Entrée de carnet

Pour une méthodologie de recherche botanique: voyages à Stardew Valley

Megan Bédard
couverture
Article paru dans Imaginaires du Jardin, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Noémie Dubé (2019)

Parmi tous les jeux de simulation agricole qui se multiplient et prennent de l’ampleur depuis la fin des années 20001, mon choix, pour faire l’expérience des jardins vidéoludiques, s’est arrêté sur le jeu indépendant Stardew Valley, développé par Eric Barone (ConcernedApe) et lancé par Chucklefish le 26 février 2016. Jeu de simulation agricole, il a la particularité d’intégrer des éléments de jouabilité propres aux jeux de rôle — avec la possibilité de personnaliser le personnage avatar, d’acquérir des talents différents en fonction d’un arbre de talent (skill tree) et d’interagir avec d’autres personnages — ainsi qu’aux jeux de monde ouvert et de bac à sable — des univers dans lesquels j’ai la possibilité de circuler librement et de laisser ma trace en modelant l’espace à ma guise.

Barone, Eric. “Stardew Valley, Ouverture”. 2016. Jeu Vidéo.

Barone, Eric. “Stardew Valley, Ouverture”. 2016. Jeu Vidéo.
(Credit : Barone, Eric. “Stardew Valley, Ouverture”. 2016.)

Mon expérience de Stardew Valley a été orientée par une série de questionnements qui englobent, plus largement, la problématique des jardins virtuels. Comment l’expérience de la nature du jardin dans un espace virtuel se compare-t-elle à celle du jardin réel? Quel(s) imaginaire(s) botanique(s) ces jeux reconduisent-ils et de quelle(s) manière(s)? Comment cette expérience virtuelle peut-elle être un vecteur d’une relation significative entre le ou la joueur.euse et les espaces naturels? Enfin, est-ce que les jardins virtuels peuvent contrer cette fameuse cécité des plantes (plant blindness) ou renforcent-ils plutôt cette tendance à être aveugle au végétal qui nous entoure? Pour tenter de répondre à ces questions, deux étapes s’imposent à ma réflexion, étapes qui ont conditionné la démarche que j’ai employée au cours de ma recherche et de mon expérience du jardin virtuel. D’une part, j’ai tenté d’obtenir une vision plus globale et objective des imaginaires vidéoludiques du jardin en recueillant des informations sur la grande diversité des jeux qui les représentent. De l’autre, j’ai consigné les impressions de mon expérience (subjective) du jardin virtuel dans un journal afin de garder une trace de mon parcours dans l’espace de jeu et des choix que j’y ai effectués.

Bienvenue à Stardew Valley

C’est une autre journée grise au travail : l’espace rectangulaire gris, éclairé par la lumière froide des néons, se sépare en plusieurs cubicules (eux aussi, gris). Les rayons du soleil ne pénètrent pas à travers la grande fenêtre vitrée. Le patron s’y tient debout et nous regarde travailler. En larmes, j’ouvre une enveloppe cachée dans le tiroir de mon bureau. C’est une lettre de mon grand-père, récemment décédé, qui m’invite à me libérer de ma morne vie répétitive citadine, à ne pas me laisser «écraser sous le poids du fardeau de la vie moderne1«crushed by the burden of modern life.» Je traduis ici un extrait de ladite lettre apparaissant dans la cinématique d’ouverture du jeu Stardew Valley..» Il m’invite à habiter sa ferme, située près d’un village nommé Stardew Valley. Arrivée sur les lieux, je remarque que le territoire de la ferme est recouvert de pierres, de branches, d’herbes et d’arbres. Je me mets au travail : je choisis un emplacement, je libère l’espace, je creuse des trous, je plante des graines et j’arrose.

21 septembre. Début de la partie. J’ai choisi l’apparence de mon personnage et l’emplacement de ma ferme. Elle est sur le bord d’étendues d’eau, alors je l’ai nommée «Seashell Farm». Début de l’aménagement du jardin (en rang, le plus possible). J’ai coupé un arbre et planté un arbre. Ma ferme est découpée en petits emplacements de terre distribués sur des lacs, reliés par des sentiers en planches de bois. Je dois défricher pour aménager mon jardin, mais j’ai peur de trop en enlever, de trop dénaturer le terrain.

Au moment de débuter une nouvelle partie, je pouvais choisir parmi plusieurs géographies de fermes, chacune mettant de l’avant une ressource différente : l’espace de la forêt offre une plus grande récolte de bois, l’espace montagneux met de l’avant l’exploitation des minéraux, la ferme sur les lacs favorise la pêche. Chaque ressource permet de construire outils, habitations, machines. Même les déchets pêchés dans les étendues d’eau peuvent être transformés en ressources. Je peux replanter, dans mon jardin, les plants trouvés dans les bois. La vie à Stardew Valley s’organise en un écosystème serré qui ne laisse aucune place à l’inutile. Le surplus, quant à lui, est toujours transformé en ressource monétaire qui pourra être utilisée pour acheter semences, engrais ou services.

Les années à Stardew Valley sont divisées en quatre saisons (printemps, été, automne, hiver) de 28 jours. Chaque semence présente un temps de croissance spécifique et peut pousser à l’extérieur durant une (parfois deux) saison(s) particulière(s). L’organisation du temps s’effectue donc en vue d’une récolte et afin d’éviter de gaspiller des semences — puisque si un plant poussant au printemps, la pomme de terre, par exemple, n’est pas récolté avant la fin de la saison, il meurt au premier jour de la saison d’été. Les journées commencent à 6h et se terminent lorsque le personnage avatar se couche dans son lit, entraînant le processus de comptabilisation monétaire des récoltes vendues dans la journée ainsi que la sauvegarde du jeu.

D’ailleurs, certaines cultures sont vendues à un plus haut prix que d’autres. Je pouvais donc jouer dans le but de maximiser les profits de ma ferme en fonction du temps des récoltes et du prix des cultures. Stardew Valley offre aussi la possibilité de jouer pour le plaisir : visuel, ludique, méditatif, exploratoire. Les nombreux amateurs du jeu partagent, sur internet, des calendriers, énumèrent les stratégies optimales pour rentabiliser et faire croitre la ferme. Or, dans un article témoignant de son expérience de jeu, Kirk Hamilton avance que le sentiment d’urgence et de performance associé habituellement aux jeux de gestion de ressources n’a pas sa raison d’être dans une partie de Stardew Valley. Il écrit :

Stardew Valley can be a leisurely escape, but it can also be a game about stringently optimizing your professional and personal productivity in order to maximize sales and social expansion. Only if you play your cards perfectly can you quickly min/max your way to glorious profits, romance, and the satisfying feeling that you’ve cracked another game open and devoured its chewiest secrets. Rare is the video game that can be so at odds with its stated philosophy, depending on how you choose to play it.

That notion of choice is important, though. A player can choose to play Stardew Valley however they want. I choose to play Stardew Valley in accordance with its stated values. I take a deep breath and relax. It’s another summer morning, and the birds are chirping. There’s no rush. There’ll always be another summer after this one, and another.2 Voir «In Stardew Valley, Ignorance Can Be Bliss» dans Kotaku [en ligne] https://kotaku.com/in-stardew-valley-ignorance-can-be-bliss-1819327249. 

La question du choix est nécessaire pour analyser la construction du jardin virtuel. De fait, les possibilités offertes par le système du médium vidéoludique n’acquièrent une signification que lorsqu’elles sont actualisées au cours d’une expérience singulière du jeu. Les jeux de monde ouvert ― me permettant de circuler librement dans un espace ― et de bac à sable ― sans objectif autre que la personnalisation de l’espace à l’aide d’outils fournis par le système ― mettent au défi la linéarité du récit des autres supports narratifs. Ainsi, l’analyse de l’expérience de jeu doit prendre en compte une multiplicité de facteurs qui dépassent l’analyse du récit et de sa mise en forme puisque le jeu vidéo est un système avec lequel nous interagissons. Nos actions, au sein de cet espace, sont intrinsèques à la réception. Sur le plan formel, le système de jeu exprime des idées sur le monde à travers une série de règles (explicites et implicites) — c’est ce que Ian Bogost nomme la rhétorique procédurale (2008 : 117-139). J’interagis avec ce système et j’interprète, je crée du sens en me confrontant au monde du jeu.

L’écriture du témoignage permet aussi de prendre en compte le rôle des affects dans l’expérience du jeu et de son système. À ce sujet, Torben Grodal définit la jouabilité comme l’actualisation de séquences d’évènements basées sur une simulation d’expériences durant laquelle il y a une interaction constante entre perceptions, émotions, cognitions et actions (2003 : 129-155). Si, selon Francis Hallé, pour comprendre le végétal il faut apprendre à observer sa forme (1999 : 40), le jeu vidéo propose une expérience différente des plantes. Pour les connaitre et les comprendre, il faut en faire usage, faire l’expérience (en accéléré) de la vie d’une plante et de la vie du jardin potager à travers les saisons, il faut les transformer — les cuisiner, les faire macérer, les faire fermenter. Or, cet usage s’actualise en fonction des choix que je décide d’effectuer dans l’espace du jeu, des choix qui doivent être documentés afin d’avoir une compréhension plus globale des jardins virtuels.

Cher journal, aujourd’hui, j’ai semé des pommes de terre

Tout au long de ma recherche, j’ai tenu un journal de mon aventure à Stardew Valley : j’y ai fait un inventaire de mes activités dans l’espace de jeu, de mes impressions, de mes réflexions ou de mes questionnements par rapport à certaines actions que le jeu me poussait à accomplir. J’y effectuais un bilan de ma progression, des listes de fruits et légumes à planter ainsi qu’un répertoire des tentatives et des revirements par rapport aux objectifs que je me fixais dans l’espace bac à sable. Anne Cauquelin, dans son Petit traité du jardin ordinaire, souligne que «[l]’écriture d’un journal tient de la liste, des courses à faire et des comptes quotidiens. Mais le journal de jardin a quelque chose de particulier : il tient compte de l’émerveillement, et n’arrête pas d’en énumérer les objets. C’est un éloge des choses, et non une louange de soi.» (2005 [2003] : 80) Mon journal est rapidement devenu un outil d’organisation. Il était tour à tour almanach (lorsqu’il répertoriait le temps des semences et des récoltes), plan ou carte des parterres, inventaire des graines et liste de tâches. Il conserve aussi les souvenirs de mon expérience affective du jeu : l’émerveillement de la découverte s’y fait sentir autant que le découragement, l’anticipation ou l’excitation.

Bédard, Megan. “Extrait de mon journal ― Organisation des plants du jardin”. 2019. Photographie

Bédard, Megan. “Extrait de mon journal ― Organisation des plants du jardin”. 2019. Photographie
(Credit : Bédard, Megan. “Extrait de mon journal ― Organisation des plants du jardin”. 2019)

Le journal est une trace écrite de mon expérience singulière du jeu, des choix que j’y ai effectués et de la manière dont je me suis approprié l’espace. Il permet aussi de mettre de l’avant certaines mécaniques de jeux, notamment la tension entre le désir d’esthétiser mon jardin et le travail que l’entretien du jardin potager nécessite.

24 septembre. Le jeu, rythmé par les cycles des jours, me force à penser à long terme : au développement de ma ferme qui commence à prendre beaucoup d’expansion, à l’argent nécessaire pour acheter les graines, au matériel à fabriquer. J’ai fait considérablement grossir la quantité d’espace allouée au jardin. Au début, j’essayais de former des agencements, d’alterner fleurs et légumes. Je me suis vite rendu compte que la floraison ou le mûrissement des plants ne se font pas à la même vitesse. C’est un combat constant pour l’équilibre entre une utilisation pragmatique, efficace, rentable du jardin et une volonté esthétique.

Dans son Petit traité du jardin ordinaire, Anne Cauquelin souligne cette tension entre la conception esthétique du jardin et le travail qu’il nécessite :

Ne pas oublier, en effet, que l’utilité domine au jardin, même si, par un souci d’art, on semble éviter d’y faire allusion. Le jardin contemporain travaille à montrer l’aspect d’une utilité domestique en proposant le mélange des genres : poireaux et roses, navets et lys. Aussi travaille-t-il à réintroduire la trace, et même à accuser l’empreinte du labeur ouvrier, tandis que l’otium, le loisir du repos, est évoqué dans les courtes pauses que sont bancs, ombrages et vérandas. (2005 [2003] : 78)

Or, l’objectif esthétique des jardins potagers de Stardew Valley n’est pas intrinsèque à sa rhétorique procédurale. C’est plutôt le choix que j’ai effectué dans l’espace de jeu qui a provoqué cette tension. Tout de même, ma décision était motivée par le récit du jeu ainsi que par les valeurs qu’il véhicule — Kirk Hamilton le souligne dans son témoignage. En opposant la vie rurale, le travail de la terre au «poids du fardeau de la vie moderne» citadine, Stardew Valley suggère de jouer pour le plaisir et non pas pour «gagner». Sa rhétorique procédurale ouvre la possibilité d’exploiter la terre de manière rentable et efficace, mais la philosophie du jeu — qui valorise la vie communautaire, l’exploration, l’émerveillement — cause une dissonance narrative. Dans mon cas, cette dissonance a provoqué de nombreux questionnements («Pourquoi est-ce que je vise la croissance?») et m’a confrontée à mes réflexes de joueuse. Même si l’environnement du jeu m’offre tout ce dont j’ai besoin pour exploiter entièrement ma terre, rentabiliser ma ferme de la manière la plus efficace, je peux toujours choisir de réduire l’espace de mon jardin, de laisser les fleurs près de ma maison (au lieu de les couperueillir et les vendre), d’attendre quelques jours avant de cueillir mes choux pour admirer leur violet à travers le brun et le vert.

Stardew Valley n’est toutefois qu’un jeu parmi un grand nombre d’expériences de simulation agricole disponibles autant sur les consoles, sur les ordinateurs que sur les appareils mobiles. Alenda Chang (2013 : 42-47) situe la popularisation de ce genre vidéoludique à la fin des années 2000 avec des jeux comme Harvest Moon (2007), FarmVille (2009) et Happy Farm (2008). Stardew Valley leur emprunte, d’ailleurs, la plupart de ses mécaniques de jeux3 Eric Barone souligne notamment l’influence d’Harvest Moon dans son processus créatif dans une entrevue donnée à Nathan Greyson, The Past, Present and Future of Stardew Valley sur Kotaku [en ligne] : https://kotaku.com/the-past-present-and-future-of-stardew-valley-1766238624 . De fait, parmi les jeux de la plateforme de distribution PC, Steam, qui utilisent le jardin, une très grande majorité réutilisent des mécaniques de jeux semblables : l’ensemencement de la terre permet de produire des aliments qui seront vendus afin de faire prospérer la ferme. Par ailleurs, une autre grande part des jeux dans lesquels le jardin est mis en évidence appartiennent au genre de la simulation de rencontres amoureuses (dating simulator). À l’instar des romans du 19e siècle, le jardin devient le décor dans lequel les amoureux font connaissance, l’endroit où naissent les passions.

Ainsi, deux usages du jardin ou de la ferme dans les jeux vidéo se démarquent : d’une part, le travail du jardin ou de la ferme est central à l’expérience de jeu; de l’autre, le jardin est un environnement décoratif qui agrémente les rencontres amoureuses. Pour le dire autrement, dans le premier cas, les règles de jeu (ainsi que l’objectif vidéoludique) sont créées afin d’émuler certaines conditions naturelles qui entrent en interaction avec le travail de la terre (cycle des jours et des saisons, changements météorologiques, temps de semence et de récolte). Dans le second cas, le jardin existe pour ses propriétés esthétiques; il est apparu, il est là, mais on ne peut interagir avec lui; le travail et l’entretien du jardin restent en arrière-scène. La tension entre jardin utilitaire et jardin esthétique est donc réitérée dans cette division générique : la simulation agricole et la simulation de rencontres amoureuses. Parce que le récit de Stardew Valley véhicule des valeurs de décroissance et de loisir, ce jeu aménage un espace pour expérimenter cette tension entre le beau et l’utile.

 

Bibliographie

Bogost, Ian. 2008. «The rhetoric of Video Games», dans The Ecology of Games: Connecting Youth, Games, and Learning, Salen, Katie.
Cauquelin, Anne. 2003. Petit traité du jardin ordinaire.
Chang, Alenda. 2013. Playing Nature: The Virtual Ecology of Game Environments.
[s. a.]. 2009. FarmVille.
Greyson, Nathan. 2016. «The Past, Present and Future of “Stardew Valley”». Kotaku. <https://kotaku.com/the-past-present-and-future-of-stardew-valley-1766238624>.
[s. a.]. 2008. Happy Farm.
[s. a.]. 2007. Harvest Moon.
Grodal, Torben. 2003. «Stories of Eye, Ear and Muscles: Video Games, Media, and Embodied Experiences», dans The Video Game Theory Reader, Wolf, Mark J.P.; Perron, Bernard.
Hallé, Francis. 1999. Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie.
Hamilton, Kirk. 2017. «In “Stardew Valley”, Ignorance Can Be Bliss». Kotaku. <https://kotaku.com/in-stardew-valley-ignorance-can-be-bliss-1819327249.>.
Barone, Eric. 2016. Stardew Valley.
  • 1
    «crushed by the burden of modern life.» Je traduis ici un extrait de ladite lettre apparaissant dans la cinématique d’ouverture du jeu Stardew Valley.
  • 2
     Voir «In Stardew Valley, Ignorance Can Be Bliss» dans Kotaku [en ligne] https://kotaku.com/in-stardew-valley-ignorance-can-be-bliss-1819327249. 
  • 3
    Eric Barone souligne notamment l’influence d’Harvest Moon dans son processus créatif dans une entrevue donnée à Nathan Greyson, The Past, Present and Future of Stardew Valley sur Kotaku [en ligne] : https://kotaku.com/the-past-present-and-future-of-stardew-valley-1766238624
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