Salon double, dossier thématique, 2012
Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine
Les drogues sont liées aux préoccupations de certains des auteurs les plus marquants de la modernité littéraire. Si elles représentent l’interdit et la perdition, il existe également une certaine tradition qui voit dans leur usage un outil de connaissance, aussi dangereux soit-il. Ernst Jünger, dans un ouvrage qui retrace sur un mode personnel l’histoire des drogues au XXe siècle, Approches, drogues et ivresse, propose de penser leur usage de façon dialectique. Il y a bien sûr la menace de la perte, mais également, propose-t-il, la possibilité d’un gain: «Avec la distance croît aussi l’effort. Oublier quelque chose, fuir quelque chose et d’autre part vouloir atteindre, gagner quelque chose —c’est entre ces pôles que se meut tout le problème de l’ivresse.» (Jünger, 1973: 145)
Peut-on considérer que cette ambivalence liée à la drogue se retrouve aussi en littérature, lorsque la drogue devient objet d’écriture? S’il y a quelque chose de cool et de trash à écrire à son propos, ne s’agit-il pas aussi d’un sujet fondamental qui concerne notre rapport à la réalité? La drogue peut être appréhendée en tant que question littéraire, et lorsqu’on s’y arrête, on constate que sa présence se fait sentir de plusieurs façons. Par exemple, en exacerbant l’expérience subjective, la drogue se situe d’emblée dans le problème abyssal du réalisme littéraire. Il y a quelque chose d’indéniablement métadiscursif à la drogue en tant qu’objet de réflexion. Ainsi, il n’est pas surprenant de remarquer qu’on la retrouve au détour de plusieurs tentatives expérimentales, comme c’était le cas chez William Burroughs, mais comme ce l’est tout autant dans les fictions psychotropiques de Mark Leyner.
La drogue représente un mode de vie marginal associé à la contre-culture, dont l’œuvre des beatniks a constitué l’un des moments forts. Les différents textes de ce dossier montrent bien comment l’écriture sur la drogue a souvent quelque chose qui relève de la posture et s’inscrit dans une logique de la distinction. C’est certainement le cas de James Frey dont l’œuvre s’accompagne, comme le met en lumière le texte d’Annie Monette, d’une véritable performance. Mais ce n’est pas tout: le texte d’A Million Little Pieces se construit lui aussi comme performance toxicomaniaque, avec ses particularités stylistiques et son mode d’énonciation propre. Parmi ces singularités, on notera la représentation du corps, assiégé par les compulsions d’absorption et de régurgitation du drogué. Le texte d’Hélène Laurin, à propos de The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star, l’autobiographie de Nikki Sixx, a quant à lui beaucoup à nous apprendre sur la posture du drogué, si prégnante dans la culture rock. En insistant sur l’expérience empathique souhaitée dans une telle entreprise autobiographique, Hélène Laurin pointe un aspect important de l’écriture de la drogue: elle participe de façon active à la construction de l’identité, si bien que sa simple évocation baigne le drogué (ou l’ex-drogué) dans une aura d’audace et de liberté qui, dans certains cas, peut attirer la sympathie du lecteur. Évidemment, l’adhésion du lecteur au discours du drogué repose aussi sur un certain accord quant à la nécessité de critiquer le centre, ou pour le formuler autrement, l’existence consensuelle, depuis une certaine marge. C’est ce que tente de faire Frédéric Beigbeder dans son œuvre, comme le montre le texte de Daniel S. Larangé. Toutefois, si le discours du drogué appartient essentiellement à la marge, le texte de Larangé montre bien comment Beigbeider cherche aussi à exprimer une certaine généralisation de ce rapport au monde, qualifié ici de postmoderne, où le sujet, perdu dans une version grand-guignolesque de la société des loisirs, se parodie lui-même en jouant une version artificielle de ce qu’aurait pu être une existence authentique.
Pour terminer, je crois que cette réflexion que nous avons menée sur la drogue permet minimalement de conclure qu’elle engage les écrivains dans l’exploration de certaines contradictions humaines qui sont peut-être la matière par excellence de la littérature. Des existences qui échappent à la logique, des agissements qui n’ont rien de rationnel à première vue, des textes énoncés par des sujets si instables que la notion même de réalité est prête à vaciller. C’est d’ailleurs cette contradiction fondamentale que souligne Ernst Jünger dans un passage magnifique sur le buveur chez Dostoïevski:
Le buveur ne boit pas seulement parce qu’il tente d’échapper à sa détresse. Il veut avant tout se rapprocher de sphères exemptes, non seulement de sa misère, mais de toute misère; là, il n’y a plus de chagrin. Il se dissimule, dans son euphorie, bien plus que le simple bien-être et que l’immunité à l’égard de la douleur. Cela aussi, Dostoïevski l’a saisi d’un regard génial. Sinon, comment eût-il pu mettre dans la bouche de son triste héros, Marmeladov, la phrase que voici: «Je bois, parce que je veux souffrir plus encore»? (Jünger, 1973: 148)
Il n’y a peut-être rien de plus fertile pour la réflexion que ces pieds-de-nez lancés à la logique par l’humain qui souffre… En espérant que ce dossier soit aussi agréable à lire qu’il l’a été à écrire, je vous souhaite une bonne lecture.
Dossier dirigé par Simon Brousseau (UQAM)
Bibliographie
Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1973 [1970], 570 p. [traduit de l’allemand par Henri Plard]
Articles de la publication
Pour une écriture sous ecstasy: Beigbeder coke en stock
La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres». (Beigbeder, 1994: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.
«The Heroin Diaries» ou ressentir la douleur de Nikki Sixx
Depuis une dizaine d’années, les autobiographies de «rockstars» se multiplient sur les rayons des librairies. Des musiciens à la vie abracadabrante, tels qu’Ozzy Osbourne, Keith Richards, Slash, Lemmy Kilmister et Steven Tyler, comptent tous leur autobiographie (quoiqu’elles sont co-écrites avec un auteur-fantôme), souvent de remarquables succès de vente. Les autobiographies de «rockstars» traitent du «croustillant», de ce qui relève du «potinage»; les lecteurs (et les fans) ont accès à la vie «sexe, drogues et rock n’ roll» par les mots même du principal intéressé, ils peuvent interpréter les comportements de leurs musiciens préférés, savoir et expliquer la «vérité». Parmi les révélations des autobiographies, la consommation de drogues est un genre de mesure étalon de l’attitude typique d’une «rockstar». En ce sens, ces autobiographies regorgent de récits et d’aveux concernant les drogues. Parfois même, elles tournent autour des drogues. C’est le cas de «The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star», le journal intime de Nikki Sixx, le bassiste de Mötley Crüe, publié en 2007.
Performance toxicomaniaque: comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi
La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de dire la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience.
Emporter le paradis d’un seul coup
Dans tous les cas, la drogue est un moyen pour les écrivains de réfléchir à notre rapport au monde: déchirés entre le désir et le manque, nos contemporains connaissent eux aussi la compulsion, la tentation des objets qui chantent à l’unisson, comme dans un dessin animé de Disney qui aurait tourné au cauchemar: «Consomme-nous! Consomme-nous! Quand tout sera consumé, tu seras au Paradis.» Il est peut-être banal d’affirmer que tout peut potentiellement être une drogue: l’amour, le sexe, le café, le dessert, mais il l’est sans doute moins de pousser à termes le raisonnement. Le fait de s’investir affectivement dans la consommation laisse entrevoir une forme de vide. De quelle nature est ce vide? C’est la question que la drogue pose. Et comme il existe plusieurs sortes de drogues, il doit exister aussi plusieurs sortes de vide, ou plusieurs façons de s’y abandonner.