Entrée de carnet

L’impasse de l’oubli

Charles Dionne
couverture
Article paru dans Lectures critiques III, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2010)

Œuvre référencée: Mavrikakis, Catherine. Le ciel de Bay City. Montréal, Héliotrope, 2008, 294 pages.

Le thème de la mort chez Catherine Mavrikakis, ou plus précisément, l’impact que peut avoir la mort sur les «survivants» semble s’inscrire dans l’ensemble de son travail. «Les vivants n’ont pas pitié des morts»1Garneau, St-Denys, «La mort grandissante» dans Regards et jeux dans l’espace, Québec, CEC, 1996., mais pourtant ils passent leur vie à ressasser un passé qui n’est plus le leur, légué arbitrairement par ces morts qui parsèment le chemin des personnages de Mavrikakis. Cet impact qu’a la mort s’incarne dans le paradoxe entre La mort grandissante de Saint-Denys Garneau2Idem., qui place les corps sous une fine couche de terre, nous empêchant toute forme de pitié et les Hervé de Deuils cannibales et mélancoliques3Mavrikakis, Catherine, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [2001], 193 pages., qui, au contraire, reviennent sans cesse et appellent un souvenir éternel aux vivants. La mort s’incarne dans Le ciel de Bay City. Elle est l’invisible ennemie du combat perdu d’avance que livre Amy –le personnage principal et la narratrice– avec le passé de ses aïeux juifs et de l’Amérique tout entière. C’est un désir d’identité qui motive l’effort d’oubli du personnage. Elle se voit imposer un passé, une condition mémorielle qui la déchire et cette commande de l’Histoire la pousse à maudire le ciel mauve de sa ville.

Dans sa petite maison aseptisée d’une banlieue du Flint, Amy voudra défaire la force invisible du passé qui la hante. Cette banlieue où le ciel est mauve, où le bruit des climatiseurs parasite un silence impossible, où le K-Mart ravitaille tout le monde et où un enfant naît déjà cicatrisé par l’influence de l’Amérique, est rapidement décrite par la narratrice:

Je suis née sous le ciel mauve du Michigan. Les vents des grands lacs ont soufflé sur mes cheveux dès ma naissance et les ont emmêlés à jamais. Les nuages pollués ont pénétré dans mes poumons et ont fait virer ma peau au vert. Je donne le change. Je sens le parfum en vaporisateur à l’odeur de poudre pour bébés, le Tampax déodorant, le rince-bouche à la menthe verte. J’exhale par tous mes pores l’odeur de produits chimiques. Je suis une Américaine. Une poupée gonflable dont l’intérieur est toxique. Tout en moi est nocif. (p.138)

Ainsi, l’endroit de la naissance empreint profondément ses enfants, et ce, dès le tout début de la vie, «dès [la] naissance.» (p.138) La ville transmet les premiers éléments identitaires et c’est contre ceux-ci qu’Amy orientera son combat, son désir de détachement.

Dans cet ordre d’idée, Le ciel de Bay City présente une femme qui tente, sous un amalgame infini d’éléments de mémoire, de constituer son identité en voulant rejeter certaines parties de son passé, du passé des membres de sa famille proche ou non et des influences de la ville qu’elle habite. En effet, la mémoire, dans ce dernier roman de Mavrikakis, apparaît chargée d’«abolis de l’histoire» (p.182) qui s’imposent dans la vie de la narratrice, laquelle transporte tout spécialement un bagage de souvenirs qui ne lui appartiennent pas.

De concert avec une mémoire fragmentaire, Le ciel de Bay City, évolue dans un constant jeu sur la temporalité des événements du récit. La narratrice raconte une période terminée de sa vie en insérant des moments de son présent pour clarifier certains détails ou pour présenter un peu anachroniquement des événements qui lui sont contemporains, suspendant ainsi un moment le récit de son enfance pour nous projeter avec elle dans un passé plus proche ou dans son quotidien immédiat. Ce motif particulier du temps narratif va de pair avec le thème de la mémoire que développe la narratrice. Un récit fragmentaire pour une mémoire composée de souvenirs épars. En ce sens, on alterne entre un simulacre de journal intime racontant le passé qui fait le décompte des jours jusqu’à l’anniversaire des 18 ans d’Amy et le récit contemporain de la narratrice. Le passé installe un suspense particulier en appelant sans cesse un drame annoncé très tôt dans le roman. Pourtant, ce nœud dramatique est déjà révolu dans la vie de la narratrice, empêchant ainsi toute forme de destin fatal. Mais la quête de la protagoniste est ailleurs et cet événement important vers lequel nous tendons n’est que le moyen de révéler l’impasse du personnage principal.

 

Les parasites de l’Histoire

Deux thèmes orientent le roman, et plus précisément, la quête du personnage principal: les influences multiples de mémoires déconstruites qui définissent malgré elle la protagoniste et le problème de la transmission d’un héritage auquel Amy voudra soustraire sa fille à défaut d’avoir pu s’y soustraire elle-même.

Tout d’abord, Amy tente de se dérober à sa ville aseptisée, à l’ennui que provoque en elle la banlieue. Il y a, chez la protagoniste, une profonde lassitude quotidienne, un poids qui pousse vers la mort et qui jamais ne se relâche. «À Bay City, dès ma plus tendre enfance, je regrette tous les jours d’être née.» (p.34) «À Bay City, je n’ai que la mort dans l’âme.» (p.34). Le personnage attribue la source de ce profond ennui à la ville. L’indifférence chronique que macère Amy et ce poids qui la conduit vers des pulsions suicidaires pèsent sur les épaules du personnage qui se trouve en Amérique et cette influence n’est pas sans rappeler «l’écho» du Nouveau-Monde dont traite Pierre Nepveu en considérant l’Amérique comme un territoire qui a «représenté à l’origine une expérience de profonde privation»4Nepveu, Pierre, Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, «Papiers collés», 1998, p.32. dans son ouvrage Intérieurs du Nouveau Monde. Selon lui, cette terre reste «sauvage». Devant la vastitude et le néant –substantifs attribuables sans grand effort à la banlieue de Bay City–, l’auteur et le personnage ressentent un malaise intérieur qu’ils ne peuvent comprendre, comme s’ils restaient sous l’emprise de la réminiscence des douleurs du passé ou sous l’étreinte subjective de ce que l’Amérique peut provoquer chez lui. À Bay City, Amy attribue ce mal au passé qui est imprimé dans le sol américain. Au Canada, étudié par Nepveu, Angéline de Montbrun, dans le roman de Laure Conan, explique la détresse psychologique qui ne la quitte jamais par l’ennui tandis que Marie de l’Incarnation, dans ses correspondances, y verra une influence sous laquelle il faut devenir sainte, ou mourir. Ce territoire, malgré l’ellipse temporelle entre les ouvrages précédents, reste le même et ne peut qu’avoir emmagasiné plus de douleur, plus de privation. Amy a des réserves par rapport à une confrontation unidirectionnelle avec l’Amérique en ramenant aussi ses sentiments au passé de sa famille, mais elle n’oublie pas que les morts qui la hantent ne sont pas uniquement juifs. «Je suis hantée par une histoire que je n’ai pas tout à fait vécue. Et les âmes des juifs morts se mêlent dans mon esprit à celles des Indiens d’Amérique exterminés ici et là, sur cette terre.» (p.53) Le passé des Amérindiens est scellé à celui de l’Amérique et vient donc, de concert avec les relents de la Shoah de sa famille et le désabusement provoqué pas la banlieue, étreindre Amy par les lourds souvenirs d’une vie vécue par procuration.

Ainsi, très vite, elle sait qu’il ne s’agit pas seulement d’une langueur de banlieue. Tout un monde disparu la hante. «Mais je ne fais pas exprès de vivre avec les morts. C’est simplement ainsi. Je ne décide pas de ce qui me hante.» (p.50) D’une part, sa mère et sa tante essaient d’oublier l’Holocauste, période sombre de l’Histoire durant laquelle elles ont perdu leurs parents, mais la maison est remplie d’éléments qui appellent le passé. Une lettre d’Yvonne de Gaulle est encadrée dans laquelle elle remercie les gens des condoléances reçues concernant son mari, un piano rappelant la jeunesse des deux tantes est placé au salon, etc. D’autre part, les «morts» hantent aussi Amy. En effet, sœur cadette d’une mort-née, l’image de sa «sœur morte» (p.25) l’accompagne sans cesse : «La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m’apparaît. Son visage rongé par l’informe me persécute.» (p.28) Ainsi, elle sent l’influence d’une mort –celle de sa sœur– qui lui est directement liée. Pourtant, les mêmes rêves seront infiltrés par des souvenirs qui n’appartiennent pas encore à Amy, car sa tante ne lui a pas encore révélé le massacre de ses grands-parents dans un camp de concentration. «La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux.» (p.28) En somme, le présent de la protagoniste est parasité par un nombre imposant d’échos qui proviennent de différentes époques (les Amérindiens au 18e siècle, la Deuxième Guerre mondiale au 20e siècle et la mort de sa sœur qui n’est séparée du personnage que par dix-huit années.) et de plusieurs lieux.

De plus, ce passé, même vécu à travers des réminiscences étrangères, constitue intuitivement l’identité du personnage d’Amy, puisque après avoir enterré l’ensemble de sa famille du Flint, elle renonce en même temps qu’eux à la vie qu’elle avait. «J’ai donné une sépulture à tout le monde. Il ne me reste plus qu’à partir. Amy Duchesnay n’est plus. Elle est morte et enterrée. Sous le ciel mauve, toxique, de Bay City.» (p.281) La quête de liberté de la protagoniste semble vouloir s’assouvir à travers l’enterrement de son passé, le désir de se constituer une identité doit rejeter une partie de ce patrimoine. Pour pouvoir se libérer et pour forger soi-même son identité, il faut, selon elle, détruire les traces de ce qui nous hante. Elle tente ainsi de chasser de sa vie toute influence extérieure, des morts qui la suivent, des souvenirs de sa tante et de sa mère. Bien entendu, la solution n’est pas si simple puisque la mémoire de l’Amérique qui habite tout autant Amy que celle de sa famille proche n’arrête pas son influence invisible, même enterrée et oubliée depuis longtemps. En ce sens, elle n’est pas la seule dans sa famille à tenter de faire disparaître son passé. Après avoir été mise au courant de la mort de ses grands-parents, Amy comprendra que les ménages chroniques de sa tante représentent son moyen à elle pour «laver» son présent des influences de son passé.

Du corps de mes parents, de mes oncles, de mes tantes, nous continuons à respirer les restes, poussés par les grands vents. Nous avalons depuis plus de cinquante ans nos morts, cela nous entre par le nez, les poumons, par tous les pores de la peau. C’est bien pour cela qu’il faut tout laver, tout le temps, pour ne pas étouffer sous les cendres des nôtres. (p.85)

Ainsi, le dénouement du Ciel de Bay City, viendra justifier les moyens qu’Amy et sa tante utilisaient pour expliquer leur mal de vivre lorsque, les souvenirs auxquels elles ont tenté d’échapper toute leur vie seront transmis à la fille d’Amy, Heaven. Cet échec instaure alors péremptoirement le cycle infini de mémoire ou d’héritage, collectif ou personnel, auquel personne ne peut se soustraire, en l’incarnant par des morts-vivants, par ces «abolis de l’histoire» qui passent d’Amy à sa fille.

 

Transmettre l’impasse

En ce sens, le thème de la mémoire dans Le ciel de Bay City est intimement rattaché à celui de la transmission d’un héritage et du rapport à l’enfant. Il y a un sentiment de protection nécessaire, un choix arbitraire du passé que l’on doit léguer.

Je me suis donnée à mon enfant. Je suis devenue son garde du corps. J’ai mené des combats sanglants contre les furies du passé. Autour de ma fille, j’ai construit un rempart contre l’histoire, j’ai creusé des fosses gigantesques pour que les mauvais rêves, les cauchemars grimaçants, les souvenirs-croquemitaines ne puissent jamais passer. J’ai fait exploser toutes les gargouilles monstrueuses du temps. (p.284)

Ainsi, selon Amy, se soustraire à quelqu’un –ici, se soustraire soi-même à son enfant– semble pouvoir nous éliminer du passé de cette personne pour éviter une éternelle vie par procuration dans les souvenirs d’un d’autre.

Heaven, je le sens, a besoin de m’oublier. Je dois m’effacer de l’histoire et surtout ne pas, par ma présence, rappeler à mon enfant que quelque chose comme la Deuxième Guerre mondiale a pu avoir lieu. […] Heaven se défait de moi, comme on doit se séparer d’une amarre qui entrave la liberté. (p.285).

Pourtant, cette entreprise est vouée à l’échec. Le passé, incarné par les grands-parents d’Amy et par la famille qu’elle a enterrée, sera tout de même transmis à Heaven. Amy abdique et sait pertinemment «qu’il n’est pas aisé d’effacer toute trace de soi. D’[elle], il restera quelque vestige.» (p.35)

Somme toute, «le rejet ne va pas sans identification»5Nepveu, Pierre, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1999, p.63., puisqu’il définit l’individu par ce qu’il ne doit pas être. L’aliénation du passé incarnée par Amy est forte dans Le ciel de Bay City. C’est une aliénation impossible à «irradier» ou à «gazer» une deuxième fois et sa transmission est inexorable.

Il restera toujours une âme qui entendra, malgré elle, la violence des exterminations qui ont lieu ou qui ont pris place de par le monde. Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l’air et le ciel. (p.52)

Il y a, chez Mavrikakis, une réflexion profonde au sujet de cette mémoire arbitraire, une conscience de la mort qui crée cet «imaginaire où les «morts» continuent de nous habiter et nous hantent comme ce que Freud appelle «l’inquiétante étrangeté», remontée […] de ce qui avait été refoulé dans l’inconscient.»6Ibid., p.92.. Le thème de la transmission et de l’influence du passé semblent des leitmotivs de la littérature québécoise contemporaine. Ces lieux communs établis autour de la Révolution tranquille –en filigrane du corpus aquinien, fortement théorisé et commenté, et dans son essai L’art de la défaite7Aquin, Hubert, L’art de la défaite. Considérations stylistiques, Blocs Erratiques, textes rassemblés et présentés par René Lapierre, Montréal, Quinze, 1977, p.113-122. par exemple– semblent toujours influencer le domaine littéraire d’aujourd’hui. Toute l’œuvre de Ying Chen s’y penche. Jacques Brault avec Agonie et sa poésie, Suzanne Jacob avec Fugueuses, pour ne nommer que ceux-là, réfléchissent aussi sur le phénomène du legs du passé. Pourtant, Le ciel de Bay City intègre ces thématiques dans un contexte américain, presque international, en optant pour une histoire universelle plutôt que locale, en ramenant l’identité à un amalgame mémoriel extensif, ouvrant ainsi les portes sur un questionnement plus large qui n’est pas circonscrit autour du désir national de la Révolution tranquille ou des autres littératures de la révolution qui, dans un désir d’éthos national et marqué par le militantisme, se limitent à leurs frontières.

  • 1
    Garneau, St-Denys, «La mort grandissante» dans Regards et jeux dans l’espace, Québec, CEC, 1996.
  • 2
    Idem.
  • 3
    Mavrikakis, Catherine, Deuils cannibales et mélancoliques, Montréal, Héliotrope, 2009 [2001], 193 pages.
  • 4
    Nepveu, Pierre, Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques, Montréal, Boréal, «Papiers collés», 1998, p.32.
  • 5
    Nepveu, Pierre, L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal, 1999, p.63.
  • 6
    Ibid., p.92.
  • 7
    Aquin, Hubert, L’art de la défaite. Considérations stylistiques, Blocs Erratiques, textes rassemblés et présentés par René Lapierre, Montréal, Quinze, 1977, p.113-122.
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