Entrée de carnet

Le corps sur la main

Julie St-Laurent
couverture
Article paru dans Lectures critiques IV, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2011)

Œuvre référencée: Emaz, Antoine. Cambouis. Paris, Le Seuil, coll. «Déplacements», 2009, 232 pages.

Bien qu’Antoine Emaz soit un poète français de l’extrême contemporain, le sentiment d’incertitude qui imprègne sa poésie témoigne d’une forte filiation avec le vingtième siècle, surtout sa dernière moitié, voulue moins grandiloquente que la première. En effet, plusieurs poètes, comme Yves Bonnefoy ou André du Bouchet, se sont détachés des idéaux lyriques pour explorer, à l’inverse, la finitude des êtres et du langage sur laquelle les créateurs auraient jusque-là fermé les yeux. Cette finitude est la seule assurance qui traverse leurs textes, si bien que toute autre entreprise se révèle marquée par la précarité, particulièrement celle de parole, puisque c’est elle qui préoccupe les poètes. L’expression poétique s’avère davantage consciente de sa fragilité, du silence qui l’excède, et s’applique désormais à dire, avec subtilité, l’emportement du muet1André du Bouchet, L’emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000., pour reprendre un titre de du Bouchet. En conséquence, la perception et la description acquièrent une grande importance dans le travail de création, la certitude sensible palliant l’indétermination du reste.

Cambouis est le deuxième carnet de travail publié par Emaz. Cet ouvrage collige un ensemble de notes, d’impressions et d’observations: il constitue à la fois un espace d’épanouissement et de survivance. Demander si la poésie a un avenir dans l’époque contemporaine, c’est au moins lui accorder un présent, remarque Emaz (p.185), d’où le besoin pour le poète d’un lieu de sécurité qui, même sans arborer de datation précise, pérenniserait le plus fugace. Dans cette perspective, j’aimerais m’attarder à la façon dont l’écriture de Cambouis témoigne d’un parti pris de l’être-au-monde, c’est-à-dire d’un être dont la subjectivité s’affirme ressentie et incarnée.

 

Dire l’émotion

Bien que la tradition romantique ait affublé le poète d’une certaine aura de supériorité, rien de cet enthousiasme ne subsiste chez Emaz, «la poésie [étant] une façon parmi d’autres de reconsidérer vivre» (p.110). Elle est simplement le gage d’une présence à soi. Emaz ne se rattache ainsi à aucune école poétique actuelle: «[n]i objectiviste, ni lyrique, ni minimaliste» (p.68), il n’en conteste pas moins, à sa manière, l’ère de la performance et du matérialisme dans laquelle nous vivons –tendance à laquelle la poésie n’a pas été toujours étrangère, si on pense à l’éclat anonyme du langage dans Le parti pris des choses de Francis Ponge, un pilier de la tradition littéraire moderne. Rompant avec ce poète de façon avouée dès les premières pages de son carnet, Emaz oppose à la valorisation de l’impersonnel l’inconsistance de l’émotion ténue et de l’intimité. Il sait d’ailleurs que «l’espace interne n’est pas indéfiniment ouvert» (p.49), ce qui signifie que demeure même une marge de l’être qui ne pourra être dite.

Le poète reconnaît néanmoins que l’entreprise d’écriture constitue une nécessité existentielle avant même qu’elle soit littéraire, puisqu’«on n’écrit pas pour faire beau, on écrit parce qu’il faut» (p.12). Cela dit, bien sûr, Emaz propose un parcours esthétique toujours léché, en même temps que quelques titres de ses ouvrages de poésie montrent bien à quel stade vital de l’être il désire accéder. Os (2004), De l’air (2006), Peau (2008) et d’autres titres montrent que ce n’est pas la parole socialisée qui importe, mais plutôt un état primaire –physique– du soi que la poésie peut aider à retrouver. L’émotion qu’il cerne dans l’écriture acquiert un caractère organique, ce qui répond à la pulsation toute sanguine qu’évoque son nom de plume, Emaz, inspiré du préfixe «héma».

Lorsque vient le temps de lire d’autres poètes, la résonance intérieure que produit le texte s’avère tout autant capitale, et Emaz l’avoue sans gêne aucune: «[J]e ne peux comprendre une poésie sans émotion parce que l’ennui me saisit immédiatement, autant que le sentiment du dérisoire» (p.11). Le poète cherche à réhabiliter l’homme en tant qu’être unique, sentant et désirant à sa manière, à tel point qu’il frôle un anti-intellectualisme assumé. L’émotion seule agit comme justification, elle constitue la seule source de sens qui vaille.

Cela explique l’attention qu’Emaz accorde à son lecteur. Ce dernier possède une place de choix dans la réflexion du poète, qui veut lui faire comprendre un monde, le lui faire habiter, «l’important n’[étant] pas le détail en soi, mais son effet: le vers pose un bout de réel» (p.182). Emaz cherche donc à partager non pas tant une expérience esthétisée qu’une expérience simple, qui reproduirait la relation vécue par le corps et l’âme par rapport à un moment du vivre. Encore, cette exploration de la relativité s’approfondit au-delà du domaine sensible: «[L]e plus stupide, et peut-être le plus commun, c’est de se laisser réduire par la vie, à petit feu […]. / Pourquoi suis-je encore vivant? / Je crois que cela tient aux autres» (p.98). Le lecteur n’est pas un ami réel ni même un proche, mais il écoute ce «poème [qui] reste destiné, adressé, partagé ou bien […] miroir d’un narcissisme autarcique» (p.197). L’autre représente une présence fragile bien que non négligeable, puisqu’«à l’affût de ce qui déchire, autant que de ce qui relie, [le poète] rend compte […] d’une essentielle précarité2Jean-Michel Maulpoix, Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti (En lisant en écrivant), 2009, p.30.», comme l’affirme Jean-Michel Maulpoix, celle de la parole, qui réussit, par divers détours, à toucher par la diction d’une émotivité. Emaz s’enrichit tout autant des relations interpersonnelles que des relations sensorielles.

 

Dire le corps

À l’affût d’une «musicalité […] dans la trame, essentielle et peu visible à la fois» (p.54), et de nettes images à partager, Emaz élabore dans l’écriture un lieu où la certitude sensible assure une concrétude sans pareille à la parole. Se revendiquant artisan, les mains tachées de cambouis, il développe «une écriture […] [qui] vau[drait] par ses qualités physiques3Ibid., p.40.». C’est la résistance du poème, vecteur d’une consistance essentielle, voire d’une beauté minimale, malgré les réserves émises quant au souci de l’esthétisme.

Emaz présente ainsi un ensemble de textes qui s’attardent à célébrer la perception, puisque «c’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète: l’attente» (p.140). Son écriture s’ancre dans une appréhension toute singulière et incarnée du monde —la sienne, modelée par son corps, ses désirs— car, tel un phénoménologue, Emaz remarque que «la pensée [lui] semble toujours débordée par l’expérience» (p.33). Or, l’environnement sensoriel du poète se dépose dans le carnet afin d’y mûrir, d’y prendre sens et forme, l’écrivain cultivant un goût marqué pour la métonymie. «Pour saisir la profondeur, [il faut] commencer par s’arrêter à la surface» (p.125), ce qui astreint Emaz à un certain minimalisme dans l’expression en même temps qu’à un souci du détail. Il ne s’agit pas de décrire avec ostentation un paysage observé mais d’exprimer la sensualité du sujet, en osmose avec son environnement immédiat: «Montée lente du jour. Pas de vent; tout le jardin encore humide de la pluie de nuit. Bruit de la mer. Calme froid» (p.90). À dire cette nature qui l’entoure, le poète présente les influx sensoriels comme porteurs d’un état d’âme physique, où les sens se mêlent («calme froid») dans une synesthésie où la présence du sujet s’estompe dans la description. En fait, bien que l’émotion soit capitale pour Emaz, elle ne doit pas brouiller le regard sur le monde mais plutôt l’affiner, en décupler la sensibilité.

Si la prise de notes ne demande pas un investissement littéraire aussi soutenu que celui qu’implique l’écriture d’un poème, les quelques mots consignés au fil des impressions ne sont pas dévalorisés pour autant. Au contraire, ces inscriptions elliptiques peuvent témoigner d’un souci esthétique, bien que la qualité premièrement recherchée soit plutôt d’ordre existentiel, à nouveau, non pas tant ici pour dire l’émotion que pour dire le corps sentant. Vivre ce monde comme un être organique parmi d’autres, ressentir une certaine adéquation possible avec l’instant, voilà qui s’avère bénéfique: «[J]e n’écris pas mais j’ai l’impression d’être à ma place, en paix dans cette suspension générale et la lumière du matin sur le jardin» (p.208). L’écriture s’avère salvatrice pour Emaz, mais il se plaît constamment à rappeler qu’elle ne constitue pas une fin en soi, un absolu, comme si «la poésie se te[nant] si près de la vie, […] tellement nourrie d’elle, […] n’aspire[rait] en son fond qu’à s’effacer toute devant elle4Ibid., p.41.», tel que l’envisage Maulpoix. Ainsi, sensible à la plénitude que Jean-Jacques Rousseau avait trouvée dans le sentiment du moment présent, Emaz reconnaît le danger d’une imagination s’emballant, qui détourne le corps vivant de la vérité immédiate qu’il perçoit: «Pourquoi s’inquiéter? On ne sera plus là pour voir. La question n’est pas l’éternité mais maintenant, y compris lorsque je dis « glycine »» (p.109). Les mots n’ont aucun mandat de fiction, de détournement du réel. En dépit de la conceptualisation à laquelle oblige toute mise en langage, le carnet, comme le poème, s’applique à approfondir l’expérience du présent et à la faire durer.

Emaz demeure ainsi à fleur de peau, d’où le jardin comme leitmotiv ponctuant le récit qui se trame: ce lieu des floraisons constitue un espace d’épanouissement gratuit de la perception où le poète peut se gorger d’«influx de vigueur et de tendresse réelle5Arthur Rimbaud, «Adieu», dans Une saison en enfer, dans Œuvres complètes et correspondances, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p.157.», pour reprendre la formulation proposée par Rimbaud. Les passages consacrés au jardin expriment de cette manière la possibilité d’un bonheur ténu. L’écriture et l’existence jouissent d’une impulsion nécessaire, vitale: elles avancent, à tel point que «par [le] double jeu du récit-cadre et de l’accumulation séquentielle d’événements, le recueil [de pensées] se laisse appréhender par une narrativité latente qui lui imprime un mouvement d’ensemble6René Audet et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. Vol.I, La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.30-31.», comme l’affirment René Audet et Thierry Bissonnette. Le récit à l’œuvre —le récit de soi— se dévoile au fur et à mesure que la lecture permet de déceler une progression entre les entrées et une cohérence liant les fragments d’un travail en cours.

Cependant, la joie qui constelle le carnet et la force qui s’en dégage ne suffisent pas à apaiser tout à fait le poète. Emaz n’approfondit pas explicitement de questions métaphysiques, encore que cela ne l’empêche aucunement d’être sensible au poids que chacun d’entre nous porte: «Qu’est-ce qu’on fait d’une vie? Le poème ramène inlassablement là» (p.117). La mise en relief de cette circularité de l’écriture montre que, si la continuation est possible, elle ne sera jamais naïve. L’exaltation de la condition d’étant peut réjouir l’être de chair, mais cet enthousiasme ne saurait jamais atteindre l’«exactitude» (p.94) qu’Emaz recherche, celle du dialogue possible entre le corps et l’émotion. Aussi est-ce naturel qu’il se sente attaché à l’idée du «lyrisme critique» (p.122), notion développée par le poète et critique contemporain Jean-Michel Maulpoix: parce que le poème naît d’«un moment de vie et de langue» (p.130), l’écriture doit interroger le réel et s’interroger elle-même, à partir d’une subjectivité toujours inquiète. Qu’elle puisse sembler un obstacle, cette dualité langue/réel que parvient à dénouer certaines fois la poésie n’inquiète pas Emaz: «Pas un tiraillement; ça le serait sans doute si je visais un équilibre stable, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que tensions dans vivre; l’écriture n’est pas d’un côté ou de l’autre, elle est dans cette tension même» (p.217). C’est pourquoi le poète accorde une grande importance à la continuité, au maintien du souffle: c’est le travail patient qui assure une cohérence existentielle malgré les rigueurs de la vie, comme l’indiquait le titre du premier carnet publié, Lichen, lichen (2003). Même, la force motrice de l’écriture se transmettant au fil des pages se transforme en une position éthique, parce qu’«on écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir dans un monde de travers» (p.155). La tension vécue se doit conséquemment d’offrir un minimum de droiture, de dignité. Emaz s’intéresse à la question de l’engagement car il faut dire sans honte ce monde qu’on vit, avec ses torts, mais aussi avec ses consolations.

Si l’Oulipien Jacques Roubaud déplore qu’on célèbre la poésie actuelle seulement par un «effet fantôme7Jacques Roubaud, «Obstination de la poésie», dans Le Monde diplomatique, janvier 2010, p.23.» –elle serait morte–, Emaz n’envisage pas la situation d’une façon aussi dramatique. Roubaud ne semble plus en mesure de suivre les orientations du contemporain, bien qu’il ait déjà fait partie de l’avant-garde littéraire française: «[L]a poésie, pour le monde, n’est plus concevable que si on la trouve là où elle n’est pas8Ibid., p.24.», selon lui. Jamais de tel clivage entre «le monde» et le poète chez Emaz, car ce dernier a la sagesse de laisser voir que la poésie existe bien sûr dans la langue, et aussi hors de celle-ci, cela sans scandale. Tout de même, Emaz reconnaît que, même si le jardin de son voisin –qui n’est pas poète– semble parfois plus fourni ou majestueux que le sien, il demeure «un jardin bouche cousue» (p.144), puisque aucune parole n’en célèbre l’épanouissement. L’émotion ou la sensation esthétique, qu’on la nomme poésie, peut être vécue de façon autonome, mais elle peut aussi s’inscrire dans la matérialité d’une langue pour durer, afin d’acquérir un sens minimal.

Se livrant à un perpétuel «corps à corps (lutte ou caresse) avec la langue» (p.165), Emaz enseigne à son lecteur la beauté du combat de l’être émotif pris dans la vie (c’est aussi ce que signifie l’engagement), dans les limites fluctuantes d’un corps sentant. Cambouis ne se présente pas comme un recueil de poésie, mais je l’ai lu comme un carnet de poèmes, la sensibilité de l’écrivain transcendant et exhaussant la réflexion sur cet univers qu’il cherche à habiter le plus justement possible.

Au moins, ce qui est certain, malgré toutes les fragilités mises en relief par Emaz, c’est que la poésie est là. C’est peut-être ce qui explique le sentiment de douce résignation qui traverse Cambouis. Il serait question de minimalisme, sans aucun doute, mais il n’y aura pas de fin de la poésie, puisqu’il n’y aura pas de fin du chant: tant bien que mal, il persiste.

  • 1
    André du Bouchet, L’emportement du muet, Paris, Mercure de France, 2000.
  • 2
    Jean-Michel Maulpoix, Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti (En lisant en écrivant), 2009, p.30.
  • 3
    Ibid., p.40.
  • 4
    Ibid., p.41.
  • 5
    Arthur Rimbaud, «Adieu», dans Une saison en enfer, dans Œuvres complètes et correspondances, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p.157.
  • 6
    René Audet et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec. Vol.I, La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.30-31.
  • 7
    Jacques Roubaud, «Obstination de la poésie», dans Le Monde diplomatique, janvier 2010, p.23.
  • 8
    Ibid., p.24.
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