Article ReMix
Quand les corps deviennent espaces, ou le paysage comme espace relationnel dans «Les Solidarités mystérieuses» de Pascal Quignard
Sur la lande bretonne, une femme assise sur un rocher se cache parmi les herbes hautes et regarde la mer. Dans le crépuscule, Claire Methuen n’est qu’une ombre filiforme; sa maigreur, son corps émacié et son long cou rappellent la silhouette des échasses, grues et autres charadriiformes. De jour comme de nuit, son corps s’efface dans le paysage et ne laisse perceptible qu’aux regards attentifs la distinction entre la femme qu’elle est et la flore sauvage qui l’entoure.
La scène décrite ici –tout autant que le regard, pourrions-nous ajouter– est centrale au roman Les Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard. D’évidence, le personnage principal entretient un rapport particulier avec l’espace, qui l’invite à s’inscrire dans le lieu et à y reconnaître les traces de son passé, comme celles d’un puissant amour de jeunesse. À un certain stade du roman, elle se retrouve tapie dans le paysage à observer, depuis la lande, les aléas d’un homme qu’elle aime toujours, Simon Quelen, dans sa ville de Saint-Lunaire et dans le village de La Clarté où il est maire. Ces observations lui renvoient également l’impossibilité de leur relation: marié et père d’un jeune garçon malade, il refuse de quitter sa femme et son fils pour elle.
Bien que l’intensité du lien qui les unit soit indéniable, leur union ne peut les conduire qu’à leur propre perte, leurs présences respectives les entraînant immanquablement dans une relation fusionnelle. Ainsi devant l’impossibilité d’être réellement ensemble, les deux amants utiliseront le territoire breton afin d’actualiser et de rendre possible leur relation. En somme, ils ouvriront l’espace pour s’y glisser et deviendront eux-mêmes le lieu afin d’être réunis par le territoire. Claire deviendra la lande et Simon deviendra la mer; une accointance fusionnelle que nous annonce d’emblée l’exergue du roman, tiré du Livre de Ruth: «Où il ira j’irai. Où il vivra je demeurerai. Où il mourra je serai enterrée.»
À la lumière de ces observations, il nous semble évident que la relation des personnages dans Les Solidarités mystérieuses ne devient possible que par le rapport symbiotique qu’ils entretiennent avec le paysage, lieu de leur accord. En ce sens, nous observerons, à l’aide de la phénoménologie, d’abord la manière dont Claire explore le territoire et s’y inscrit; nous reconnaîtrons ensuite un entrelacement entre les corps et le territoire et nous approfondirons la relation liant les personnages et l’espace. Conséquemment, nous réfléchirons au territoire comme lieu même de la fusion des amants et nous soulignerons finalement l’impossibilité de cette union sans la transposition des corps dans le territoire.
D’office, nous pouvons reconnaître que le territoire occupe une place majeure dans Les Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard, mais ce rapport à l’espace est également important dans le processus créateur de l’auteur. D’abord, pour Quignard, la représentation d’un lieu à l’identique ne constitue pas la pierre angulaire d’une création s’inspirant directement d’un espace réel. En vérité, il considère plutôt comme intéressante la possibilité de réfléchir à ce qui peut surgir des paysages connus ou à ce qui peut se greffer aux espaces visités. Dans cette optique, il installe les lieux de ses créations dans ce qu’il appelle les fissures du monde:
Je parcours le lieu que j’ai choisi et je le fends. Et dans cette fissure j’installe une ville: je dispose alors de tous les avantages: tout ce que j’aime dans le site sans la moindre contrainte. […] Dès l’instant où j’ai trouvé ma fissure, je peux y installer mon récit, et le roman démarre à toute allure. (Quignard, 2013: 25)
L’auteur crée donc un lieu à même un véritable espace, qu’il investit ensuite de ses personnages, leur offrant la liberté de s’émanciper d’un réel parfois contraignant. Il construit de cette manière le village fictif de La Clarté, qu’il situe entre Dinard et Saint-Énogat, près de Saint-Lunaire.
Dans Les Solidarités mystérieuses, ce même procédé permet au personnage de Claire d’explorer un territoire sans contrainte, celui de son enfance, pour y redécouvrir sa propre histoire. En effet, Claire Methuen a connu la lande bretonne de long en large durant sa jeunesse, mais n’y a jamais remis les pieds depuis son départ vers les grands centres. Adulte, elle retrouve la Bretagne pour la première fois alors qu’elle assiste au mariage d’une cousine. Alors qu’elle passe par le marché, elle rencontre par hasard la professeure de piano de son enfance, Madame Ladon, qui l’invite chez elle. Nul doute, cette visite joue un rôle clé dans le développement du désir de Claire de s’installer à nouveau en Bretagne. Mais ce qui participe surtout à son évolution est l’exploration du territoire qu’elle amorce dès son arrivée. Prenant la forme de longues déambulations en solitaire sur les rives, cette exploration l’amène à rencontrer à nouveau l’espace qui l’a vue grandir et à ressentir, du même coup, le lien intime qui les unit, ce qu’expose Quignard:
Elle aimait ce lieu. Elle aimait cet air si transparent, par lequel tout était plus proche. Elle aimait cet air si vif, où tout s’entendait davantage. […] Elle éprouvait le besoin de reconnaître tout de ce qu’elle avait vécu. Elle ressentait le besoin de reconnaître tout de ce qu’elle avait découvert du monde, ici, jadis. (Quignard, 2011: 40)
Marcher lui révèle des envies, des besoins non comblés depuis l’enfance. Chacun de ses pas lui montre le passé, et le lecteur du roman comprend rapidement que ce territoire, pour Claire, est lié à un passé difficile déposé loin dans sa mémoire et marqué par des rapports et des dynamiques familiales complexes. En marchant, elle réactive le passé et rencontre un jadis –pour prendre un terme quignardien– toujours actif qu’elle croyait avoir oublié et auquel est intrinsèquement lié son histoire avec Simon Quelen, son amant de jeunesse. La présence de Simon, dans l’esprit de Claire, se manifeste d’ailleurs dès son arrivée en Bretagne. La marche, en plus de raviver la relation impossible du couple –et ipso facto, les blessures liées à cette relation dont elle n’est pas entièrement guérie–, ouvre nécessairement les sens de Claire et l’invite à reconnaître sa propre présence en ce lieu. Se crée alors un alliage entre présent et passé à même son corps, une juxtaposition des temps qui ébranle son identité. Dans cette connectivité des temps lui permettant la redécouverte du lieu, marcher sur la lande revient pour elle à retrouver des traces d’elle-même et à les actualiser, comme son passé; un voyage intérieur qui rappelle la conception de la marche de David Le Breton: «[s]i le marcheur parcourt infiniment l’espace, il accomplit un périple égal à travers son corps» (Le Breton, 2000: 31). En ce sens, Claire marche autant les souvenirs de son enfance enfouis à même son corps que ces nouvelles sensations du présent. Elle fait de tout l’espace surplombant la mer une zone archéologique et d’identification personnelle. La lande bretonne devient en quelque sorte un territoire palimpseste, comme une forme de toile où se révèlent et s’effacent, par projections, les traces et les images de ce passé et de cet amour qu’elle a fuis.
Indubitablement, ce personnage est habité tout au long du roman par la même tension, entre s’attacher et se libérer. C’est-à-dire s’attacher à la fois à Simon et au lieu comme à des ancrages, et se libérer, notamment du poids du passé et de la contrainte liée à ces mêmes ancrages, mais aussi, d’une certaine manière, à se libérer d’elle-même. Ainsi, les déambulations sur la lande et la lande elle-même se lisent-elles comme le lieu des tentatives d’une libération et comme le lieu de rencontre de tous ces possibles.
En ce sens, Quignard écrit que c’est précisément «[s]ur la falaise, immobile, le corps dans le vent, dans le ciel, [que Claire] redevient heureuse» (Quignard, 2011: 25). Posée sur la lande comme l’oiseau après son vol, Claire renaît au contact de l’air marin. Elle semble apparaître et disparaître dans le paysage, à la manière des lucioles. Sur la rive, elle regarde Simon, se sent près de lui, avec lui. Elle tend constamment à se rapprocher du paysage et, du même coup, de lui. Alors s’installe en elle, de plus en plus fortement, le besoin d’une proximité avec la nature.
En réponse à ce besoin, elle s’établit dans la ferme de la famille Ladon, près de la falaise, dans un coin du territoire caché par une végétation luxuriante; elle habite dans le paysage. Cette installation se lit évidemment comme la première étape vers une fusion totale avec le territoire. La ferme devient à la fois le lieu du passage entre sa vie urbaine et sa vie bretonne, c’est-à-dire un espace de renouveau où elle reprend corps, mais aussi un lieu d’inscription de sa subjectivité dans l’espace. La ferme apparaît désormais comme un seuil, entre le passé et le présent. Désormais, Claire fait partie de la nature; même à l’intérieur de la ferme, elle reste près de Simon et près de la lande.
Par ailleurs, la relation entre les deux amants se tisse à même le rapport que chacun d’eux entretient avec le territoire. Il nous semble important de préciser que bien que la relation de Claire et Simon ne se vive au départ que par le regard, elle passe ensuite du fantasme à la réalité lorsque les anciens amants s’abandonnent à nouveau à la passion qui les domine, actualisant du même coup leur désir. Conséquemment, celui qui habitait le corps passé de Claire revient à nouveau hanter son corps présent. Dans le but de consommer leur union, les deux amants se retrouvent dans une crique cachée, mais connue de Simon, exposée comme un lieu d’intervalle, comme un lieu à l’écart du monde, où leur relation devient possible:
[Pour y accéder, Simon] noua, autour de sa taille, la corde. Cette faille, située derrière le mur de roches, n’était pas visible. […] Ils s’aimaient là, invisibles dans le bois mort, les épaves, les plastiques, les pneus, l’obscurité, les roches à fleur d’eau. (Quignard, 2011: 78)
En ce lieu où se joignent terre et mer, où se rencontrent leur vie passée –représentée par le bois mort, les épaves, les détritus– et leur vie actuelle, les deux amants unissent les temps par la mise au jour de leur histoire passée et créent dans le présent du lieu un nouvel espace. Dans cette faille physique du paysage, les amants sont à la fois présents et absents du monde. Cet espace en contrepoint de leur vie, nécessitant la traversée d’un seuil, est le lieu où peut advenir une relation, qui elle-même pourrait être perçue comme un espace «ritualis[ant] des clivages, et […] des déviations» (Defert, 2009: 41). Dans le même ordre d’idées, Quignard écrit:
[Q]uand elle est dans la faille, […] quand elle est dans [l]es bras [de Simon], [Claire] est prise par une atonie de plus en plus grande, presque évanouissante […]. Chaque fois qu’elle le dévêt, chaque fois qu’elle le voit nu, elle a envie de tomber, ses paupières se ferment automatiquement, ses yeux entrevoient à peine ce qu’elle fait, ce qu’il fait. (Quignard, 2011: 79)
Ni présente ni absente, Claire transite entre deux états, entre deux lieux. Elle est prise par une atonie comme par une perte de conscience qui survient suite à un choc, atonie pouvant être causée par le fait que les corps se rencontrent alors dans un lieu sans intermédiaire pour les séparer, ces derniers ayant internalisé tout espace-tampon entre eux. Cette hypothèse nous semble appeler les mots de Walter Benjamin: «Toutes les relations de proximité entre êtres humains sont affligées d’une clarté perçante, quasiment insoutenable, dans laquelle elles se montrent à peine à même de se maintenir.» (Benjamin, 2012: 76) Afin de supporter cette proximité, Claire s’appuie, s’ancre profondément dans l’espace, quitte à perdre tout repère externe, quitte à disparaître.
Et pour elle, une manière de s’ancrer est d’habiter la ferme Ladon, ce qu’elle fera jusqu’à ce que le bâtiment brûle entièrement dans un incendie allumé par la femme de Simon, après la découverte de leur liaison. Détruisant le seuil symbolisant le lieu de la renaissance intérieure de Claire, cet incendie la jette directement dans le dehors. Elle est ainsi expulsée de son propre rituel et éloignée de toute possibilité d’inscrire sa singularité dans l’espace autrement que par la marche. Sans la ferme, elle ne peut que déambuler pour se réfugier; elle se retrouve prise dans une errance sur le territoire, à chercher d’autres lieux d’intervalles pour tenter de poursuivre son processus. La voient alors défiler les ports, les berges, et évidemment la lande, ce lieu précis où se rencontrent terre et mer. Elle s’isole dans ces «zones seuils» et tente de disparaitre dans la fuite. Mais même alors, elle fait toujours face à la puissance du lieu, ce qui rappelle la notion de lieu tel que travaillée par David Le Breton. Le lieu «impose le désir de ne plus en être un seul spectateur, mais de s’immerger en lui, de le traverser de tous ses sens en une sorte d’appropriation sensuelle. Le paysage enveloppe, pénètre.» (Le Breton, 2012: 71) Désormais sans ancrage et sans Simon physiquement près d’elle, son seul repère consiste en ses observations depuis la lande, tout le jour, et son seul but est de se rendre visible à Simon –qui refuse désormais de la revoir–, alors elle s’expose à son regard attentif en habitant toujours plus le territoire. Ainsi maintient-elle leur lien.
La fusion avec le territoire devient, à partir de ce moment, de plus en plus importante pour Claire. Se consolide alors une interrelation entre son corps et l’espace. Ses marches deviennent le lieu où elle reconnait la distance qui la sépare de Simon. Elles lui permettent d’habiter pleinement le territoire, de l’habiter au sens où l’entend Jean-Marc Besse: «Habiter, c’est vivre dans et en fonction de la distance» (Besse, 2013: 81). Et pour reconnaître cette distance, Claire s’installe, s’approprie le territoire; en d’autres mots, elle regarde cette distance. Son regard la transforme en un lien solide avec Simon, tel que l’appelle la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty:
[la] distance n’est pas le contraire de [la] proximité, elle est profondément accordée avec elle, elle en est synonyme. C’est que l’épaisseur de chair entre le voyant et la chose est constitutive de sa visibilité à elle comme de sa corporéité à lui. Ce n’est pas un obstacle entre lui et elle, c’est leur moyen de communication. (Merleau-Ponty, 1964: 176)1Dans cet article, la référence exacte à l’ouvrage est: Merleau-Ponty, Maurice. Le visible et l’invisible. Paris: Gallimard, coll. «Tel», 1983 [1964].
En somme, la déambulation de Claire sur le territoire permet la rencontre de leurs regards, et ce sont les lignes tracées par ces regards qui les joignent l’un et l’autre. La distance ainsi reconnue et l’espace qu’elle crée devient un territoire inédit à explorer. C’est leur nouveau paysage relationnel, le lieu où peut advenir leur relation. Ainsi s’unissent-ils même si séparés: par leur entrelacement avec le territoire, dans une distante proximité.
Certes, par sa composition géographique, le territoire lui-même permet la proximité dans la distance qu’expérimentent les personnages. D’abord, l’espace breton est constitué d’une lande haute surplombant la mer, sur laquelle se trouve Claire, ouvrant tout le jour des chemins entre les herbes, vivant dans le paysage et observant Simon. Puis se trouve le port de La Clarté au niveau de la mer, avec Simon qui traverse la baie de Saint-Lunaire, matin et soir. Cette région, Claire la connait depuis l’enfance, mais ne l’a jamais vue depuis la mer, ayant grandi sur les terres. Simon, lui, appartient à la mer. C’est donc le maire de La Clarté (notons l’homophonie significative entre le maire et la mer) qui lui fait découvrir ce point de vue manquant à ses connaissances. Cet exemple montre qu’ensemble, elle et lui forment deux espaces, deux visions complémentaires, deux voix distinctes qui s’unissent. Sarah Barbedette, dans une étude sur le texte de Quignard, en parle d’ailleurs comme «deux voix parallèles qui […] tracent le dessin de la côte.» (Barbedette, 2014: 213) Dans cette optique, l’ancrage de Claire dans le territoire se fait à partir, en fonction et à la faveur de sa relation avec Simon. Leur relation est sa base. Les amants doivent donc maintenir leurs liens, leurs accords. En ce sens, l’entrelacement corps-espace définissant Claire la transforme en une forme d’extension du territoire, une extension de la lande, et il en va de même pour Simon qui devient, lui aussi, comme un corps-mer, une extension de la mer.
De cette manière, par leur accord respectif avec le territoire, ils s’engagent tous deux à reconnaître la présence de l’autre. Chacun, à partir de son lien avec le territoire, ouvre un espace de rencontre, un lieu de passage, comme un lieu de la distance qui les sépare; ainsi peuvent-ils accepter la clarté perçante et quasi insoutenable de leur relation dont parle Benjamin. Alors non seulement la reconnaissance de la distance maintient-elle leur contact, mais elle les éloigne également d’une fusion qui entrainerait leur perte, jusqu’à ce que le contact se brise et que la fusion devienne totale, ce que l’on entrevoit lorsque l’un s’absente du regard de l’autre, lorsque l’un ressent l’absence de l’autre. Lorsque Claire ne voit pas Simon, lorsqu’elle revient de ses caches sans avoir perçu ses mouvements, elle rentre à la maison –à la ferme, reconstruite, qu’elle partage avec son frère Paul– en nage, trempée de sueurs et d’angoisse. Tous deux s’observent dans la distance, et plus ils se guettent, plus Simon s’inscrit en Claire et plus elle s’immisce en lui. Le corps de Claire palie le manque de Simon par cette sueur, une forme d’eau, de corps-mer qui se dépose sur le corps-terre de Claire: ainsi les territoires se joignent-ils encore, même en l’absence de Simon. La présence de son amant ne la quitte jamais. Sarah Barbedette la qualifie d’ailleurs de «mouvement très sourd, mais très intense autour [du corps de Claire], qui affleurait sans cesse, frémissait sans cesse autour d’elle, comme une vague circulaire, comme une oppression» (Barbedette, 2014: 220).
Cette vague circulaire se casse le jour du cinquantième anniversaire de naissance de Claire, le jour où le corps-mer de Simon sombre dans les flots pour rejoindre la matière, la mort. Alors le contact se brise. Simon se noie, volontairement, sous les yeux de Claire: «J’ai tout vu, dira-t-elle à sa fille, venue la retrouver en Bretagne; […] il s’est laissé glisser dans l’eau. […] Il m’a fait un petit signe.» On retrouve le corps de Simon «un peu dévoré par les poissons», échoué «dans une mare de la plage» (Quignard, 2011: 185) devant la crique de La Goule –porte d’entrée de la crique où ils se retrouvaient– un nom évoquant selon les légendes bretonnes des femmes malheureuses. En se laissant glisser dans l’eau, Simon s’immisce dans le territoire, est avalé par celui-ci. Il fusionne avec lui et, par extension, avec Claire, toute distance entre eux ayant été avalée, effacée par la mort.
Suite à la mort de Simon, Claire n’a d’autres choix que de le suivre, liés qu’ils sont par cette solidarité mystérieuse qui les habite depuis toujours. Elle investit le territoire comme jamais auparavant. Chaque pas posé sur le sol lui donne l’impression d’être avec lui. Elle marche encore plus qu’elle ne le faisait avant. Ses marches deviennent une occupation à plein temps. Elle ne rentre que tard le soir à la maison, où l’attend son frère Paul qui la nettoie lorsqu’elle revient «couverte de boue, de sel, de sueur, de brindilles, de petits bouts de coquillages» (Quignard, 2011: 229). Le paysage s’agrippe à elle. Claire s’occupe du lieu, elle l’entretient comme elle aurait pris soin de Simon. Elle connait tous les oiseaux, lit l’heure solaire. Son corps est musclé par l’usage qu’elle fait des chemins, et squelettique, car elle ne s’alimente que de fruits ou de plantes. Paul dit: «Je pense que ma sœur était un chemin perdu au-dessus de la mer.» (Quignard, 2011: 242) Elle peut passer des heures assises sur la falaise. Elle urine et défèque sur la lande, et s’abreuve directement à l’eau de mer. Elle entretient un rapport symbiotique à l’espace, une manière pour elle de chercher à nouveau les traces de Simon, de retrouver leur relation. Un jour, elle raconte à Paul:
[que] le paysage, au bout d’un certain temps, soudain s’ouvrait, venait vers elle et c’est le lieu lui-même qui l’insérait en lui, la contenait d’un coup, venait la protéger, faisait tomber la solitude, venait la soigner. Son crâne se vidait dans le paysage. […] Une fois qu’elle était complètement vide, le lieu s’étendait devant elle autant qu’il parvenait à s’étendre en elle. […] C’était comme si elle n’était plus un être humain […]. Peu à peu les lumières s’éteignaient, les couleurs ternissaient, le silence grandissait, le crépuscule l’atteignait, l’ombre l’enveloppait, la nuit descendait, elle devenait tout cela en même temps que cela se produisait. Et elle était la nuit. Et ses yeux se fermaient. (Quignard, 2011: 224)
En ces moments, elle vit une forme d’atonie rappelant celle de ses rapports intimes avec Simon. Pour quelques instants elle n’existe plus, elle le rejoint. La distance disparaît. Elle devient le paysage, se referme sur elle. La mort de Simon lui aura apporté la solution à sa tension entre s’attacher et se libérer. En ce sens, Paul confie notamment que «la souffrance [de Claire] s’en est allée quand la présence du corps de celui qu’elle aimait s’en est allée elle aussi.» (Quignard, 2011: 143) Sa mort a pour Claire l’effet d’une libération. Elle est libre et attachée; elle n’est plus prisonnière d’un regard surplombant la mer et tourné vers lui; elle n’est plus contrainte de rester présente face à lui pour maintenir le lien. Elle fusionne avec le lieu, avec Simon. Désormais, chaque vague léchant la grève se casse sur elle comme s’il la caressait; elle est attachée au lieu, attachée à lui et libre d’être constamment avec lui. Elle n’a plus à surveiller sa présence: il est là, près d’elle, toujours, comme la mer près de la lande. Elle a internalisé sa présence. L’angoisse liée à la perte possible de Simon s’en est allée, elle aussi. Quignard écrit, en empruntant la voix de Paul:
Une paix étrange, totale, vint sur Claire. Une paix inentamable atteignit Claire. Il en est allé ainsi de tous les jours qu’elle vécut à partir de là. Tout était accompli et elle survivait simplement à cet accomplissement. Ou plutôt elle participait à cet accomplissement. Elle errait encore dans le monde après son amour, regardant de loin son amour comme si tout était fini depuis longtemps. Elle avançait sur la lande où elle achevait son parcours. (Quignard, 2011: 238-239)
En sombrant dans la mer, Simon s’est transposé dans le territoire. Comme lui, Claire termine son parcours en déambulant toujours sur la lande, mais dans le but, désormais, de s’y inscrire jusqu’à y disparaître totalement. La lande a pris la forme de «son journal intime» (Quignard, 2011: 194). Le paysage, jusqu’alors leur espace relationnel, est devenu à ce moment plus que ce lieu où elle entre en relation avec Simon, mais le lieu même de la fusion avec lui, jusqu’à ne plus s’appartenir;
Claire était devenue Simon et était devenue le lieu. Tout était désormais dépourvu de toute crainte. Tout était sublime. Elle était partout chez elle; elle était comme le commencement dans l’origine. […] Elle appartenait à quelqu’un d’autre. Elle appartenait au lieu. (Quignard, 2011: 239-240)
Cette fusion entraîne inévitablement sa perte, et naturellement, c’est dans le paysage où, comme son amant, elle disparaît. Personne ne retrouve son corps; effacée, fantôme sur la lande, elle rejoint Simon, avalée elle aussi par le paysage.
En définitive, la relation des personnages principaux du roman Les Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard ne peut advenir que par leur rapport particulier avec le paysage et par la transposition de leurs corps dans le territoire. Comme l’auteur dans son processus créateur, Claire et Simon ont trouvé leur fissure dans le lieu et y ont installé leur propre espace, sans aucune autre contrainte que celle d’être ensemble. Et cette lande bretonne, décrite par Quignard et habitée par ces personnages aux rapports symbiotiques, rappelle une partition où se rencontrent ces voix en fugue, où se tisse le contrepoint de ces corps que tout veut séparer, mais qui restent liés, fusionnés.
En ce sens, la prose quignardienne dans Les Solidarités mystérieuses rappelle la troisième gnossienne du compositeur français Erik Satie. On y trouve, comme dans le paysage créé par Pascal Quignard, une base régulière et solide dans les basses du piano, à laquelle s’ajoute un chant qui appelle l’autre dans les hautes. On sent la mélodie toujours près d’une perte d’équilibre, mais qui est rattrapée par la régularité des accords et des arpèges de la basse; ils donnent la confiance nécessaire au chant pour se laisser aller aux mouvements et s’élever. Par cette union, par cet accord entre la haute et la basse, la pièce est complète. Ce parallèle entre les composantes de la gnossienne et la complémentarité de la terre et de la mer, dans le roman, montre que sans celle-ci, le chant ne se peut pas, la relation –celle de Simon et Claire– est impossible, et l’accord au monde est irréalisable. Du reste, il y a dans la prose de Pascal Quignard ce rythme qui se trouve dans la gnossienne satienne, c’est-à-dire la possibilité d’unir les temps et d’ouvrir l’espace, donnant l’impression qu’un espace relationnel émerge de ces œuvres ou à même ces œuvres. Entre les mots de Quignard se cache un lieu intime créé à même l’espace qui les sépare, un lieu permettant les résonnances entre les voix du texte et le lecteur. Et il s’agit bien des voix du texte, car ce sont des voix en fugue, en contrepoint, qui forment le roman –qui évolue, faut-il finalement le préciser, au fil de plusieurs changements de narration. D’ailleurs, l’intérêt de Pascal Quignard pour la musique se fait sentir tout au long du roman, ce qui porte à croire que les solidarités mystérieuses du titre, comme des accords aux tonalités uniques, seraient celles de Claire avec la lande et de Simon avec la mer, ou de la rencontre de la terre et de la mer; ou encore, celle de la distance et de la proximité, mais surtout, comme l’accord tonique d’une pièce majeure, celle qui lie les deux amants.
Bibliographie
- 1Dans cet article, la référence exacte à l’ouvrage est: Merleau-Ponty, Maurice. Le visible et l’invisible. Paris: Gallimard, coll. «Tel», 1983 [1964].