Entrée de carnet
«The Heroin Diaries» ou ressentir la douleur de Nikki Sixx
Depuis une dizaine d’années, les autobiographies de rockstars se multiplient sur les rayons des librairies. Des musiciens à la vie abracadabrante, tels qu’Ozzy Osbourne, Keith Richards, Slash, Lemmy Kilmister et Steven Tyler, comptent tous leur autobiographie (quoiqu’elles sont co-écrites avec un auteur-fantôme), souvent de remarquables succès de vente. Les autobiographies de rockstars traitent du «croustillant», de ce qui relève du «potinage»; les lecteurs (et les fans) ont accès à la vie «sexe, drogues et rock n’ roll» par les mots même du principal intéressé, ils peuvent interpréter les comportements de leurs musiciens préférés, savoir et expliquer la «vérité». Parmi les révélations des autobiographies, la consommation de drogues est un genre de mesure étalon de l’attitude typique d’une rockstar. En ce sens, ces autobiographies regorgent de récits et d’aveux concernant les drogues. Parfois même, elles tournent autour des drogues. C’est le cas de The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star, le journal intime de Nikki Sixx, le bassiste de Mötley Crüe, publié en 2007.
Mötley Crüe est un groupe de glam metal qui a connu son heure de gloire au courant des années 1980. Les quatre membres originaux (le chanteur Vince Neil, le bassiste Nikki Sixx, le batteur Tommy Lee et le guitariste Mick Mars), même s’ils sont encore actifs aujourd’hui –ils enchaînent les tournées et leur dernier album de chansons originales date de 2008–, sont aujourd’hui surtout reconnus pour leur style de vie absolument débauché, traité dans leur projet autobiographique comptant six bouquins: The Dirt (2001), Tommyland (2004), The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star (2007), Mötley Crüe: A Visual History 1983-2005 (2009), Tattoos and Tequila (2010) et This is Gonna Hurt: Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx (2011).
Dans cette lecture, je propose une réflexion portant exclusivement sur The Heroin Diaries. Dans ce livre, un journal intime écrit en 1987, mais publié en 2007, le bassiste, fondateur et principal auteur-compositeur de Mötley Crüe, Nikki Sixx, raconte sa dépendance aux drogues (héroïne, cocaïne, crack, alcool, diverses pilules, etc.). L’arc narratif des entrées de journal intime mène à une surdose quasi-fatale. Pendant la nuit du 22 au 23 décembre 1987, Sixx est mort quelques minutes d’une surdose d’héroïne et a été ramené à la vie par deux doses d’adrénaline enfoncées directement dans son cœur. Cet événement lui a ouvert les yeux et il est devenu sobre par la suite. Tout au long de The Heroin Diairies, Nikki Sixx (aidé par son co-auteur Ian Gittins) met de l’avant une écriture déployant son corps et les sensations –physiques et mentales– qu’il vit. C’est pourquoi je propose de rapprocher The Heroin Diaries avec la lecture empathique, telle que développée par le chercheur en littérature Pierre-Louis Patoine dans sa thèse de doctorat.
La lecture empathique est une expérience «douloureuse, une lecture tactile et viscérale dans laquelle le corps du lecteur fait écho aux états sensori-moteurs présentés par le texte» (Patoine, 2010: 150). Par exemple, lire un récit d’une scène de torture où la main d’un des protagonistes est coupée peut faire ressentir chez une lectrice un malaise général, voire une douleur d’une précision troublante. Ce processus est complexe et se déroule notamment au niveau cognitif; les «neurones miroirs», qui participent à régir l’empathie, soit la capacité à se mettre à la place d’un autre individu et de ressentir ce qu’il (ou elle) ressent, jouent un rôle tout particulier pour la lecture empathique (Patoine, 2010). Les récits d’intoxication aux drogues de Nikki Sixx dans The Heroin Diaries, des récits très personnels puisque consignés à l’origine dans un journal intime, sont empreints de douleur autant physique que mentale, mais il faut davantage pour que le malaise se transfère de manière efficace.
En fait, pour que les sensations dites «somesthésiques» (soit tout le registre possible des sensations physiques provenant des différentes régions du corps, extérieures ou intérieures) soient ressenties, le texte doit lui-même favoriser une lecture empathique (Patoine, 2010). Pour ce faire, le texte doit tout d’abord susciter la sympathie du lecteur. En effet, «les sensations que le lecteur attribue aux personnages dépendent […] de l’idée que celui-ci se fait de leur personnalité, dans la mesure où elle détermine largement le rapport entre leur expression et leur expérience sensorielle» (Patoine, 2010: 153-154). Cette personnalité du personnage s’institue à travers le style dans lequel il s’exprime, mais aussi, dans le cas d’une autobiographie, de ce qui est déjà connu de lui. De la sorte, pour The Heroin Diaries, le lectorat –on peut supposer qu’il comporte un nombre important de fans– connaît déjà Nikki Sixx, puisqu’il est une personnalité publique comptant à son actif une autobiographie partielle par le truchement de l’autobiographie de groupe The Dirt, faisant le récit de Mötley Crüe, mais aussi nombre d’articles de journaux, d’entrevues écrites et télévisées, de photographies, des chansons1L’intention autobiographique derrière les chansons n’est pas toujours évidente. Cependant, le fait que des paroles de chansons soient retranscrites dans The Dirt et dans The Heroin Diaries, et que le bassiste y mentionne parfois des contextes de composition faisant clairement référence à sa vie (la chanson «Kickstart my heart» fait référence à cette surdose de décembre 1987, par exemple), font en sorte qu’il est raisonnable de penser que Nikki Sixx se révèle, ne serait-ce que partiellement et avec précaution, à travers ses chansons, donnant ainsi un point d’accès aux fans vers la personnalité du bassiste., etc. Ainsi, Nikki Sixx peut déjà être perçu comme une rockstar «rescapée», n’ayant rien à perdre puisqu’il sait ce qu’est d’avoir «tout perdu» (même la vie), ne faisant «aucun compromis» pour aller «toujours plus loin», quoi que cela signifie. De plus, il présente clairement son programme de vie en introduction: «I also believe that you can be cool as fuck, not give a fuck and fucking kick ass in life, and not be fucked up.» (Sixx et Gittins, 2007: 9) Bref, en exposant sa personnalité à travers des qualités telles que la sincérité, la passion de la liberté, l’indépendance d’action, la «coolitude je-m’en-foutiste» et une certaine sagesse moraliste, Sixx a créé un personnage sympathique, rendant le texte d’autant plus propice à la lecture empathique, surtout pour ses fans.
Également, l’adhésion au récit est très importante pour réunir les conditions de la lecture empathique. C’est ici que l’appartenance générique et la forme même du bouquin importent. En effet, The Heroin Diaries se présente comme une autobiographie et, à plus forte raison, comme un journal intime. Comme le mentionne Patoine, soutenu par Yves Baudelle, ce genre «tend à atténuer la distance esthétique, critique ou ironique entre le texte et son lecteur et […] “ajoute aux scintillements de la fiction l’intensité du vécu” (Baudelle, 2003: 18)» (Patoine, 2010, p. 157). De ce fait, puisque ce qui est raconté est supposé avoir été vécu, puisque le personnage principal se confond avec une personne réelle toujours vivante, les lecteurs pourront davantage ressentir ce que l’auteur ressent, «entrer davantage dans un récit qu’ils considèrent réel» (Patoine, 2010, p. 158). L’authenticité de The Heroin Diaries, assurée par le genre, est également garantie par l’auteur-fantôme Ian Gittins, épaté devant les accomplissements «héroïques» de Sixx. Il décrit, lors de l’introduction qui lui est réservée:
When Nikki first showed me his remaining journal scribblings and scraps of paper from back then, I was horrified – and could not believe he is still alive. […] Nikki asked me to get the other sides of the horror story, so I sought out the people whose lives he was terrorizing back then […]. Unsurprisingly, they had some pretty shitty things to say about the out-of-control junkie they knew back then, but Nikki wanted all the insults and the atrocities itemized in this book. I can think of no other rock star of his stature who would be so honest, or courageous. The Heroin Diaries is not easy reading. It is a book that you will never forget. (Sixx et Gittins, 2007: 10-11).
Le positionnement générique du récit et le témoignage d’Ian Gittins, venant confirmer la complète honnêteté du bassiste, invitent donc les lecteurs à ressentir ce que Nikki Sixx –le personnage se confondant avec la personne réelle– ressent.
Et, justement, ce qu’il ressent n’est pas du tout heureux. Sa vie de toxicomane dépressif (quoique le diagnostic de dépression clinique lui est confirmé plus tard) n’est pas de tout repos. Il décrit un malheur et une souffrance autant physiques que psychologiques. Par exemple, le 11 octobre 1987, alors qu’il rate de peu un spectacle au stade de la ville d’Oakland et que le groupe le convoque pour qu’il explique ses agissements, nul ne se doute de sa souffrance physique:
On top of that bullshit my stomach has really been killing me lately. There are little traces of blood again every time I take a shit. This always happens when I’m drinking too much or I up the drugs. I guess after a while that shit tears my guts open. Problem is I haven’t been drinking as much as doing drugs… maybe my insides are coming out? […] I forgot to write down another of my stupid lil mishaps. The other night I fell and smashed the back of my head on the fireplace in the bedroom and I probably only remember ’cause my head is still pounding. My stomach and my head are killing me. (Sixx et Gittins, 2007: 301-302)
La dépression lui nuit également. Le 8 avril 1987, il est seul et triste: «So here I sit. Alone again. Needle in my arm. Playing the fucking victim yet again –or is it the martyr? As much as I love my band, I also hate them, because they are with people that love them. I don’t understand why, as big as my heart is, I’m alone.» (Sixx et Gittins, 2007: 122) Deux jours plus tard:
Jesus, it’s such a hassle to go out nowadays. […] I’m gonna go back to the bookstore ’cause I think I might have depression. Maybe something there can help me? I can’t control my moods. I feel like I’m coming apart at the seams… even when I’m not on drugs. If only they knew. It seems I’m always falling apart, always falling apart at the seams… (Sixx et Gittins, 2007: 124)
Au-delà des mots, d’autres éléments du livre favorisent la lecture empathique. La mise en page, en noir, rouge et blanc, est truffée d’images ressemblant à des taches de sang, d’une écriture manuelle exaltée et urgente, de dessins anatomiques crus, en plus de contenir des photos de l’époque. Les couleurs forment un contraste déroutant et les images soutiennent les propos de Sixx. Les taches de sang font clairement référence au monde des seringues et de l’héroïnomanie; les dessins anatomiques montrent souvent des crânes en train de s’ouvrir; et les photographies plongent visuellement le lecteur dans le quotidien décrit dans les entrées de journal intime. La lecture de The Heroin Diaries est donc empathique à divers niveaux: s’il est possible de ne pas ressentir une douleur à la tête au moment où Sixx décrit s’être probablement percuté la tête en tombant, il y a quand même un malaise, un mal-être, communiqué dans ces pages.
La lecture empathique articulée à travers The Heroin Diaries sert à établir un récit à la morale sans équivoque, avec un «message» à faire passer aux lecteurs. En fait, la lecture empathique sert à la morale du récit autant que la morale sert à la lecture empathique. En effet, puisque The Heroin Diaries est présenté comme une histoire vécue, véridique et d’une honnêteté «rarement vue» chez une rockstar de son envergure, la volonté de Nikki Sixx de «faire une différence» dans la vie de ses lecteurs, de démontrer que la dépendance n’est certainement pas glamour, et qu’il est possible de s’en sortir, est d’autant plus forte. D’ailleurs, Sixx lui-même admet candidement le but recherché par la publication de son journal intime: «If one person reads this book and doesn’t have to go down the same road as me, it was worth sharing my personal hell with them.» (Sixx et Gittins, 2007: 9). Il dédie même The Heroin Diaries «to all the alcoholics and drug addicts who have had the courage to face their demons and to pass on the message that there is hope and light at the end of the tunnel.» (Sixx et Gittins, 2007: V) En s’éloignant volontairement d’une interprétation intellectuelle, abstraite ou formaliste de son texte, Nikki Sixx se rapproche d’une lecture pratique, moraliste et aussi, empathique. En effet, «la lecture empathique apparaît alors comme la confirmation d’un impact concret, le moyen de faire une différence réelle parce que physique et le refus de cantonner la littérature dans le domaine du virtuel, jugé comparativement insignifiant et sans valeur» (Patoine, 2010: 50). La lecture empathique et les sensations qu’elle permet de faire vivre produisent «une littérature efficace, batailleuse, subversive et dangereuse» (Patoine, 2010: 50).
Ce type de littérature peut se rallier à la conception de la rébellion articulée par les membres de Mötley Crüe, basée sur une liberté individuelle absolue et une envie de déjouer les prédictions, carburant aux drogues. En effet, c’est comme s’ils évaluaient la vie trop sécurisée et régulée à leur goût, trop routinière et fade, comme s’il n’y avait pas assez d’aventure et de danger. Leur consommation de drogues est un moyen de créer une excitation, de rendre leur vie palpitante. Les récits empathiques de la consommation de Nikki Sixx font écho à son refus de l’ennui administratif et domestique (ce qui n’est pas sans rappeler la misogynie de la culture rock, s’opposant à la sphère féminine souvent associée à la maison, à la routine, au ménage, etc.), en injectant une forte dose de sensations et tout en étant un moyen pour les lecteurs de résister, par procuration, aux institutions sociales.
En somme, The Heroin Diaries est un récit créant les conditions pour une lecture empathique: le personnage principal est sympathique et il a l’aval des lecteurs, d’autant plus que l’œuvre se présente comme étant particulièrement ancrée dans le réel, de par sa forme même. La douleur qu’il exprime se communique donc facilement, en plus d’être «aidée» par la présentation visuelle du livre, angoissante et saturée. La lecture empathique met l’accent sur une interprétation moraliste, voulant «passer un message» (celui de la sobriété), se situant ainsi du côté d’une littérature efficace, «rentre-dedans». Éventuellement, Sixx s’est débarrassé de sa dépendance aux drogues. Dans The Dirt (2001), The Heroin Diaries (2007) et This is Gonna Hurt (2011), il explique comment les programmes de désintoxication l’ont aidé à devenir un meilleur homme. Il semble avoir complètement adopté l’idéologie de la sobriété inculquée par l’organisation des Alcooliques Anonymes, duquel il est membre. En ce sens, les drogues chez Nikki Sixx sont sa marque de commerce et l’ennemi à abattre. Même s’il souhaite aider ses lecteurs et ses fans à se sortir de situations difficiles telles que la toxicomanie, un livre comme The Heroin Diaries rend public son usage des drogues, la met de l’avant comme constitutive de son attitude rebelle et confirme, en quelque sorte, sa présence abondante et nécessaire pour être considéré comme une rockstar.
Bibliographie
Baudelle, Yves, «Du roman autobiographique: problèmes de la transposition fictionnelle», Protée, vol. 31, no 1, 2003, p. 7-26.
Lee, Tommy et Anthony Bozza, Tommyland, New York: Atria Books, 2004, 269 p.
Neil, Vince et Mike Sager, Tattoos & Tequila, New York et Boston: Grand Central Publishing, 2010, 288 p.
Patoine, Pierre-Louis (2010), Du sémiotique au somatique. Pour une approche neuroesthétique de la lecture empathique, Thèse pour l’obtention du doctorat en sémiologie, Université du Québec à Montréal, Montréal, 471 p.
Sixx, Nikki et Ian Gittins, The Heroin Diaries. A Year in the Life of a Shattered Rockstar, New York: Simon & Schuster, 2007, 413 p.
Sixx, Nikki, This is Gonna Hurt. Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx, New York: William Morrow, 2011, 219 p.
Strauss, Neil, Nikki Sixx, Tommy Lee, Vince Neil et Mick Mars, The Dirt, New York: HarperCollins Publishers, 2001, 431 p.
Zlozower, Neil, Mötley Crüe. A Visual History 1983-2005, San Francisco: Chronicle Books, 2009, non paginé.
- 1L’intention autobiographique derrière les chansons n’est pas toujours évidente. Cependant, le fait que des paroles de chansons soient retranscrites dans The Dirt et dans The Heroin Diaries, et que le bassiste y mentionne parfois des contextes de composition faisant clairement référence à sa vie (la chanson «Kickstart my heart» fait référence à cette surdose de décembre 1987, par exemple), font en sorte qu’il est raisonnable de penser que Nikki Sixx se révèle, ne serait-ce que partiellement et avec précaution, à travers ses chansons, donnant ainsi un point d’accès aux fans vers la personnalité du bassiste.