Entrée de carnet

Marqueuse de parole

Pierre-Paul Ferland
couverture
Article paru dans Lectures critiques VI, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2013)

Œuvre référencée: Poitras, Marie-Hélène. Griffintown, Montréal, Alto, 2012, 209 pages.

En quatrième de couverture, l’éditeur Alto nous présente Griffintown (2012), de Marie Hélène Poitras, comme un «western spaghetti sauce urbaine». Si le passage du mot «urbain» dans la novlangue du marketing est aujourd’hui un fait avéré1Pour reprendre les propos ironiques du blogue de Benoit Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal, qui collige les utilisations les plus abusives de l’adjectif «urbain» par les firmes de marketing et les pléonasmes médiatiques de «ville urbaine»: «Enfin! L’urbain arrive en ville!» Pour voir certaines perles: http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/, la récupération du sous-genre du «western spaghetti» à des fins promotionnelles, notamment par les cinéastes Quentin Tarantino et Robert Rodriguez, semble aussi devenue une stratégie commerciale édulcorée. Pourtant, après la lecture de Griffintown, force est d’admettre que le roman de Poitras ne se contente pas de récupérer certains aspects superficiels du sous-genre rendu célèbre par Sergio Leone. En fait, son récit du rasage imminent d’une partie du quartier montréalais de Griffintown où vivent les cochers pour construire un complexe de condos de luxe raconte bel et bien la fin d’une époque. En ce sens, Poitras parvient à saisir l’esprit d’Il était une fois dans l’ouest (1968), le chef d’œuvre de Sergio Leone, qui évoquait déjà la fin du «Far West» avec l’arrivée du chemin de fer dans Monument Valley, en Arizona. Les condos de luxe, comme les rails de chemin de fer, symbolisent le triomphe de la civilisation, de la modernité, sur un univers organique, instinctuel, pour ne pas dire mythologique. Pour une fois, la comparaison semble justifiée.

L’association avec Il était une fois dans l’ouest devient d’autant plus intéressante que le cinéaste italien a truffé son long-métrage d’allusions à ses films précédents et aux classiques du genre des années 1950 et 1960, tout comme Griffintown propose moult clins d’œil à ce genre cinématographique. Ainsi, le recyclage de Leone n’annonçait pas uniquement la fin de l’Ouest dans la diégèse de son film, mais aussi celle du western en tant que genre cinématographique, le passage inéluctable de cet univers vers le postmodernisme. Griffintown, en jouant avec le lexique du western pour raconter le quotidien des cochers montréalais, témoigne justement de la survie de cet imaginaire non plus comme mythe national américain, mais comme matériel ludique.

 

Cowboys contemporains

Griffintown raconte comme s’il s’agissait d’un western une histoire digne d’un polar. La mafia montréalaise tente par tous les moyens –incluant le meurtre− de convaincre les cochers, palefreniers, commissaires et la faune de désœuvrés de Griffintown de déserter leur écurie déglinguée nommé ironiquement le «Château de tôle» afin de construire des condominiums. À cette trame «policière» (même si aucun policier n’intervient dans cet univers de magouilles) se superpose l’arrivée d’une nouvelle cochère, une «pied-tendre» nommée Marie, qui apprend, en même temps que le lecteur, les us et coutumes de cette collectivité.

Par divers procédés d’allusion explicite et implicite, l’écrivaine permet à deux imaginaires temporels de se chevaucher (jeu de mots non-intentionnel). Il faut dire que la nature fondamentalement louche des cochers et l’auréole de mystère qui les entoure facilite d’emblée le déploiement de la comparaison avec le «cowboy» légendaire. L’univers que décrit Poitras est une microsociété peuplée de voyous, de vagabonds, de prostituées, de shylocks que la justice et la civilisation ne peuvent atteindre, à l’image des localités qui émergeaient au fil de la colonisation des Prairies américaines. Le vocabulaire de la narration renforce le chevauchement temporel en insistant sur l’indétermination géographique et judiciaire du quartier. Justement, jamais n’indique-t-on que Griffintown est un quartier. La narration multiplie les allusions à Griffintown en tant que «territoire» aux «frontières» définies (on connaît le pouvoir évocateur de la frontière dans l’imaginaire du Far West). Par exemple, quand les cochers se déplacent vers l’est de la ville, ils franchissent la «frontière orientale» alors que Griffintown est le «Far Ouest».

Plusieurs allusions à l’Ouest en tant qu’artéfact culturel mettent en évidence le jeu auquel Poitras nous convie. Les clins d’œil anachroniques concernent surtout les irruptions brusques du monde contemporain dans l’univers de Griffintown, et vice versa. Par exemple, Billy, l’homme à tout faire, commande à cheval un hamburger au service à l’auto d’un restaurant. Il placarde aussi des avis de recherche de Paul Despatie, cocher en chef assassiné, selon la syntaxe bien connue: «Recherché: Homme avec une seule botte, un tatouage de track de chemin de fer sur le bras gauche et peut-être un trou de balle dans le front. Mort ou vif. Rançon offerte. $$$» (p.33) Ces jeux comiques mettent en évidence l’anachronisme de Griffintown. La réappropriation des stéréotypes du western atteint son paroxysme lorsque la narration décrit en détails la formation d’une «boule de foin» (p.111) avec le vent, rappelant le cliché du «tumbleweed» qu’utilisent de nombreuses émissions de télévisions et dessins animés pour évoquer l’univers de l’Ouest. Ceci dit, la réussite de Griffintown ne se limite pas à cette réappropriation ludique et assumée du stéréotype du cowboy.

 

Un folklore en voie de disparition

Poitras donne à la disparition des cochers une portée métaphorique claire: le récit du dernier été de Griffintown vise à consigner une réalité traditionnelle avant que la modernisation ne la fasse disparaître. Les nombreuses histoires digressives qui truffent le texte, où Poitras explique l’origine d’un surnom (Billy le Dernier des Irlandais), d’un objet (Boy, le cheval empaillé du Saloon) ou de la folie de certains personnages (Le Rôdeur est un orphelin de Duplessis, Evan a connu la guerre en Afghanistan), certainement exagérées, ressemblent à des légendes, à un folklore. C’est bien, étonnamment, une tradition orale qui domine l’univers de Griffintown. D’où ces nombreux récits rocambolesques truffés de fausses données historiques, d’inexactitudes architecturales, de pures inventions que les cochers livrent aux touristes pendant leurs randonnées. Dans Griffintown, la temporalité, comme l’exactitude factuelle et historique, n’est qu’un artifice, au même titre que le subterfuge du western. Seule compte l’inflation de la parole érigée en tant que folklore: «Fiction, fabulation et réalité se confondent comme dans toutes les histoires de cochers, terreau propice à l’éclosion de légendes de la trempe de celle de Laura Despatie…» (p.148)

Les condos voulus par «Ceux de la ville» ne sont pas alors qu’une métaphore de la civilisation mais aussi, comme dans les textes de Patrick Chamoiseau, celle d’une colonisation. Il faut lire Solibo magnifique (1988), qui suit pratiquement le même modèle, pour apprécier toute la réussite de Griffintown. Poitras agit, comme Chamoiseau, en tant qu’ethnologue ou, pour emprunter l’expression du martiniquais, «marqueuse de paroles». Le conteur Solibo, mort d’une «égorgette de la parole», n’est qu’un autre avatar, comme le cocher, d’un monde piétiné par une idéologie du progrès peut-être insuffisamment soucieuse de l’Histoire et du territoire qu’elle domine. L’absurde épithète «chalets urbains de luxe» (p.109) qu’on attribue aux condos ne suffit-elle pas à résumer l’insensibilité de l’univers financier qui remplace la sous-culture grouillante de Griffintown?

Pas surprenant, de ce point de vue, que ma seule déception à l’égard de Griffintown soit que Poitras n’ait jamais donné directement la parole aux cochers, se contenant de rapporter les histoires mais pas la voix2Mentionnons néanmoins qu’un film scénarisé par Poitras sur le quartier Griffintown disponible en ligne donne à entendre cette voix: http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintow. Dans un même ordre d’idée, Griffintown aurait sans doute pu pousser plus loin son projet avec l’ajout d’artifices narratifs équivoques comme la narration non-fiable. Qu’aurions-nous pu penser d’un Griffintown raconté par un simple d’esprit ou par un schizophrène? L’identification entre Griffintown et le «Far West» aurait pu devenir une véritable confusion ontologique, plutôt qu’un habile pastiche postmoderne du western spaghetti.

  • 1
    Pour reprendre les propos ironiques du blogue de Benoit Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal, qui collige les utilisations les plus abusives de l’adjectif «urbain» par les firmes de marketing et les pléonasmes médiatiques de «ville urbaine»: «Enfin! L’urbain arrive en ville!» Pour voir certaines perles: http://oreilletendue.com/category/ville-urbaine/
  • 2
    Mentionnons néanmoins qu’un film scénarisé par Poitras sur le quartier Griffintown disponible en ligne donne à entendre cette voix: http://www.mangetaville.tv/?diffuseur=artv#/videos/quartier-griffintow
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.