apparaît dans des phylactères sur la première belle page et sur la première fausse page de l’album. Le chien de Simone porte un nom formé d’une syllabe répétée, «Cri Cri», et près de lui se trouve l’onomatopée «ouaH! ouaH!» (les majuscules sont de l’illustrateur). Sur la page montrant Simone en train de commander la crème glacée et sur celle où on la voit en manger, l’illustration comporte l’onomatopée «MiaM! MiaM!» (les majuscules sont de l’illustrateur).. Le discours que tient la narratrice sur elle-même fait en sorte qu’elle ne semble pas responsable de ses actes: «Avec tout ce qui trotte derrière mes couettes rebelles, il arrive souvent de petits accidents.» (Lalonde et PisHier: s.p.) Simone désigne ses idées par une périphrase qui leur prête une vie propre, puis se distancie des conséquences de leur mise en œuvre en évoquant celles-ci au moyen d’une tournure impersonnelle et d’un euphémisme qui leur confère un caractère fortuit. Aussi explique-t-elle qu’elle n’a pas fait exprès de commander toute cette crème glacée:

L’autre jour, par le plus pur des hasards, je me suis pris le gros orteil dans le portefeuille de maman.

J’ai constaté que la vie faisait bien les choses parce que trois quarts de seconde plus tard, en farfouillant dans l’annuaire téléphonique sous la lettre G, mon regard est tombé sur la section: grossiste – crème glacée. Et ma bouche s’est exclamée, en délire: «Miam-hum-très-bon!»

Victime du «plus pur des hasards», Simone se présente en témoin plutôt qu’en agente de ses actions, accomplies tantôt par «[s]on regard», tantôt par «[s]a bouche». Devant le fait accompli, elle ne peut que «constate[r] que la vie fai[t] bien les choses», comme le veut la locution dont l’emploi contribue à faire de la narratrice le jouet de forces qui la dépassent.

Figure 2: Simone dit-elle la vérité lorsqu’elle raconte comment elle a trouvé le portefeuille de sa mère? LALONDE, Sarah et PisHier. 2010. Si Simone…. Montréal: Les 400 coups, s.p.

Les moyens que Simone met en œuvre pour minimiser sa part de responsabilité apparaissent cependant comme autant de stratégies de manipulation, et ce, d’autant plus qu’une illustration suggère que sa narration n’est pas complètement fiable. Un pied nu est visible sur la vignette illustrant la phrase où Simone raconte s’être «pris le gros orteil dans le portefeuille» de sa mère, alors que la petite fille porte des chaussures de sport rouge vif sur toutes les illustrations où on la voit en plan moyen, y compris sur celle qui la montre en train de «farfouill[er] dans l’annuaire téléphonique» «trois quarts de seconde» après avoir trouvé le portefeuille. La forme de ce «pied» ressemble curieusement à celle des mains des personnages dessinés par PisHier dans cet album, qui sont rudimentaires (figure 2). Il est donc possible de penser que Simone a mis la main sur le portefeuille maternel, une action qui revêt un caractère plus délibéré que celle de le heurter avec son pied8La présence de l’onomatopée «boing!» sur cette vignette fait cependant en sorte qu’il est difficile de déterminer avec certitude la part d’accident et de préméditation dans le geste de Simone.. Qu’elle ait «pris [s]a voix la plus sérieuse» pour passer sa commande de crème glacée auprès du grossiste contribue aussi à donner l’impression que l’héroïne connaît la nature incongrue, sinon répréhensible, de son geste, et sait que la personne à l’autre bout du fil ne la laisserait pas faire si elle s’apercevait qu’elle parle à une enfant. Selon l’effet que Simone entend produire sur le·la destinataire de ses paroles ou de son histoire, elle apparaît tantôt dominée par son corps, tantôt en maîtrise de celui-ci, ce qui confère une certaine ambiguïté à son statut de consommatrice-victime.

Dans Le pire des papas, la vulnérabilité de Victoire face aux désirs consuméristes est d’un autre ordre que celle de Marianne et de Simone: plutôt que de découler d’un manque de discernement ou de rationalité, elle relève d’un désir de reconnaissance sociale. La narratrice de cet album s’estime victime d’une injustice. Dans la cour d’école, une petite fille porte le même blouson que l’idole de l’heure et attire les regards admiratifs de toutes ses compagnes – hormis ceux de l’héroïne, consumée par la jalousie: «Ce n’est pas juste!», pense-t-elle, «[c]e blouson-là devrait être à MOI, Victoire Gagné. Lili Star est MA chanteuse préférée.» (Simard et St-Aubin: s.p; les majuscules sont de l’autrice.) Pour remédier à la situation, Victoire compte se procurer le blouson au plus vite: «Dès que maman viendra me chercher, nous irons m’en acheter un.» Deux motifs sont au cœur du désir matériel de Victoire: il s’agit, d’une part, d’incarner et d’afficher son appréciation pour Lili Star et, d’autre part, de bénéficier du prestige social conféré par la possession du blouson. À cet égard, Victoire revêt le rôle de la consommatrice en quête d’identité («consumer as identity-seeker»; Gabriel et Lang: 86-107). Comme l’écrivent Gabriel et Lang, lorsque les enfants

atteignent l’âge scolaire, leurs goûts perdent leur innocence [et leur spontanéité]. Aimer des jouets démodés, être ami·e avec les enfants qui ne sont pas populaires, porter des chaussures ringardes, toutes ces choses sont désormais liées à l’image et à l’identité. Aux abords de l’adolescence, pratiquement tous les choix sont corrompus par la conscience de l’image de soi (96, je traduis).

Cette conscience est indissociable de la volonté de «gagner l’acceptation des pairs» (133), qui contribue à fragiliser les enfants (et les adolescent·es) face aux promesses du consumérisme. La vulnérabilité qui caractérise Victoire à cet égard n’en fait pas un personnage irrationnel. Contrairement aux désirs de Marianne et de Simone, qui leur sont dictés par leur corps, celui de Victoire émane plutôt d’une constatation empirique: elle a observé, de ses propres yeux, la fascination exercée sur ses camarades par le vêtement qu’elle convoite.

L’idée selon laquelle les enfants ne peuvent être des consommateur·rices à part entière en raison de leur manque de discernement n’est reconduite que dans deux des trois iconotextes à l’étude, Parents à vendre et Si Simone…. Les héroïnes et narratrices de ces albums sont caractérisées par une tendance à l’exagération, lisible sur les plans narratif et diégétique, ainsi que par le rôle que joue leur corps en tant que révélateur ou exécutant autonome (agissant sans la médiation de la raison) de leurs désirs. Ce recours au corps, qui contribue à la représentation du manque de discernement de Marianne et de Simone (donc à leur figuration en tant que victimes du consumérisme), n’est cependant pas sans ambivalence. Il participe en effet aussi de stratégies de manipulation déployées par les jeunes consommatrices, des stratégies qui visent tantôt leurs parents, tantôt le·la lecteur·rice. Dans la seconde partie de cette étude, la prise en considération des moyens dont disposent (ou non) les personnages de jeunes consommatrices pour combler leurs désirs matériels permettra d’approfondir l’analyse des représentations des rapports parents-enfants que donnent à lire et à voir ces albums.

    

Pouvoir d’achat et liens filiaux

Outre la nécessité de protéger des êtres encore dépourvus du discernement nécessaire pour faire des choix de consommation éclairés, la loi interdisant la publicité destinée aux enfants vise aussi à prévenir les conflits familiaux que peuvent causer les demandes répétées et insistantes que font les enfants aux parents afin d’obtenir ce qu’ils·elles convoitent. Comme les petit·es ne disposent pas d’un pouvoir d’achat qui leur est propre, leurs désirs peuvent seulement être satisfaits si quelqu’un accepte de mettre la main au portefeuille pour elles·eux. Ainsi, pour un·e enfant, consommer équivaut, la plupart du temps, à recevoir. Inscrits dans un rapport de don, c’est-à-dire dans un rapport où «les biens [sont] au service des liens» (Godbout: 29), les désirs de consommation enfantins peuvent difficilement être pensés en dehors de la relation au sein de laquelle ils prennent place: «on sait que, surtout pour un enfant, donner et recevoir des cadeaux est “le signe le plus clair, le moins équivoque de l’amour”» (ibid: 65, citant Lévi-Strauss: 100).

Figure 3: Victoire Gagné est déçue de retrouver son père à la sortie de l’école, car il est plus difficile à amadouer que sa mère. Elle adopte un air faussement enjoué afin de le convaincre de lui «faire plaisir». SIMARD, Danielle et Bruno St-Aubin. 2010. Le pire des papas. Montréal: Imagine, s.p.

La narratrice du Pire des papas, Victoire Gagné, compte bien faire jouer à son avantage ce rapport entre les biens et les liens. Puisque c’est son père qui est venu la chercher à la sortie de l’école et que sa mère – qui accède plus facilement que lui à ses instances – rentrera tard, la petite fille devra user de stratégie pour l’amener à lui procurer le blouson. Cette stratégie repose en majeure partie sur une instrumentalisation de l’amour filial et paternel qui existe entre elle et son père, comme l’indiquent les «mots magiques» qu’elle «utilise» pour introduire sa demande: «Veux-tu me faire plaisir, mon papou d’amour que j’aime et qui m’aime?» Le corps de Victoire joue un rôle-clé dans cette entreprise de persuasion. Tandis que ceux des héroïnes de Parents à vendre et de Si Simone… étaient présentés comme les réceptacles passifs ou comme les agents irrationnels de leurs désirs, celui de l’héroïne du Pire des papas est mis au service des démonstrations d’amour filial que l’héroïne juge susceptibles de favoriser son succès. Victoire étudie ses attitudes corporelles et ses expressions faciales, comme le montre la double-page où elle découvre que c’est son père qui est venu la chercher et où elle introduit sa demande (figure 3). La fausse page raconte et représente visuellement la déception de l’héroïne au moment où elle constate la présence de son père dans la voiture plutôt que celle, attendue, de sa mère. Tout à l’avant-plan, tourné vers le·la lecteur·rice, son visage dépité est cependant invisible à son père, auquel elle fait dos. La belle page, en regard, est celle où Victoire prépare sa grande demande au moyen de ses «mots magiques». L’enfant est installée sur la banquette arrière du véhicule et son père, assis à la place du conducteur, est tourné vers elle. Toute trace de dépit a disparu du visage de l’héroïne, qui affiche alors un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Celui-ci s’ajoute à ses épaules relevées et à ses mains aux doigts repliés presque jointes devant sa poitrine pour lui donner un air (faussement) enjoué.  La suite de l’album montre que la narratrice continue d’instrumentaliser son corps et l’amour existant entre elle et son père dans l’espoir de parvenir à ses fins. Agenouillée dans une position de prière, Victoire «caress[e] la main de [son] p[ère]» de «[s]es doigts plus doux que des bisous», puis lui «fai[t] ses yeux super suppliants», mais cela ne suffit pas à le faire fléchir. Elle finit par «sor[tir] son arme spéciale: les larmes». Les termes employés par la narratrice ne laissent aucun doute sur leur sincérité. Après avoir fait allusion à leur pouvoir rhétorique en les désignant comme une «arme», elle évoque leur facticité: «Maman ne supporte pas de me voir pleurer. C’est un spectacle beaucoup trop triste» (je souligne). Les paroles de la narratrice tout comme les illustrations font ressortir le caractère spectaculaire de ses effusions lacrymales: elle «pleure tellement qu[’elle] risque de [s]e noyer», une affirmation confirmée par plusieurs pages qui montrent la petite au beau milieu d’une flaque de larmes en voie d’inonder l’atelier de son père. C’est alors que la question de l’amour paternel et filial atteint un point de rupture. D’un ton larmoyant (figuré par la multiplication du e), Victoire reproche à son père le manque d’amour dont témoigne, selon elle, le fait qu’il refuse de lui acheter le blouson: «Tu ne m’aimes pas! Si tu m’aimais, tu ne pourrais pas me faire autant de peeeeeeeeine!» Elle décide ensuite de lui asséner le coup de grâce, des paroles qui sont dramatisées par un effet d’annonce, par le fait qu’elles sont différées au moyen d’une tourne de page ainsi que par une modification de la taille et de la graisse des caractères typographiques:

Attention, ça va faire mal!

Cette fois, je lui lance la phrase qui tue!

[nouvelle page]

— Moi, je ne t’aime plus!

Et je ne t’aimerai plus jamais! (L’autrice met en gras.)

Ces phrases, que profère Victoire dans l’espoir avoué de blesser son père pour l’amener à céder, ratent leur cible. Son père «sursaute juste un peu» et l’envoie se coucher. Tandis que le métadiscours de la narratrice, tout au long de l’album, indique que c’est par calcul rhétorique que ses paroles et ses gestes mobilisent la dimension affective de ses rapports avec son père, la petite fille semble alors véritablement se prendre au jeu. Seule dans son lit, Victoire verse des larmes encore une fois très abondantes, comme l’illustre la tache qu’elles forment sur son édredon. Coulant sans témoin, ses pleurs semblent émaner d’un véritable chagrin: l’enfant pense qu’elle va mourir par «la faute de ce monstre sans cœur», une périphrase qui tend à montrer qu’elle se croit mal-aimée de son père. La page suivante illustre toutefois que Victoire envisage sa propre mort non seulement comme une catastrophe personnelle, mais aussi comme un tort infligé à la réputation de son père: lorsqu’on la «trouver[a] morte de chagrin», pense-t-elle, «[t]out le monde saura que [s]on papa est le pire des papas».

La stratégie de Victoire, en plus de sa dimension pathétique, comporte aussi une composante argumentative. Celle-ci peut être observée lorsque l’héroïne, après avoir rangé sa chambre, promet de le faire «pendant un mois entier…à condition qu[e son père] lui achète d’abord le blouson». Une telle proposition transforme le sens que revêt l’objet au sein de la relation entre Victoire et son père. Jusque-là, celui-ci considérait que la veste, s’il l’achetait, serait un cadeau qu’il ferait à sa fille9Pour motiver son refus, le père de Victoire évoque le fait qu’elle a «déjà trop vêtements» (Simard et St-Aubin: s.p.), ce qui montre que le blouson n’est pas un besoin auquel son devoir parental l’oblige à subvenir. Il mentionne aussi l’absence d’une occasion particulière qui justifierait cette largesse («ce n’est ni Noël, ni [l]a fête» de Victoire). Au sujet des cadeaux faits aux enfants, voir Godbout: 44 et 63-67.. Victoire recatégorise le blouson en le présentant non plus comme un cadeau, mais plutôt comme la récompense d’un bon comportement et comme une incitation à le reproduire. Cette proposition convainc presque son père, qui essaie toutefois de modifier l’échéancier du contrat. Il lui offrira le blouson, dit-il, au terme du mois où elle aura systématiquement rangé sa chambre. La modification suggérée comporte une valeur pédagogique implicite: différer la récompense dans le temps permettrait à Victoire d’exercer sa patience et son sens de l’effort10La dimension pédagogique de la proposition du père de Victoire rejoint les idées et les valeurs promues dans quelques albums voués à l’éducation financière et centrés sur la notion d’épargne. Voir par exemple Les bananiers magiques de David Descôteaux et Daniel Aiers (2018), La tirelire de Viktor de Nataly Labelle et Danielle Tremblay (2022) et Oscargot et sa licorne à sous de Cindy Roy et Émilie Ruiz (2020).. Une telle proposition est emblématique de l’attitude qu’adopte le père tout au long de l’album: il cherche à situer le débat qui l’oppose à son enfant sur le terrain de l’éducation. Plutôt que de se laisser ébranler par le chantage émotif de sa fille, il lui explique qu’il «[a] le devoir de [l’]éduquer […]. Pas celui d’accepter tous [s]es caprices dans le but d’être aimé.» Dans le discours du père de Victoire, le devoir parental a préséance sur l’amour filial.

Un autre argument mobilisé par l’héroïne consiste à reprocher à son père les dépenses qu’il encourt pour s’acheter des outils spécialisés, en comparaison desquelles le coût du blouson est dérisoire. À cela, le père répond qu’il «rêve» d’avoir «plein d’autres trucs» en plus de ceux mentionnés par Victoire, «et tout de suite! Sauf qu’il va attendre la fête des Pères. Parce qu’il est raisonnable, lui!» Dans cette réponse rapportée au style indirect libre, l’allusion à un cadeau de fête des Pères rappelle la figure du «bon papa», à laquelle le père fait ponctuellement référence pour justifier son opposition au désir de Victoire11Lorsque Victoire demande à son père s’il veut lui faire plaisir, il répond: «— Ça dépend, Victoire. Tu sais qu’un bon papa ne peut pas accepter toutes les demandes de son enfant.» (Simard et St-Aubin: s.p.) La figure du bon père réapparaît quand Victoire demande «de quoi [elle] aur[a] l’air» à l’école, le lendemain, sans le blouson qu’elle s’était vantée d’obtenir. Son père lui dit qu’elle aura l’air «[d]e la fille d’un bon papa, capable de lui dire non».. L’argument a cependant quelque chose de malhonnête. En présentant sa propre patience comme un exemple de comportement «raisonnable», le père de Victoire nie la différence de pouvoir d’achat qui existe entre sa fille et lui, une différence qui se trouve pourtant à la source de leur conflit (et au fondement de la conception victimaire des enfants consommateur·rices).

Le dénouement du Pire des papas tend à relativiser le différend entre le père et la fille. Malgré les mots durs que prononce Victoire à l’endroit de son père, leur dispute n’a pas entamé le lien affectif qui les unit. Au lendemain de celle-ci, l’enfant a «oublié de mourir», comme elle se promettait de le faire afin de prouver au monde que son père est le pire de tous. Elle lui «saute au cou» «pour recevoir [s]on gros câlin du matin», pendant lequel il lui «glisse à l’oreille: — Tu vois bien qu’on s’aime encore, toi et moi!» Alors que la première de couverture montre le père et la fille nez à nez, ils sont joue contre joue sur la dernière illustration de l’album, où ils échangent un regard complice. La conclusion de l’album célèbre ainsi la «“loyauté” qui constitue le principe de base de la sphère domestique» (Godbout: 37). Ce concept théorisé par Albert O. Hirschman décrit des relations qui unissent les «groupes humains fondamentaux comme la famille, la tribu, l’Église et l’État», dont il est «en général impensable» de s’extraire (Hirschman: 80). Parce qu’il en est ainsi, la manière privilégiée pour manifester son mécontentement au sein de tels groupes est la «prise de parole», qui consiste à exprimer ses griefs auprès des autorités compétentes à l’intérieur même de ceux-ci (ibid: 21-22). C’est ce que fait Victoire dans Le pire des papas en insistant auprès de son père pour qu’il lui procure le blouson de ses rêves. Or devant l’inefficacité de sa prise de parole, elle en vient à penser mourir de chagrin, ce qui peut être considéré comme un moyen de faire «défection». Ce principe, qui s’oppose à celui de loyauté sans toutefois l’exclure et qui est associé à la sphère marchande, consiste à signifier silencieusement son mécontentement à l’égard du groupe ou de son instance dirigeante en cessant d’y appartenir (ibid: 21). La possibilité que Victoire meure au bout de ses larmes, même envisagée d’une manière qui mêle le mélodrame et l’humour12Victoire imagine sa dépouille trempée de larmes dans les bras de sa mère en pleurs (mais impeccablement coiffée et maquillée, ce qui accentue la théâtralisation de la scène imaginée). La narration indique alors, au moyen d’onomatopées imitant le ronflement, que la fillette est en train de s’endormir: «Demain, ils me trouveront morte de chagrin. Tout le monde saura que mon papa est le pire des papas. Oui, le pire… le pirrrr… rrr…rrr…» (Simard et St-Aubin: s.p.), permet d’accentuer le contraste entre l’apparente insolubilité du conflit père-fille et leur subite réconciliation dans les pages suivantes, qui signe le triomphe de la loyauté.

Il en va autrement dans Parents à vendre. Comme le suggère son titre, cet album propose une réflexion sur l’application dans la sphère familiale du principe de défection. Contrairement à Victoire, l’héroïne de cet album a «[d]es économies» (Tremblay et Pelletier: s.p.) – ce qui devrait, en théorie, lui permettre de consommer comme elle l’entend. Or l’album reconduit le postulat qui sous-tend la loi contre la publicité destinée aux petit·es, selon lequel être un·e consommateur·rice à part entière exige d’avoir non seulement un pouvoir d’achat, mais aussi un esprit critique. Les parents de Marianne, jugeant qu’elle manque de discernement, l’empêchent de se procurer ce qui lui fait envie13«Je ne te laisserai pas dépenser tout ton argent en bonbons» (Tremblay et Pelletier: s.p.), lui dit sa mère; «Tu ne vas quand même pas payer ce prix-là pour une robe que tu ne mettras jamais», déclare son père en «lev[ant] les yeux au ciel». Lorsque les parents de Marianne énoncent, à trois reprises, des solutions de rechange qui subviendraient à ses besoins (plutôt qu’elles ne combleraient ses désirs), leur deux dernières offres laissent entendre qu’ils en défraieront les coûts («Maman a proposé de m’acheter un fruit»; «Ils [papa et maman] ont proposé de m’acheter un pantalon de velours»), tandis que la première laisse planer un flou sur ce sujet («maman m’a suggéré de choisir un nouveau cahier à colorier»).. Frustrée dans ses désirs matériels, l’héroïne leur signifie son mécontentement à l’aide de moyens dont la relative passivité annonce sa défection à venir: plutôt que d’insister pour obtenir le droit de dépenser son argent à sa guise, elle ignore les propositions de ses parents, les refuse ou «préf[ère] bouder». La narratrice est dépitée de constater que son père et sa mère «ne veulent jamais rien acheter d’intéressant». Elle leur reproche de se rendre dans un magasin comme MégaSuperTout, qui «vend des soucoupes volantes miniatures», pour n’y acheter que «du brocoli et des torchons à vaisselle». C’est pourquoi elle finit par se «sauv[er] à l’autre bout du magasin», où elle «tomb[e] sur [un] rayon» bien particulier, celui des parents14On trouve aussi des «petits frères surgelés» (Tremblay et Pelletier: s.p.) chez MégaSuperTout, peut-on lire dans l’incipit de l’album. L’idée d’un magasin qui vend des membres de la famille est également explorée par Michaël Escoffier et Matthieu Maudet dans Un enfant parfait (2016).. Sa fuite prend alors des allures de défection.

«Chez MégaSuperTout, on trouve de tout […][,] même des parents.» (quatrième de couverture) Mis ensemble, le début et la fin du premier paragraphe de la quatrième de couverture de Parents à vendre rappellent le slogan publicitaire des pharmacies Jean Coutu: «Chez Jean Coutu, on trouve de tout…même un ami!» Si les deux phrases suggèrent une abolition de la frontière entre les sphères intime et marchande, le déplacement d’«ami» à «parents» est significatif en raison des différences entre les rapports familiaux et amicaux. L’amitié, ainsi que la sphère marchande, suppose des rapports qui ne sont pas exclusifs et auxquels les individus demeurent libres de mettre fin quand bon leur semble. Il en va autrement du rapport filial, dont il est difficile (voire impossible) de s’extraire. En vendant des parents, MégaSuperTout offre à l’enfant «la possibilité et la facilité de sortir d’un rapport social dont [il·elle] n’est pas satisfait[·e]» (Godbout: 37), en l’occurrence le rapport avec ses père et mère, pour en choisir un autre: Marianne cherche à acquérir des parents de rechange, qui remplaceraient les siens. Tandis que la sphère familiale est habituellement caractérisée par l’absence de choix et régie par la loyauté, le magasin mis en scène dans Parents à vendre y intègre la possibilité de la défection, un «principe qui définit la sphère marchande» (ibid). Une telle possibilité a pour corollaire celle de faire des choix. Alors que Marianne s’entichait très rapidement des marchandises aperçues aux rayons des jouets, des bonbons et des vêtements pour enfants, elle se montre beaucoup plus sélective lorsqu’elle magasine de nouveaux parents. Elle n’est plus une consommatrice victime d’un manque de discernement, mais bien une «consommatrice qui choisit» («a consumer as chooser», selon la typologie de Gabriel et Lang: 25-46). Les illustrations marquent cette évolution grâce à un changement dans le positionnement relatif de la jeune consommatrice et des biens qu’elle désire. La poupée et la robe que convoite Marianne sont situées au-dessus d’elle, ce qui instaure un rapport de verticalité suggérant que la petite fille est sous l’emprise de ces objets. Elle doit tourner les yeux vers le ciel pour les contempler et son attitude suggère tantôt la vénération, tantôt l’admiration ébahie15Dans ces moments de communion entre la fillette et les objets qu’elle désire, ses parents sont effacés des illustrations de façon partielle (ils ne sont que des silhouettes à l’arrière-plan des pages où la fillette convoite la poupée et la robe) ou totale (sur la page illustrant le passage de la famille au rayon des bonbons, un gros plan du visage gourmand de Marianne occupe la totalité de l’espace disponible).. Lorsque Marianne commence son exploration du rayon des parents, elle est enthousiasmée par «le couple de parents le plus hip-hop-top-cool qu[’elle] ai[t] jamais vu». L’illustration de cette scène reproduit le rapport de verticalité précédemment observé: les «parents hip-hop» sont au-dessus de Marianne, laquelle est réduite à une silhouette bourgogne se découpant sur la vitrine qui la sépare d’eux. Or sur l’illustration suivante, qui montre la cabine où Marianne «essaie» le rappeur et la mannequin, les trois personnages sont au même niveau. Il en va de même dans les pages subséquentes, où Marianne expérimente tour à tour encore quatre paires de parents.

Figure 4: Le reflet de Marianne dans le miroir comporte des erreurs de perspective, symptomatiques du décalage entre le personnage et les nouveaux parents envisagés. TREMBLAY Carole et Ninon Pelletier. 2010. Parents à vendre. Montréal: Les 400 coups, s.p.

L’expression de l’héroïne passe graduellement de l’indécision à la frayeur: si elle multiplie ainsi les essayages de parents, c’est que quelque chose cloche avec chacun des couples. Les «parents hip-hop» ne lui adressent pas la parole et ne font que lui donner de l’argent; les «parents wolofs» lui «parl[ent] tout le temps», mais dans une langue qu’elle ne comprend pas; les «parents travailleurs de nuit» ne sont pas disponibles pour l’aider avec sa routine du matin; les «parents occupés», qu’elle ne prend «même pas […] la peine d[’]essayer», organiseraient pour elle un horaire bien trop chargé; les «parents soignants» la couvent et les «parents extraterrestres», avec lesquels elle n’arrive pas à communiquer, l’enserrent dans leurs tentacules. Toutes ces rencontres ont lieu dans une cabine d’essayage flanquée de rideaux qui rappelle un peu une scène de théâtre: à chaque page ou double-page, Marianne se glisse dans le rôle de la fille de nouveaux parents. Visuellement, le décalage entre la fillette et les trois premières paires de parents potentiels est véhiculé par des erreurs de perspective (figure 4). Marianne, qui fait dos au·à la lecteur·rice, est en partie cachée par l’un des rideaux de la cabine. Son visage et son corps sont reflétés dans un miroir où elle apparaît encadrée des pères et mères à vendre, lesquels ne sont visibles que sur la paroi réfléchissante, qui ne renvoie cependant pas l’image du rideau se trouvant derrière l’enfant. Lorsqu’il est question des «parents occupés», Marianne apparaît toute petite à côté d’un gigantesque horaire imprimé sur un papier plié en accordéon qui se déploie sur la double-page. La petite fille n’est qu’une silhouette, comme si son individualité se dissolvait sous l’effet des contraintes que lui imposeraient ces parents. L’essayage des «parents soignants» s’accompagne d’un changement de cadrage et de point de vue. Le lecteur·la lectrice est désormais à l’intérieur de la cabine avec Marianne et les parents, qui sont représentés en plan rapproché. La double-page comporte beaucoup moins de blanc que les précédentes: les rideaux, qui encadraient sagement la cabine dans la représentation des autres séances d’essayage, sont déployés comme sous l’effet d’une brise. Mauves comme les habits des parents à l’essai, ils enveloppent le trio, autour duquel ils semblent menacer de se refermer. Cela va de pair avec l’attitude surprotectrice de ces parents, qui «ne v[eulent] plus […] laisser [l’héroïne] sortir de peur qu[’elle] attrape froid». L’atmosphère de la double-page suivante est encore plus étouffante. Enroulés autour de Marianne à l’avant-plan, les tentacules de la mère extraterrestre occupent toute la largeur de la double-page. L’arrière-plan est entièrement vert; il ne subsiste qu’un petit rectangle blanc entre les rideaux, qui semblent situés loin derrière – ce qui laisse penser que la petite fille aura du mal à se sortir de là. Les défauts de tous les couples «essayés» par Marianne désignent, en creux, quelques-unes des qualités que doivent posséder de bons parents: l’écoute, la compréhension, la présence et, surtout, le souci d’accorder à l’enfant un juste niveau de liberté. Une importance particulière est accordée à cette dernière caractéristique, mise en évidence par les comportements des trois derniers couples de parents à vendre (les «parents occupés», qui veulent enrégimenter l’enfant, les «parents soignants», qui l’enferment, et les «parents extra-terrestres», qui passent près de l’étouffer).

Le dénouement de l’album, où Marianne choisit de retourner auprès de ses propres parents, célèbre aussi une forme de liberté, qui a toutefois quelque chose d’inquiétant. Après avoir réussi à échapper à l’emprise de la mère extraterrestre, Marianne entend les haut-parleurs du magasin appeler son nom et se précipite au comptoir d’information pour retrouver ses vrais parents. Elle n’est cependant pas au bout de ses peines. En arrivant au comptoir, elle est accueillie par «deux monstres!» À cet endroit, l’album déjoue les attentes du·de la lecteur·rice. Au lieu de la touchante scène de retrouvailles anticipée se trouve une des double-pages les plus sinistres de tout l’album (qui comporte pourtant bon nombre d’illustrations aptes à susciter l’inconfort). Une immense silhouette noire occupe la totalité de la belle page. Son bras, placé à la verticale et tenant un masque de monstre au nez crochu, déborde sur la fausse page. Il laisse peu de place à l’héroïne qui, avec un visage effrayé, esquisse un mouvement de recul vers le coin inférieur gauche. La silhouette est celle de son père, peut-on lire sur la page de droite, où le texte en lettres blanches se détache sur la forme noire. «— On a eu ça en cadeau à l’achat de deux litres de shampoing» (je souligne), lui explique-t-il en parlant des masques portés par la mère et lui. «Ils sont amusants, non?» Au lieu de répondre, la petite fille «regarde dans le chariot» et constate qu’il est «plein de torchons à vaisselle et de brocolis». La juxtaposition de l’objet amusant obtenu gratuitement et des biens utiles achetés par ses parents rappelle la raison pour laquelle Marianne avait, en premier lieu, décidé de faire défection: elle leur reprochait de ne «jamais rien acheter d’intéressant». Or, après avoir connu les défauts de six autres paires de parents, Marianne semble prête à pardonner aux siens ce qu’elle considérait jusqu’alors comme un travers. Elle est «tellement contente» de les revoir qu’elle demande à manger du brocoli tout de suite et dit «même […] “s’il te plaît”» à sa mère, qui s’évanouit de surprise.

La toute dernière page de l’album montre Marianne et ses parents en train de quitter MégaSuperTout. Le père pousse une civière sur laquelle est étendue la mère, les yeux clos, sourire aux lèvres. Sur son abdomen est posée une boîte remplie de serviettes à vaisselle et de brocolis. Marchant à côté du lit roulant, Marianne, elle aussi tout sourire, maintient la boîte en place de sa main droite. Le texte nous apprend que c’est elle qui a payé la civière avec «ses économies»: «comme chez MégaSuperTout il y a de tout, j’ai acheté ce qu’il fallait pour ramener maman à la maison. Et pour une fois, papa était d’accord.» Les mésaventures de Marianne au rayon des parents lui ont permis de faire plusieurs apprentissages, que cristallise la conclusion de l’album. Les pères et mères qu’elle a essayés ont renouvelé son appréciation de ses propres parents. La faculté de discernement ainsi acquise lui permet non seulement de se réconcilier avec eux, mais aussi d’accéder au statut de consommatrice à part entière, capable d’exercer raisonnablement son pouvoir d’achat. À la suite de l’évanouissement de la mère, le père a jugé pleine de bon sens l’idée d’acheter une civière et a autorisé sa fille à en défrayer le coût.

La situation finale pose toutefois un problème si l’on considère avec Jacques T. Godbout que la famille repose sur le lien gratuit et inconditionnel de la loyauté. Pour le dire avec ce sociologue, «l’inconditionnalité inclut l’absence de choix.» (51) Le fait que Marianne ait décidé de ramener sa mère à la maison implique l’existence de la possibilité inverse: que serait-il arrivé si ni son père ni elle n’avait voulu «achet[er] ce qu’il f[aut]» (Tremblay et Pelletier, s.p.) ou n’avait eu les moyens de le faire? L’achat du lit roulant ne fait pas que réitérer et confirmer la décision prise par Marianne de revenir vers ses vrais parents; elle y intègre une dimension pécuniaire qui en accentue le caractère électif. Le principe de choix, qui se trouve au cœur du consumérisme, est ce qui permet finalement la restauration de l’unité familiale. Malgré son caractère «heureux», cette fin est loin d’exorciser l’inquiétante liberté qui est au cœur de l’album, puisque les liens familiaux y sont encore l’objet d’une forme de marchandisation. D’une couverture à l’autre, Parents à vendre évoque «la monstruosité d’une société où on pourrait tout choisir, sans obligation, sans contrainte, sans “garantie” sauf celle de la qualité de la marchandise, sans égard à l’inconditionnalité du lien, bref une société marchande16Serait-ce à une telle «monstruosité» que font allusion les masques portés par les parents de Marianne lorsqu’elle les retrouve? Obtenus «en cadeau» (Tremblay et Pelletier: s.p.) avec un achat, ces objets sont issus d’une forme pervertie de gratuité, la publicité (voir à ce sujet Baudrillard: 256-259), et surviennent à un moment de l’histoire où la famille de Marianne est en voie d’être réunie par un lien qui a perdu sa gratuité originelle. L’accord du père à l’achat de la civière de même que l’illustration finale, où il prend place avec Marianne à côté de la mère allongée sur le lit roulant, suggèrent par ailleurs qu’un autre bouleversement a eu lieu au sein de la famille: un échange des rôles entre la mère et la fille.» (Godbout: 59). L’image de la mère sur une civière, à la toute dernière page du livre, fait écho à la première de couverture, où Marianne a la main sur la poignée d’un chariot d’épicerie dans lequel prennent place ses deux parents.

Contrairement aux héroïnes du Pire des papas et de Parents à vendre, celle de Si Simone… ne voit pas ses parents s’interposer entre elle et l’objet de son désir. Pour autant, Simone n’est pas une consommatrice à part entière qui use à sa guise et avec discernement de son propre pouvoir d’achat. C’est la carte de crédit de sa mère qu’elle utilise pour acheter pas moins de quatre cents litres de crème glacée, profitant, pour ce faire, de l’absence ou de l’inattention de ses parents. La phrase qui, selon la narratrice, est «souvent» répétée par ceux-ci17«Si Simone s’excuse sans cesse, c’est signe qu’une énorme bêtise vient d’être commise.» montre qu’ils ont l’habitude de se présenter trop tard pour prévenir ses «sottise[s]», ce qui suggère que l’enfant manque de supervision. L’expression faciale sévère ou mécontente des parents, dans chacune des sept illustrations où apparaît au moins l’un d’eux, et leur posture corporelle fermée (mains sur les hanches ou bras croisés sur cinq de ces illustrations) leur confèrent un rôle davantage punitif que pleinement éducatif. Cela est confirmé par ce que Simone présente comme «l’autre fameuse phrase d[u] […] répertoire» de son père: «Monte dans ta chambre et réfléchis à ce que tu as fait!»

L’album laisse cependant planer le doute quant à l’efficacité pédagogique du moyen employé par le père pour sanctionner le comportement de sa fille. L’avant-dernière page montre Simone en punition, assise sur son lit, le regard fixe et l’air consterné. Au-dessus d’elle, dans trois phylactères en forme de nuages, sont représentés le visage de son père en colère, le sofa du sous-sol (curieusement exempt des taches de crème glacée fondue) et son chien Cri Cri, au-dessus de la tête duquel se trouvent deux volutes indiquant qu’il n’est pas dans son état normal. Alors qu’on pourrait croire que l’air préoccupé de la fillette s’explique par une réflexion contrite sur les conséquences de ses actions, le texte invalide cette hypothèse:

Une fois dans ma chambre, j’ai essayé de penser très fort à la sottise que j’avais commise. Sans succès! Je ne pensais pas à mon papou pas content, ni au mur du sous-sol, ni aux fauteuils de cuir inondés, ni à l’indigestion de Cri Cri mon chien-canin, ni à rien de tout cela.

L’absence d’appendices reliant les phylactères au personnage de Simone tend à confirmer ces propos18Les phylactères que l’on trouve ailleurs dans l’album sont presque toujours dotés d’appendices, qu’il représentent des paroles (comme celles de ses amis, qui la surnomment «Si») ou des pensées (comme lorsque Simone, à l’arrivée de sa commande de crème glacée, réalise qu’elle sera incapable d’en manger une telle quantité à elle seule). Il est difficile de déterminer si la vignette où on trouve le dessin du «pied» de Simone heurtant le portefeuille de sa mère est, ou non, un phylactère dépourvu d’appendice. Il est permis d’en douter, puisque le texte ne fait pas référence à l’acte de penser. S’il s’agissait toutefois d’un phylactère, l’absence d’appendice témoignerait d’une certaine cohérence, puisque s’y trouve également représentée une action pour laquelle Simone ne reconnaît pas pleinement sa responsabilité., selon lesquels l’héroïne peine à endosser la responsabilité de ses actes19Le peu de souci que manifeste Simone quant au bien-être de son chien contribue à mettre en doute le serment qu’elle proférait un peu plus tôt au sujet des bêtises qu’elle commet: «Je vous l’assure, promis, juré, craché sur la tête des fesses de Cri Cri, mon chien-canin, je le fais pas exprès.» Le détour évoquant «la tête des fesses» là où on attendait simplement «la tête» apparaît également significatif à cet égard.. Comme de fait, en tournant cette page, on découvre une Simone bondissante qui sourit à belles dents, les bras en l’air: «Non, tout ce qui m’a traversé l’esprit, c’est: “Vraiment, quel gaspillage de crème glacée!”» La légèreté de Simone au moment d’émettre ce regret fait en sorte qu’il semble émaner davantage de sa gourmandise que d’un réel sentiment de culpabilité au sujet de la marchandise gâchée. Quoique l’héroïne soit punie, son absence de remords fait en sorte qu’aucune morale n’est fortement affirmée dans l’album. Celui-ci fait par ailleurs l’impasse sur une partie des méfaits commis par Simone, dans la mesure où il n’est jamais question de l’argent qu’elle a dérobé à sa mère pour acheter la crème glacée. L’indifférence de Simone quant aux torts qu’elle a causés la fait correspondre à la figure de la personne consommatrice «antagoniste» (Gabriel et Lang: 2), laquelle est caractérisée non pas par ses mauvaises intentions, mais par son attitude irresponsable.

La loi québécoise contre la publicité destinée aux enfants repose sur une conception victimaire des petit·es en tant que consommateur·rices. Dépourvu·es du discernement et du pouvoir d’achat nécessaires pour être des consommateur·rices à part entière, ceux·celles-ci sont des proies faciles pour les publicitaires et autres chantres du consumérisme. Il convient donc de les protéger des messages qui stimuleraient leurs désirs pour des biens dont ils·elles sont incapables d’évaluer le caractère bénéfique ou nuisible et qu’il·elles n’ont pas les moyens de se procurer, afin d’éviter que leurs demandes déraisonnables ne suscitent des conflits au sein des familles. Une telle matière juridique est riche de potentialités narratives, dont se sont emparé·es les autrices et les illustrateur·rices des albums Si Simone…, Le pire des papas et Parents à vendre. Les héroïnes et narratrices de ces œuvres incarnent plusieurs facettes du concept de consommateur·rice, ce qui particularise et complexifie le portrait qui sous-tend la loi interdisant la publicité adressée aux enfants. La représentation de leur corps joue par ailleurs un rôle important dans leur figuration en tant que (proto)consommatrices. Dans Si Simone… et Parents à vendre, la mise en scène et en texte des corps de Simone et de Marianne illustre et leur manque de discernement, et leur impuissance à contrôler leurs désirs de consommation. Pour Simone, l’affirmation de cette impuissance est le corollaire d’une tendance à ignorer les conséquences négatives de son achat, ce qui fait en sorte que ce personnage cumule les rôles de consommatrice-victime et de consommatrice-«antagoniste». Marianne, quant à elle, est recadrée par ses parents, qui constatent chez elle une incapacité de faire la différence entre désirs et besoins et qui l’empêchent, pour cette raison, de dépenser ses économies comme elle l’entend. D’ailleurs, lorsque Marianne commence à magasiner – autrement dit, à incarner le type de consommateur·rice qui fait des choix éclairés –, son corps n’est plus mis à l’avant-plan. Alors que les représentations textuelle et visuelle de ses désirs matériels soulignent l’impact physique de ceux-ci sur l’héroïne, le récit de son magasinage de parents ne fait pas allusion à son corps. Dans les illustrations, la fascination qu’éprouvait Marianne sous l’emprise de la poupée, des bonbons et de la robe fait alors place à une attitude qui implique une forme de réflexion, la perplexité (évoquée par une absence de sourire lorsque la fillette reçoit l’argent des «parents hip-hop», par un doigt sur le menton lorsqu’elle écoute sans les comprendre les propos des «parents wolofs», et par des mains sur les hanches lorsqu’elle regarde dormir les «parents occupés»). Dans Le pire des papas, Victoire souffre davantage d’un souci de reconnaissance sociale que d’un manque de discernement. Elle déploie beaucoup d’efforts pour convaincre son père de lui acheter le blouson qui doit lui permettre de devenir la vedette de la cour d’école, une entreprise de persuasion dans laquelle son corps joue un rôle-clé.

Les héroïnes de chacun des albums inventent des manières originales de pallier leur absence de pouvoir d’achat – ou, dans le cas de Marianne, de réussir à l’exercer. Les moyens privilégiés par Victoire et Marianne éprouvent le lien parent-enfant. Victoire met le lien affectif qui l’unit à son père au service de l’obtention de l’objet qu’elle convoite, tentant ainsi d’instrumentaliser la logique, théorisée par la sociologie du don, selon laquelle la circulation des biens entre les individus dans des circuits non marchands nourrit le lien social. Cette stratégie se solde toutefois par un échec. Pour le père de Victoire, la circulation des dons au sein de la famille est encadrée par des règles strictes, auxquelles il prétend s’astreindre lui-même: on ne reçoit pas un cadeau à n’importe quel moment, mais lors d’une occasion particulière (anniversaire, Noël, fête des Pères). Aussi refuse-t-il de se soumettre au désir de sa fille, issu d’une volonté de se positionner favorablement par rapport à ses pairs. Dans cet album, la sphère familiale s’avère, en fin de compte, imperméable aux pressions consuméristes induites par l’économie des statuts régissant la cour d’école, puisque le refus du père n’a pas raison de la loyauté et de l’affection de sa fille envers lui. Parents à vendre se clôt aussi par une scène de réconciliation, laquelle est toutefois moins apte à réchauffer le cœur que celle du Pire des papas: après avoir fait défection et envisagé d’utiliser librement son pouvoir d’achat pour se procurer un père et une mère à son goût, Marianne revient en courant vers ses parents et sacrifie ses économies pour ramener sa mère à la maison. Cette réunification n’a pas lieu sous les auspices de la loyauté, mais plutôt sous celles de la marchandisation. Dans Si Simone…, il ne semble pas même exister de véritable lien affectif à éprouver ou à remettre en question: on ne voit jamais sourire les parents de Simone, qui jouent un rôle essentiellement punitif. Après que l’héroïne a utilisé la carte de crédit de sa mère sans permission pour faire une folle dépense qui a ruiné le sous-sol et rendu son chien malade, elle est punie par ses parents et l’album se termine sans qu’il y ait eu réconciliation. L’indifférence de Simone et la légèreté qu’elle affiche à la dernière page pourraient peut-être, à cet égard, être interprétées comme les symptômes du dénuement affectif dont elle semble entourée.

La représentation des personnages de petites consommatrices mises en scène dans les albums étudiés tend à reconduire les associations stéréotypiques qui réduisent les femmes à leur corps (diminuant d’autant leur rationalité) et qui lient les femmes et les filles à la consommation (Gonick: 5)20Dans Le pire des papas, l’allusion au fait que la mère est davantage que le père portée à accepter les demandes de sa fille reconduit l’association entre les femmes et la consommation. Notons aussi la présence effacée et le mutisme de la mère dans Si Simone…, qui n’ouvre la bouche qu’au moment de partager avec son conjoint un phylactère où est écrit «Si Simone». Parmi les livres pour enfants consultés dans l’élaboration de cette étude, aucun ne représente un personnage de petit garçon aux prises avec un désir matériel qui le mettrait en conflit avec ses parents. Les personnages de garçons qui souhaitent se procurer des objets sont plutôt présentés comme entreprenants ou raisonnables. Dans Alex numéro 2 (2009) de Gilles Tibo et Philippe Germain, Alex vend du jus d’orange pour s’offrir un véritable équipement de hockey qui remplacerait celui qu’il se bricole avec des objets glanés dans sa maison (ce livre appartient à la catégorie des romans illustrés/premières lectures; il ne s’agit pas d’un album jeunesse). Dans La tirelire de Viktor (Labelle et Tremblay), un court album d’introduction à la littératie financière (explicitement présenté comme tel, puisqu’il est vendu avec une tirelire et publié aux éditions Fric et fortune inc.), le personnage principal est un garçonnet qui accepte presque sans rechigner d’épargner pour se payer un nouveau bâton de hockey après avoir brisé le sien par accident. Dans Pauline et le Zipoclic (2022), une bande dessinée jeunesse écrite par Anouk Mahiout et illustrée par Marjolaine Perreten, le petit frère de Pauline se contente de voir son bâton de hockey rafistolé avec du ruban adhésif après l’avoir lui aussi brisé, un comportement qui semble d’autant plus raisonnable que sa sœur aînée tente de mettre ses nouvelles lunettes en gage pour s’acheter un jouet à la mode.. Mêlant passivité et activité, la manière dont ces œuvres complexifient le rôle de victime dévolu aux enfants dans la loi interdisant la publicité qui leur est adressée fait coexister deux discours qui, depuis leur émergence aux États-Unis dans les années 1990, influencent le regard que la société pose sur les filles et informent les représentations de celles-ci de même que les manières dont elles-mêmes se perçoivent et s’incarnent: le discours «Girl Power21Le «Girl Power» est un «phénomène culturel et un positionnement social» découlant de la réappropriation stratégique du mot «girl» et de l’identité qui y est associée à partir du début des années 1990 par les Riot Grrrls, un mouvement punk féministe underground, qui les utilisaient «afin de se distancier de la sphère adulte et patriarcale des statuts, des hiérarchies et des normes» (Gonick, 6-7, je traduis). À l’origine anti-consumériste et empreint de l’esprit «Do-it-yourself» caractéristique de la culture punk, ce discours a fait l’objet d’une récupération commerciale qui a coïncidé avec sa diffusion auprès d’un large public (ibid., 7).», qui leur offre la possibilité de s’approprier les termes «actifs» et valorisés associés au masculin dans les oppositions binaires structurant la conception traditionnelle des genres, et le discours «Reviving Ophelia22Nommé d’après le best-seller international de la psychologue américaine Mary Pipher, dont le titre, Reviving Ophelia: Saving the Selves of Adolescent Girls (1994), fait lui-même référence au personnage de la jeune fille apparemment suicidée dans Hamlet de William Shakespeare, le discours «Reviving Ophelia» cristallise une longue tradition d’inquiétude pour les jeunes filles dans les sociétés occidentales. Selon Pipher, en arrivant à l’adolescence, les filles sont victimes de pressions sociales qui induisent, en elles, une scission: elles sont amenées à mettre de côté leur «soi authentique» pour se couler dans une identité qui correspond aux attentes que la société a envers elles, ce qui les «désoriente et [les] déprime» (Gonick, 12). Même «leur corps se retourne contre elles»: «à la merci de leurs hormones», elles sont «dépourvues de rationalité» (ibid., 12-13). De tels propos font en sorte que ce discours, selon Marnina Gonick, «alimente plusieurs stéréotypes culturels» négatifs à l’endroit des filles et des jeunes femmes» (13).», qui insiste plutôt sur leur vulnérabilité (ibid., 2). En apparence opposés, ces discours sont comme les deux faces d’une même médaille, selon Marnina Gonick, en ce qu’ils «participent à la production du sujet fille néolibéral, le premier représentant l’idéal de l’individu auto-déterminé et le second incarnant une anxiété à propos de celles qui ne réussissent pas à se façonner à l’image de cet idéal» (2, je traduis). Le meilleur exemple d’une telle complémentarité, dans les albums étudiés, est offert par l’héroïne du Pire des papas. Tandis que son nom, Victoire Gagné, évoque l’optimisme associé au Girl Power (dérivé du «climat de “succès obligatoire”» caractéristique du néolibéralisme (ibid.: 11, citant Burman: 358)), sa réaction lorsqu’elle perd l’espoir d’obtenir le blouson convoité fait penser à la fragilité des filles qui figure au cœur du discours «Reviving Ophelia»: la petite espère mourir au bout de ses larmes, une scène imaginaire représentée dans une illustration qui, détournant – non sans humour – les portraits de belles mortes noyées inspirées du personnage de Shakespeare, montre le corps inerte et détrempé de la fillette dans les bras de sa mère en pleurs (figure 5). Or, plutôt que d’insister sur sa propre souffrance, la narratrice songe au tort que son décès occasionnerait à son père. Dans cet album comme dans Parents à vendre et Si Simone…, les volontés consuméristes des héroïnes posent un risque pour les liens familiaux davantage que pour les petites filles elles-mêmes, lesquelles cristallisent, en dernière instance, la menace que le néolibéralisme fait planer sur les manières traditionnelles de faire société.

Figure 5: L’héroïne du Pire des papas imagine le tort qu’elle infligerait à son père si elle mourait de chagrin. SIMARD, Danielle et Bruno St-Aubin. 2010. Le pire des papas. Montréal: Imagine, s.p.

     

Bibliographie

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SIMARD, Danielle et Bruno St-Aubin. 2010. Le pire des papas. Montréal: Imagine, s.p.

TIBO, Gilles et Philippe St-Germain. 2009. Alex numéro 2. Saint-Lambert: Dominique et compagnie, 31p.

TREMBLAY, Carole et Ninon Pelletier. 2010. Parents à vendre. Montréal: Les 400 coups, s.p.

  • 1
    L’idée selon laquelle l’enfant serait la figure par excellence du·de la consommateur·rice hédoniste ressort des propos de Gabriel et Lang, qui rappellent le «frisson» accompagnant les premières expériences d’achat et qui évoquent l’enthousiasme manifesté même par des activistes des droits des consommateur·rices au moment de raconter leurs premières expériences d’achat (133).
  • 2
    La mise en garde est toutefois quelque peu difficile à lire en raison du faible contraste entre le mauve de l’arrière-plan et le rouge des caractères, ce qui n’est pas sans rappeler la pratique qui consiste à afficher de telles informations («certaines conditions s’appliquent», par exemple) en caractères minuscules dans les marges d’une publicité.
  • 3
    Le «pyjam[a] qui chant[e] des berceuses», listé dans l’incipit de Parents à vendre parmi les produits disponibles chez MégaSuperTout (Tremblay et Pelletier, s.p.), annonce le «PYJAMA MUSICAL» qui «joue de l’opéra, du rock and roll et de la trompette» acheté par Bob chez Megamart dans La clé à molette (Gravel, 2012: s.p.; les majuscules sont de l’autrice).
  • 4
    «[M]aman m’a suggéré de choisir un nouveau cahier à colorier. Comme j’étais furieuse, j’ai fait comme si je n’avais pas entendu.»
  • 5
    Une redondance peut être observée par exemple dans la gradation consacrée «promis, juré, craché», dans le pléonasme «mon chien-canin», répété à trois reprises, et dans l’exclamation enthousiaste «Miam-hum-très-bon!», que lance Simone lorsqu’elle s’apprête à commander la crème glacée.
  • 6
    Le texte présente des allitérations en s («Si Simone s’excuse sans cesse, c’est signe qu’une énorme bêtise vient d’être commise» [Lalonde et PisHier: s.p.]) et en g («grossiste – crème glacée», «Glace-à-gogo»). Cette dernière allitération comporte une motivation diégétique: elle correspond à la logique alphabétique de l’annuaire téléphonique que l’héroïne consulte à la lettre G.
  • 7
    Le titre de l’album fait entendre la répétition de la syllabe «si», une répétition que l’on trouve aussi dans une phrase que les parents de la narratrice, nous dit-elle, prononcent «souvent». La syllabe «si» fait également l’objet d’une répétition sur le plan graphique, puisqu’elle apparaît dans des phylactères sur la première belle page et sur la première fausse page de l’album. Le chien de Simone porte un nom formé d’une syllabe répétée, «Cri Cri», et près de lui se trouve l’onomatopée «ouaH! ouaH!» (les majuscules sont de l’illustrateur). Sur la page montrant Simone en train de commander la crème glacée et sur celle où on la voit en manger, l’illustration comporte l’onomatopée «MiaM! MiaM!» (les majuscules sont de l’illustrateur).
  • 8
    La présence de l’onomatopée «boing!» sur cette vignette fait cependant en sorte qu’il est difficile de déterminer avec certitude la part d’accident et de préméditation dans le geste de Simone.
  • 9
    Pour motiver son refus, le père de Victoire évoque le fait qu’elle a «déjà trop vêtements» (Simard et St-Aubin: s.p.), ce qui montre que le blouson n’est pas un besoin auquel son devoir parental l’oblige à subvenir. Il mentionne aussi l’absence d’une occasion particulière qui justifierait cette largesse («ce n’est ni Noël, ni [l]a fête» de Victoire). Au sujet des cadeaux faits aux enfants, voir Godbout: 44 et 63-67.
  • 10
    La dimension pédagogique de la proposition du père de Victoire rejoint les idées et les valeurs promues dans quelques albums voués à l’éducation financière et centrés sur la notion d’épargne. Voir par exemple Les bananiers magiques de David Descôteaux et Daniel Aiers (2018), La tirelire de Viktor de Nataly Labelle et Danielle Tremblay (2022) et Oscargot et sa licorne à sous de Cindy Roy et Émilie Ruiz (2020).
  • 11
    Lorsque Victoire demande à son père s’il veut lui faire plaisir, il répond: «— Ça dépend, Victoire. Tu sais qu’un bon papa ne peut pas accepter toutes les demandes de son enfant.» (Simard et St-Aubin: s.p.) La figure du bon père réapparaît quand Victoire demande «de quoi [elle] aur[a] l’air» à l’école, le lendemain, sans le blouson qu’elle s’était vantée d’obtenir. Son père lui dit qu’elle aura l’air «[d]e la fille d’un bon papa, capable de lui dire non».
  • 12
    Victoire imagine sa dépouille trempée de larmes dans les bras de sa mère en pleurs (mais impeccablement coiffée et maquillée, ce qui accentue la théâtralisation de la scène imaginée). La narration indique alors, au moyen d’onomatopées imitant le ronflement, que la fillette est en train de s’endormir: «Demain, ils me trouveront morte de chagrin. Tout le monde saura que mon papa est le pire des papas. Oui, le pire… le pirrrr… rrr…rrr…» (Simard et St-Aubin: s.p.)
  • 13
    «Je ne te laisserai pas dépenser tout ton argent en bonbons» (Tremblay et Pelletier: s.p.), lui dit sa mère; «Tu ne vas quand même pas payer ce prix-là pour une robe que tu ne mettras jamais», déclare son père en «lev[ant] les yeux au ciel». Lorsque les parents de Marianne énoncent, à trois reprises, des solutions de rechange qui subviendraient à ses besoins (plutôt qu’elles ne combleraient ses désirs), leur deux dernières offres laissent entendre qu’ils en défraieront les coûts («Maman a proposé de m’acheter un fruit»; «Ils [papa et maman] ont proposé de m’acheter un pantalon de velours»), tandis que la première laisse planer un flou sur ce sujet («maman m’a suggéré de choisir un nouveau cahier à colorier»).
  • 14
    On trouve aussi des «petits frères surgelés» (Tremblay et Pelletier: s.p.) chez MégaSuperTout, peut-on lire dans l’incipit de l’album. L’idée d’un magasin qui vend des membres de la famille est également explorée par Michaël Escoffier et Matthieu Maudet dans Un enfant parfait (2016).
  • 15
    Dans ces moments de communion entre la fillette et les objets qu’elle désire, ses parents sont effacés des illustrations de façon partielle (ils ne sont que des silhouettes à l’arrière-plan des pages où la fillette convoite la poupée et la robe) ou totale (sur la page illustrant le passage de la famille au rayon des bonbons, un gros plan du visage gourmand de Marianne occupe la totalité de l’espace disponible).
  • 16
    Serait-ce à une telle «monstruosité» que font allusion les masques portés par les parents de Marianne lorsqu’elle les retrouve? Obtenus «en cadeau» (Tremblay et Pelletier: s.p.) avec un achat, ces objets sont issus d’une forme pervertie de gratuité, la publicité (voir à ce sujet Baudrillard: 256-259), et surviennent à un moment de l’histoire où la famille de Marianne est en voie d’être réunie par un lien qui a perdu sa gratuité originelle. L’accord du père à l’achat de la civière de même que l’illustration finale, où il prend place avec Marianne à côté de la mère allongée sur le lit roulant, suggèrent par ailleurs qu’un autre bouleversement a eu lieu au sein de la famille: un échange des rôles entre la mère et la fille.
  • 17
    «Si Simone s’excuse sans cesse, c’est signe qu’une énorme bêtise vient d’être commise.»
  • 18
    Les phylactères que l’on trouve ailleurs dans l’album sont presque toujours dotés d’appendices, qu’il représentent des paroles (comme celles de ses amis, qui la surnomment «Si») ou des pensées (comme lorsque Simone, à l’arrivée de sa commande de crème glacée, réalise qu’elle sera incapable d’en manger une telle quantité à elle seule). Il est difficile de déterminer si la vignette où on trouve le dessin du «pied» de Simone heurtant le portefeuille de sa mère est, ou non, un phylactère dépourvu d’appendice. Il est permis d’en douter, puisque le texte ne fait pas référence à l’acte de penser. S’il s’agissait toutefois d’un phylactère, l’absence d’appendice témoignerait d’une certaine cohérence, puisque s’y trouve également représentée une action pour laquelle Simone ne reconnaît pas pleinement sa responsabilité.
  • 19
    Le peu de souci que manifeste Simone quant au bien-être de son chien contribue à mettre en doute le serment qu’elle proférait un peu plus tôt au sujet des bêtises qu’elle commet: «Je vous l’assure, promis, juré, craché sur la tête des fesses de Cri Cri, mon chien-canin, je le fais pas exprès.» Le détour évoquant «la tête des fesses» là où on attendait simplement «la tête» apparaît également significatif à cet égard.
  • 20
    Dans Le pire des papas, l’allusion au fait que la mère est davantage que le père portée à accepter les demandes de sa fille reconduit l’association entre les femmes et la consommation. Notons aussi la présence effacée et le mutisme de la mère dans Si Simone…, qui n’ouvre la bouche qu’au moment de partager avec son conjoint un phylactère où est écrit «Si Simone». Parmi les livres pour enfants consultés dans l’élaboration de cette étude, aucun ne représente un personnage de petit garçon aux prises avec un désir matériel qui le mettrait en conflit avec ses parents. Les personnages de garçons qui souhaitent se procurer des objets sont plutôt présentés comme entreprenants ou raisonnables. Dans Alex numéro 2 (2009) de Gilles Tibo et Philippe Germain, Alex vend du jus d’orange pour s’offrir un véritable équipement de hockey qui remplacerait celui qu’il se bricole avec des objets glanés dans sa maison (ce livre appartient à la catégorie des romans illustrés/premières lectures; il ne s’agit pas d’un album jeunesse). Dans La tirelire de Viktor (Labelle et Tremblay), un court album d’introduction à la littératie financière (explicitement présenté comme tel, puisqu’il est vendu avec une tirelire et publié aux éditions Fric et fortune inc.), le personnage principal est un garçonnet qui accepte presque sans rechigner d’épargner pour se payer un nouveau bâton de hockey après avoir brisé le sien par accident. Dans Pauline et le Zipoclic (2022), une bande dessinée jeunesse écrite par Anouk Mahiout et illustrée par Marjolaine Perreten, le petit frère de Pauline se contente de voir son bâton de hockey rafistolé avec du ruban adhésif après l’avoir lui aussi brisé, un comportement qui semble d’autant plus raisonnable que sa sœur aînée tente de mettre ses nouvelles lunettes en gage pour s’acheter un jouet à la mode.
  • 21
    Le «Girl Power» est un «phénomène culturel et un positionnement social» découlant de la réappropriation stratégique du mot «girl» et de l’identité qui y est associée à partir du début des années 1990 par les Riot Grrrls, un mouvement punk féministe underground, qui les utilisaient «afin de se distancier de la sphère adulte et patriarcale des statuts, des hiérarchies et des normes» (Gonick, 6-7, je traduis). À l’origine anti-consumériste et empreint de l’esprit «Do-it-yourself» caractéristique de la culture punk, ce discours a fait l’objet d’une récupération commerciale qui a coïncidé avec sa diffusion auprès d’un large public (ibid., 7).
  • 22
    Nommé d’après le best-seller international de la psychologue américaine Mary Pipher, dont le titre, Reviving Ophelia: Saving the Selves of Adolescent Girls (1994), fait lui-même référence au personnage de la jeune fille apparemment suicidée dans Hamlet de William Shakespeare, le discours «Reviving Ophelia» cristallise une longue tradition d’inquiétude pour les jeunes filles dans les sociétés occidentales. Selon Pipher, en arrivant à l’adolescence, les filles sont victimes de pressions sociales qui induisent, en elles, une scission: elles sont amenées à mettre de côté leur «soi authentique» pour se couler dans une identité qui correspond aux attentes que la société a envers elles, ce qui les «désoriente et [les] déprime» (Gonick, 12). Même «leur corps se retourne contre elles»: «à la merci de leurs hormones», elles sont «dépourvues de rationalité» (ibid., 12-13). De tels propos font en sorte que ce discours, selon Marnina Gonick, «alimente plusieurs stéréotypes culturels» négatifs à l’endroit des filles et des jeunes femmes» (13).
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