Descaves, Lucien. 1892. Sous-offs. Paris : Tresse et stock.
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Le Corps du mangeur dans «Les Rougon-Macquart»
Dans les vingt romans qui composent les Rougon-Macquart, Émile Zola n’a de cesse de présenter des personnages tiraillés entre le besoin vital de la faim et le maintien prescrit en société et ce, en prenant le corps de ces mangeurs comme témoin et pilier de la description. Or, les parties spécifiques de l’anatomie du mangeur qui sont soulignées au fil de la série témoignent, chacune à leur manière, d’une soumission du corps (humain et social) au manque ou à l’excès, de même qu’au désir, tout en offrant à voir les influences physiologiques des milieux sur les corps socialisés des mangeurs dans l’esprit naturaliste du XIXe siècle.
Prendre en considération le corps du mangeur est justifié par les grands principes énoncés dans Le Roman expérimental. Pour Zola, on le sait, le romancier s’intéresse désormais à «l’homme physiologique» (1971: 97), soumis, qui plus est, aux «influences du milieu» (1971: 74). Or le corps du mangeur révèle un besoin fondamental, la faim, auquel nul n’échappe, de même qu’il traduit la manière de le satisfaire, variable quant à elle, selon les catégories sociales.
Les vingt romans des Rougon-Macquart reprennent le motif de la faim sous toutes ses formes, selon les tempéraments des personnages et leur appartenance à telle ou telle classe de la société. Mais, par-delà la diversité, des constantes se dessinent qui permettent d’établir une cartographie du corps du mangeur, avec ses points d’ancrage récurrents, réclamés, on s’en doute, par la description du processus alimentaire. De plus, ne serait-ce que parce que le projet réaliste l’exige, représenter un tel corps implique que l’on tienne compte des usages sociaux, du (ou plutôt des) rituel(s) du repas, de son déroulement et des manières de table. Ainsi les observations du romancier ne sauraient être neutres parce que, en décrivant un corps qui mange, il met en jeu inévitablement et, pourrait-on dire, inconsciemment, les prescriptions d’un savoir-vivre, certes consignées dans les manuels spécialisés, mais plus généralement observées avec plus ou moins de bonheur par tout un chacun.
Quelle image, donc, se dessine de ce corps tributaire à la fois du besoin (l’organique, le dedans, l’intime) et du maintien (la représentation, le dehors, l’autre)? Disons d’emblée que la description, dans le corpus romanesque choisi, procède par métonymie ou synecdoque, en ne visant pas un portrait exhaustif des mangeurs, mais en mettant en relief des parties spécifiques, le visage et les yeux, la bouche, les gestes et, ultimement, le ventre.
Le sens a priori le plus éthéré, la vue, participe au processus de la consommation. Par le regard, et parfois, même, le visage tout entier, s’exprime le désir, voire le besoin de manger. Ainsi les convives de Saccard anticipent le plaisir à venir en ayant, à l’entrée de la salle à manger, «une expression de béatitude discrète» diffuse (Zola, 1960: 339). À l’autre bout de l’échelle sociale, les enfants affamés de Maheu regardent leur père manger: «leurs yeux suivaient chaque morceau, le regardaient pleins d’espoir partir de l’assiette et le voyaient d’un air consterné s’engouffrer dans la bouche» (Zola, 1964: 1229). Cette polarisation du regard est connotée de façon plus péjorative en cours de consommation, quand elle n’a plus l’excuse de la faim. Les convives de la noce de Gervaise qui «suiv[ent] des yeux l’apparition de tourtes aux godiveaux» (Zola, 1961: 452), les invités de sa fête qui «suivent les plats d’un œil oblique» (Zola, 1961: 576), la Grande, ce personnage de La Terre, qui ne «quitt[e] pas les plats des yeux» (Zola, 1966: 524), ont en commun non pas une faim dévorante, pour l’heure déjà comblée par le début du repas, mais la peur de devoir partager, à leur détriment, avec leurs commensaux. La négation d’autrui, de la convivialité, est encore plus manifeste quand l’inclinaison du visage révèle l’enfermement dans la nourriture. A cet égard, le baron Gouraud, «absorbé dans le spectacle de son assiette» (Zola, 1960: 344), ne diffère pas des prolétaires dont «les visages se pench[ent] et cherch[ent] [dans le plat de blanquette] des champignons» (Zola, 1961: 574). Le plaisir satisfait enferme lui aussi chacun en soi-même, comme le trahit le regard. Chez les mondains, il irradie involontairement sur les «visages plus roses […] comme amollis par une béatitude intérieure» (Zola, 1960: 344), ce qui demeure acceptable aux yeux du narrateur, nettement plus critique quand il s’agit de bourgeois repus qui, «les yeux à demi clos […] évit[ent] de se parler absorbé chacun dans son plaisir solitaire» (Zola, 1964: 189). La démission du regard contaminé par la matérialité du corps est portée à son comble dans ce gros plan sur Gervaise, qui, devant son établi, «s’oubli[e] […] avec un sourire vague, la face noyée d’une joie gourmande» (Zola, 1961: 501).
On aura compris que le regard du mangeur suffit à trahir la prédominance de l’appétit sur les exigences de la convivialité. Quoiqu’assez peu représenté, à lui seul, il exprime la soumission au besoin, l’avidité, et sur le plan moral, l’égoïsme. On ne s’étonnera pas si la partie du visage bien évidemment la plus décrite, à savoir la bouche, renforce ces conclusions provisoires.
La bouche du mangeur naturaliste a du mal à se conformer aux règles de la bienséance. La synthèse proposée à son sujet dans l’article «Corps» du Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre d’Alain Montandon rappelle que la nécessité de dissimuler «touche les aliments […] dès qu’ils ont pénétré à l’intérieur du corps: rien ne doit évoquer leur destin et est annulé tout ce qui concerne la mastication, la déglutition ou l’évacuation […]» (1995: 163). Rien de tel, on s’en doute, dans notre corpus. Toutes les composantes de la bouche, les lèvres, les dents, la cavité buccale, loin de se maîtriser pour n’offrir que «la surface lisse» de la bonne tenue, se relâchent de façon voyante pour manifester, on serait tenté de dire sans pudeur, un plaisir de manger presque toujours entaché (plus ou moins, certes) de bestialité. Lèvres avides et bruyantes du peuple («potage mangé très vite avec des sifflements» (Zola, 1961: 451), croupion de l’oie «suc[é] avec un gloussement» (Zola, 1961: 579), lèvres «grasses» des bourgeois que sont les Grégoire (Zola, 1964: 1200) ou encore lèvres «fond[antes]», empâtées d’une liqueur trop sucrée, d’Octave Mouret et Mme Juzeur (Zola, 1964: 2151Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile. Pot-Bouille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1964.), lèvres que, par gourmandise, on «lèch[e]» ou qui se «gonfl[ent]» (Zola, 1961: 576). Dans ce dernier cas, les lèvres, par métonymie, renvoient à un plaisir érotique à peine dissimulé, «une gueulardise polissonne», les convives convoitant Gervaise à travers l’oie grasse à la «peau de blonde».
Par ailleurs, la mastication est diversement décrite. Retenue, elle peut être élégante: un verbe connoté positivement, «croquer» revient à plusieurs reprises, ou encore «ronger délicatement». Positives aussi certaines faims, innocentes pourrait-on dire, ou naturelles, saines: «museaux roses» d’enfants «croquant à belles dents» un goûter de fête (Zola, 1961: 897), «coups de dents» énergiques de Désirée, la «grande enfant» attardée, sœur de l’abbé Mouret (Zola, 1960: 1427), «appétit solide» de Clotilde définie comme «une bien portante, une gaie mangeant à belles dents» (Zola, 1967: 1067). Rien de tel, on s’en doute, chez le peuple qui «dévor[e]» (Zola, 1961: 767), «baffr[e]» (Zola, 1961: 452), ses «mâchoires travaill[ant]» (Zola, 1964: 1226).
Mais, plus souvent, la mastication paraît omise et la bouche n’est qu’une cavité qu’il faut remplir coûte que coûte. Le motif du trou qui traverse tout L’Assommoir trouve ici un développement inattendu. Cette frénésie d’absorption, en effet, est notable dans les moments festifs du pauvre, hanté par la peur de manquer. Une des invités de Gervaise «fourr[e] son doigt dans sa bouche», comme pour toucher la nourriture : «vrai je suis pleine, murmura-t-elle. Il n’y a plus de place. Une bouchée n’entrerait pas». Sur ce, Gervaise répond: «on a toujours un petit trou», qu’elle invite, bien évidemment, à combler aussitôt (Zola, 1961: 583). L’avidité est moins justifiée, aux yeux du narrateur, quand les bourgeois s’empiffrent, sans même l’excuse d’un réel plaisir gustatif: les Campardon, voracement, se «bourr[ent] de riz» (Zola, 1964: 275), les invités de Mme Josserand se «gorg[ent]» de thé aigre et de gâteaux rassis» (Zola, 1964: 54). Certains vont encore plus loin: chez eux il s’agit même d’un trop plein qui excède le volume de la bouche. A la fin d’un dîner entre hommes, les convives enchaînent: «Complet[s)», «jusqu’aux yeux» (Zola, 1964: 189), semblables dès lors, aux prolétaires en ribote qui «s’en fourr[ent] jusqu’aux oreilles» (Zola, 1961: 579). Pire, la nourriture déborde de la bouche au cours de la soi-disant élégante soirée chez Saccard: «debout, ils causaient, la bouche pleine, écartant leur menton de leur gilet, pour que le jus tombât sur le tapis» (Zola, 1960: 558).
La bouche, enfin, n’est plus qu’un lieu de passage vite traversé en direction de l’estomac, autre trou qu’il faut aussi remplir. Cette bouche-gouffre «gobe» (Zola, 1961: 574), «aval[e]» (Zola, 1964: 1226), voire «englout[it]» (Zola, 1966: 525). Elle disparaît même quand, directement, «on ent[end] le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge» (Zola, 1961: 579), ou qu’on voit «les morceaux de pain disparaître» (Zola, 1966: 81).
Bouche et estomac surdimensionnés sont, exceptionnellement, les métonymies d’un autre organe et, sans doute, d’un autre type d’exploit: «il ne pouvait pas y avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Et les hommes […] le couvaient d’un regard jaloux; car enfin, pour tant manger, il fallait être solidement bâti!» (Zola, 1961: 456). À cette exception près, le corps du mangeur est généralement asexué.
Mais d’autres parties viennent renforcer l’expression de la faim.
La tête toute entière se penche excessivement pour s’absorber dans la consommation: «menton dans l’assiette» (Zola, 1960: 1276 ) ou nez «dans les verres» (Zola, 1961: 545).
Les mains sont souvent présentes. Censées ne tenir que des couverts ou des verres, elles se relâchent à des degrés divers. Certaines infractions sont même admises, voire admirées par le narrateur, parce qu’élégantes et autorisées par le mode de consommation. C’est le cas du souper privé en cabinet particulier: Renée tient «du bout des doigts un os de perdreau qu’elle rong[e] délicatement» (Zola, [1960]1872: 452). C’est aussi celui des petites faims privées, nocturnes: «Hortense t[ient] du bout des doigts son os de lapin, qu’elle épluch[e] savamment» (Zola, 1964: 32). À l’opposé, la détresse est évoquée avec un réalisme non dépourvu de compassion: ainsi les soldats exsangues «se partag[ent] la viande [immonde au demeurant] avec leurs doigts égarés et tremblants, sans prendre le temps d’employer le couteau» (Zola, 1967: 765). Gervaise, mourant de faim, recueillie par Goujet, ne peut pas non plus se retenir: «lorsqu’elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu’elle la laissa retomber. […] Elle dut prendre avec les doigts» (Zola, 1961: 776).
La gourmandise pure a moins d’excuses, surtout lorsqu’elle est déraisonnable. Chanteau, pourtant gravement atteint par la goutte, ne sait pas résister à une terrine de pâté dont il «se ser[t] d’une main tremblante» (Zola, 1964: 818). On peut parler de mains voraces quand elles se livrent à un «pillage» (Zola, 1966: 525). Elles se «rencontrent au milieu des viandes» du buffet chez Saccard (Zola, 1960: 557). Enfin, il appartient aux courtisanes de se livrer à un gâchis imbécile quand, en partie fine, «elles mettent les doigts dans les plats et […] [se] jettent des poignées de salade à la tête» (Zola, 1960: 430).
Dans le prolongement des mains, les bras participent surtout à l’abandon des fins de repas, avec une posture récurrente, diversement appréciée selon les circonstances. Les coudes sur la table représentent un laisser-aller admissible, encore que dangereux: dans l’intimité du cabinet particulier, Renée et Maxime «s’accoudant comme deux amis» (ce qu’ils ne sont pas alors) «soulagent leur cœur après boire» (Zola, 1960: 453). Mais ce laisser-aller est douteux lorsque le mari, la femme et l’amant «s’oubli[ent] les coudes sur la table, les yeux humides, tous trois pleins de cœur, alanguis par la chaleur suffocante du cabinet» (Zola, 1964: 1502On notera, au passage, l’accumulation de notations péjoratives.3Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile, Au bonheur des Dames, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome III, 1964.). Plus sympathique est la fin de repas à Bennecourt, quand Sandoz, Claude et Christine «caus[ent] sans fin les coudes carrément sur la table» (Zola, 1966: 1604Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile, L’Œuvre, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1966.). Mais, en cours de consommation, cette défaillance traduit soit l’incapacité de reproduire les usages du monde (chez Nana «on finissait par moins bien se tenir. Les femmes s’accoudaient en face de la débandade du couvert» (Zola, 1961: 1181)), soit, une fois de plus, la voracité: Frère Archangias «repr[end] des pommes de terre, les coudes sur la table, le menton dans son assiette, mâchant d’une façon furibonde» (Zola, 1960: 1276).
Bouche, mains, coudes, autant de détails parcellaires fixés en des sortes de gros plans. Plus rarement, à côté de ce morcellement synecdochique, le corps tout entier est silhouetté métonymiquement par l’intermédiaire de gestes généralement violents qui supposent une polarisation le plus souvent excessive sur la nourriture. En début de repas, on se «jett[e]», on «tomb[e]», on se «ru[e]» sur les plats; dans ce dernier cas, on assiste à la «poussée», à «l’écrasement» de gens du monde, au demeurant bien nourris. «Les grosses femmes tomb[ent] sur la poule» (Zola, 1961: 1301). Les invités «tomb[ent] sur la brioche» (Zola, 1964: 1301). On «se jett[e] sur les sardines (Zola, 1966: 1003). Quand l’effet du repas commence à se faire sentir, un début d’abandon fait que le mangeur «se renvers[e] sur sa chaise» (Zola, 1960: 1277 et 1964: 189).
Il y a pire quand le corps, oublieux du monde extérieur, s’immobilise, comme réduit à la seule fonction de manger: «Gervaise, énorme, tassée sur les coudes, mang[e] de gros morceaux de blanc» (Zola, 1961: 578), Pauline est «enfoncée dans une matelote» (Zola, 1964: 525).
Aux deux bouts de la chaîne alimentaire, on trouve deux postures du corps opposées: d’une part le geste, animal et pathétique, des affamés, capables de se «mettr[e] à quatre pattes» devant les ordures des restaurants, relâchement suprême qui tente Gervaise, à bout de forces, et qu’elle évite de justesse, non par un sursaut de volonté mais grâce à l’intervention compatissante d’autrui (elle «se serait mise à quatre pattes pour manger dans le poêlon. C’était plus fort qu’elle […], elle se baissa avec un soupir, mais Goujet avait compris. Il posa le ragoût sur la table […]» (Zola, 1961: 752 et 776), d’autre part, le consentement maîtrisé à la digestion (les convives de Saccard ont «les bras sur la table» (mais non les coudes), «à demi penchés» (mais non affalés ou renversés), le regard vide, «le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups» (Zola, 1960: 346).
À la suite naturelle du repas, la digestion, sont associés le ventre et ses organes. Or les romans restent le plus souvent silencieux sur cette dernière étape, sauf lorsque la voracité des mangeurs accélère en quelque sorte le processus. Zola dessine alors de véritables caricatures, les corps se dilatent, les goinfres ont «la peau tendue» (1964: 189), et même «éclat[ent]» dans leur peau ou dans leurs corsages (1966: 525), ou, plus trivialement, «pèt[ent] dans leur peau» (Zola, 1961: 1301). Dans ce registre, la Grande, dans La Terre, accomplit une prouesse inattendue: «c’était effrayant ce qu’engouffrait ce corps sec et plat d’octogénaire, sans même enfler» (1966: 523). Le ventre lui-même n’apparaît guère que sous la forme d’un «bedon se gonfl[ant] à mesure» (Zola, 1961: 579). Il est toujours vu de l’extérieur, un tabou entourant les entrailles. Rapportées à des locuteurs populaires en style indirect libre, on en trouve deux occurrences: l’épinée de cochon de la fête de Gervaise, d’abord, est ainsi décrite: «quelque chose de doux et de solide qu’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes» (Zola, 1961: 574). Plus agressivement, les mineurs de Germinal s’en prennent à «ces salauds de bourgeois», à qui «on […] en collerait du champagne et des truffes pour se faire péter les tripes» (Zola, 1964: 1440). Inutile de préciser que ce ventre est asexué, comme le souligne une comparaison du Ventre de Paris: les formes de Lisa, la belle charcutière, «n’éveill[ent] aucune pensée charnelle» parce qu’elles «ressembl[ent] à un ventre» (Zola, 1960: 667).
Quant au terme ultime, l’évacuation, elle est purement et simplement gommée et la partie du corps concernée ne figure en texte qu’à titre de comparaison: «ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité» (Zola, 1961: 579). À quelques exceptions près, toutefois: on songe évidemment aux terribles suites de l’orgie de raisins au cours des vendanges de La Terre: «ça bouillait là-dedans; ça valait une purge». «Là-dedans» peut être néanmoins considéré comme un euphémisme, de même que la suite: «déjà, à chaque minute, une fille était obligée de filer derrière une haie». La scène est très positive, pour les paysans du moins, dont la gaieté est une fois encore rapportée en style indirect: «quelque chose de sain qui rafraîchissait» (Zola, 1966: 66). Les convives de Gervaise sont victimes d’une indigestion, mais le narrateur leur prête une délicatesse relative: «les hommes […] sortaient dans la rue. […] Quand on a été bien élevé, cela se voit toujours». Aucun vomissement, par conséquent, dans le corpus, sauf ceux des soldats de La Débâcle, incapables de digérer une nourriture infecte: réaction physiologique naturelle, sobrement rapportée, au regard de laquelle l’ingestion réussie du même infect brouet semble anormale, et comme telle sanctionnée ultérieurement: «Seul Lapouille dîna copieusement, mais il faillit en crever la nuit […]» (Zola, 1967: 766). Zola, en revanche, n’a que compassion pour les ventres vides des malheureux. S’il emprunte ses métaphores au registre animal, c’est pour faire entendre, plus encore que voir, un corps dégradé par le manque: il fait entendre «le rugissement du ventre voulant du pain» des mineurs (Zola, 1964: 1421), ou encore «la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s’empiffrant de choses immondes dans ce grand Paris si doré et si flambant» (Zola, 1961: 752). Or, à ces scandales de la misère, le romancier oppose des ventres métaphoriques ingurgitant et digérant sans pudeur. C’est l’idole mystérieuse de Germinal, symbole du grand capital, qui est évoquée avec le même champ lexical que celui du corps du mangeur: il «suc[e] la vie des meurt-de-faim» (Zola, 1964: 1389), il est «gorgé de chair humaine» qu’il «aval[e]» avec «le coup de gosier facile d’un géant vorace» (Zola, 1964: 1538), il demeure «repu et accroupi» (Zola, 1964: 1591).
Toujours à titre de métaphore, le ventre figure bien évidemment dans l’un des titres de la série, Le Ventre de Paris, à savoir les Halles, vues moins comme un organe nourricier que comme un monstrueux système digestif symbole d’une société matérialiste, égoïstement jouisseuse (un «gouvernement d’indigestion générale»). Rien n’y manque: Paris «entripaillé», par l’intermédiaire de son grand marché, «mâch[e] les bouchées à ses deux millions d’habitants», dans un «bruit de mâchoires colossales» (Zola, 1960: 631). Les Halles, comme les corps trop pleins, comprimés par leurs vêtements, voire leur peau, «crèv[ent] dans leur ceinture de fonte trop étroite», «montr[ent] leur ventre ballonné et se soulag[ent] sous les étoiles» (Zola, 1960: 868).
Cet excès de matérialité pourrait être compensé, ou du moins neutralisé, par la production corporelle en principe la plus désincarnée, la voix. Sa présence dans les scènes de table est rendue nécessaire par la stricte vraisemblance, tant l’obligation de parler à table est conforme à l’usage courant. La proximité des mangeurs l’exige, le savoir-vivre y voit une occasion supplémentaire de corriger une fonction «inférieure» de la bouche (manger) par une fonction supérieure (parler). Il existe même toute une codification de la parole, selon les moments du repas et les différentes situations de table. Les conversations, dans un roman, participent, de plus, à l’intrigue. Cette subordination au romanesque fait que bien des convives ne sont pas, en texte, montrés comme des mangeurs mais comme des parleurs purs.
Mais comment les mangeurs-parleurs, si l’on peut dire, s’en tirent-ils? Plutôt bien, dans le monde. Le grand dîner du début de La Curée serait à cet égard exemplaire: au potage, Zola note de «petits sourires» et un «demi-silence que ne coup[ent] encore que les cliquetis assourdis des cuillers» (1960: 339), au deuxième service, «le bruit des voix grandit, des éclats de rire f[on]t tinter les cristaux légers» (1960: 340), ensuite, les rires montent en bout de table, puis, au dessert, ils «tomb[ent]» et «les paroles se f[ont] rares» (1960: 346). Le mangeur mondain contrôle sa voix, ses gestes, il évite les deux écueils de la cacophonie et du silence. Le demi-monde, en revanche, n’y parvient pas: «on plaisantait très haut, on gesticulait au milieu des appels jetés d’un bout de la pièce à l’autre» (Zola, 1961: 1181). On retrouve la retenue dans un milieu artiste «arrivé»: chez Sandoz, on entend le «bruit cristallin des verres» et le «léger cliquetis des couverts» (Zola, 1966: 330). Cette retenue des gestes est néanmoins le signe d’une gêne et d’une mésentente auxquelles il faudrait opposer les joyeux débordements de jeunesse, lorsque les amis «salu[ent] d’un hourra» l’apparition d’un gigot (Zola, 1966: 80) pour faire entendre, au dessert, un véritable «vacarme», tant la conversation est passionnée (Zola, 1966: 88). Tout est en effet permis entre artistes car, si le corps se laisse aller, les préoccupations, par contraste, sont uniquement d’ordre esthétique. Il en va tout autrement en milieu populaire: paysans et ouvriers lâchent leurs voix comme ils lâchent leurs corps: «éclats de voix» (Zola, 1961: 574), «cris» (Zola, 1966: 525) se multiplient pour saluer ou célébrer la nourriture. Bien évidemment, ils parlent «la bouche pleine» (Zola, 1964: 275).
Plus grave, les paroles sont remplacées par des bruits intempestifs incontrôlés: bruits de couverts («les cuillers tapaient au fond des assiettes», Zola, 1961: 572), pire, bruits corporels (manger «bruyamment» (Zola, 1961: 451), avec des «sifflements de lèvres dans les cuillers» (Zola, 1960: 1273), «gloussement du gosier qui laiss[e] entendre la nourriture tomber dans l’estomac», «terribles bruit de mâchoires» (Zola, 1960: 305), «voix grasses» (Zola, 1960: 306), le comble étant atteint avec la participation du ventre, les vents de Jésus-Christ, dans La Terre, dont il ponctue le repas pour… «ne pas laisser tomber la conversation» (Zola, 1966: 634)!
Le silence ne vaut guère mieux parce qu’il traduit généralement le pur besoin (admissible seulement chez un travailleur, par exemple, «Maheu [a] la faim silencieuse», (Zola, 1964: 1228)), l’enfermement dans la sensation et la goinfrerie («si on ne parlait pas, on mastiquait ferme», (Zola, 1961: 574)), «Gervaise ne parlait pas de peur de perdre une bouchée» (Zola, 1961: 574). Dans une scène de foule, le silence est impressionnant: le jour de la Ducasse, «la cohue […] s’empiffr[e] sans un cri» (Zola, 1964: 1266).
En conclusion, le corps du mangeur zolien est un corps par définition incomplet où sont mises en relief les composantes obligées participant au processus alimentaire, avec un refoulé, les organes de l’excrétion et, plus généralement, le travail de l’appareil digestif.
C’est, d’abord, un corps qui transcende les particularités individuelles. Rares sont en effet, contrairement à ce à quoi on s’attendait, les personnages définis par un tempérament de mangeur personnalisé.
Les «gros mangeurs» sont finalement assez rares dans le corpus: on ne trouve que frère Archangias, dans La Faute de l’abbé Mouret, Mes-Bottes, dans L’Assommoir, et Chanteau, le gourmand compulsif de La Joie de vivre. Le Ventre de Paris repose, certes, sur l’antagonisme entre les Gras (gros mangeurs) et les Maigres (petits mangeurs), mais, paradoxalement, dans ce roman nul n’est représenté à table. D’autres personnages indifférents à la nourriture, pour des raisons très différentes, formant ou non couple avec les précédents, l’abbé Mouret, Eugène Rougon, Nana et Denise Baudu, ne sont pas non plus décrits en train de chipoter.
Le corps du mangeur zolien est chargé de montrer la physiologie du corps humain soumis au manque, parfois, au besoin, souvent, ainsi qu’au désir. La physiologie est la même pour tous, d’où des constantes dans la description. Il s’agit toujours de montrer la satisfaction d’un besoin élémentaire.
La prise en compte des milieux sociaux vient affiner la description: si la bouche, les gestes, sont toujours présents, il y a forcément des différences entre le besoin du misérable affamé, l’appétit du prolétaire en goguette, revanche sur la hantise quotidienne de ne pas manger à sa faim et le désir de faire bonne chère des privilégiés à l’abri du manque.
Si l’appétit est lui-même socialisé, il en va de même pour les manières de le satisfaire. Zola décrit des corps façonnés par les usages de leurs milieux respectifs. Il s’impose toutefois une limite en décrivant de mauvaises tenues acceptables et en se bornant à suggérer les comportements véritablement répugnants. Ainsi, on n’en saura pas plus sur Bachelard que cette simple allusion: il «se conduisait si mal à table […] qu’il fallait compter sur sa fortune pour l’y supporter sans dégoût». Les disciples, cependant, ne s’imposent pas cette retenue, tel Lucien Descaves dont les lignes qui suivent offrent la quintessence ou la caricature du mangeur naturaliste:
[U]ne gaîté de tripes satisfaites s’épanchait librement dans les logettes de verdure voisines où dînaient des gens déshabillés tapant interminablement sur leurs verres avec le dos des couteaux pour attirer les bonnes surmenées promenant des viandes tièdes au-dessus desquelles elles suaient. Une famille, le père, la mère et cinq mioches […] engloutissait les parts proportionnelles que le père, debout, passant quasiment devant des cages, distribuait à sa progéniture […]. Des gens quittaient leur table, la serviette au cou et la bouche pleine, pour, en glissant sur du gras de charcuterie, enfourner des palets dans la gueule de la grenouille […]; de chaque porte de feuillage s’échappaient, ainsi que d’un garde-manger, des odeurs de ragoût refroidi. (1892)
Si Zola va moins loin en s’arrêtant avant de tels débordements, il marque toujours une réserve. Tous ces personnages, certes, partagent le plaisir de manger. Et d’ailleurs, à ce corps zolien au moins ponctuellement heureux, il faudrait opposer le corps frustré, voire souffrant des personnages huysmansiens à table, souvent en proie au dégoût ou au découragement. Mais, cela dit, il faut distinguer entre le vécu des personnages (globalement positif, à l’aise dans leur corps de mangeur) et le jugement de l’écrivain. La détresse des corps ravagés par la faim est digne de compassion mais on chercherait en vain l’expression d’une joie rabelaisienne sans mélange (même dans la scène de la fête de Gervaise, écrite sur le mode héroïcomique, mélange indécidable de sympathie et d’ironie), la distance étant toujours perceptible entre l’abandon des personnages et la critique, fût-elle infime, du narrateur. Pour Zola un corps heureux de manger est toujours sur le point de se défaire physiquement par consentement à la pulsion, et, dans le même temps, il se replie sur lui-même dans une jouissance égoïste. L’esthète, le moraliste et le penseur s’accordent pour débusquer, sous le corps socialisé du mangeur, l’inquiétante présence de la bête humaine.
Bibliographie
Montandon, Alain. 1995. Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Paris : Seuil.
Zola, Émile. 1871. La Fortune des Rougon. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1.
Zola, Émile. 1872. La Curée. Paris : Gallimard, 448 p.
Zola, Émile. 1873. Le Ventre de Paris. Paris : Gallimard, 470 p.
Zola, Émile. 1875. La Faute de l’abbé Mouret. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
Zola, Émile. 1877. L’Assommoir. Paris : GF Flammarion, 544 p.
Zola, Émile. 1878. Une page d’amour. Paris : Gallimard, 404 p.
Zola, Émile. 1880. Nana. Paris : Fasquelle , 469 p.
Zola, Émile. 1880. Le roman expérimental. Paris : Garnier-Flammarion, 376 p.
Zola, Émile. 1882. Pot-Bouille. Gutenberg Project. <http://www.gutenberg.org/cache/epub/8907/pg8907.html>.
Zola, Émile. 1883. Au bonheur des dames. Paris : Gallimard, 244 p.
Zola, Émile. 1884. La Joie de vivre. Paris : Gallimard , « Bibliothèque de la Pléiade », 1959 p.
Zola, Émile. 1885. Germinal. Paris : Gallimard, 638 p.
Zola, Émile. 1886. L’Œuvre. Paris : Pocket, 492 p.
Zola, Émile. 1887. La Terre. Paris : Gallimard, « Folio classique », 608 p.
Zola, Émile. 1890. La Bête humaine. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV.
Zola, Émile. 1892. La débâcle. Paris : Gallimard, 663 p.
Zola, Émile. 1893. Le Docteur Pascal. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V.
- 1Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile. Pot-Bouille, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1964.
- 2On notera, au passage, l’accumulation de notations péjoratives.
- 3Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile, Au bonheur des Dames, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome III, 1964.
- 4Nous renvoyons à l’édition suivante: ZOLA, Émile, L’Œuvre, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1966.