Entrée de carnet
Réflexions autour de «Mémoires» (2015) de Roberto Pellegrinuzzi. Les appareils, les images et l’espace sensible.
Quand on se déplace dans l’installation photographique de Roberto Pellegrinuzzi, Mémoires (2015), on est frappé par la matérialité des photographies proposées. En effet, cette installation, plutôt qu’offrir une série de représentations, occupe surtout un espace. Cette occupation est matérialisée par 250 000 photos tirées sur papier et suspendues en une forme de nuage compact dans lequel on est invité à pénétrer. Comme d’autres l’ont exploré, tel Erik Kessel avec Photography of Abundance en 2011, ou Wang Du, notamment avec International Kebab en 2008, la matérialisation de la prolifération des images semble être un sujet de prédilection de ces dernières années. Face à cette récurrence, j’aimerais proposer quelques pistes de réflexion en partant du travail de Roberto Pellegrinuzzi.
La première est la suivante : pourquoi cet artiste a produit une telle quantité d’images ? Qu’est-ce que cela révèle, permet de penser ? À ce propos, j’aimerais rappeler que le potentiel de production d’images de chacun aujourd’hui est très important. On pourrait dire que cela s’approche de milliers d’images par jour, et de centaines de milliers en quelques mois. Chacun peut donc aujourd’hui produire l’équivalent imagier de toute la presse avant le numérique. On peut alors supposer que c’est ce qu’a, entre autres, tenté de montrer Roberto Pellegrinuzzi dans sa création. Elle permet en effet de se rendre compte visuellement de la masse qu’une telle production représente, exercice difficile seulement par la pensée.
Pour explorer cette œuvre plus en profondeur, reprenons la description disponible sur le site Internet du Mois de la photo : « [p]our créer cette œuvre, l’artiste a apporté son appareil photo partout avec lui pendant près d’un an, photographiant compulsivement tout ce qui se passait autour de lui. Au total, plus d’un quart de million de clichés ont été réalisés, un déferlement qui s’est arrêté lorsque la partie photosensible du capteur CCD, épuisée, ne permettait plus d’enregistrer de photos[1] ». Le protocole décrit souligne que l’artiste a bien cherché à montrer les possibilités de l’appareil. Mais, en revenant sur les termes employés dans ce texte, on peut remarquer une sorte de glissement vers un processus acéphale, voire machinique. Il est dit que l’artiste « photographiait compulsivement tout ce qui se passait autour de lui ». Il s’agit donc d’une forme très pulsionnelle d’action. Et on sait, depuis Freud, que la pulsion est acéphale[2]. Par ailleurs, l’artiste s’est arrêté de photographier uniquement lorsqu’il a atteint la limite de l’appareil utilisé. Il s’est alors positionné comme le prolongement de l’appareil, devenant machine et cherchant à réaliser le plus parfaitement possible le programme de l’appareil, ce pour quoi ce dernier a été fabriqué[3]. Par son geste, il permet de rendre compte que l’emprise sur les images est toute relative, même quand on les produit.
Par ailleurs, la posture de l’artiste incarne ce que Pierre-Damien Huygue dénomme l’emploi des appareils. C’est une situation dans laquelle l’utilisateur, suivant le programme de l’appareil, est instrumenté, objectivé par celui-ci[4]. Il ne pourra dès lors agir que dans le périmètre programmatique, ou plutôt il ne pourra que fonctionner. C’est-à-dire exécuter un ensemble d’activités prévues par le programme de départ. Peut-on alors avancer que, par cette posture, l’artiste assume l’objectivation induite par les appareils et laisse le public interagir avec les images, se subjectiver en leur compagnie ?
En outre, l’interrogation du rapport contemporain aux images ne s’arrête pas à la prise de vue, elle se prolonge dans la manière dont les éléments photographiques sont agencés. En effet, Mémoires se déploie, dans sa forme de nuage, en un objet, un volume, voire une entité qui semble se dresser. Elle a une présence plutôt qu’elle ne représente quelque chose. On peut bien sûr associer cet assemblage à la métaphore du nuage informatique d’images. On peut également évoquer une forme d’entité pensante (comme cela est suggéré sur le site du MPM). Mais cela semble aussi faire signe vers un besoin de faire advenir les images dans le monde sensible, de les faire devenir des objets, au même titre qu’une table ou une chaise. Car le monde contemporain est fait de l’entremêlement entre le monde sensible et celui des images. Et les images occupent maintenant une zone floue, entre ces deux mondes. On pourrait alors supposer que cet artiste, à la suite d’autres, souhaite matérialiser cette situation, la rendre visible par ses créations.
Enfin, dans cet amas, l’artiste semble aussi suggérer que chacun peut agir sur ces images, en produisant par exemple des trajets singuliers à l’intérieur de la masse[5].
[1] « Roberto Pellegrinuzzi », Le Mois de la photo à Montréal, visible sur : http://moisdelaphoto.com/artistes/roberto-pellegrinuzzi/, consulté le 12/10/2015.
[2] Voir à ce propos : FREUD Sigmund, Métapsychologie (1915), Paris, Gallimard, 1968 ; LACAN Jacques, Le Séminaire, Livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Point », 2002.
[3] Le concept de programme de l’appareil est emprunté à Vilém FLÜSSER. Il le déploie dans Pour une philosophie de la photographie (1993), trad. par Jean MOUCHARD, Paris, Circé, 1996.
[4] Pour de plus amples développements, voir : HUYGHE Pierre-Damien, « L’appareil entre exercice et emploi », dans HUYGHE Pierre-Damien (dir.), L’Art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, « Esthétiques », 2005.
[5] Voir à ce sujet le concept de forme-trajet développé par Nicolas BOURRIAUD dans son ouvrage Radicant, Paris, Denoël, 2009.